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Deux étés irlandais

Louise Gauthier

 

Dimanche 1er novembre

Ludovic se lève en catimini.

Où vas-tu?

J’ai faim moi!

Laisse tes parents dormir. Ils en ont certainement besoin si j’en juge au raffut nocturne!

Qu’est-ce que ça veut dire « rafu »?

Raffut : quand il y a beaucoup de bruit. Ça arrive quand les grandes personnes pratiquent la sexualité.

Quand ils font zin-zin?

Emmeline acquiesce. Ludovic regarde autour de lui. Rassuré de l’absence d’intrus, il continue.

J’ai déjà vu maman et papa le faire. Ils crient beaucoup mais ça les rend de bonne humeur.

C’est vilain de regarder par le trou de la serrure!

Ludovic se mord les lèvres.

Comment as-tu deviné?

La réponse de la fillette, muette mais donnée d’un air mi-figue mi-raisin, le fait rire. Il saute au cou d’Emmeline et l’embrasse sur la bouche.

Je veux te faire zin-zin!

Emmeline sourit, tendre.

On va attendre que tu sois un peu plus grand, Ludo… Viens déjeuner.

L’enfant la retient et la considère, l’air grave.

Je n’oublierai pas, Emmeline.

J’en fais une promesse, Ludovic.

L’air très satisfait de mâle en puissance lui vaut une claque sur le postérieur. Il lui rend la pareille et la poursuit jusque dans la cuisine.

Des céréales?

Emmeline ouvre l’armoire afin de lui permettre de choisir. Elle se confectionne une tartine au beurre d’arachide que Ludovic reluque. Il lui fait manger des cuillerées de Cheerios au miel et aux noix et elle lui fait partager son pain tranché. Elle débarrasse ensuite, aidée par son adorateur.

Je veux jouer une partie. Je vais gagner, cette fois.

Tu vas perdre encore, j’en suis certiaine : tu n’as pas acquis assez d’expérience.

Non! J’ai rêvé et j’ai compris!

Prétentieux!

Bêcheuse!

Hein?

C’est ce qu’Olivier dit à Melissa quand elle prend ses grands airs.

De retour dans la chambre aux tournesols, assis en indien sur le parquet et face à face, ils disposent les pièces sur l’échiquier.

Wow! Quelle bonne mémoire!

Thomas les découvre ainsi, très concentrés. Intrigué, il observe le déroulement du jeu. Ses yeux s’agrandissent et sa bouche bée.

Échet et mat, comme je l’avais dit!

Emmeline fait grise mine.

Je veux ma revanche!

Mauvaise perdante!

Thomas tire Melissa et Olivier du sommeil.

Vous devez venir voir!

Ses deux amis l’oeil vague endossent les robes de chambre empruntées dans les placards de ses époux, et qu’il leur tend, le geste impatient. Manifestement, Ludovic a perdu la seconde.

Une dernière décidera de la meilleure, d’accord?

Du meilleur… J’ai compris mes erreurs : tu n’as aucune chance.

… Je te laisse commencer.

C’est à ton tour!

Emmeline retourne l’échiquier et entame. Aucun des deux ne remarque les observateurs attentifs. Thomas murmure parfois des explications à l’oreille de Melissa ou d’Olivier, lesquels semblent un peu perdus. Une demi-heure plus tard, Ludovic clame son triomphe et tournoie sur lui-même. Avisant ses parents, il se jette dans leurs bras. Thomas s’approche d’Emmeline, tout attendrie par l’enthousiasme du petit garçon. Il chuchote.

C’est gentil, de l’avoir laissé gagner!

Il y a de quoi : il n’a fait qu’une seule erreur! À quatre ans!

Tu fais un bon professeur! Je ne savais pas que tu jouais aux échecs : Tu devrais affronter Cíaran.

Papa m’a appris et il est de première force. Ludovic est exceptionnel : je lui ai montré l’abc, hier soir, seulement! Ce matin, il m’a dit : « J’ai rêvé et j’ai compris »! Et c’était vrai! Moi, j’ai mis bien plus longtemps à acquérir les bases!

N’en prends pas ombrage, Emmeline; il est juste un peu différent.

Mais non, je comprends très bien ces choses-là… Mon père est un peintre de génie et c’est une dimension de lui mais il est aussi très fou, c’en est une autre… autrement plus difficile à vivre.

… Comme tu es sage, Emmeline!

Les enfants déjeunent une seconde fois en compagnie des adultes un peu poqués. Ludovic s’exclame.

Y en a du monde qui font du raffut en faisant zin-zin ensemble!

Le flottement se termine par un fou rire général. Ludovic se plante devant Cíaran.

Pourquoi tu ne marches pas?

Parce que je préfère rouler. Veux-tu faire un tour?

Ludovic applaudit et grimpe sur les genoux de son véhicule. Ce dernier lui fait parcourir l’itinéraire motorisé de toutes les pièces à la grande joie du petit, lequel lui demande de stopper juste avant de regagner la cuisine.

Réponds à ma question.

Parce que mes jambes sont paralysées en raison d’une maladie, la sclérose en plaques.

Explique-moi qu’est-ce que ça fait.

Cíaran lui fournit les explications souhaitées en termes assez simples pour qu’il comprenne. À la fin, Ludovic entoure son cou.

Pauvre toi!

Cíaran sourit mais il est ému.

Mais je suis le plus heureux des hommes.

Comment ça?

L’ami Thomas m’aime.

Comme moi!

… Oui.

… Je comprends que c’est l’amour qui compte vraiment.

…Oui. Celui que tu reçois, aussi celui que tu donnes.

… Je vais faire zin-zin avec Emmeline quand je serai grand.

Eh bien! C’est une expression de l’amour, aussi.

 J’avais compris!

Tu es un drôle de petit bonhomme, toi!

Pendant que Ludovic se vêt et qu’Emmeline range la chambre, Cíaran relate aux parents sa conversation précédente.

Je n’y connais rien aux enfants mais je crois que celui-là saisit aisément des choses qu’un adulte a parfois des difficultés à assimiler.

Nous avons l’impression d’apprendre de lui plus que l’inverse.

Que c’est extraordinaire de guider les pas d’un tel être!

Disons qu’on a un peu de mal à suivre!

En fait, c’est Thomas qui nous a fait comprendre qu’on ne répondait pas adéquatement à son besoin de savoir.

Mais non, ce…

C’est de cela dont il est question, Thomas. Et c’est correct ainsi. Prendre conscience de ses propres carences, c’est loin d’être facile. Ce serait stérile d’en rester là, toutefois.

Ce qui se résume par : acquérir nous-mêmes les connaissances dont il peut nécessiter afin de les lui communiquer à sa mesure mais aussi lui fournir davantage d’outils stimulant ses facultés intellectuelles.

Spontanément, Melissa et Olivier entourent Thomas. Cíaran et Lori se regardent, puis joignent leur main.

Quoi! Vous n’êtes pas encore prêts!

Les adultes sont plutot lents, Ludovic. Viens, on va ériger une montagne de feuilles!

Ils s’éclipsent en courant.

N’avez-vous pas l’impression que nous sommes d’ores et déjà des has been?

L’exclamation de Thomas les fait pouffer mais ils approuvent en choeur.

Allons nous ablutionner, les décadents!

Ils se trouvent fort aise, par ailleurs, de leur décadence et se lutinent sans vergogne. À un certain moment, Lori prend Melissa entre ses bras.

J’espère que tu viendras souvent.

En termes rapprochés, Olivier communique la même chose à Cíaran. Les deux couples convergent vers Thomas, manifestement ému. Ils s’enserrent à s’étouffer.

En raccompagnant la famille, Thomas stoppe devant deux magasins. Il ressort du premier avec un échiquier, cadeau au raton, et du second, une librairie, avec un traité d’échecs, présent pour les parents. Ils se séparent avec des éclats de rire et de tendresse dans les yeux.

 

À la maison, la ligne interne sonne et Ciaran répond.

Bonjour, Gérard. Vous portez-vous bien?

À merveille. Partageriez-vous mon diner?

Avec plaisir. Des spaghettis sauce Fiona?

Un peu engraissant mais délicieusement tentant.

J’apporte un plateau dans dix minutes.

Lequel ne contient qu’une seule portion.

Je viens juste de déjeuner. Mais je peux vous accompagner… Me permettez-vous de fumer?

Boucanez tant que vous voudrez, je suis tellement heureux de vous voir!

C’est réciproque, Gérard… Trouvez-vous que j’aie engraissé?

Depuis que je vous connais pas de façon perceptible mais seul le pèse-personne peut en apporter la preuve irréfutable… J’ai plutot l’impression que Thomas vous taquine de ce qui le préoccupe.

C’est ce que je me disais aussi.

Gérard fait honneur au repas.

Quel appétit !

Plutot rare, en effet.

Il rote et s’excuse de son impolitesse.

Mais de rien! J’aime vous voir aussi… bien dans votre peau… Quand vous me regardez ainsi, Gérard, ça lève automatiquement.

Ah oui? Quel intéressant phénomène!

Venez en constater l’état…

Gérard s’agenouille et libère le membre engorgé.

Oh… Votre désir envers moi, Cíaran!

Celui-ci tâte l’entre-jambes de son amant.

Indéniablement partagé.

Gérard aide Cíaran à enlever son pantalon et le dépose sur le dos d’une chaise. Il dispose ainsi du sien.

La bouche de Gérard entame un va-et-vient mais il se ravise.

Qu’est-ce qui vous ferait plaisir?

Tout ce que vous me faites… que vous me goutiez à la source.

Passons d’abord au lit.

Cíaran s’installe et commence à déboutonner sa chemise.

Non… Votre semi-nudité… Tournez-vous… Rendez-vous complètement accessible.

La langue de Gérard s’anime autour de l’anneau, puis au pourtour, puis à l’intérieur. À l’évidence, Cíaran est vivement sensible à l’hommage buccal. Gérard fait refluer la montée du plaisir d’une pression à la base du gland.

C’est de la torture!

J’ai besoin d’avoir le conduit vigoureusement fourbi.

Une autre fois, Gérard doit exercer des pressions.

Votre langage… Oh! Retenez-moi encore… Je vais vous mettre jusqu’à ce que vous criiez merci!

Tout à fait ce que je veux!

Quand j’en aurai terminé avec vous, mon cher, vous marcherez les fesses serrées durant toute la semaine!

Mais qu’est-ce que vous attendez?

En deux temps, trois mouvements, Gérard se retrouve sur le ventre et profondément enculé. Cíaran passe sa main sous le corps de son amant et se saisit du phallus durci. Commencé avec un brin de violence, l’acte connait un decrescendo surprenant, jusqu’à l’inertie. La bouche temporairement dévissée de la nuque qu’il mordillait, Cíaran murmure.

Je vous aime, Gérard.

Un seul mouvement de son bassin déclenche leur jouissance commune.

Dénudés complètement, les amants se détendent dans les bras l’un de l’autre.

Vous suivez des cours de rattrapage?

… J’apprends à exprimer les envies que je ressens.

C’est ce que je disais… Qu’est-ce que ce sera au doctorat!

J’entreprendrai un postdoc, puis un autre après, jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Tout un programme!

Mes recherches visent à atteindre votre âme.

Alors que vous y fourragez déjà tout à votre guise!

De retour au troisième, Cíaran repêche le pèse-personne et le place bien en vue sur le carrelage de la cuisine. Il attend le retour de son époux, l’air résolu.

Pourquoi?

Pour vérifier ton assertion quant à ma prise de poids.

C’est plutôt évident!

Il y a six mois, je calibrais précisément cent cinquante et une livres.

Qu’est-ce qui le prouve?

Ma parole! Pèse les béquilles d’abord.

Chose faite, Cíaran s’extirpe de son fauteuil et s’y appuie. Il se perche sur le révélateur de réalité, soutiens compris. Thomas se penche pour lire et effectue la soustraction.

Cent cinquante! … D’accord, je ne te taquinerai plus là-dessus.

Réinstallé, Cíaran pointe du doigt l’objet.

Il y a juste quatre mois, j’étais lourd d’exactement deux cents livres.

Cíaran repointe et Thomas obtempère. Il écarquille les yeux.

Un peu plus d’exercices, peut-être?

Viens là, que je te baise.

… Ce n’est pas tout à fait la forme d’entrainement à laquelle je songeais… Mais si c’est pour la bonne cause…

 

Lundi 2 novembre

Durant une demi-heure, Lori considère l’objet qu’elle tient au creux de sa main gauche. Au terme, elle soliloque à haute voix.

Calme tes hormones, ma vieille! Tu es parfaitement au courant des choses de l’existence : un homme et une femme, une intersection impromptue et endiablée, ceci ajouté à trois omissions étourdies de la petite pilule… Il y a dix-neuf jours à la minute près, un minuscule spermatozoïde, aussi déterminé que le mâle en rut qui le portait, a pénétré ton ovule, qui ne demandait que ça! Lori, tu es enceinte et c’est écrit dans le Livre de la vie! Fébrilement, elle se dénude et se plante devant le miroir. Elle louche vers son ventre, ses seins, retourne au premier, qu’elle examine aussi de profil et qu’elle gonfle, reins cambrés.

Vision de rêve.

Elle se détourne vers l’intrus, bouche bée. Brusquement, Lori se met à pleurer. Thomas, les traits altérés, se précipite pour la prendre dans ses bras.

Oh, mon amour, qu’est-ce qu’il y a? As-tu mal?

Elle secoue la tête, incapable de prononcer un mot. Thomas l’emmène s’asseoir sur le canapé récemment recouvert d’une housse aux couleurs de sa princesse mi-indienne. Il l’enserre tout contre lui, ému et inquiet de sa détresse. Soudain, Lori émet un rire à l’accent d’un bonheur sans mélange. Elle murmure tout contre l’oreille de son époux tout étonné par le changement d’humeur.

Je porte notre enfant.

Le temps suspend son cours pendant que Thomas assimile la nouvelle réalité. Il s’agenouille devant elle. Jamais déesse n’a aperçu un tel regard de vénération, ni n’a reçu en offrande un amour aussi absolu. Les émois débordent en sanglots.

Mais que se passe-t-il?

Thomas parvient, après quelques essais, à articuler intelligiblement.

Lori est enceinte.

Ah… Mais je croyais que…

Une triple omission étourdie de la petite pilule, ajoutée à l’assaut dans un creuset devenu fertile, du fait d’un mâle déterminé.

Thomas appuie son regard vers Cíaran. Celui-ci égrène un rire.

J’ai donc appuyé sur le bouton qui a déclenché le détonateur, en quelque sorte… Dix-neuf jours, donc.

Mais de quoi … Oh! Je comprends! … Quelle femme peut se targuer que son enfant ait deux pères?

Gaël ou Gaëlle?

Lori s’assoit sur les genoux de Cíaran.

Les plus beaux prénoms puisque c’est toi qui les a choisis mon amour.

Notre famille… Lori! Thomas! Je vous aime!

Leurs effusions sont interrompues par le timbre du téléphone intérieur. D’emblée, Thomas s’exclame.

Venez, Gérard. Nous fêtons, ce soir : la famille va augmenter d’un nouveau membre!

Il raccroche mais sa mine interroge ses conjoints. Lori l’encourage.

Mais oui, voyons! C’est la moindre des choses!

Hugh répond. Thomas lui annonce la grande nouvelle. Il doit éloigner le récepteur de son oreille. Après quelques minutes,

Thomas termine.

Ils montent pour souper avec nous. Ils ne portent plus à terre, eux non plus!

Des mets chinois sont commandés et la table est mise en attendant. Ils parlent tous en même temps, sauf le « nouvel arrière-grand-père d’adoption », lequel est suspendu comme à son habitude aux lèvres de son jeune amant. Nuala, rentrant tardivement du Café, les trouve attablés, joyeux et cacophoniques. Lori se lève et l’entraine loin des regards.

 Je le sais depuis une bonne semaine, déjà.

Lori la contemple, interloquée.

Tu goutes différent… Un secret très lourd à porter : je brulais de t’en parler!

Les chaudes étreintes s’étirent, puis, se tenant par la taille, elles rejoignent les convives.

C’est Michelle qui, mine de rien, pose la question que personne n’avait osé demander.

Et ta maitrise, Lori?

Silencieux, ils attendent.

… Je voulais terminer celle-ci au plus vite essentiellement pour jeter du lest des épaules de ma mère, laquelle a assumé jusqu’ici, une grande partie de ma subsistance. Je crois qu’en la circonstance notre famille peut prendre la relève sous cet aspect. Je conserve toutefois, les mêmes visées, jusqu’au doctorat mais peu importe le temps que cela prendra pour y parvenir…

Et quels que soient les aléas?

Oui, Cíaran… Qu’en pensez-vous, professeur?

L’acquisition du savoir est antinomique à la précipitation. Je trouve que vous prenez une sage décision.

Les grands-parents peuvent donner un coup de main en cas de besoin ou juste pour le plaisir. J’excelle à changer les couches et Michelle, à préparer de délicieuses purées. Quant aux histoires et à la tendresse…

Lori pose les yeux sur Thomas, silencieux.

Vous me portez et je vous porte. Je suis trop heureux!

Il est secoué de sanglots irrépressibles qu’il épanche  tour à tour sur les épaules de ses époux et épouse. Lori pose la paume sur la main de Nuala. Elles se sourient, complices.

Gérard prend congé le premier. Cíaran le raccompagne.

Satisfaisez ma curiosité, mon amour : pourquoi ai-je perçu une lueur, un tantinet amusée, dans le regard de Lori lorsqu’elle m’a affublé du titre de « arrière-grand-père d’adoption »?

… Parce que vous avez constitué l’élément déclencheur de la partie masculine de la conception du bébé, Thomas s’étant trouvé fort… ému de mon absence nocturne. Lori est rentrée la première, le lendemain soir…

Que vous avez la nature exubérante! … Je conçois une certaine fierté de ma distinction honorifique… Dix-neuf jours donc, pour mon héritier.

Ce sera peut-être une fille…

Il en va de soi : la loi salique ne s’applique plus depuis belle lurette mais l’Académie prone encore la préséance du genre masculin sur le féminin, pour la langue, du moins… J’adore votre « genre masculin », par ailleurs.

Gérard s’agenouille. Le baiser que les amants échange brule de passion partagée.

