Le rhombe
Louise Gauthier
La storia di Piero
Les Borghese vivent imprégnés de richesse dans l’immense demeure ancestrale d’identique patronyme située à proximité de la capitale dans la région autonome de la Vallée d’Aoste. D’origine nébuleuse la fortune familiale provient après la Seconde Guerre mondiale de l’exploitation d’usines dans le secteur de la sidérurgie.
L’autoritaire et fort en gueule Roberto Borghese régente tambour battant la famiglia. Employés, domestiques, femme, enfants tous craignent les foudres du maitre. Il prône des principes bien arrêtés et coercitifs sur le « dressage » de sa progéniture Piero né en décembre 1954 et Paolo issu le même mois de l’année suivante. Leur mère Giovanna occupe le plus clair de son temps en ferventes prières latines. Elle adore ses fils mais ne s’interpose jamais entre eux et leur père. Roberto et Giovanna forment un couple fort mal assorti et les garçons souffrent de ce déséquilibre disproportionné.
La cousine de Roberto – veuve de Flavio Berthod décédé en 1950 − et la bambinaia de Piero et Paolo, Marialucia parvient parfois à adoucir les multiples punitions et châtiments prescrits par le padre tout-puissant pour tout manquement aux règles de la bienséance ou peccadille quelconque. Le fils de Marialucia partage peu la vie des frères Borghese Silvio Berthod étant de neuf ans plus âgé que Piero. Silvio meurt à vingt ans « de la guerre » disait Marialucia. En fait c’est indirectement puisqu’il perd la vie au cours de manœuvres militaires dans les alpini tué accidentellement lors d’un exercice où son unité pratiquait une ascension. Pour Marialucia c’est du pareil au même.
Les frères Borghese instruits par les meilleurs professeurs acquièrent des savoirs éclectiques en voyageant autour du monde : i viaggi educano la giovinezza radotait Roberto. Marialucia pourtant d’un naturel sédentaire accompagne les enfants et déploie ses ailes sur ses presque fils. Ces voyages éducatifs tout confort se limitent aux grandes capitales des cinq continents selon la manière de Roberto et sa propre conception de tels séjours et sont vécus en compagnie d’un mentor local le plus souvent un chargé de cours de l’université recruté et rémunéré libéralement pour la circonstance. Malgré ces évasions périodiques les garçons se sentent prisonniers particulièrement Piero plus ouvertement rebelle que son cadet.
La vie se déroule sans évènement notable jusqu’aux seize ans de Piero. Paolo étant alité avec une forte fièvre ce jour anniversaire l’adolescent se rend seul à la salle de musique. Habituellement la leçon se déroule ainsi : Paolo étudie pendant une heure tandis que Piero y assiste; l’inverse se produit ensuite. La porte devait bien entendu demeurer ouverte une exigence du despote. Leur professore Lucio Genovese âgé d’environ un quart de siècle, un pianiste réputé qui avait séduit par sa virtuosité l’ultrasensible Giovanna est beau tel un Apollon selon Piero et falot d’après Paolo. Le « dieu » accueille son adepte d’un tanti auguri chantant se superposant à l’habituel sourire à « liquéfier rapidamente un iceberg ». Piero explique l’absence de son frère tout en refermant la porte. Piero sait Roberto à l’une ou l’autre des usines sidérurgiques d’habitude à pareille heure et Giovanna en dévotions. Ils s’assoient côte à côte au piano et entament un duo endiablé écourté avec empressement par Lucio qui entoure les épaules du jouvenceau et l’embrasse passionnément. L’élu de ces mesures non musicales y répond avec un enthousiasme de pair le désir jamais ressenti aussi fortement fouettant sa juvénile masculinité. Les deux jeunes gens enfiévrés roulent sur le sol dans une étreinte fougueuse. Les oripeaux troussés des mains fébriles s’emparent avec allégresse du sexe opposé. Les gestes deviennent itératifs et rythmés… Le tête-à-tête se mue en têtes à queues et c’est ainsi la bouche pleine et s’agitant avec une joyeuse frénésie que les surprend Roberto revenu à l’improviste.
La peau cuisante d’humiliation le professore déchu est congédié rudement séance tenante. Piero reçoit la raclée de sa vie. Il n’est pas grièvement blessé grâce à Marialucia vivement accourue alertée par les éclats tonitruants du padre. D’abord tétanisée par la scène elle réussit à soustraire des mains de son cousin au visage congestionné et à la limite de l’apoplexie la lourde ceinture à boucles avec laquelle il cingle le corps partiellement dénudé de son fils ainé en vitupérant mio figlio è un pederasta… un finocchio… un omosessuale! Non ho un figlio. Marialucia fait évacuer l’intimé livide de rage et à moitié rhabillé.