 

Hugh fige sur le seuil. Thomas se heurte à lui. Ils chuchotent.

C’était donc cela!

Le professeur se consumait d’amour inassouvi pour Cíaran. Celui-ci a tôt fait de succomber, lui aussi… C’est fantastique, ce qu’ils vivent ensemble!

Thomas, je crois que je commence tout juste à comprendre ce qui t’anime… Je trouve cela admirable… Bonne nuit, mon fils.

Papa…

Ils s’étreignent, puis englobent Michelle dans leur étreinte.

Ton rêve, j’y ai toujours cru, Thomas.

Maman…

Les corvées domestiques expédiées, Nuala propose une détente aqueuse acceptée d’emblée par tous. L’air songeur, Cíaran observe sa soeur toute à ses préparatifs. Aussitot qu’ils sont installés, il l’interroge.

Tu as changé, Nuala… Je ne sais pas en quoi mais je le ressens fortement… Je te sens également hésitante à en parler mais tu brules aussi de le faire : alors lance!

Je suis devenue la femme de Francis. C’est la décision la plus difficile que j’aie prise durant toute mon existence… Il est déjà ardu d’aimer mais encore plus avec un être atteint de maladie mentale… Tant lui que moi savons que vivre ensemble en permanence me détruirait, tout comme ce n’est pas sain qu’Emmeline escamote sa jeunesse pour prendre des responsabilités d’adulte, ce qu’elle assume depuis trop longtemps, faute de moyens… Francis est d’accord avec le modus vivendi que je lui ai proposé, à savoir que nous vivions ensemble, tous les trois, du vendredi au dimanche; le reste du temps, je voudrais qu’Emmeline habite avec nous… Acceptez-vous?

Cela va de soi!

Non, Thomas. Je veux votre appui, concret et explicite.

Chacun entérine la décision de Nuala.

La jeune femme peut ainsi passer au mode détente, lequel la prédispose au sortir du bain à de tendres attentions envers sa femme enceinte. Thomas se colle au long du corps dorsal de Lori et Cíaran derrière Nuala. Les hommes sont agréés à « visiter le sanctuaire », selon l’expression de cette dernière. Ils ne se font pas prier et pourfendent, jusqu’à ce que les femmes leur ordonnent de s’immobiliser. Elles entrent en action, en vagues ondoyantes, lesquelles conduisent les amants à l’extase. Lori murmure, peu après avoir échangé un baiser tendre.

Durcis encore pour moi, Cíaran, et toi pour ma femme, Thomas.

Le temps d’effectuer l’échange en effleurant au passage le membre de l’autre et ils sont en condition et actifs.

La visite guidée… se termine à… la sacristie…

Lori entérine entre deux gémissements les propos de Nuala. Elles crient. Leur main s’active à toute vitesse sur la vulve de l’autre. Elles entrelacent leurs doigts libres. Elles se laissent emporter par le reflux des lames. Leurs langues s’interpénètrent. Thomas trouve le bras de Cíaran, juste à sa portée. Le raz-de-marée, unique, les laisse pantelants et les sens assouvis et étroitement liés dans la plénitude sensuelle.

 

Lundi 9 novembre

Thomas entortille le fil du microphone autour de la télécommande vocale.

Fais un essai.

Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume.

Cíaran s’éloigne du micro.

Quelle est la caractéristique de cette phrase?

… Euh… Je ne vois pas.

Elle comporte toutes les lettres de l’alphabet… Ta machine a compris : « Partez ces jeux whisky au jure blond qui hume »…

… Tu devrais mieux articuler mais le technicien a précisé que le logiciel est capable d’adaptation.

Si c’est vrai, ce serait préférable à taper avec un batonnet! Merci pour ton cadeau, mon amour… Je voudrais me trouver seul pour dompter la bête.

Thomas effleure les lèvres de son époux.

Je t’aime. Je vais descendre travailler un peu. Quelques heures.

Prends-en trois mais change… mes dessous, avant de partir.

… J’allais te le proposer.

Thomas déplie une nouvelle protection. Manifestement, il hésite.

Je pourrais…

Non. L’usage de cette chose que je me refuse à nommer nous enlève des contraintes à tous les deux… Je déteste et tu haïs ça aussi parce que c’est le symbole de ma vulnérabilité physiologique… Prends cela comme une forme d’entrainement au role de père… Ga ga.

Thomas éclate de rire à l’onomatopée puérile.

 Accroche-toi, « bébé »… Merde, j’ai oublié les serviettes!

Cíaran reste noué à lui. Ils se regardent, puis s’embrassent.

Je t’aime, Thomas… Il en sera plus aisé de procéder alors que je me trouve à l’horizontale.

Dix minutes plus tard, Cíaran se retrouve devant l’ordinateur.

À nous deux, la Bête!

À tantot, mon Bel.

Thomas frappe quelques coups discrets.

Bienvenue, Thomas… Mais, contrairement à ce que je vous ai laissé entendre, je me trouve incapable de travailler.

M’offrez-vous un thé?

C’est bientot prêt!

Ils s’assoient à chaque bout du canapé et sirotent.

Le mieux c’est d’en parler, professeur.

… Cela me dévaste de le voir ainsi diminué…

Je crois que c’est ce que vous n’avez pas encore compris, Gérard… Pardonnez-moi.

Ne vous excusez pas. Expliquez-moi plutot ce que vous ressentez.

La sensibilité s’est retirée de ses membres pour une plus ou moins longue période. Nous prenons la relève pour que son bien-être en soit affecté le moins possible. Une fois libéré de ces contraintes, il peut créer… Il vous parlera lui-même de son projet… Vous a-t-il fait entendre In the purple of your eyes?

Il y a quelques jours, nous l’avons écouté… Tous les pores de ma peau se hérissent rien qu’à y penser… Cette crudité d’expression, ce galimatias d’émotions exacerbées, qui vous retourne le coeur, sans parler des dessins… Je n’ai jamais rien vu, et entendu, de tel! Cíaran est un Artiste, extraordinaire mais dérangeant… Il m’a dit qu’il n’avait plus réussi à écrire une seule ligne valable, après…

J’ai l’impression que sa période de disette est révolue, côté poésie, en tout cas…

Ne m’en dites pas plus, Thomas : j’ai compris… L’amour obnubile parfois la faculté de raisonnement.

Toujours, plutot : c’est sa caractéristique intrinsèque.

Ils méditent là-dessus un moment.

… Mon autre préoccupation concerne Lori.

Il n’y est pas allé de main morte, le professeur Prescott! Dix pages bien tassées de critiques, de digressions et de suggestions! Sans mentionner les annotations rageuses, les ratures et les références! Vingt fois pire que ce qu’il nous sert en apéritif!

Le projet de Lori est, tel qu’il est, de très haut niveau. James a corrigé comme si elle lui avait présenté la dernière version du mémoire : pour lui, ce ne sont guère que des nuances… C’est ce que je voulais lui expliquer mais elle ne semblait pas… en état de comprendre.

Elle n’est plus au bord du suicide, si cela peut vous rassurer… Jusque tard, elle a remis en question ses objectifs universitaires. Ensuite, elle a passé des heures à relire les remarques lapidaires, couleur rouge sang. Ce matin, sa figure était pâle mais elle avait recouvré son calme et sa détermination. Au marqueur bleu, elle avait mis en évidence ce qui lui servirait dans l’immédiat, quelques pages, au total, et en vert les pistes qui lui seraient utiles lors de la rédaction proprement dite. Elle m’a dit qu’elle allait écrire au professeur Prescott pour le remercier de sa révision exhaustive et entièrement justifiée.

James m’a servi la même médecine, jadis… J’avoue avoir eu des pensées assassines à son endroit, à l’abord du moins mais je me suis vite rendu compte, aussi, de la valeur de ses assertions.

Un mal nécessaire, comme vous dites… J’ai envie d’aller retrouver Lori afin d’en parler plus avant.

Allez en paix. Merci de m’avoir aidé à récupérer la mienne.

 

De retour de l’université, Thomas se heurte à antre virtuellement clos : Cíaran le cloue au seuil, le ton péremptoire.

La paix! … Donne-moi un quart d’heure.

Thomas fait volte-face et vaque à la préparation du lavage. Il rajoute « lessive » sur la très longue liste d’épicerie affichée sur le devant du réfrigérateur. Cíaran le hèle à tue-tête. Thomas se précipite, alarmé. L’autre lève les yeux.

Mais qu’est-ce qu’il y a? Le feu?

Tu as hurlé!

La porte était fermée et j’ai entendu le bruit de la lessiveuse! Je voulais juste t’avertir qu’il y a des vêtements à ajouter… Je me suis souillé, désolé.

Cesse de t’en faire, tu vas finir par souffrir de constipation! Viens aux toilettes, plutôt… Veux-tu prendre un bain, aussi?

Je me sentirais plus frais.

Tout en devisant, Thomas procède avec diligence.

Et le chef-d’oeuvre?

Un premier jet, plutot. Disons, un départ intéressant. J’adore écrire en français, maintenant, même si les mots viennent plus difficilement. Mais l’enseignement d’Henry porte ses fruits.

Pourquoi cette mutation du langage?

Parce que les miens sont presque tous francophones, que j’ai appris, à votre contact, à penser dans cette langue et qu’elle est très belle pour exprimer l’amour que je vous porte… Incidemment, le correcteur d’orthographe que tu as installé, il y a quelques mois, s’est révélé d’une réelle utilité.

Je croyais que monsieur ne commettait jamais de fautes!

Je suis allé à l’école d’Henry mais pas ton logiciel d’interprétation de la voix humaine! Le premier souligne nombre d’incongruités du dernier.

C’est rare que je te trouve autant d’enthousiasme : cela me rend tellement heureux!

Je ne suis pas loin de croire que tu sais faire des miracles! Grâce à vous tous, je me sens vivre pleinement, malgré mon infirmité!

Ce dernier terme ne fait pas partie de mon pourtant assez vaste vocabulaire : qu’est-ce que cela signifie, au juste?

Je suis en train d’en oublier la signification, je crois…

Cíaran retourne à son obsession.

Je voulais te dire : mon recueil s’intitulera Les plaisirs de ta chair. Et je le ferai graver en totalité, y compris les textes, sur disque optique. Je me suis rendu compte, aussi, que ma voix altérée ne nuit en rien au discours; c’est plutot le contraire, en fait.

Ton premier poème, vas-tu me le réciter, tout à l’heure?

C’est que celui-ci ne t’est pas dédié : pour celui-là, je veux le murir encore plus que tous les autres, et puis ce sera le plus difficile à composer parce que tu m’inspires au registre de l’amour, les sentiments les plus complexes que puisse ressentir un être humain envers un autre… Vous entendrez la version un; la préliminaire ne sera communiquée qu’à ma muse.

Je parie que je connais l’identité de ta première.

Faut pas être sorcier : c’est tout neuf, juste à l’ébauche du coeur… Est-ce que cela te dérangerait que l’on soupe un peu plus tard ?

Ma bénédiction : cela lui fera plaisir que tu passes quelques heures en sa compagnie.

Thomas lui apporte comprimé bleu ciel et verre d’eau.

… Puisque tu m’y fais penser… Cela nous serait d’un indéniable agrément.

Thomas l’embrasse pleine bouche.

… Tiens en un autre prêt pour ce soir.

Je sens que je vais me transformer en bête d’ici peu, si tu ne t’en vas pas.

Alors, aide-moi à sortir de l’eau… Bas les pattes! Ce soir, mon amour… Dans mon antre?

Thomas grogne, la bouche agglutinée au cou de son époux, lors qu’il le transporte jusqu’au lit.

Signale le numéro, s’il te plait.

Thomas se transforme en porte-téléphone. Cíaran peine à retenir son hilarité.

Bonjour, Gérard.

Cíaran! Vous semblez tout joyeux!

Essayez de vous imaginer Thomas déguisé en planton téléphonique et ce sera en dessous de la réalité… Disposez-vous de quelques heures?

Autant que vous le souhaitez, vous le savez bien!

Dans dix minutes?

L’attente sera longue!

La communication coupée, Thomas se mue en domestique.

Que portera monsieur, vêtements sport… ou robe de chambre ?

On ne passe pas tout le temps à baiser quand même! … Mon jean noir et ma chemise verte… mais pas de caleçon… J’apporterai une protection avec moi.

Séduisant, je trouve.

Un valet n’est pas censé penser tout haut! … Ni bander, non plus! … J’ai l’impression que je vais me coucher très tôt, ce soir… Cesse de faire le matou, mon gros.

Je ne suis plus gros!

C’est vrai que tu as perdu quelques bourrelets.

Au prix de grandes souffrances!

Et sans égards pour ton entourage!

… Étais-je si pénible que cela?

Un peu mais le résultat en vaut la peine d’autant plus que tu as pris de meilleures habitudes alimentaires.

Ce n’est même plus difficile maintenant! … L’art de changer de sujet!

À tantot, mon amour.

 

C’est au moyen du batonnet que Cíaran active l’ascenseur. Gérard l’attend à la porte de celui-ci. Il s’excuse.

Vous tardiez.

D’une petite minute.

Ils se sourient avec tendresse.

Je constate que vous vous sentez mieux qu’il y a quelques jours, même si vous tentiez de le dissimuler…

Quelques ajustements à parfaire. Je vous aime.

Moi aussi, Gérard.

Vous êtes très beau ainsi vêtu.

Sensible au vert irlandais, on dirait.

À vous, surtout, mais cette nuance vous sied particulièrement. Venez.

Actionnant le fauteuil avec sa bouche, Cíaran le précède et s’arrête au milieu de la salle de séjour.

Je veux vous réciter le poème dont vous fûtes la muse.

Je suis toute ouïe.

Pas ici, au lit.

Gérard s’agenouille et prend ses lèvres. Cíaran répond longuement à son baiser. Dans la chambre, il murmure.

Déshabillez-moi, et vous aussi.

À mi-parcours, Gérard s’exclame.

Oh! Vous ne portez rien dessous!

Visiblement, il aime. Cíaran se soulève, appuyé sur ses coudes, pour que Gérard retire complètement le jean. Ce dernier étale ensuite, sans pudeur, le témoignage de son désir.

Gérard, j’ai dû ingérer une aide médicamenteuse afin de parvenir à vous rejoindre, du moins sur ce plan.

Du Viagra?

Cíaran acquiesce.

Il y avait un documentaire au canal Vie, à ce sujet, il y a peu. J’en ai suivi une bonne partie… Du point de vue anthropologique…

Après?

Gérard émet un rire discret.

Déformation professionnelle… Le sildénafil ne fait que canaliser le désir, il ne le provoque pas, je l’ai très bien compris, rassurez-vous.

J’ai besoin d’assistance pour me sortir de là.

Cíaran s’accroche au cou de Gérard. Tant bien que mal, celui-ci le soutient. Cíaran serpente jusqu’à la tête du lit. Gérard se glisse entre ses bras.

Votre poème?

Il s’intitule Decrescendo… J’aurais voulu pouvoir agir en le récitant… J’aimerais que vous le fassiez comme si vous étiez à ma place… C’est un premier jet et il coule de source. Vous seul l’entendrez en cet état.

Un diamant brut, en quelque sorte.

Oh! … Gérard.

Cíaran entame, à voix basse, un peu tremblotante. Son registre intense donne le frisson à son auditeur captivé.

À hauteur de mes yeux, un poil courbé comme un cil, immaculé de l’assise jusqu’au faîte, unique arbuste de l’atoll rosé
de ton sein gauche, mon amour. La phalange de mon index l’épouse; l’îlet se hérisse de monticules, le mont central s’engorge. J’aventure mon doigt sur le mamelon de ton sein gauche, mon amour.

Le bout de ma langue s’y précipite et lèche le sommet, puis l’alentour et mes dents y mordillent. Je suce le bouton de chair
de ton sein gauche, mon amour. Mon nez s’égare dans les broussailles de la neigeuse toison pectorale. Que la terre tremble, soudain! Je colle l’oreille sur la poitrine. Ton coeur bat fort, mon amour.

Brusquement, je n’y tiens plus et je brule toutes les étapes, me frayant des papilles une sente rectiligne jusqu’à l’orée du pertuis. Ton ventre tremble, mon amour. Je hume l’odeur de la forêt hivernale, composite de subtils effluves. Que le vent souffle, soudain! Ma bouche goulue s’égaille. Tu gémis sourdement, mon amour.

Une douceur heurte ma pomme d’Adam. Mes doigts, nez, lèvres, yeux, se livrent une chaude lutte. Ma gorge accapare ton phallus. Tout ton corps vibre, mon amour. Mais je deviens avide d’autres connaissances. Mes paumes ouvrent le livre, et j’en délaisse le signet et je dévore les pages blanches. Écarte bien les cuisses, mon amour.

Je gobe les rochers affleurant la rivière centrale et je les coule dans ma bouche, l’un après l’autre, et l’autre après l’un et encore. Relève les jambes, mon amour. De nouveaux trésors s’offrent à mon regard. Mes phalanges sont comblées lorsqu’elles pressent itérativement l’arche de chair tendre. Tes feulements m’excitent, mon amour.

Ton odeur mâle envahit mes narines. Un appel irrésistible. Ma langue s’insinue dans la rosace et je goute au plus intime de ton être. Ouvre-toi davantage, mon amour. L’acreté saisit la gorge à l’abord mais d’autres aromes se superposent : sucré, salin, acide, amer. Ma tête tourne en carrousel. Que je te mouille, mon amour.

Fébrile, ma verge en manque de pamoison, piaffe d’impatience contenue. Je m’agenouille devant toi, en prière de profaner ton sanctuaire. Grace et merci, mon amour. Mes éléments se déchainent en maelström et les tiens aussi, à l’unisson. Tu cries ta Douleur comme tu hurles ton Plaisir.

Donne-toi à moi, mon amour. J’aime te couvrir ainsi complètement. Tes pupilles s’agrandissent, lors que mon regard te pénètre, aussi. Je m’immobilise, fasciné par tes prunelles! Mon amour.

Je ne comprends pas tout de suite ce qu’elles transmettent : l’abandon et le plaisir de la chair mais aussi une étincelle qui devient flamme incandescente, d’irrépressible attirance et me consume tout entier. Je me mets à vibrer et à jouir au diapason de ton être. J’ai entrevu ton âme, mon amour.

Tes lunettes s’embuent d’émoi; je les retire et les essuie, puis je les remets en place. Tu souris. C’est ton âme qui me fourrage au coeur, mon amour.

 

Gérard s’étend sur son amant, encore relié à lui. Cíaran déploie ses ailes sur son dos. Après un moment, Gérard le regarde, tout étonné.

Je vous sens tout durci, encore!

Un effet secondaire… Une dizaine de minutes, environ.

… J’ai envie d’en profiter…

Asseyez-vous tout à votre aise : je le souhaite également… Tout doucement… Oh! Gérard! … Laissez-moi vous aimer…
Gérard gémit, de plus en plus fort. Il demeure parfaitement immobile, sauf son pénis, animé d’une vie propre. Le corps de Cíaran se couvre de sueur. Ses pupilles, fixées sur l’organe pulsant, semblent dotées d’extensions digitales, car l’autre réagit ainsi. Soudainement, Cíaran stoppe son puissant va-et-vient dans le fondement de son amant. Gérard retombe sur lui, s’empalant plus profondément. Scellés, ils connaissent ensemble un intense plaisir charnel.

Vous pleurez, Gérard!

S’il existe un paradis, il se trouve ici et maintenant.

Longtemps après, ils se désunissent.

Gérard, pardonnez-moi mais je ressens de l’inconfort.

Avec de tendres gestes, attentif, Gérard passe un linge tiède sur la peau de son amant.

… Pour éviter… des débordements humiliants, j’ai besoin que vous m’apportiez mon caleçon… ainsi que la protection dans le panier inférieur de mon fauteuil.

Ne soyez pas embarrassé, Cíaran : l’aide dont vous avez besoin, c’est pour moi un bonheur que de vous la fournir. Partager autant d’intimité avec vous me rapproche encore davantage…

Le plus rapidement possible, Gérard.

Ils éclatent de rire. Chose faite promptement, Cíaran se tourne sur le côté.

Serrez-moi fort, mon amour.

 

Le téléphone les fait sursauter. Gérard décroche, puis raccroche au bout d’une minute.

Les tacos seront servis dans quinze minutes.

L’estomac de Cíaran émet des gargouillements.

Moi aussi, j’ai faim… Trop d’exercices, peut-être…

Vous êtes tellement vigoureux!

Je me trouve béni des dieux sur tous les plans, Cíaran, depuis que vous gravitez autour de ma planète.

Sans vous, mon bonheur ne serait pas aussi complet… Mon jean?

Gérard l’aide à se vêtir, puis à s’installer. Cíaran l’observe pendant qu’il procède à sa propre toilette, méticuleuse, mais rapide.

Me tromperais-je si j’avance que votre vélocité augmente en proportion de votre appétit ?

L’amour donne faim.

Une vérité!

 

L’heureuse animation règne cacophonique. Thomas et Gérard se relaient pour apaiser l’appétit d’ogre de Cíaran et le leur. Lori lorgne sa salade végétarienne, puis reluque chez sa voisine de table. Nuala glisse doucement.

Veux-tu gouter?

Ça sent tellement bon! … Une bouchée seulement.

Visiblement, Lori savoure.

Un taco contre une portion de végétaux?

Du bout des lèvres, Lori accepte. Mais la chose disparait rapidement de son assiette.

 Je croyais que c’était les cornichons et les fraises…

Des cornichons, quelle excellente idée, Thomas! En avons-nous?

J’en ai acheté, au cas où…

Il se lève pour chercher le pot. Lori négocie une demi-portion avec Nuala. La ronde fait silence.

… Le bébé s’est emparé de la gouverne, on dirait… C’est délicieux Thomas, surtout avec ces condiments!

Ils sont saisis de fou rire.

Après souper, Lori remet une enveloppe à Gérard.

Pour mon bourreau.

Lori, ne…

Ne vous en faites pas, le professeur Prescott a porté un réel intérêt à mon travail. De la part d’un tel Maitre, c’est un honneur.

Et j’ai bénéficié d’une salutaire leçon de rigueur.

Je trouve votre approche originale.

Mais les failles m’apparaissent maintenant. Je vous jure que ma mouture finale sera inattaquable.

 Je n’en doute aucunement, Lori… Mais ne brulez pas les étapes et surtout faites attention à mon héritier.

… Promis, grand-père.

Spontanément, elle l’embrasse sur la joue.

 

De retour chez lui, Gérard contemple l’enveloppe durant un bon moment. Ensuite, il se saisit du téléphone.

Bonsoir, James. Comment vous portez-vous?

Je ne pourrais dire à merveille; relativement bien, m’apparait davantage approprié.

Je détiens du courrier qui vous est adressé… de la part de votre dernière victime.

J’avoue ressentir un certain sentiment de culpabilité.

… J’ose avancer qu’il y a de quoi!

… Je comprends que Lori est votre protégée mais…

Si vous veniez en discuter de vive voix Je sais qu’il est tard mais… À moins que…

Je dors peu et j’ai constamment la bougeotte alors que vous avez toujours été un indécrottable casanier. Je vous rejoins d’ici une demi-heure.

Gérard met à profit ce laps de temps pour effectuer une toilette méticuleuse. Après moult tergiversations, il opte pour un vêtement d’intérieur. Il contemple le résultat dans la psyché, après avoir brossé son abondante chevelure blanche, objet de sa fierté. James se présente ponctuel et tiré à quatre épingles. Il toise Gérard des pieds à la tête.

Évidemment, vous êtes chez vous…

Sortons-nous mon cher?

James ne trouve pas de réplique.

Que vous êtes pète-sec, mon ami!

Comment osez-vous, monsieur!

Donnez-moi votre manteau.

James obtempère, finalement.

Ah, je vois que vous avez reçu votre mobilier.

Qu’en pensez-vous?

Vous ne péchez pas par excès de sobriété! … C’est moderne.

Qui a décrété qu’un anthropologue devrait nécessairement giter dans un tombeau? Nuala m’a aidé à choisir entre les deux modèles qui m’apparaissaient adéquats. Je trouve qu’elle a un gout très sûr.

Et une nette préférence pour les tons variant du violet à l’aubergine, avec quelques touches de vert irlandais…

Et il est très confortable, en plus d’être recouvert de cette étoffe soyeuse.

Décontenancé, James s’y assoit.

Prendriez-vous un doigt de xérès ?

Volontiers.

James s’absorbe dans sa lecture. À la fin, il lève les yeux.

Je ne comprends pas cette tempête dans un verre d’eau : c’est évident qu’elle a fort bien compris le sens de mon intervention et m’en est vivement reconnaissante. D’ailleurs, vous auriez pu lui faire vous-même les trois quarts de ces remarques, tout en raffinant la manière.

Lori rédige un mémoire de maitrise, pas une thèse de doctorat!

C’est vrai… J’ai peut-être été un peu dur, alors. Mais cela constitue une peccadille : cette jeune personne est très brillante.

Après une heure de discussions hautement intellectuelles, James émet un baillement discret.

Je suis également las… Venez-vous dormir?

James se hérisse.

Gérard, ne croyez pas que c’est parce que nous… enfin, nous…

Mais oui, je le crois.

Le regard courroucé s’adoucit sous celui, limpide et confiant, de son ami. Il ouvre la bouche, puis la referme. Il se lève, brusquement, et se dirige vers la chambre, mais il bifurque vers la salle de bain. Pendant ce temps, Gérard rapporte les verres à la cuisine. Après avoir regardé à droite et à gauche, et faute de disponibilité des lieux, il urine dans l’évier, qu’il récure ensuite avec soin. Quand James émerge, en robe de chambre, il dort paisiblement. L’autre s’assoit au bord du lit et le regarde longuement. Il se couche ensuite, laissant la veilleuse allumée.

Quand James se réveille, quelques heures plus tard, il se retrouve lové tout contre Gérard, dont il couvre la nuque de baisers. Ses mains s’égarent sur le torse de son ami. Sa paume s’appesantit sur le bas-ventre. Il tripote fébrilement la région, sur le vêtement, puis en dessous. Il expose le membre tumescent et le presse fermement. Le souffle haletant de Gérard se complète de rales. Le bassin de James s’agite de haut en bas, collé au derrière de son amant. Il pousse un cri.

Gérard, je ne me possède plus!

Alors, possédez-moi, mon ami.

Tant bien que mal, James réussit à le pénétrer. Moins d’une minute plus tard, il se déverse.

… Je suis désolé, Gérard, de n’avoir pu vous honorer comme je l’eus souhaité.

Gérard se dégage et se retourne sur le dos.

Ce n’est pas important… Vos lèvres?

Elles l’amènent rapidement à l’orée de l’orgasme et l’y maintiennent, captif. James lache tout et prend la posture du sphinx. Gérard goute le postérieur offert, arrachant des gémissements au sujet de ses attentions orales, jusqu’à ce que l’envie de le prendre devienne irrépressible. Il fait l’amour à son ami avec une très grande douceur. Progressivement, James s’abandonne et ses gémissements augmentent en intensité. Soudain, il devient coi. Gérard se laisse aller, hors de maitrise. L’autre crie sa douleur, puis son plaisir. Ils culminent ensemble à l’aboutissement du désir charnel.

Gérard se blottit dans les bras de James.

Comme j’aurais aimé vous amener ainsi sur les cimes… Merde! Bander une seule fois en vingt ans et durer, tout au plus, trente secondes!

C’était merveilleux, votre envie de moi.

Ne dorez pas la pilule! Je vis très mal avec mon impuissance.

Elle est bleue.

Mais de quoi parlez-vous?

La dragée n’est pas dorée. Souffrez-vous de problèmes de santé, cardiaques ou autres?

Mon médecin en crève de jalousie! Gérard, cessez de vous montrer hermétique!

S’il vous prescrivait du Viagra, je pourrais facilement vous en procurer.

Je déteste les artifices!

À votre aise, c’est votre problème! Moi, je considère que ce n’en est pas un, mais vous, oui…

Gérard frissonne rétrospectivement.

Ce que vous me faites avec vos lèvres… Vous êtes un merveilleux amant, James, quoique vous en pensiez.

… Je devrais me résigne à comprendre que je suis trop vieux pour jouir encore des plaisirs de la chair.

Porter un cilice vous aiderait peut-être!

Vous êtes encore à l’âge où l’on souffre de boulimie!

C’est vrai que je suis devenu boulimique… en réaction à plus d’un demi-siècle où la seule satisfaction sexuelle n’a été que « pollution nocturne »!

Avec un jeunot de moins de trente ans! Qu’est-ce qu’il veut de vous? Votre héritage?

… J’ai un arrière-petit-fils d’adoption en devenir… Aussi incroyable que cela puis paraitre, nous nous aimons… On ne peut pas expliquer l’amour… cela touche l’âme.

Billevesées que tout ça!

C’est votre avis, James. Vous l’avez toujours eu bien arrêté, et sur tout.

Je ne suis pas un sentimental.

Ne vous étonnez pas si je vous affirme que je l’ai déjà compris!

Pourquoi m’avez-vous relancé?

Parce que je vous aime, James. Et vous le savez depuis des lustres!

… Depuis tout ce temps, je vous croyais guéri de cette aberration!

… Moi aussi, je le pensais.

… Je peux vous offrir si peu.

Vous êtes la créature la plus stupide qui existe sur cette terre! Ne comprenez-vous pas que cela n’importe guère!

Mais qu’est-ce que vous voulez?

Devenir votre amant d’occasion.

Ne sommes-nous pas amis?

Cette nouvelle dimension dans nos rapports vous déplait-elle tant que cela?

… Vous me transportez bien au-delà de tout ce que j’ai jamais connu.

Ciel, dites-moi ce que vous ressentez!

… Je voudrais mourir en vous baisant.

Gérard réfrène difficilement son émoi. Il tend ses lèvres. Elles sont effleurées.

Vous semblez bien au fait quant à cette… panacée…

En raison de sa maladie, Cíaran éprouve parfois des problèmes à faire correspondre ses envies profondes à leur réalisation. Le médicament n’agit que lorsque le désir est réel…

Mais James n’écoute plus : il s’est endormi.

 

Mardi 10 novembre

Bien emmitouflé, Gérard effectue sa promenade quotidienne dans le jardin.

Les jours raccourcissent, indéniablement.

Bonsoir, Hugh. En effet. J’ai toujours adoré cette saison. Cela tient à la luminosité particulière du ciel et à la lumière des feuillus. Mais elles sont toutes tombées maintenant; ainsi va la vie…

Cela vous attriste.

De savoir que nous sommes comme des feuilles d’automne, un peu. Bien que j’imagine qu’elles meurent heureuses de s’être parées d’autant de beauté… Mais que mes propos un peu mélancoliques ne vous trompent pas, je vis mon déclin habité par un grand bonheur d’être. Votre affection à tous… Jamais autant que maintenant, je n’ai vécu aussi pleinement.

Gérard, vous nous avez conquis. À vous côtoyer, nous mutons petit à petit.

… Je ne comprends pas.

Thomas murit intellectuellement; pour Nuala vous représentez une sécurité grande paternelle dont elle éprouve un criant besoin; vous donnez à Lori une assurance dont elle était dépourvue; quant à Cíaran… là, je ne m’avancerai pas en terrain glissant.

Hugh fait chorus au franc rire de Gérard.

Thomas dit que l’amour lui donne des ailes… Parlant d’aide aviaire, je voudrais m’entretenir quelques minutes avec vous… euh… en tant que docteur en médecine.

Ouf!  L’ornithologie ne constitue pas ma spécialité! Venez, rentrons : l’air se refroidit.

Ils se débarrassent de leurs effets d’extérieur et s’asseyent.

C’est d’un très joli effet! Votre salle de séjour devient ainsi pimpante.

Nuala a vraiment un gout très sûr. Je me trouve fort aise de mon acquisition, bien que James la juge criarde. Mais il a toujours été rabat-joie : c’est dans sa nature.

Le professeur rit, un peu nerveusement.

… Je me sens très embarrassé de parler de ces choses… Enfin, de la sexualité. Les gens de ma génération sont particulièrement coincés là-dessus… Le médecin de James a établi cette ordonnance… Je voudrais savoir comment procéder pour se procurer le médicament, lequel n’a pas encore été homologué au Canada.

Durant de longues minutes, Hugh contemple le feuillet.

James possède une santé de fer… Mais, depuis quelques décennies, il souffre de son impuissance.

Quel âge a-t-il?

Quatre-vingt-douze ans bien sonnés… Cela constitue-t-il un problème?

Probablement pas… Mais diable, aussi âgé, j’espère bien pouvoir penser encore à honorer ma femme, aide aviaire ou pas! Quelle nature!

Gérard se contente de sourire.

Je peux vous procurer le sildénafil dès demain soir.

Alors je vous remets le chèque au porteur que James a signé… Comment vous remercier?

De vous rendre service me fait grand plaisir. Merci de votre confiance.

Hufh sifflote dans l’ascenseur.

Je te vois tout guilleret et la mine réjouie!

C’est que je nous imaginais dans quarante ans.

Michelle lève un sourcil perplexe.

Un après-midi où mes rhumatismes ne me font pas trop souffrir, je m’approche de toi, puis je murmure à ton oreille : « Viens là, tout proche de ton homme; comme tu es belle! » La voix chevrotante, tu me demandes : « As-tu pris ta pilule? » Je te réponds : « Tout juste, mon coeur : toute une belle heure pour te tripoter avant de t’emmener au septième ciel! » Et tu te rapproches davantage de moi, tout sourire et l’oeil allumé.

Comme ça?

Tout juste, à un élément près… Attends-moi en l’état, je reviens de suite.

 

 Mercredi 11 novembre

Gérard contemple le flacon, songeur. Il le dépose près du téléphone dont il saisit le combiné.

Venez-vous, ce soir?

Je m’apprêtais à me mettre au lit…

J’ai envie de vous aimer, James… Et j’ai reçu ce que vous espériez.

Déjà! … J’arrive dans une demi-heure.

James considère, l’oeil glauque, le losange bleu. Gérard lui tend un verre d’eau.

Vous devez le prendre une heure avant que le remède agisse.

James avale résolument le comprimé.

Je voudrais vous entretenir au sujet de votre dernier chapitre, que je viens tout juste de terminer…

Non. Cela gâcherait nos préliminaires amoureux.

Mais… Alors, allons nous coucher.

Non. Ce canapé peut parfaitement convenir à nos ébats… Vous ne m’avez jamais vraiment embrassé…

James effleure les lèvres de son ami. Gérard pose sa paume sur la nuque, le retenant. Sa langue s’insinue autour de celle de son amant. James, tout étonné, se laisse faire, puis agit. Ils bissent avec une passion croissante. Gérard renverse James sous lui. Ses lèvres se font taquines à l’orée de l’oreille pendant que sa main se glisse sous le chandail et le remonte. Puis il l’aide à le retirer. Goulument, il s’empare d’un mamelon et le suce, triturant l’autre entre son pouce et son index. Son nez s’enfouit sous une aisselle.

Vous me chatouillez.

Gérard lève les yeux.

Je n’ai pas mentionné que ce soit désagréable.

James projette son bras vers l’arrière. Petit à petit, Gérard effeuille son ami, lequel s’accommode fort bien de la pléthore de caresses prodiguées sur son épiderme laiteux. Brusquement, James fait basculer la situation. Le geste fébrile et maladroit, mais enthousiaste rend son sujet à fleur de peau.

Vos lèvres, James.

Mais nous n’en sommes qu’aux préliminaires!

Pitié!

Gérard se pame sous le va-et-vient buccal.

Offrez-vous à moi… Non, sur le dos… Remontez davantage votre bassin.

Pas à sec, Gérard.

Ah, oui. Où avais-je la tête?

L’autre rit. Gérard pénètre le conduit rectal en y plongeant deux doigts préalablement lubrifiés de la substance idoine. Son pénis durci les remplace.

Demeurez passif, mon amour, pour que je puisse vous fourrez plus longtemps.

Solidement planté à l’intérieur de son hôte, Gérard laisse libre cours à son intense désir charnel. James murmure, alors que son amant assouvi s’appesantit sur lui.

Laissez-moi vous assujettir… Non, placez votre beau cul en lordose.