À compter de ce jour fatidique Roberto n’adresse plus la parole à son fils que par l’intermédiaire de Marialucia le plus souvent et de Giovanna le reste du temps seulement lorsque cela s’avère absolument nécessaire et avec mépris. Piero ne regarde désormais plus son père autrement qu’avec haine et se cloitre dans un silence glacial. Sa mère prie ostensiblement davantage implorant Dieu de rendre son ainé « normal ». Roberto se débarrasse de la présence qui l’insupporte en l’expédiant poursuivre ses études dans un internat du centre de l’Italie puis à l’Università di Torino où sans que l’on demande son avis il est inscrit en mathématiques pures. Ce départ est précipité pour l’éloigner de son inséparable frère per evitare la contaminazione.
C’est lors de la rentrée à sa deuxième année d’université que Piero fait la connaissance de Michaele et Luigi Prestini des jumeaux absolument identiques et inséparables. Un après-midi il les surprend à s’embrasser avec passion dans les toilettes. Il observe longuement la scène en fait jusqu’à ce que les tourtereaux prennent conscience de sa présence. Ils dévisagent l’intrus d’un air de défi puis le détaillent sans vergogne de la tête jusqu’aux pieds remarquant sans doute au passage la protubérance qui gonfle le pantalon de l’importun.
Le surlendemain un billet est glissé sous la porte de sa chambre d’étudiant. M & L lui fixe un rendez-vous dès la nuit tombée dans la serre dont l’entrée nord-est serait déverrouillée. Piero les attend longuement assis sur un banc dans l’obscurité baignée de lune. Il hume le parfum entêtant des végétaux luxuriants et fantomatiques qui peuplent les lieux. L’atmosphère crépusculaire lui donne le frisson l’anticipation aussi. Au moment où il se résigne à rentrer Piero entend des pas étouffés. Michaele et Luigi s’assoient de part et d’autre de sa personne. L’un deux l’embrasse lascivement tandis que l’autre se love contre lui et le caresse fébrilement. Ils se débarrassent progressivement mais prestement de leurs vêtements. Au comble de l’excitation Piero se retrouve tête-bêche avec M ou L les deux pénis disparus dans la gorge de l’autre. L ou M le sodomise profitant avec une cavalière brutalité des fesses offertes en monture. Le supplicié veut hurler de douleur sous ce fringant assaut pourtant souhaité mais la bouche jugulée son cri se traduit par une plainte étouffée. Il jouit au paroxysme contradictoire de la douleur et du plaisir. Après un dernier baiser à saveur d’homme et les vêtements rajustés le trio se sépare.
Lorsque Piero franchit le seuil à son tour il se heurte nez à nez à son voisin de chambre Ricardo Salomone dit la teigne. Ricardo rit méchamment se délectant de l’occasion qui s’offre à lui d’exercer sa vengeance pour ce qu’il considère des affronts : Piero le supplante toujours par un cheveu dans toutes les matières. D’une main brusque Piero empoigne par la gorge l’hilare espion et le flanque durement contre un arbre sur un cri avorté de son rival. Si tu divulgues cela je dirai que tu as assisté à tout le spectacle en te masturbant. Piero le relâche. L’autre reste appuyé au tronc. Piero a l’intuition qu’il a bien involontairement fait mouche. Il plaque rudement sa main à l’entrecuisse et sent se tendre l’organe objet de son attention. Il le caresse doucement puis s’agenouille et défait la fermeture à glissière. Il happe le membre prêt d’éclater entre ses lèvres et amorce un va-et-vient en crescendo. Dans une longue et sourde plainte Ricardo ceinture la tête de Piero et le guide jusqu’à sa jouissance au fond de sa gorge. Se relevant Piero l’embrasse. Ricardo le mord jusqu’au sang ce gout se substituant à celui du sperme et une sensation cuisante de douleur. Ricardo prend à peine le temps de rajuster son pantalon et déguerpit à l’anglaise.
Piero regagne son « foyer » à la fin de ses études mais rien n’altère le climat délétère. En sus son frère autrefois ami dorénavant l’évite et obstinément hermétique décourage toute approche. Piero en est incommensurablement blessé plus que par le mépris de Roberto ainsi que par les signes de croix et les litanies de Giovanna priant pour « la guérison de sa maladie ». Quoi qu’il en soit la persona non grata annonce qu’il poursuivra ses études en actuariat au Québec précisément à l’Université de Montréal. De toute manière Roberto ne voulait pour rien au monde voir son ex-fils travailler à ses côtés ni aux alentours. La succession sera assurée par Paolo le nouvel unico figlio pour lequel il a bâti d’intéressants projets d’avenir. En homme de devoir Roberto procède aux arrangements de tous ordres nécessaires au départ définitif de Piero au Canada incluant un viatique somptueux.
Seules Giovanna égrenant son éternel rosaire et Marialucia assistent en pleurs au départ du paria. N’emportant presque rien et visiblement désemparé mais tentant vainement de le cacher l’exilé ne conserve aucun souvenir du voyage vers sa terre d’exil.