Le gland enduit de la gelée lubrifiante, James monte sur Gérard, lequel crie.

Vous me sodomisez trop profondément!

Venez à moi. Ouvrez-vous davantage à mon épieu de chair.

Gérard parvient à surmonter sa douleur et se donne, gémissant plaintivement sous les coups de butoir à la régularité métronomique croissante.

Oh, James! Mon amour! Mon homme!

Ah! … Gérard!

À l’unisson, ils se déversent. Puis, peu après, James le soumet encore une fois. Ensemble, ils atteignent à nouveau la plénitude.

Après l’amour, les deux hommes se détendent, étroitement serrés l’un contre l’autre.

Avez-vous réalisé vos dispositions testamentaires, Gérard?

… Précisément le genre de question que souhaite se faire poser un amant alangui juste après la baise du siècle!

Vous avez raison, c’était indicible… mais répondez-moi quand même.

D’une certaine façon, vous tombez à pic : j’ai préparé mon testament hier et je le ferai homologuer demain par maitre Oscar Chamberland, lequel m’a été recommandé par Hugh, le père de Thomas. Bref, les clauses en sont simples : ce qui restera de mes avoirs sera partagé en trois parts égales, destinées à Cíaran, Nuala et Lori. Quant à Thomas, financièrement à l’aise, je lui laisse tout mon héritage intellectuel. Ils sont ma famille, James. Je vous retourne le balancier.

Ne vous sentez pas obligé de justifier vos actes, Gérard. Si je vous en parle, c’est que je commence à songer à faire le mien… Pourquoi cet étonnement? On meurt centenaire dans notre lignée, dont je suis le dernier représentant encore vivant. Une robuste constitution, de saines habitudes de vie; c’est loin de constituer une recette mais cela entre certainement en ligne de compte dans notre longévité. Le fait que je ne savais pas à qui léguer mes biens en a retardé jusqu’ici la rédaction.

… Vous ne pouviez mieux choisir : Lori saura en faire bon usage.

Gérard s’accoude et caresse la joue de son amant.

… J’allais dire, tantot, que je vous aime.

James soupire.

Que vous êtes sentimental, mon ami!

Lachez un peu de lest, James!

Celui-ci effleure les lèvres offertes.

À mon âge, les liens deviennent éternels. Et vous me tenez pieds et poings liés… Pour l’heure, toutefois, je compte utiliser les commodités.

Pas question, monsieur! Je ne ferai certainement pas le pied de grue durant trente minutes devant la porte close : nous allons les partager!

Ah. Comme vous voudrez. Après tout, nous sommes devenus très intimes.

 

Jeudi 12 novembre

De la fenêtre de leur chambre, Cíaran suit des yeux le véhicule qui s’éloigne. Thomas se penche pour planter un baiser sur la tête de son époux.

Tiens, un taxi! Je me demande bien qui…

Exerce ta faculté de déduction, Sherlock.

… Les voitures de mes parents ne se trouvent plus sur leur emplacement… Nos donzelles font la grasse matinée, nudités étalées sans pudeur, si belles… C’est beaucoup trop tot pour qu’un membre de la famille ait rendu une visite de courtoisie… À moins d’une urgence… ou encore d’une livraison de colis.

Tu refroidis jusqu’à la cryogénie!

Mes père et mère n’étant pas concernés, d’après ton exclamation et leur absence probable, ne reste que le professeur, avec lequel j’ai pourtant rendez-vous tout à l’heure! … Une course urgente, sans doute.

Tu t’enfarges dans les fleurs du tapis!

Alors, c’est un visiteur matinal de Gérard!

Cela fait cent vingt-cinq minutes que je suis garé à cet endroit, me trouvant incapable de dormir…

Donc, quelqu’un qui a passé la nuit chez lui… Hein? Tu crois qu’ils font la Chose?

J’en suis certain… Gérard modifie subtilement ses pratiques sexuelles au contact du professeur Prescott. C’est l’effet « vases communicants ».

Thomas se nantit de cornes et fait semblant de charger, ce qui égaie fugacement la figure de Cíaran.

Gérard est animé d’une belle vigueur et même les très vieux ont encore un sexe!

Ce n’est pas ce qui m’étonne. Le professeur Prescott voit le monde par le gros bout de la lorgnette. De le découvrir un peu humain, et pédé en sus, ne me le rend que plus sympathique… Viens-tu déjeuner?

Un jus d’orange suffira. Mais je préférerais faire ma toilette auparavant.

Thomas fait le beau.

Vraiment! Un peu plus et tu agiterais la queue! … Exhibitionniste! … Viens là, que je te la suce.

Thomas jouit dans la gorge complaisante. Puis, il s’affaisse au sol.

Veux-tu la réciproque?

J’ai surtout envie de travailler et tu as pris rendez-vous. Ce soir, je me rattraperai en doublé.

Prometteur!

Ablutions complétées et rendus dans la cuisine, Thomas hésite devant le contenant à oeufs.

Un de plus, mais pour moi, pas pour lui : trop de cholestérol. Ajoute plutot une portion de fruits frais et de légumes verts. Pour moi aussi, finalement… À la coque, c’est plus sain.

Rajoutes-en trois autres : on meurt de faim!

Mesdames, que vous êtes belles ainsi ébouriffées!

Subitement saisie d’un haut-le-coeur, Lori se précipite vers les toilettes.

… Eh bien! Sa femme éprouve des nausées matinales et tout ce qu’il trouve à agir, c’est sourire! Tu pourrais, au moins, faire preuve d’empathie!

Perplexe, Thomas regarde Nuala.

Apporte-lui un verre d’eau et informe-toi de sa santé, benêt!

Thomas obéit à sa fiancée.

Satanés hommes! Bien fiers d’engrosser mais incapables d’être enceintes avec leurs femmes!

Où se cache ma jolie pinsonne, ce matin?

Nuala regarde l’heure.

Heureusement que Michelle peut amener Emmeline à l’école! C’est tellement gentil de me l’avoir proposé! … Pas évident de devenir maman de substitution… … Quinze ans et morte d’une overdose… La vie est fuckée!

Elle crie la dernière phrase et se jette au pied du fauteuil roulant, secouée de violents sanglots, la figure enfouie sur les cuisses de son frère, lequel pose une aile sur son dos. Lori et Thomas accourent. Aussitôt, Nuala est encerclée de leur chaude tendresse.

Je commençais tout juste à l’apprivoiser… Elle vivait dans la rue depuis le début de l’été avec son copain tout aussi paumé qu’elle mais qui la protégeait de son mieux… C’est tout ce que je connais d’eux : deux fleurs de macadam aux dents ébréchées… Ils se piquent à n’importe quoi. Hier je suis allée les retrouver sur la galerie qu’ils squattent habituellement la nuit. Paulo dodelinait de la tête, avachi. Mara gisait sur le dos, bouche et yeux béants… J’ai reconnu l’odeur de la mort… J’ai joint une cabine téléphonique. Lorsque je suis revenue auprès d’eux, Paulo secouait son amie et il répétait doucement : « Réveille, maramour, tu pues! » Il m’a regardé, subitement lucide : « Non maramour meurt », puis il s’est évanoui, la recouvrant en travers du corps…. J’ai répondu aux questions des policiers… J’ai tellement besoin de votre amour pour pouvoir continuer!

Et d’une surdose de vitamine C.

== Cíaran!

Ça va… Mon frère emploie une thérapie choc made in Ireland : une condition de survie.

Lori et Thomas mettent un peu plus de temps à se ressaisir. Tout en prenant le raccord, ils reprennent les préparatifs.

Et Francis?

Mes fins de semaine ressemblent à un parcours de formule un et je carbure à l’adrénaline de l’amour. Emmeline m’aide énormément à comprendre sa manière d’être… Nous vivons des moments très intenses… Tout est éclaté, aussi… Je me sens toutefois heureuse de regagner mon nid, le dimanche soir.

Et nous de te retrouver, Nuala.

Les deux femmes échangent un baiser tendre.

Elle a dit « nous »!

Nuala s’assoit sur les genoux de Cíaran et tend les lèvres.

Hé, pas juste pour lui!

À la suite, Thomas investit sa bouche.

À ce rythme, on mangera ce soir!

Le cri de l’estomac d’une femme enceinte : c’est un impératif!

Thomas téléphone au professeur pour l’avertir de son retard et lui demander ce qu’il souhaiterait pour le déjeuner.

J’ai une faim à dévorer un orignal mais un oeuf et des céréales suffiront… peut-être aussi une rotie sans beurre… et quelques tranches de tomate et d’orange, si cela ne vous ennuie pas de satisfaire mes caprices alimentaires.

C’est probablement ce dont votre corps a besoin. Mon père dit toujours qu’on doit écouter ses envies.

Jusqu’à un certain point, quand même!

Ma mère vous répondrait que les excès reflètent l’état d’être. Je descends dans un quart d’heure avec le substitut de cervidé.

Thomas raccroche.

En semaine, je crois que je vais adopter les saines et frugales habitudes matinales du professeur.

Excellente idée : cela t’évitera le retour des poignées d’amour… Mais je t’aime comme tu es, Thomas.

Ils se mangent des yeux. Lori chuchote à l’oreille de sa fiancée.

Cela me retourne de les voir ainsi à fleur de peau.

Pas seulement eux, on dirait… Ne me regarde pas ainsi : je ne réponds plus de mes actes.

Ce soir, mon amour?

Nuala l’embrasse passionnément.

Qui osait nous rappeler à l’ordre, tantot?

Elles regardent derrière elles, l’air innocent. Lori fait manger Cíaran, et Nuala, Lori, et Thomas, Nuala.

Francis a été engagé pour peindre le décor de la scène du Border Zone. Il commence demain. Ce sera une sombre voute, utérine, faite de pierres suintantes posées en trompe-l’oeil.

Parce que c’est un lieu de gestation et une sombre cave?

C’est ce qui l’inspire. Quand Josée a vu la chambre aux tournesols, elle a été conquise… Et puis on a trouvé un généreux donateur pour que Francis soit rémunéré pour son oeuvre… Josée a emmené Fran au Café et lui a demandé ce qu’il voyait sur les murs : « Une terrasse, d’inspiration parisienne avec des serveurs à moustache, minces et stylés dans leur uniforme noir et blanc, et des clients, tous plus paumés les uns que les autres, attablés devant des espressos ou dégustant des petits-déjeuners européens. Ici, le clochard trempant son croissant dans un bol de café au lait; là, l’alcoolique au nez rouge, machant sa tartine de pain baguette en prenant des lampées de je ne sais quoi emballé dans un sac de papier; ou encore l’ado aux cheveux impossibles, aux anneaux partout et au regard perdu contemplant le monde dans sa tasse; puis la vieille dame, toute sale et misérablement vêtue, donnant des miettes de sa brioche au pigeon se dandinant sur la table… ». Et j’en passe! Josée en est restée béate un quart d’heure durant. Mais ce n’est qu’un projet très embryonnaire… pour dans quelques mois, si tout va bien.

Nuala réussit à regarder Thomas, ce qu’elle avait évité de faire depuis le début de sa narration. L’autre sourit et cligne des yeux en guise d’acceptation. Transportée, Nuala lui saute au cou. Cíaran et Lori ouvrent la bouche, puis la referment : certaines choses valant mieux être tues.

Allons-nous bientôt assister à la version initiale de Schizo?

J’y songe sérieusement… Dis-moi, Thomas : est-ce qu’e c’est possible que ta mère se soit proposée pour conduire chaque matin Emmeline à l’école afin qu’elles puissent jaser un peu de ce que la petite vit?

… C’est son genre… Michelle éprouve une empathie naturelle envers les enfants… Je crois qu’elle peut aider Emmeline à mieux vivre avec la maladie mentale de son père… Cela m’a pris du temps à comprendre ce qui motivait réellement ses actes : l’amour de la vie humaine, juste l’amour de la vie humaine…

Le plateau bien garni est gourmandement reçu. Thomas et le professeur déjeunent avec appétit.

Cela vous dérangerait-il que Lori vienne effectuer une razzia dans votre bibliothèque, tantot?

Aucunement, Thomas, vous le savez bien! L’effet Prescott, je présume?

Thomas ne peut s’empêcher de lorgner l’assiette polie de son vis-à-vis. Ils rient de bon coeur.

… Une autre de ses manifestations… Avant que nous nous mettions au travail, un détail me tarabuste… C’est une question d’ordre domestique : j’ai voulu ranger quelques cartons dans le placard, sous l’escalier, et j’ai constaté que je n’en possédais pas la clef.

Le « placard, sous l’escalier »?

Mais oui, venez voir.

Thomas essaie en vain d’ouvrir la porte, dissimulée puisque parallèle aux degrés.

Cela m’intrigue. Plutot étonnant que ce réduit soit barré! … Permettez-vous que je téléphone?

Je vous en prie.

Hugh s’avère accessible.

Que me vaut ton appel?

Un renseignement : existe-t-il une clef ouvrant la remise du sous-sol?

… Je ne comprends pas.

Sous l’escalier, il existe un espace hermétiquement clos…

… Peut-être… Ah, oui, je me souviens : l’endroit où ta grand-mère conservait toutes ses vieilleries, son trésor, comme elle disait.

Papa!

… Je prends conscience que j’ai gaffé, fils.

Heureusement qu’en ce moment tu te trouves bien à l’abri dans ton bureau : j’ai plutot envie de t’étrangler!

… Je le mérite… Pardonne!

Ouais. Si tu me dis où se trouve le sésame!

Euh… Je ne sais pas. Peut-être dans le trousseau suspendu près de la porte de la cuisine… Sinon, on pourrait faire venir un serrurier…

Je vais considérer que tu t’es racheté. Bye.

Thomas pointe jusqu’au premier. Puis de retour, il étudie la forme de la serrure.

Entre celle-ci et celle-là, laquelle choisiriez-vous?

Indubitablement la première.

La clef déverrouille l’antre.

Professeur, nous ne travaillons pas au livre, aujourd’hui!

J’avoue être aussi curieux que vous.

La malle capte leur attention immédiate, car, hors l’objet, la remise est vide. Incommodé par l’odeur de renfermé et l’atmosphère confinée, le professeur sort le premier. Thomas tire la cantine bleu foncé dans l’appartement mais laisse le réduit entrouvert pour que le système de filtration puisse agir. Lori frappe doucement et s’encadre.

Déesse, tu descends du ciel à point nommé.

Quel accueil! Bonjour, professeur.

Lori marque un temps d’arrêt devant le meuble coloré.

Très joli, votre canapé.

N’est-ce pas?

Nuala possède indéniablement un gout très sûr. Mais il est surtout fort confortable.

… Bizarre, cette odeur… Cela prend à la gorge.

Sous les yeux ahuris du professeur, Lori se précipite vers la toilette.

Elle est très sensible aux aromes le matin surtoutt en raison de son état.

Thomas referme la remise et vole au secours de sa déesse après être passé par la cuisine et l’armoire à lingerie. Lori a rendu son déjeuner et Thomas est saisi d’une nausée qu’il réprime. Il rote. Lori tire la chasse d’eau et sourit.

C’est moi qui suis censée me trouver enceinte!

Je veux l’être aussi.

Oh! … Je comprends, maintenant!

Thomas éponge doucement la délicate figure d’ambre, puis tend le verre d’eau. Puis il prend son épouse entre ses bras. Elle s’appuie sur lui.

Tu es mon essence. Je t’aime, Lori, maintenant et toujours.

Moi aussi, Thomas. Et de notre amour, j’en porte le fruit.

… Es-tu remise, m’amie?

Tout à fait. Rejoignons le professeur.

Gérard, à genoux, termine de dépoussiérer le volumineux objet.

Oh ! Vous auriez dû me laisser faire!

— En attendant… Vous portez-vous mieux, Lori?

Oui, merci de votre sollicitude… Mais qu’est-ce que c’est que cette malle, dont vous semblez faire grand cas?

Thomas lui explique leur découverte inattendue. À la toute fin, le professeur glisse.

Comme ce sont probablement des documents et des objets liés à l’histoire de votre famille, je me sens malvenu…

Comme si vous n’en faisiez pas partie, désormais! Et comme si vous n’étiez pas d’un naturel curieux, vous aussi!

Je me rends! On ouvre?

… Avec quoi ? Elle est fermée à clef!

… L’autre que vous m’avez montré, tantôt, conviendrait à ce genre de serrure…

Thomas revient avec le trousseau et tend l’outil à Lori.

Encore une fois, princesse.

La malle est remplie à craquer d’objets et de papiers hétéroclites empilés visiblement au fil des ans.

Ma grand-mère n’était pas très ordonnée. Les dix dernières années de sa vie n’ont pas constitué une sinécure pour mes parents. Elle était tyrannique. Elle m’aimait beaucoup et c’était réciproque. Je me faisais une joie de combler tous ses caprices, même les plus vétilleux. Elle m’appelait son rai. Elle me narrait toutes sortes d’anecdotes du passé. J’étais captivé. Moi, je lui racontais mes gros chagrins d’enfant, puis d’adolescent. Elle trouvait toujours le mot juste, celui qui me faisait réfléchir ou m’apaisait. Même après avoir claqué la porte du domicile familial, je revenais la voir, juste elle, quand Michelle et Hugh étaient absents. Regarde, c’est une photographie de moi, à quinze ans!

Beau bonhomme, déjà!

C’était avant l’acné… Sur celle-ci, j’avais six ans… Et là, j’étais nourrisson…

Thomas replace le tout en l’état initial.

Misère! Ce sera un travail de bénédictin que d’inventorier tout cela!

C’est pourquoi je vous suggère de prendre congé du livre pour une semaine au moins. D’autant plus que James n’a pas commenté d’un iota notre chapitre trois.

Yé! Il est en béton, celui-là! … Mais je retenais mon souffle.

Moi aussi, j’avoue… Lori, James compte bien être le premier lecteur de la version définitive de votre mémoire et, s’il vit jusque-là, de votre thèse.

Oh! Quel honneur!

Il croit, tout comme moi, en vos talents. Vous apportez un regard neuf, dénué de parti pris. Que vous remettiez en question des concepts, peut-être trop solidement ancrés, m’apparait très sain pour la science.

Les commentaires du professeur Prescott m’aident à étoffer ma recherche d’une façon inappréciable. Qu’il n’ait pas la manière importe peu, au fond.

Je suis heureux que vous l’ayez compris, d’autant plus que James se désolait de s’être montré si dur.

Je considère cette leçon salutaire, même si elle a fait mal à mon ego. Le professeur Prescott m’a fait bénéficier de sa sagesse.

Et moi, je fais mea culpa pour ma trop grande indulgence.

Venant de vous, cette volée de bois vert m’aurait profondément heurtée. De plus, ce n’est pas là votre manière d’être, tellement humaniste!

Lori l’embrasse sur la joue. L’autre, fort ému, ne sait comment réagir. Thomas boucle les sangles. Gérard regarde les jeunes gens avec toute la tendresse du monde dans les yeux.

… Tous quatre, vous m’avez fait comprendre la chose la plus importante qui soit : seul l’amour compte… Avez-vous besoin d’aide pour transporter votre fardeau?

C’est le cas de le dire, au temps que cela prendra pour en faire le tour! Quant au poids de l’objet : n’avez-vous jamais remarqué ma constitution plutôt robuste?

Le professeur rit.

Maintenant que vous m’y faites penser… J’aimerais que vous me fassiez part de vos découvertes.

Je n’y manquerai pas. Si vous montiez avec nous, pour diner?

C’est vrai que, malgré le déjeuner plantureux, je ressens une faim de loup… Oserais-je réclamer le privilège de… nourrir Cíaran?

Votre amour pour lui ainsi que sa réciproque, nous les respectons sans réserve aucune, Gérard.

Aussitot rendu, Gérard hésite sur le seuil.

Pourriez-vous demander à Cíaran s’il veut manger? Il se trouve dans son repaire, probablement.

Alors que Gérard s’apprête à frapper discrètement, l’exclamation retentit, péremptoire.

La paix!

Le ton rageur le cloue au sol. La mine désolée du professeur renseigne tout de suite Thomas.

Cíaran est parfois… d’humeur rien moins que conviviale…

Thomas!

Galvanisé, celui-ci pointe jusque chez son peu commode époux et referme derrière lui.

Qu’y a-t-il, mon amour?

L’être aimé est fou de colère : il hurle.

J’ai chié dans ma satanée couche de bébé! Il y a une heure de cela!

Pourquoi ne pas m’avoir appelé immédiatement?

Cíaran fixe rageusement le parquet aux pieds de Thomas. Celui-ci ramasse le batonnet.

Oups! … On devra trouver un meilleur système…

Mets-le-toi dans le cul, ton « système »!

Je vais d’abord nettoyer le tien!

Thomas pousse le fauteuil roulant jusque dans la salle de bain de la chambre principale. Cíaran se laisse manipuler, les yeux fermés et les muscles raidis. Après avoir lavé les parties souillées,ainsi que ses mains, Thomas enduit la zone irritée d’une crème adoucissante, puis remet une nouvelle protection. Il se relave encore.

Excuse-moi, Cíaran, je tacherai d’être plus vigilant, dorénavant. Viens-tu diner?

L’autre secoue véhémentement la tête.

Veux-tu retourner à ta chambre?

Cíaran acquiesce et Thomas obéit.

Veux-tu que…

Je n’en peux plus! Tirez-moi une balle dans la tête, quelqu’un!

Les mots hurlés résonnent dans toute la maison. Cíaran éclate en sanglots déchirants.

Avant même que Thomas n’amorce un geste, Gérard s’agenouille devant son jeune amant.

Allons, mon amour, reprenez-vous! Vous mettre dans tous vos états pour une telle peccadille!

Cíaran, l’air ahuri, ouvre la bouche, puis la referme. Avec son mouchoir, Gérard tamponne délicatement les sillons de larmes. Lori et Thomas se retirent à reculons le plus discrètement possible.

Est-ce utile de vous rappeler ce que vous représentez pour les vôtres et pour moi?

Non, je le sais… Je suis désolé… Je me sens tellement vulnérable, tellement impuissant!

Vulnérable vous l’êtes, tout comme moi, comme nous le sommes tous, en fait, la plupart du temps. Fugace est le sentiment d’invincibilité.

Moi plus que les autres.

En êtes-vous bien certain? Votre corps dérape mais vous êtes bien plus qu’un ensemble de chair, d’os, de muscles et d’organes, magnifique, par ailleurs.

Cíaran sourit.

Quant à l’impuissance, je ne m’en suis pas rendu compte, jusqu’à maintenant!

Je ne parle pas de celle-là. 

Peu importe… La puissance de votre coup de rein me transporte aux cimes, mon amour.

Gérard l’embrasse profondément.

Viendrez-vous, demain soir?

Je ne manquerai ce rendez-vous doux pour rien au monde… Demain… l’avenir… Gérard, vous êtes diabolique!

Non. Juste amoureux… Venez-vous diner, mon cher?

Cíaran sort la langue et fait le beau. Gérard émet son petit rire habituel. L’orage est passé mais il laisse des séquelles dans la cuisine. Lori et Thomas chipotent dans leur assiette.

Pardonnez-moi, je ne me maitrisais plus… Je suis conscient que je suis pénible à vivre.

Parfois, Cíaran… Ce qui m’atteint le plus, c’est ce sentiment d’impuissance…

Je ne m’en étais pas rendu compte!

… Je ne parlais pas de celle-là!

Peu importe…

Incongrument, Gérard est saisi d’un fou rire irrépressible qui finit par les gagner tous.

Après diner, Gérard, épuisé par toutes ces émotions, imite parfaitement le loir en phase comateuse, copié en cela, deux étages plus haut, par Cíaran. Lori et Thomas explorent le contenu de la malle. Elle établit rapidement un système de classement qui laisse Thomas béat d’admiration. Thomas devient fébrile quand il s’aperçoit que le contenu s’étale sur plusieurs générations. Lori modère son enthousiasme.

Thomas, notre emploi du temps exige.

… Tu as raison, m’amie. Pour certaines choses, je suis comme un chien fou. J’apprends de toi la discipline.

Et moi le contraire puisqu’elle a ses limites… Que penses-tu d’un interphone?

Et s’il perd la voix? Et puis, pour parler, on doit appuyer sur un bouton… Un bidule similaire en fonction,  un récepteur de radiomessagerie et utilisable dans les meilleurs délais, m’apparait davantage fonctionnel… J’en parlerai à Denis, demain.

Le technicien qui travaille à l’endroit où tu as acheté le fauteuil?

Oui, c’est lui qui a modifié le dispositif de commande. Il est vraiment génial en électronique…

Thomas consulte sa montre.

Je vais sortir faire les courses… J’ai pensé à des pierogis, pour souper.

Qu’est-ce que c’est?

D’origine polonaise, des pâtes farcies à la viande, ou aux pommes de terre, ou à la choucroute et aux champignons. On les sert avec de la crème sûre et des oignons frits dans l’huile.

Cela m’apparait un peu étrange, mais pourquoi pas? Achète aussi de la viande hachée maigre et des pommes de terre : demain, je cuisinerai du hachis.

Qu’est-ce que c’est?

Un mets que ma mère préparait souvent… Une casserole de pauvre, mais savoureuse. Ah, oui ! Achète aussi des grains de maïs en conserve et du concentré de bouillon de boeuf… Et prends ton temps, je m’occuperai de la toilette de Cíaran. Elle peut fort bien être faite avant le massage.

Merci, princesse.

J’aime le dorloter, tout comme toi d’ailleurs.

Je n’avais pas vraiment compris.

Tous deux, vous êtes mes époux.

Lori s’allonge de côté auprès de Cíaran. Celui-ci ouvre les yeux.

Le pauvre mortel que je suis se trouve ébloui par les prunelles de la déesse de la vie.

Depuis que tu sais que je porte notre enfant, ta perception de moi s’est modifiée.

J’ai été touché par la grace, je crois… Je ne plaisante pas, Lori. Y a-t-il quelque chose de plus sacré que le ventre fécondé d’une femme? Que les bras aimants d’une mère? L’homme apporte sa semence mais Elle abrite le foetus, protège le nourrisson et en fait un être humain, appuyée, parfois, par le père. Tu es devenue Femme… Et je vénère la déesse païenne.

 J’ai peur, Cíaran! C’est une responsabilité tellement énorme!

Nous serons des parents un peu spéciaux, certes. Et on appliquera la recette éprouvée de ta mère, de celle de Thomas et de la mienne : l’amour.

« Nous »…

N’en doute plus jamais. Sois assurée que, même à l’état de cucurbitacée, je trouverai le moyen de mettre mon pépin dans l’engrenage familial.

Un concombre irlandais… Plus mince mais plus long que l’autre… Cíaran, je suis désolée de ma réaction de tantot.

Et moi encore plus… Lori, j’aurai encore des envies suicidaires, parfois. Et des colères qui vous blessent.

Ça, je m’en doute bien. Je veux que tu aides notre enfant à grandir, Cíaran.

J’en fais le serment, Lori.

Je te le rappellerai, au besoin.

N’y manque surtout pas, mon amour… Parlant de « besoin »…

Lori aide son époux à se hisser dans son fauteuil, puis sur le siège de toilette.

J’ai reçu, hier, les produits que j’avais commandés, dont un nouveau gel moussant à l’odeur divine…

Fais-moi sentir…

Cíaran hume, les yeux fermés.

Thomas va capoter : c’est trop féminin… J’adore! On prend un bain?

Ils y sont encore quand Thomas revient de ses courses.

On se la coule douce!

Viens nous rejoindre.

Il s’approche pour les embrasser à tour de rôle.

On dirait une odeur de pêche.

== Pile.

Thomas fait demi-tour et se dirige vers la cuisine.

Celle-là non plus… On en sort?

Si tu mettais ta nouvelle robe de chambre? Elle te va si bien!

Et risquer ainsi de devenir l’objet de la convoitise de mon époux ainsi que de mon amant?

Sans parler de la gent féminine qui gravite autour de toi…

D’accord : j’aime le danger.

Thomas s’affaire aux préparatifs du repas. Emmeline pointe le bout du nez.

Est-ce que je peux t’aider, Thomas?

Il se retourne pour lui répondre. Des larmes sillonnent ses joues.

C’est gentil mais j’ai presque fini la préparation à la friture.

Tu as du chagrin!

Hein? Oh, non : c’est à cause des oignons.

Emmeline humidifie un mouchoir de papier et lui tamponne les yeux.

… Voilà, c’est mieux. Quelle idée d’en faire autant à la suite!

J’admets que je manque de sens pratique.

Je vais m’occuper à les faire frire : tu verras, ils seront sublimes.

Nuala enserre la taille de Thomas par derrière. Il se détourne pour l’enlacer.

Qu’est-ce qui ne va pas?

Tout baigne. Je préfère l’odeur de l’oignon à celle de la pêche, tout compte fait.

Perplexe, Nuala le considère. Il se remet à ses apprêts. Nuala hoche la tête quand Lori plante un baiser sur sa nuque. Elle s’assoit sur les genoux de Cíaran et effleure ses lèvres. Leurs langues s’emmêlent. La main baladeuse de Nuala s’aventure dans l’échancrure entrouverte.

Sexy, la pelure verte. As-tu des projets pour les prochaines heures?

Je vais évaluer les offres avant de me décider.

Goujat!

Je vois que tu as revêtu mon cadeau… C’est seyant.

Thomas s’approche par derrière et place les mains sur les épaules de son époux. Il se penche pour caresser le torse, par dessus l’étoffe soyeuse. Il l’embrasse dans le cou.

Cela me donne envie de te l’enlever.

Je n’ai pas encore fixé mon emploi du temps pour la soirée…

Oserais-je te rappeler ton devoir conjugal?

Vraiment! Tous les moyens sont bons, on dirait!

Qui veut la fin…

Heureusement, Lori saura me protéger!

Crois-tu? J’ai plutot envie d’en profiter… Après tout, tu aimes le danger…

Cíaran la fusille du regard avant d’éclater de rire.

Je constate que vous vous êtes remis complètement, Cíaran.

Gérard se penche pour baiser sa joue. Il murmure à l’oreille de son amant.

 Vous êtes en beauté, mon amour, en plus de fleurer bon la pêche… Si vous portiez cette frivolité, demain soir?

Cíaran frissonne sous le regard amoureux. Emmeline les rappelle à l’ordre.

Thomas, les pierogis semblent aussi chauds que les lapins et lapines du clapier!

Oups ! Nous nous sommes oubliés alors qu’une si jeune personne nous observe!

Il le dit d’un ton goguenard mais avec un brin de contrition.

Cela ne fait rien : je ne suis plus un bébé. Je sais comment on les fait et mon père et Nuala sont plutôt expansifs de ce côté… Alors, je suis résignée… Mais, vraiment, les adultes, ils ne pensent qu’à ça!

Assez souvent, le soir venu. C’est aussi une façon de se détendre.

Franchement, la lecture me parait beaucoup plus distrayante! Mais je trouve que vous l’êtes aussi, d’une certaine manière, et très intéressants à étudier.

Elle éclate de rire devant leur mine interloquée.

J’ai décidé de devenir psychologue. Michelle m’a expliqué la différence entre sa profession et celle-là… Elle a promis de me dénicher un livre pas trop compliqué qui traite de la psychologie : j’ai hâte!

Le bel enthousiasme de l’enfant, inhabituel, les fait sourire avec tendresse. Ils s’attablent et Thomas partage les pierogis et Lori les « oignons frits parfaitement réussis ».

Professeur, Thomas m’a dit que vous connaissiez à fond les us et coutumes de divers peuples de la terre…

… J’ai étudié de longues années dans ce domaine.

J’aimerais que vous me racontiez.

Oh! Bien sûr. J’arriverai plus tôt, parfois. Je crois que mes histoires sauront certainement vous intéresser puisque certains usages sont vraiment fascinants.

Emmeline goute à une pate farcie aux champignons et à la choucroute. Elle avale courageusement. Celles aux pommes de terre et celles à la viande semblent mieux passer. Nuala propose un troc à la ronde, lequel est accepté d’emblée. Finalement, après moult échanges, tout le monde se trouve satisfait. C’est Gérard qui nourrit Cíaran. Leur plaisir manifeste attendrit les observateurs.

Pendant que Thomas s’occupe du lavage, les autres desservent. Emmeline convainc Nuala de regarder Teletoon. Cíaran s’enferme pour travailler. Les trois autres continuent d’inventorier le contenu de la malle. À vingt et une heures, le professeur prend congé et Nuala borde Emmeline. Thomas se plante devant la porte du repaire de son époux et attend.

Entre, mon amour.

J’aime bien mieux ce genre d’accueil… Pilule bleue, exercices, toilette et massage?

La première et le dernier, seulement, si j’ai le choix… Pardonne-moi mon éclat.

Pas vraiment d’alternative…. J’ai assisté à une belle leçon de l’expérience.

Et moi, donc! … Gérard est un sage.

Cela me rend heureux que tu l’aimes, Cíaran.

Le bonheur porte ton prénom, Thomas.

À la dernière étape, Lori les rejoint.

J’ai reçu une huile sèche qui pourrait probablement convenir.

… On peut toujours essayer.

Lori vaporise sur une petite surface de l’épiderme dorsal du sujet.

… L’odeur est prégnante mais agréable.

Cíaran donne son accord inconditionnel et ferme les yeux, savourant visiblement chaque instant de la séance. Nuala observe avec envie les manipulations.

Déshabille-toi, mon amour : je vais te masser aussi.

Nuala soupire d’aise sous les gestes de Lori.

Le contact sensuel des corps éveille le besoin d’accouplement. Lori chevauche Thomas et Nuala, Cíaran. Puis, étalées sur le ventre, gémissant, elles se font passionnément enculer par le partenaire interchangé. Thomas essuie délicatement le membre palpitant, encore dur, puis le sien. Il chuchote.

Fais-le-moi aussi.

Avec plaisir… Non, pas de lubrifiant. Je vais te mettre doucement, sans te faire mal.

Thomas consent et Cíaran pénètre, en lévrier, à l’intérieur de son époux.

Je voudrais pouvoir la tater, ta belle queue durcie… Retiens-toi, je veux que tu me sodomises aussi, ensuite.

Facile à dire…

… Oh! … Mon homme! … Thomas… Prends-moi!

Celui-ci le monte aussitot avec un bel enthousiasme.

Hé! Bride-toi!

Thomas modère un tant soit peu. Les tendresses que se prodiguent mutuellement les femmes captivent son regard, tout comme celui de l’autre mâle. Les quatre se rejoignent dans l’extase charnelle.

 

Vendredi 13 novembre

Cíaran, la voix aimable, invite son époux à entrer dans son repaire.

Salut. As-tu bien travaillé?

À merveille! … Qu’est-ce qu’il y a? Tu sembles surexcité!

Thomas place devant lui l’objet que Cíaran contemple, fasciné.

Cette sculpture! Je ressens l’amour qu’il lui portait, Thomas!

Moi aussi. Chaque courbe est amoureuse de l’autre! Le professeur a eu la même réaction. Et l’oeuvre en est, de loin, à l’étape de finition! Elle se trouvait tout au fond de la malle : j’en ai senti la dureté en tatonnant.

Amène-moi aux toilettes avant de me faire découvrir la suite, car il y en a une, je le sens.

Les contraintes physiologiques respectées, Thomas lui tient la lettre à hauteur d’yeux. Cíaran émet une sourde exclamation lorsqu’il prend connaissance du destinataire : madame Regina O’Donnell-Lynch. Il lit à haute voix.

« Madame, nous avons effectué une rigoureuse enquête ayant trait aux allégations dont vous m’avez fait part, à savoir : que monsieur Thomas O’Donnell, aide-infirmier de profession, ait été victime de meurtriers, en l’occurrence et nommément, messieurs Fortier et Benson, prénoms inconnus, alors qu’il se trouvait en service sur la Grosse Île, ainsi que de tentative de meurtre sur la personne de Ryan Lynch, docteur en médecine, et qui exerça, également en ces lieux, durant la saison de navigation de l’an de grâce mil huit cent quarante-sept. C’est à regret, madame, que je dois vous faire part des conclusions auxquelles mes enquêteurs sont arrivés : monsieur Thomas O’Donnell est décédé des suites de la terrible fièvre qu’est le typhus; les deux gardiens, ou hommes à tout faire, impliqués ne figurent pas sur la liste officielle du personnel ou sur celle des prisonniers employés à la station de quarantaine pour cette période, ni avant, ni après, par ailleurs; de plus, aucune des personnes que nous avons interrogées ne connaissait leur existence et même nos recherches de patronymes similaires se sont avérées infructueuses. Aux fins de classement au dossier, je conserve la transcription assermentée des passages originaux pertinents, en gaélique irlandais, du manuscrit du docteur Ryan Lynch. Dans l’état actuel des choses, nous considérons l’affaire classée, faute de preuves. Toutefois, si de nouveaux éléments étaient portés à notre connaissance, soyez certaine que nous agirons au mieux. En foi de quoi, j’ai signé, Lieutenant Charles Carpentier, officier de police de Sa Majesté »

Thomas commente succinctement.

Fin de non-recevoir, à peu de choses près.

Mon intuition était donc juste!

Hein? Mais de quoi parles-tu?

Tu baisses, Thomas : c’est pourtant écrit sur vélin, en toutes lettres et à l’encre!

Thomas entreprend une relecture de la missive. Il tombe au sol, jambes sciées. Il souffle.

Riain Lynch n’est pas mort sur la Grosse-Île.

Tu pourrais suivre la piste des nonnes.

Une excellente idée… Mais, auparavant, je vais terminer l’inventaire de mon trésor. C’est une vraie mine du passé : extraits de baptême, de mariage, de décès, lettres d’amour et objets hétéroclites… J’aimerais tellement pouvoir vous épouser officiellement, tous les deux !

Je partage ton sentiment, Thomas… Mais dans l’état actuel des choses…

Affaire classée… Soupez-vous en tête à tête?

C’est ce dont nous avons convenu. Je passerai aussi toute la nuit chez lui… Gérard estime que se priver du plaisir de dormir ensemble pour… « des considérations aussi banales que l’hygiène corporelle » ne fait pas de sens.

C’est également mon avis.

La sonnerie du téléphone interrompt leur tendre baiser. Thomas tient le combiné près de l’oreille de son époux. Visiblement, l’appel lui fait grand plaisir.

Je te rappelle dans quelques minutes.

Thomas raccroche.

Qu’y a t-il?

 …Georges et Philip viendraient me visiter demain, entre deux et cinq, si cela ne comporte aucun inconvénient.

Cela adonne bien, Lori et moi avions prévu un après-midi de magasinage, toutes sortes de machins pour bébé et dame enceinte. Tu auras place nette pour recevoir tout à ton aise.

N’est-ce pas prématuré? … Incidemment, il existe d’autres jolies teintes pastel que le rose… Le vert ou le bleu, par exemple…

Curieux, tu emploies les mêmes mots que Lori et avec l’air de marcher sur des oeufs…

Cíaran ne commente pas.

Ma compagnie leur manque… Signale le numéro de Georges, s’il te plait.

Thomas s’exécute.

La porte sera béante… Ah! Ah! Farceur de bas étage! … J’ai hâte, bye!

La conversation terminée, Thomas, tête sur les genoux de son époux, l’enserre à la taille.

Cela me fait chaud au coeur de te voir si heureux, malgré tout. Je t’aime, Cíaran.

Je t’aime, Thomas… Je n’arrive pas à y croire… au bonheur d’être que je ressens… Tu en es l’artisan, et Lori et Nuala également… J’ai peur de m’éveiller.

Non, c’est toi… Nous ne faisons qu’aplanir le terrain de quelques aspérités.

 « Quelques! »

Notre noeud tient davantage de la symbiose que du parasitisme… Puisque tu ne pourras pas effectuer tes exercices, ce soir, une petite séance, immédiatement, serait appropriée…

Cíaran grimace. Thomas se fait enjôleur.

Juste avant la baignade…

Si tu te joins à moi, et sans huile parfumée.

À la vanille, c’est tolérable, finalement.

La routine complétée, ils reviennent dans la chambre verte.

Qu’est-ce que tu veux porter?

Mon cadeau… Gérard m’en a prié instamment.

Thomas apporte la robe de chambre soyeuse. Pour la lui passer, il se rapproche. Cíaran capture entre ses lèvres la verge déployée. Thomas ceint la tête de ses paumes.

Oh, Cíaran ! … Plus vite, mon amour! … Fais-moi venir fort… Oui!

Essoufflé et jambes cotonneuses, Thomas s’assoit au bord du lit.

Super, cette nouvelle façon de faire!

Je tire les leçons de l’expérience, laquelle s’abreuve à d’autres sources.

La théorie des vases communicants, en quelque sorte…

 

En l’accueillant, Gérard effleure de ses lèvres le cou de Cíaran.

Que vous fleurez bon, mon amour… Et que vous êtes magnifique ainsi paré d’olivine. Mais venez, le livreur vient tout juste de nous apporter notre festin.

Gérard a dressé la table et servi. La cuisine est éclairée par deux chandelles, géométriquement disposées. Gérard porte la coupe de nectar aux lèvres de son amant.

Bon anniversaire, mon amour… Notre rencontre de ce soir, c’est le présent de Thomas, en quelque sorte.

Moi qui croyais qu’il avait oublié!

Mais non, il a pensé qu’un tête à tête avec moi, dans l’intimité, vous ferait davantage plaisir qu’une fête organisée en compagnie de tous…

Et il m’a offert cette robe de chambre suffisamment en avance pour que je ne comprenne pas tout de suite! Comme il me connait bien! … J’adore ce que j’entends.

Mon cadeau. Daniel Taylor. Je l’ai écouté fortuitement, et j’ai tout de suite pensé que vous apprécieriez.

C’est le cas! Quelle Voix! … Gérard…

Je vous sens tout ému… Je vous aime, Cíaran.

Je vous aime, Gérard.

… Une bouchée de filet de poitrine? Avec du miel?

Ils s’adonnent à leur péché de gourmandise et festoient. Rassasiés, ils rotent incongrument et éclatent de rire. Ils sirotent une dernière coupe de vin.

… J’ai besoin que vous m’aidiez.

Mais avec plaisir!

Dans la salle de bain, Gérard procède, avec délicatesse, à la toilette de son jeune amant.

Je peux me passer de protection pour un bon moment.

Allons nous asseoir au salon, voulez-vous?

 

Cíaran examine la nouveauté.

Il est superbe, ce canapé.

Je me réjouis de votre opinion. Votre soeur m’a aidé à fixer mon choix.

J’avais deviné!

Ils éclatent de rire. Avec le soutien de Gérard, Cíaran s’y installe. Gérard aussi, tout proche. Il murmure.

Est-ce que vous…

Juste avant de descendre.

Le souffle de Gérard se précipite. Sa main s’insinue dans l’échancrure du vêtement et l’accentue.

J’en rêvais depuis hier…

La respiration de Cíaran s’accélère. Gérard écarte les pans de la robe de chambre et suce, tour à tour, les mamelons turgescents. Commence alors un duo sensuel sur le corps à demi dévêtu de l’autre. Cíaran lèche, tète et mordille; Gérard touche, surtout. Ils s’arrêtent un moment, verge de l’un accolée au ventre de l’autre. Ils s’embrassent passionnément et longuement. Gérard dénoue leur étreinte et se lève. Il contemple amoureusement l’être étalé.

Permettez-moi de vous posséder, Cíaran.

Celui-ci s’agenouille et appuie sa tête au dossier. Gérard remonte le vêtement et écarte les globes des fesses. Il fait une génuflexion. Avec sa langue, il prépare son amant à le recevoir. Il se redresse ensuite pour le visiter. Le tenant fermement par la taille, Gérard l’attire itérativement vers lui.

Durez longtemps, mon amour : vous me remplissez comme j’aime!

À vous enculer, n’égale que le plaisir d’être sodomisé par vous… Oh, Cíaran!

Gérard procède en accelerando. Il empaume le pénis de son amant et s’y accroche. Les deux hommes crient alors que la jouissance les submerge. Gérard recueille la laitance dans le creuset de sa main et l’absorbe ensuite.

Le gout de mon homme.

Venez que je rende votre antre accueillant…

Étendu sur le ventre, Gérard gémit sous la langue dardant à l’intérieur de l’anus. Le membre mâle s’y substitue. Cíaran couvre son amant avec une grande douceur, ses lèvres collées à la nuque. Gérard se fait actif et ondule sous lui. Cíaran les conduit à un paroxysme d’une intensité qui les laisse inertes. Tendrement, Gérard effectue la toilette de son amant et équipe le caleçon d’une protection. Au lit, les deux tourtereaux roucoulent, entrelacés serrés.

 

Samedi 14 novembre

Thomas et Lori partis, Cíaran compte les minutes avec impatience. Il les accueille de l’entrée.

Entrez, c’est ouvert!

== Bon anniversaire, Cíaran!

Soufflé, Cíaran balbutie.

Mais comment? Oh! Thomas…

Les deux autres sourient sans répondre. Visiblement ému, Cíaran les invite à se défaire de leur paletot, puis à le suivre jusque dans la salle à manger. Ils facilitent son transfert sur le canapé et s’assoient également. Le premier, Georges déballe son paquet enrubanné.

Pour tes heures creuses. Ce roman de Marie Laberge m’a touché énormément autant par son sujet, la mort d’un être cher, que par la façon de le traiter… Je me rends compte que La cérémonie des anges constitue un bizarre cadeau.

Mais non! En matière de littérature, tes gouts et les miens se ressemblent. Ton présent me fait grand plaisir.

Cíaran l’embrasse sur la bouche, brièvement puisque Philip attire son attention en se raclant la gorge. Un pantalon et une veste d’intérieur confectionnés dans une étoffe ton sur ton, légère et soyeuse sont tirés de leur emballage.

À la nuance de vos iris… Malgré son apparente fragilité, le tissu peut affronter sans problème la lessiveuse.

Une telle douceur!

… Comme la texture de votre peau.

Philip effleure les lèvres tendues.

Merci de vos gateries mais surtout de votre visite. Prenons-nous un café? Il y en a prêt dans la cuisine.

Georges revient avec deux tasses pleines dont l’une abondamment lactée.

Toi et moi l’aimons différemment de Philip : nous la partagerons.

J’ai l’impression que je ne vous ai pas vu depuis plusieurs semaines alors que moins de dix jours se sont écoulés… le temps passe différemment ainsi… Racontez-moi, enfin.

Ah, la curiosité! La dernière fois, cela n’allait pas fort… Quelle grippe! Et c’était tellement agréable de recevoir tes soins attentifs!

La réciproque aussi, Cíaran.

La plupart du temps, c’est vous qui me traitez comme un coq en pâte… Alors?

Narre-lui, Philip : j’aime tellement entendre ta voix.

Celui-ci sourit et la lumière émane de ses prunelles. Il se racle la gorge avant d’entamer.

Voilà-t-il que l’homme à la perruche a décidé de me courtiser. Une vraie cour en règle faite d’attentions discrètes et fort déconcertantes : chercher et préparer mon thé à la cafétéria, déposer une bouchée de chocolat fin sur mon plateau de diner, m’envoyer des fleurs sans autre commentaire que mon prénom, presser ma main brièvement quand le « hasard » nous mettait en contact et j’en passe, ceci tout en conservant par ailleurs son attitude neutre coutumière et sans que n’y soit faite la moindre allusion. Je me sentais à la fois touché et embarrassé. J’ai reçu un carton d’invitation anonyme me conviant à un souper en tête à tête au restaurant. Petite boite italienne, ambiance feutrée, service discret et attentionné. Nous étions tous deux tirés à quatre épingles, beaux pour le regard de l’autre. En même temps, je me sentais perdre pied. Je n’arrive plus à me rappeler ce que j’ai mangé, si ce n’est que c’était délectable.

Moi non plus. Et j’avais tellement peur d’une rebuffade que j’avalais difficilement. Avant la fin du repas, j’avais perdu la faculté de la parole.

Il a juste placé sa paume ouverte à portée. Il était incapable de me regarder.

J’avais l’impression que mon coeur faisait des embardées.

J’ai pris sa main entre les deux miennes… Nous sommes devenus amants le lendemain…

Que je vous aime! Que je suis touché que vous m’ayez fait partager ces précieux moments! Et je vous sens tellement heureux, plus jeunes, plus forts!

Le bonheur qui nous habite, tu en es l’artisan, en quelque sorte… Explique-moi : alors que le sort s’acharne, une sérénité nouvelle semble t’habiter; il émane de toi une joie de vivre que je n’ai jamais perçue auparavant.

Ils m’ont fait retrouver mon âme. Je ne saurais expliquer davantage… … J’ai besoin d’aller à la salle de bain.

Sans mot dire, Philip le prend dans ses bras comme s’il avait pesé un fétu et le conduit au lieu dit.

J’aimerais bien endosser votre cadeau.

Je n’osais pas vous en prier…

Il revient une demi-minute plus tard et procède. Il souffle.

Que vous êtes beau, ainsi paré !

Philip ramène Cíaran à la salle à manger. Georges le détaille des pieds à la tête, puis baisse les yeux.

Messieurs, j’ai quelques récriminations contre vous!

Ils le regardent sans comprendre.

Aucun de vous ne m’a vraiment embrassé…

Georges répare ce regrettable oubli avec un enthousiasme indubitable. Philip observe l’embrassement passionné, imperturbable. Quand Cíaran lui tend ses lèvres, il les réquisitionne longuement.

Si nous nous allongions confortablement, messieurs?

Philip ouvre la bouche, puis la referme. Georges sourit. Le souffle court, Philip dépose son léger fardeau au mitan du lit. Georges prend Philip dans ses bras. Sous la contemplation attentive de Cíaran, il dénude graduellement son vis-à-vis, puis il se dévêt à son tour. La belle érection des deux hommes fascine Cíaran. Il humecte ses lèvres. Son sexe se trouve à l’étroit et saille. Philip et Georges s’étendent de part et d’autre de leur jeune amant. Par-dessus son vêtement, puis dessous, Cíaran est ratissé de tendresses. Il prodigue aussi ses caresses buccales. Georges s’étend sur le dos et relève les jambes.

Sur la table de chevet.

Philip le prépare, puis il se love au flanc de Georges. Il pose sa large paume sur le derrière de Cíaran, imprimant à celui-ci une cadence brisée, inhabituelle. Georges s’alanguit, devient totalement passif, mais gémissant de plus en plus fort, les joues couperosées.

Arrêtez, Philip, je ne peux plus me retenir.

L’autre ignore la demande. Cíaran succombe à l’orgasme. Un autre regard capte son attention, une autre intimité s’offre. Le dard encore dressé pénètre en Philip. Georges monte sur son jeune amant. Parfaitement immobile, Cíaran devient le catalyseur de leur désir conjugué. Philip se guide sur les traits altérés par le plaisir et Georges laisse libre cours à sa frénésie. L’extase se peint sur la figure de Cíaran, juste un peu avant de la connaitre, encore, tout comme sur celle de Georges. Libéré de l’emprise de celui-là, Cíaran retombe sur le côté et se retourne. Les bras de Georges l’accueillent. Le puissant membre de Philip trouve gite dans le conduit rectal et s’immobilise, profondément rivé, juste le temps que Cíaran l’accepte. Celui-ci se soumet, geignant, à la virile sodomie. Les doigts habiles de Georges activent à nouveau sa vigueur. Juste avant de jouir, Philip les englobe tous les deux dans son étreinte. Le sperme de Cíaran gicle sur le ventre de Georges.

Alanguis, ils récupèrent. Cíaran réclame une cigarette. Philip en prend une, aussi. Il s’excuse, embarrassé.

Une fois n’est pas coutume.

Puis il est saisi de fou rire. Les deux autres l’envisagent, interloqués. Philip essuie quelques larmes.

Il parait que c’est thérapeutique… Mais je vous explique mon hilarité soudaine…

Georges et Cíaran suspendent leur souffle, à l’écoute de leur amant si peu enclin aux confidences. Philip reprend.

Mon fils, de passage impromptu à Montréal et en transit pour Toronto, a voulu me rendre une visite surprise. Dans le hall d’entrée, il a croisé notre ineffable directrice, laquelle l’a prié instamment de lui accorder un entretien. Inquiet quant à ma santé, il a accepté, bien entendu. Je vous rapporte ici succinctement les propos que la dame a tenus : « Rassurez-vous, votre père semble se porter très bien… physiquement, du moins… Toutefois, son état mental nous inquiète grandement… Nous avons reçu des plaintes quant à son comportement… ». Alexis lui a demandé davantage de précision. « Cela m’embarrasse de vous entretenir de ces choses, mais soit : votre père… affiche ouvertement ses… penchants amoureux envers… un autre pensionnaire, ce qui suscite des réactions outragées, fort légitimes, d’autres membres de notre communauté ». Mon fils lui a demandé si les gestes reprochés tenaient de l’exhibitionnisme. Elle a affirmé que oui. Il a voulu qu’elle lui fournisse quelques exemples : « Ils se tiennent par la main, vont même jusqu’à s’embrasser… Nous songeons à lui faire rencontrer un psychologue… Si vous pouviez le convaincre…Dans les circonstances, il nous est difficile d’accepter de renouveler son contrat de location »… Vous ai-je déjà dit qu’Alexis exerce la profession d’avocat? Sa réplique a duré une heure. Quand il est sorti de son bureau, elle était verte. Il est venu me retrouver… Entre nous, la communication n’a jamais été facile… une espèce de pudeur, de part et d’autre… Cette fois, il en a fait fi et, d’emblée, il m’a raconté sa conversation précédente. J’ai dû passer par tous les états d’âme. Son exposé juridique, il l’a réitéré pour moi. À la toute fin, je n’osais plus le regarder, non parce que j’avais honte de mes actes, rassure-toi, Georges, mais parce que j’étais embarrassé qu’on l’ait contraint à plonger ainsi dans mon intimité. Il s’est mépris, en partie : « Papa, si tu vas au ciel, les anges n’ayant pas de sexe, tu ne pourras l’utiliser; s’il n’existe que le néant, le résultat est le même; si tu vas en enfer, cela semble déjà plus prometteur, mais on ne sait jamais, alors aussi bien t’en servir pendant que tu le peux encore… Que ce soit avec un homme, je trouve cela surprenant, mais l’amour n’a pas de genre… Je dois admettre que j’aurais été blessé d’apprendre que l’objet de ta flamme soit une femme, à cause de maman, mais je serais passé par-dessus, parce que je t’aime ». Involontairement, j’ai enfoncé le clou : « J’aime Georges. » Il a accusé le coup. De longues minutes se sont écoulées. « Es-tu heureux, papa? ». J’ai acquiescé. Puis, j’ai dit : « Cesse de culpabiliser! Il n’était pas sain que je m’accroche à vous. J’ai peut-être encore de belles années à vivre et nous sommes l’artisan de notre propre bonheur, quel que soit l’âge! » J’avais mis le doigt sur la plaie. Il a ouvert la bouche, puis l’a refermée. Puis, pour la première fois, il m’a parlé de lui, à coeur ouvert. Je buvais ses paroles comme du petit lait. Il avait un avion à prendre pour Toronto, je l’ai déjà dit. Avant de partir, il a glissé, rieur : « Je suis très content de tenir de toi, cela me rassure quant à ma vigueur future! » « Je compte bien que ce soit la dernière chose qui cesse de fonctionner! »

Grâce à vous deux, je vis!

Et moi, je risque un débordement disgracieux!

Philip l’emporte entre ses bras. Georges suit. Il a peine à dominer l’émotion qui l’étreint et des larmes perlent, que Philip tamponne. Il murmure : « Je t’aime, aussi.» L’autre se trouve trop ému pour répondre mais son regard le fait. Cíaran observe le couple. Il chuchote, de l’émoi dans la voix : « Je vous aime ». Georges et Philip effectuent leur toilette, puis celle de Cíaran.

Je vais dormir un peu : vous m’avez épuisé!

Ils rient, sans une seule once de culpabilité. La tendresse déborde. Attentifs, ils restent jusqu’à ce que Cíaran s’endorme. Puis, mains soudées, ils partent.

Thomas contemple son époux, étendu sur le ventre, apparemment abandonné au sommeil. La literie froissée témoigne de ce qui s’est passé, il y a peu de temps. Il libère son sexe, compressé par le jean.

 

Oh! Oh! Je sens qu’un troisième va me passer dessus!

Thomas abaisse la nouveauté et l’encule aussitot. Insoucieux de la douleur ainsi générée, il viole Cíaran. Sa violence fait hurler sa victime. Assouvi, Thomas, en larmes, lui demande pardon.

… Ça va, je comprends… Mais j’ai le cul en capilotade! Défense de l’user pour quelques jours!

… Vas-tu faire ta promenade quotidienne avec le professeur?

Je ne la manquerais pour rien au monde!

Thomas équipe son époux d’une protection, puis le revêt chaudement. Gérard vient le chercher. Avant de les mettre à laver, Thomas hume longuement les draps.

 

Dimanche 15 novembre

Thomas s’assoit aux pieds de Cíaran. Sa tristesse est tangible. Cíaran délaisse son livre.

Écoute.

« Chère Regina, j’ai le regret de vous apprendre que depuis votre dernière visite l’état de santé de votre époux s’est considérablement dégradé. Depuis quelques jours, il a perdu le réflexe de s’alimenter et ne possède plus la maitrise de ses fonctions corporelles. Je n’ai évidemment pas le droit de poser un diagnostic. Toutefois, et comme je prends soin de lui depuis tant d’années, j’ose me permettre de vous faire part de quelques réflexions, bien peu professionnelles à vrai dire. Je pense que l’âme du docteur Lynch l’a quitté le jour fatidique de la tragédie qui a enlevé la vie à celui dont l’existence était vitale pour la sienne. Tout a été tenté en vain pour rétablir le lien perdu. La lueur de son esprit qui entretenait jusqu’à maintenant la vitalité, s’est éteinte et je ne crois pas qu’elle se rallumera. Je doute que le médecin réussisse à rétablir le balancier et même si cela s’avère souhaitable en la circonstance. Les années de fol espoir sont bien loin derrière nous. Je me souviendrai toujours de ce moment où, contre tout pronostic, il est sorti de son état léthargique et a ouvert les yeux sur le monde. Vous pleuriez de joie, alors, le petit Edmund, nouvellement né, dans vos bras! Hélas, le destin a frappé une nouvelle fois votre famille. Ne m’en veuillez pas de raviver ces souvenirs douloureux puisque ce soir, moi aussi, je pleure sur un être dont j’ai admiré le dévouement et le courage, que j’ai soigné par la suite, et si longtemps, comme mon enfant et qui se trouve maintenant entre les mains de Dieu. Pardonnez à cette vieille femme qui vous affectionne ces quelques lignes dictées par le chagrin. Marie-Louise Bernier »

Thomas précise.

… Edmund est né en 1848… La lettre a été écrite en 1872. Riain Lynch est mort à l’hôpital Robert-Giffard, à Québec la même année… J’ai besoin de parler avec mes parents : je vais souper chez eux… Ça te va?

Mais oui, mon amour… J’ai envie de pleurer moi aussi.

… Sortez-vous, ce soir?

Beau temps, mauvais temps. Nous en sommes venus, tous les deux, à savourer l’essence de ces promenades méditatives en solitudes accolées.

Je vais récurer ton joli cul, avant de t’habiller.

… Façon de voir les choses! J’ai encore mal par où tu as péché, sodomite! Ne prends pas cet air coupable difficilement crédible!

… J’ai sans doute aimé ça, puisque j’en ai joui…

Quelques sombres fantasmes…

C’est toi qui dis ça! Grouille-toi, Gérard a une sainte horreur des minutes gachées à attendre! … Hé, doucement!

Je croyais que tu voulais que je fasse vite!

Presse-toi en douceur.

L’art du compromis acceptable!

Cíaran sous la responsabilité du professeur, Thomas remonte au rez-de-chaussée.

Prenons un apéro, j’en ai besoin.

D’accord… Tu as l’air tout à l’envers.

Thomas leur lit la lettre et leur fait part de ses découvertes.

Cela m’a bouleversé, vous comprenez?

Hugh et Michelle acquiescent muettement.

J’ai faim, tout d’un coup. Qu’est-ce qu’on mange?

Un pâté de bison accompagné d’un gratin de chou-fleur.

Ça sent bon, en tout cas.

Thomas fait honneur au repas. Hugh lui offre une cigarette que l’autre accepte.

Depuis que j’ai le nez dans cette malle, je pense à la continuité, celle de notre famille… J’aimerais que vous ajoutiez vos papiers à tous les autres. Je voudrais établir une généalogie sommaire.

Je te confierai le tout demain… Je ne crois pas que ce soit ce qui te préoccupe vraiment, Thomas.

Sorcière! … Bon, voilà… Je pense au bébé qui va naitre, à ma femme, à la vulnérabilité physique de mon homme, à Nuala, qui s’occupe d’Emmeline la plupart du temps… Mais aussi au destin, qui peut se montrer cruel… Je veux protéger les miens, autant que faire se peut… Est-ce que ce serait une bonne idée d’établir un testament?

Je pense que tu es devenu un homme responsable, mon fils.

… Je me rends compte que je ne sais même pas ce que je possède!

Une chance que ton conseiller financier te fournit régulièrement un bilan!

… Je n’y comprends rien!

… Enfin, tu n’es pas obligé d’entrer dans les détails : tu peux léguer des proportions de tes avoirs, les primes d’assurance, de même que les biens meubles et immeubles, sans parler de tes possessions personnelles. Un testament olographe, que tu fais homologuer devant notaire, comme ta grand-mère l’a fait, est tout à fait valable.

Et il n’y a rien de morbide à se soucier de l’avenir des siens. C’est réaliste, plutot… Nous avons établi les nôtres alors que tu gitais dans mon ventre depuis à peine un mois.

Tu devras quand même t’occuper de sa mise à jour au fil des années.

 C’est ce que je compte faire.

 

Vendredi 20 novembre

Un cri retentit dans la nuit et réveille Lori et Thomas en sursaut. Dans la pénombre, Cíaran est agenouillé entre eux. Il a enlevé sa protection.

Je peux toucher! Vous toucher!

De chaque main, il tâte ses amours partout. Silencieux, ils se laissent manipuler.

Me toucher!

Il alterne les attouchements avec ceux à son propre corps. Il saisit avec frénésie son sexe bandé. Les larmes jaillissent en même temps que le sperme. Thomas et Lori le serrent de près.

Les sanglots s’apaisent. Cíaran se rendort. Lori et Thomas, bouleversés, se regardent. Thomas pose la main sur le ventre de Lori. Ils chuchotent.

On devra être toujours là, Lori.

Je sais. Je n’ai plus peur, Thomas. Je me sens prête à affronter notre destin.

Les prunelles de Thomas reflètent tout l’amour du monde.

 

Samedi 21 novembre

Cíaran, juché sur ses béquilles téléphone pour faire venir un taxi. Il raccroche.

Aide-moi à enfiler mon manteau, s’il te plait.

… Où vas-tu?

Je ne sais pas encore. Ne m’attendez pas pour souper… Je téléphonerai, si mon absence se prolonge indument… enfin, plus de vingt-quatre heures…

C’est gentil d’y penser!

… Thomas, j’ai besoin de m’éloigner un peu du cercle familial.

C’est pourtant simple à comprendre. Désolé, Cíaran… Reviens-nous en un seul morceau.

Ne t’inquiète pas.

Vers dix-huit heures, Lori rentre avec les denrées manquantes.

Le professeur ne soupe pas avec nous?

… Le couvert en moins, c’est celui de Cíaran, lequel est parti en vadrouille, pour au moins vingt-quatre heures.

Ça va lui faire du bien : cela fait deux semaines qu’il vit quasiment confiné ! … Et à nous aussi, de prendre un congé, ne trouves-tu pas?

… Je ne voyais pas les choses sous cet angle… Mais tu as raison : une escapade en amoureux?

Et une bonne baise au coin du feu?

D’accord, aussitôt le souper expédié.

Bonsoir, Lori et Thomas… Où se trouve Cíaran?

Parti en vadrouille pour au moins vingt-quatre heures…

Excellent pour la santé mentale, les escapades. Ne trouvez-vous pas?

… C’est ce que nous avons conclu.

… Euh… Thomas, je me demandais s’il n’était pas trop tard pour vous prévenir… Voyez-vous, James, enfin le
professeur Prescott, s’est présenté à l’improviste, et…

J’ai préparé trop de spaghettis et réchauffé trop de sauce à la viande, de quoi satisfaire vos appétits d’oiseau. Je vous fais un plateau

Le professeur accepte avec enthousiasme.

Thomas et Lori se retrouvent bientôt seuls.

Un souper d’amoureux, donc… Mais tu te trouves coincé à manger végétarien…

Crois-tu?

Tandis que Lori les sert, Thomas fait dégeler, dans l’eau froide, une douzaine de crevettes.

Et voilà le travail!

… Refile-m’en quelques-unes… Avec du parmesan, ce serait divin…

Thomas rapporte râpe et bloc de fromage, ainsi que deux chandeliers. Il allume les flammes avant d’éteindre le plafonnier.

Je parie ma chemise que Gérard éclaire ainsi leur tête à tête.

Pardon? … Es-tu sérieux?

Croix de bois, croix de fer.

… Je suis soufflée!

Pourquoi y aurait-il un âge pour l’amour? … Je m’imagine, nonagénaire, perclus de rhumatisme, entourer tes épaules et murmurer, la voix chevrotante : « J’ai pris ma petite pilule, ô ma bien-aimée… »

Et moi de répondre : « Encore! Alors, viens, vieillard libidineux, autant en profiter! »

Thomas se lève d’un bond et fait le beau. Lori rit aux larmes.

Au chalet.

Thomas se rassoit, la mine basse.

Ben quoi?

Je dois ramoner la cheminée.

Un petit travail, Héraclès, pour me mériter.

Tu as raison, Déjanire, rien n’est à mon épreuve.

J’ai hâte de voir ça!

Elle ose douter! Viens-t’en, ma belle, c’est le branle-bas de combat!

 

Lundi 23 novembre

Le « salut » trainant de son époux réjouit Thomas, d’autant plus qu’il se trouve sans nouvelles de lui depuis quarante-huit heures.

Heureux de t’entendre… Ça va?

En pleine forme. Je t’invite à souper.

… Avec plaisir. Où est-ce que je te rejoins?

Au restaurant Chez Chez à l’angle des rues Saint-Germain et de l’Église à Saint-Laurent.

J’y serai dans trois quarts d’heure. À tantôt.

Lori entre dans la salle de bain alors que Thomas se peigne.

Salut joli coeur! Te pares-tu ainsi pour moi?

J’ai un rendez-vous galant.

… Avec Melissa et Olivier?

Je vais rencontrer l’homme de ma vie, femme.

… Alors, il va bien!

Cela semble aller… Est-ce que cela te dérange?

Mais non! Je vais en profiter pour aller visiter ma mère… Bonne soirée, mon amour… Ah, Thomas, si tu découches, préviens…

Mais je… Je lui passerai le message de ta part.

Dis-lui surtout que j’ai hâte qu’il revienne.

Avant son départ en taxi, Lori embrasse Thomas et il la serre contre lui.

Je te souhaite d’aussi bons moments que ceux que nous avons vécus, hier.

C’était magique.

Cíaran attend son invité en sirotant à la paille, un apéro ambré. Il éteint sa cigarette quand Thomas arrive. Celui-ci porte la main tendue, paume ouverte, à ses lèvres. Thomas s’assoit en face de son hôte et s’absorbe, fasciné dans la contemplation admirative de la figure aimée. L’éclairage feutré accuse les traits, légèrement tirés, et magnifie le visage étroit. Le chandail ajusté qu’il porte, d’un noir de jais, lui sied à merveille. Sous les longs cils, des yeux de velours détaillent son vis-à-vis. Thomas rosit. Une main dépose devant Thomas un apéritif gréé. Cíaran a composé le menu et les plats se succèdent. Ils n’échangent pas une seule parole jusqu’à la fin du repas gastronomique mais leurs prunelles, leurs doigts, communiquent au diapason. L’addition a été réglée bien avant, apparemment. Sur le trottoir, Cíaran lui tend un bristol. Un taxi est hélé et les conduit jusqu’à l’hôtel, un quatre-étoiles. La porte de la chambre verrouillée, Cíaran cerne le cou de Thomas. Les béquilles choient. Thomas pousse un cri étranglé et l’emporte jusqu’au lit, défait. Fébrilement, Thomas dénude son amant, puis se dévêt à son tour.

 

Mardi 24 novembre

Les deux moineaux regagnent le nid plutot penauds. Apparemment absorbée par la lecture d’un magazine sur la maternité, Lori les ignore. Ils se mettent à genoux devant elle et attendent, tête basse son bon vouloir, lequel ne se manifeste que dix minutes plus tard alors qu’ils présentent des signes d’inconfort.

Que voulez-vous?

Demander grace à la déesse.

Mon courroux s’atténuera si vous m’offrez un tribut… disons, un bon diner apprêté par vos soins conjugués.

Nous sommes tes dévoués zélotes, ô creuset de la vie.

Vous m’appellerez quand ce sera prêt.

Lori retient de justesse un accès d’hilarité que Cíaran perçoit. La déesse fait honneur à son diner.

C’était tout à fait délicieux. Quel trait de génie, Thomas, de recouvrir ce pâté végétarien de morceaux de cornichons! Et ta vinaigrette à la moutarde et au miel, Cíaran : d’un équilibre parfait avec le fiel!

Les deux hommes échangent un regard consterné. Lori éclate de rire.

De voir vos têtes, messieurs, valait bien quelques concessions au bon gout… J’aimerais bien un café, Thomas.

Mais j’ai lu que…

Je sais. Thomas, ce corps m’appartient toujours. Je fais attention à mon alimentation, je pratique de l’exercice, je ne commets aucun abus. Mais là, j’ai envie de caféine!

Elle se lève pour en préparer.

… Excuse-moi, Lori… J’ai exagéré.

Et tu n’es pas obligé de t’en passer chaque fois que nous mangeons ensemble!

C’était pour t’éviter la tentation…

Vraiment, Thomas! Puisque nous sommes dans le vif du sujet : cet article sur l’allaitement maternel, que tu as découpé dans ma revue, je ne l’avais pas terminé… Et je considère que ceci est une décision que je prendrai seule.

L’air déterminé empêche Thomas de poursuivre. Cíaran se tient les côtes. Interloqué, Thomas le considère.

Mais qu’est-ce qu’il y a de drôle?

Quand un homme devient enceint, voilà ce que ça donne!

Je ne vois pas en quoi la situation est comique, Cíaran!

… Désolé… Tu pourrais faire davantage confiance à notre épouse…

… Le reproche est justifié.

Thomas, malgré ces quelques exagérations, je suis heureuse que tu vives ce bouleversement de près… Cela me rassure, aussi… Cet envahissement parasitaire de mon corps n’est pas aisé à composer, même si je souhaite ardemment devenir mère…

Au moins, toi, tu n’en as que pour neuf mois, et tu crées la vie!

… Petit rappel salutaire de ta part, Cíaran… Cela remet les choses en perspective.

Désolé, Lori, c’est sorti de but en blanc.

Cela m’aide, aussi, alors ne te gêne pas!

… J’ai fait mon testament, au cas où le destin m’enlèverait prématurément à vous, et pour que notre famille se trouve à l’abri du besoin.

Lori approuve, la larme à l’oeil. Cíaran ouvre de grands yeux étonnés. Il cache mal son émotion sous des propos cyniques.

Tiens, de quoi meubler mes heures creuses : comment commettre le crime parfait pour empocher au plus tôt ma part du magot…

Super! Ma vie suspendue au fil de ton imagination Un vrai thriller!

Cíaran a peine à retenir le flot, visiblement. Les deux autres se rapprochent.

… Mon héritage à moi, c’est juste mon amour pour vous.

Thomas saute au plafond en poussant un hurlement de joie.

Youppi! Nous sommes multimillionnaires!

Et je compte effectuer quelques legs de mon vivant…

Sous forme de baises mémorables, j’espère…

Lori, vraiment! On dirait que tu ne penses qu’à ça!

Curieusement, mon état semble affecter ma libido…

Bizarrement, cela provoque aussi un effet sur moi…

Les deux convergent vers Cíaran.

Au secours!

Prouve-nous ta bonne volonté!

Cíaran défait sa braguette et exhibe son sexe.

Qui le veut?

Lori, jupe relevée, s’y empale aussitôt, par la voie arrière. Thomas, en génuflexion déséquilibrée, emprunte l’autre.

Ah ! Mes hommes! Comblez-moi doucement… Oui… Comme c’est bon! … Cíaran! Thomas!

Ils sont emportés par la vague intense du plaisir charnel.

 

Dans l’après-midi, Thomas termine à l’aide des papiers remis par sa mère d’établir un pont sommaire puisqu’il laisse de côté les branches latérales, entre lui et Riain Lynch.

1797 Naissance de Catherine de Courcelles, Québec.
1812 Naissance de Ríonach Ó Donnaile, Limerick.
1817 Naissance de Riain Lynch, Cork.
1830 Naissance de Tomás Ó Donnaile, Limerick.
1847 Adoption de Tomás Ó Donnaile par Riain Lynch, Grosse-Île.
1847 Union de Riain Lynch et de Ríonach Ó Donnaile, Grosse-Île.
1847 Union de fait de Ríonach Ó Donnaile et de Catherine de Courcelles, Québec.
1847 Décès par typhus de Tomás Ó Donnaile, Grosse-Île.
1847 Hospitalisation à l’Hôtel-Dieu de Riain Lynch en état de coma profond, Québec.
1848 Enquête policière quant à des allégations de meurtre (pour Thomas O’Donnell) et de tentative de meurtre (pour Ryan Lynch) sur la Grosse-Île; les suspects, dénoncés par madame Regina O’Donnell-Lynch, épouse de monsieur Ryan Lynch, ne figuraient pas sur la liste officielle des employés, ni sur celle des prisonniers, ni n’ont exercé le métier de gardiens ou hommes à tout faire; affaire classée, faute de preuves, Québec.
1848 Naissance de Edmund O’Donnell-Lynch, Québec.
1848 Riain Lynch sort du coma mais son esprit est irrémédiablement atteint.
1869 Décès consécutif à une chute (rupture des vertèbres cervicales) de Catherine de Courcelles, Québec.
1872 Décès par arrêt graduel des fonctions vitales de Riain Lynch à l’hôpital Robert-Giffard, Québec.
1875 Union de Edmund O’Donnell-Lynch et de Caroline Tessier, Québec.
1876 Naissance de Grace O’Donnell-Lynch, Québec.
1902 Décès de causes naturelles de Ríonach Ó Donnaile, Québec.
1905 Union de Grace O’Donnell-Lynch et de Charles Beaulieu, Québec.
1905 Naissance de Deborah Beaulieu, Montréal.
1917 Mort au champ d’honneur de Charles Beaulieu, France.
1925 Union de Deborah Beaulieu et de Henry Desmond, Montréal.
1935 Naissance de Hugh Desmond, Montréal.
1950 Décès des suites d’un cancer généralisé de Henry Desmond, Montréal.
1975 Union de Hugh Desmond et de Michelle Lafontaine, Montréal.
1976 Naissance de Thomas Desmond, Montréal.

Le professeur pointe le nez à la porte de la cuisine.

J’ai frappé mais vous n’avez pas entendu…

Pardonnez-moi, professeur, j’étais absorbé.

Si je vous dérange, je repasserai plus tard, ou plutot demain.

Mais non, j’ai terminé. Souperez-vous avec nous, ce soir?

Le professeur prend un air légèrement embarrassé.

Une autre fois… James, enfin, le professeur Prescott, m’a invité à faire bombance.

Je me réjouis de votre amitié. Quel heureux hasard que de vous être retrouvés après tant d’années!

… Le destin emprunte parfois de bien étranges sentiers…

Un café?

Je croyais que vous n’en preniez plus.

Une fois de temps en temps, ce n’est pas nocif.

Alors volontiers… Quoique du décaféiné…

Nous en avons. En effet, c’est plus sage.

Thomas prépare une cafetière et Gérard, les couverts. Ils s’attablent.

Vous semblez d’humeur joyeuse.

Même si, au fond, ce n’est pas essentiel à la poursuite de notre travail, je me réjouis de vous annoncer que, comme suite à la révision des chapitres un et deux, les Presses de l’Université acceptent de nous publier.

… Professeur, je préfère que ma contribution ne soit pas mentionnée, si ce n’est dans les remerciements.

« Avec la collaboration de »…

Non. C’est votre oeuvre. Je ne suis que l’outil qui l’aide à se réaliser et ma récompense est la connaissance inestimable que j’acquiers. Ceci dit, je trouve la nouvelle fort réjouissante, en effet. Qu’en dit notre cerbère?

Qu’il peaufine sa préface, ce qui signifie qu’il en est très heureux.

Le code Prescott.

J’en établis la pierre de Rosette… Nous somme tous complexes mais James s’avère, en sus, fort compliqué.

Le professeur émet un petit rire embarrassé. Thomas sourit.

Où en êtes-vous dans vos recherches?

En voici le résumé… Mais j’aimerais que vous lisiez d’abord ces deux lettres.

Après sa lecture, Gérard demeure silencieux durant un bon moment.

Une fin qui donne un frisson glacial devant l’impitoyable et aveugle sort.

C’est ce que j’ai ressenti, aussi.

Thomas, vous avez commencé à boucler la boucle.

Que voulez-vous dire? 

 La chevalière que vous portez constitue le sésame à la découverte de racines encore plus profondes. Réfléchissez là-dessus… Pardonnez-moi, James ne souffre aucun retard.

 

Emmeline pointe le bout du nez à la porte de la cuisine.

La princesse condescend enfin à se rappeler l’existence de ses fidèles sujets.

Je devais absolument finir ce livre, c’était tellement passionnant!

Et tes devoirs?

Après souper. Qu’est-ce qu’on mange?

De la chair à pâtée.

Des mets chinois ? Je pourrais en finir avec mes obligations scolaires, en attendant… Quand est-ce que Ludovic nous rendra visite?

Samedi prochain.

Ah… Peut-être que je pourrais rester ici, ce soir-là…

Si Francis et Nuala donnent leur accord, je n’y vois aucun problème, d’autant plus que Ludo aurait quelqu’un de responsable pour s’occuper de lui.

Pendant que les lapins et lapines batifolent dans le pré…

Une princesse qui se transforme en gardienne de lapereau…

La bête n’est pas reposante mais j’aime le voir aller.

Emmeline aperçoit Cíaran, lequel imite, tant bien que mal, le lapin grugeant une carotte. Elle éclate de rire mais reprend vite son sérieux.

Cíaran, est-ce qu’un poème doit rimer? Les vers que j’ai étudiés à l’école riment tous. Quand j’en écris, ce n’est pas le cas… Pourtant… Peux-tu me montrer à faire des rimes?

Les deux s’engagent dans une conversation fort animée sur la poésie.

J’ai l’estomac dans les talons… Pourrait-on choisir ce que l’on va manger ?

Le commentaire et la question de Thomas restent lettre morte. Les deux femmes de la maison se sont isolées dans le repaire de Nuala. Finalement, Thomas compose un menu avec quatre plats principaux, en tenant compte des tendances de chacun, plus des à-côtés.

L’odeur émanant des cartons provoque un rassemblement gourmand autour de la table. On dispose rapidement les couverts et chacun se sert. Lori et Thomas, à l’unisson, dévorent à belles dents sous l’oeil un rien ironique de Cíaran et Nuala.

Réprobatrice, Emmeline les considère.

Ne vous moquez pas : c’est normal, dans leur condition.

Nuala chuchote à son oreille.

Tu as raison mais c’est quand même comique.

Tout à fait d’accord, maman.

Nuala palit. Emmeline murmure.

J’ai écrit un poème sur toi… Je te le lirai avant de m’endormir.

Emmeline s’éclipse aussitot qu’elle a terminé.

Nuala? Te sens-tu mal?

…Elle m’a appelée « maman »… alors qu’hier, j’étais une enfant.

Ma soeur chérie prend un coup de vieux, on dirait.

… Je crois que c’est exactement cela, ô mon frère bien-aimé, si perspicace.

Thomas, enfin repu, se racle la gorge et fait un panoramique sur la ronde. Cíaran, pince-sans-rire, conclut.

Le seigneur veut s’adresser à ses disciples.

Était-ce une remarque qui se voulait humoristique?

Un fétu… Disons un commentaire iconoclaste issu de mon atavisme…

Mais encore?

… Je suis ton féal, quoique pas très fidèle.

Je ne comprends pas!

… Explique-lui, Nuala, s’il te plait… cela ne sort pas.

Cíaran éprouve un sentiment de bonheur qui l’effraie. L’ironie, c’est une façon de se protéger contre le revers inéluctable du sort… Le mari de notre mère était ainsi, aussi… Forcément, nous sommes accoutumés à cette forme d’autodérision. Sa remarque ne dénigrait aucun d’entre nous.

Alors, cause toujours, mon lapin.

Thomas entame, hésitant.

Je voudrais que nous nous rendions en Irlande au printemps.

Wow! Le nabab va payer le voyage?

Cíaran, mon atavisme risque de se manifester incessamment : je vais te trainer par les cheveux jusque dans notre caverne et je vais te battre comme platre avec mon gourdin!

Je préférerais que tu me violes avec ta virilité primitive!

Cíaran, cesse tes pitreries!

… La volonté de la déesse s’est manifestée : soit! … Pourquoi en Eíre, et à cette période?

Plonger au coeur de mes racines irlandaises, en ce qui me concerne. Au printemps, parce que ce serait préférable d’y aller avant que notre enfant naisse… Y trouveriez-vous quelque intérêt?

Je serai enceinte de six mois, à peu près… Peut-être qu’un peu plus tôt serait préférable… Je n’ai jamais voyagé de l’autre côté de l’océan. Et j’aime des Irlandais pure souche et un autre fortement matiné. Bref, j’embarque dans ta galère, mon bien-aimé.

Pour moi, le passé… Mais, pourvu que mes accroche-coeurs le permettent, je suis partante.

Thomas et les autres se suspendent aux lèvres de Cíaran, lesquelles demeurent closes une éternité durant.

… Je me sens coincé… Certes, toucher le sol de Gaël a toujours été un rêve particulièrement chéri… mais encore doit-on pouvoir s’y rendre… J’éprouve encore plus de panique à l’idée de voler que de naviguer… Il y a tellement de tragédies aériennes… Mais le Titanic n’était pas censé couler Je sais que c’est complètement irrationnel… Pourquoi n’iriez-vous pas, tous les trois?

Tu sais très bien que, sans toi, nous serions comme amputés de ton regard sur la vie.

C’est une vérité, pour moi aussi… J’éprouve aussi de la peur à ne pas toucher le sol… Lors de mon retour de Vancouver, j’en ai été malade… Mais, si nous te bourrions de tranquillisants, et de pilules contre le mal de mer et nous assurions que le paquebot soit pourvu de suffisamment de bouées et de canots de sauvetage, est-ce que tu pourrais envisager la possibilité?

Je dois y réfléchir : je ne sais pas… Je suis désolé.

Thomas entoure son épaule.

Ne le sois pas… Cíaran, j’éprouverai sans doute quelques regrets, si tu refuses mais ils seront sans commune mesure avec l’amour que je ressens pour toi.

Thomas, Lori, Nuala, je…

Cíaran coupe court et fait pivoter sa chaise roulante. La porte de sa chambre claque.

… Nuala, est-ce que tu y comprends quelque chose?

… Pas certaine… Je n’ai pas de doctorat ès Cíaran! … Et Emmeline m’attend, et j’ai bien assez de mes troubles existentiels pour sonder les états d’âme de mon frère! … J’y réfléchirai… Thomas, moi et Cíaran, on éprouve encore du mal à transiger avec les sentiments… C’est hors de maitrise. Bye… Ne m’attendez pas ce soir… ou peut-être oui… Je ne sais pas.

Nuala s’en va.

Thomas regarde Lori, l’air misérable.

Je crois que je comprends, en partie, la réaction de Cíaran.

Alors, éclaire ma lanterne, princesse… J’ai mal.

Je le ressens bien… Je pense que c’est parce qu’il se sent aimé…

Hein?

Cela lui fait peur, comme s’il ne se trouvait pas à la hauteur… Toi et moi n’avons pas énormément souffert de la vie, Cíaran et Nuala, beaucoup.

… Quand le degré de souffrance atteint l’intolérable, l’être humain passe en mode survie…

Je ne crois pas qu’on en ressorte facilement… Tu opposes le rationnel à ce qui ne l’est pas… Mes rapports avec maman sont difficiles, justement, de ce point de vue. Parce qu’elle m’aime, elle veut me protéger contre toutes les vicissitudes de la vie, ceci même si j’ai quitté le nid et vais devenir mère à mon tour… C’est plus fort qu’elle.

Veux-tu dire que c’est sans issue?

Avec elle, c’est seulement le temps qui arrangera les choses. Notre enfant qui grandit au fil des jours et, surtout, son bien-être, car s’il est heureux, c’est parce que je le serai aussi.

Tu penses que c’est la même chose avec Cíaran?

J’y vois quelques éléments de corrélation… En ce qui concerne le travail du temps, en tout cas… Pour le reste, j’ai l’impression que dans un couple, à plus forte raison un trio, on doit bien souvent revenir à la case départ. Ce n’est pas aussi linéaire que tu sembles le croire.

… Je m’en rends compte, disons… Lori…

Trêve de paroles, mon bien-aimé : il y a encore la table à débarrasser, et puis je dois laver mes robes trop fragiles pour la machine. Et on présente un documentaire que j’aimerais bien suivre.

Et j’ai oublié de m’occuper de la lessive… Et puis il y a une tonne de serviettes sales, de quoi faire une autre brassée.

Je peux m’en occuper.

Non, ça va : vaut mieux que je bouge un peu, histoire de décanter.

Les tâches domestiques expédiées, Thomas stationne devant la porte toujours close.

Entre, Thomas… Pardonne-moi… je ne sais pas ce qui m’a pris.

Je pense au contraire que tu le sais très bien.

… Pourquoi est-ce que vous m’aimez?

Je ne crois pas que cela relève du domaine du rationnel.

Je t’ai blessé, encore une fois. Je ne mérite pas ton amour.

Comme si l’amour se mesurait à l’aune!

… Je me sens particulièrement nul, ce soir.

Comme s’il fallait s’attribuer une valeur! … Je t’ai heurté, encore, avec mes gros sabots… Tu es pire qu’une diva!

Merci pour la comparaison virile!

… Je ne trouve pas d’équivalent masculin à ce trait de caractère.

Macho!

C’est une insulte!

Un « trait de caractère »!

Admettons. Et comment réagit un « macho » quand il trouve sa belle mégère complaisamment dénudée?

Lui apporter une robe de chambre en galant homme.

Thomas laisse plutot tomber sa chemise, puis baisse son pantalon.

Garde les chaussettes, ça m’excite.

Et comment se comporte la virago domptée?

Sans mot dire, Cíaran s’étend sur le dos et écarte les cuisses. Thomas mouille son pénis de salive et pénètre l’antre intime de son partenaire en érection. Leur union est douce et complète pour chacun d’eux. Thomas retombe sur le côté et Cíaran se glisse entre ses bras.

J’ai beaucoup apprécié… cette confusion des genres.

Je m’en suis intimement rendu compte… Viens-tu te coucher?

Pas encore : j’ai envie de lire un peu. Je te rejoindrai tantôt.

Ils s’embrassent amoureusement.

 

Thomas nourrit la sécheuse avant de déclarer forfait aux corvées domestiques. Il fait sa toilette, puis se couche au centre virtuel du grand lit. Il sommeille. Cíaran, juché en équilibre sur ses demi-béquilles, se contorsionne pour régler la température de l’eau. Il se débat un long moment avec le bouchon du gel moussant à la pêche, son coup de coeur du moment. Il s’assoit sur le rebord du bassin, puis se glisse voluptueusement dans l’onde et ferme les yeux. Lori se contemple, tout nue, devant le grand miroir. Elle touche son ventre légèrement bombé, puis le gonfle, le plus possible, cambrant les reins. Elle se tourne de profil. En se déplaçant, son regard accroche le bel endormi. Sa main effleure son propre corps, des seins gonflés jusqu’à la vulve. Les yeux de Thomas focalisent sur la vision de rêve en plan rapproché. Son propre sexe disparait dans la bouche de la jeune femme. Thomas stimule le centre du plaisir avec sa langue mobile. Il absorbe, goulument, la sève féminine, provoquant une autre vague de jouissance. Son attention captée par les bruits suspects, Cíaran s’appuie sur le rebord de la demi-cloison et observe les ébats amoureux. Il enlève la bonde et l’eau s’écoule rapidement. Machinalement, il tente de saisir le drap de bain, mais sa main rencontre le vide. Il reporte son attention sur le couple. Lori, étendue sur le dos, évase largement les cuisses. Thomas la pénètre, criant. Cíaran bande et grelotte en même temps.

Thomas, où se trouve ma serviette?

… Dans la sécheuse.

Je gèle!

Sèche! Un homme a le droit de baiser sa femme sans que l’époux vienne déranger leurs ébats!

Les deux oiseaux reprennent leur activité coïtale sans plus s’occuper de lui. Furieux, Cíaran s’ébroue comme un chiot, avec un succès relatif. Il claque des dents. Il se redresse en s’appuyant sur le rebord de la cloison et attrape ses soutiens. Au lieu de se diriger vers la machine, Cíaran gagne une source de chaleur alternative.

Hé! C’est froid et mouillé! … Et si dur… Oh! Cíaran! … Lori!

En symbiose, ils atteignent les cimes du plaisir charnel. Avant de sombrer, serré contre Thomas, Cíaran murmure.

Pour le voyage en Eíre, je suis partant, quoi qu’il advienne.

Dans la chambre aux tournesols, Emmeline s’est endormie entre les bras de sa mère nouvelle. À l’étage au-dessous, Hugh et Michelle, encore essoufflés de s’être aimés, se laissent aller au sommeil. Au sous-sol, James et Gérard s’embrassent longuement, serrés l’un contre l’autre. Eux aussi, glissent doucement vers un intermède réparateur.