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Le rhombe

Louise Gauthier

La Grande maison

Pour changer de cadre de vie afin de survivre à la mort de Dominique − probablement aussi afin de retrouver une partie de l’opulence qu’il a connue autrefois − Pier fait l’acquisition d’une immense propriété. Un après-midi ensoleillé il convie Marialucia à une promenade à bord de sa berline Mercedes-Benz argentée flambant neuve. Une demi-heure plus tard ils s’arrêtent devant un portail de fer forgé entouré à perte de vue d’un haut muret de pierre. Pier descend ouvrir les grilles l’une après l’autre sous les yeux interloqués de sa passagère. Il engage l’automobile dans l’allée pavée et rectiligne que traverse une pelouse parfaitement entretenue. Il arrête le véhicule non loin d’une demeure incroyablement belle un joyau précieux serti dans un écrin de verdure. Il contourne la voiture pour aider Marialucia à descendre. Ecco la nostra residenza!

Comme le découvre Marialucia toujours muette en en faisant le tour à la remorque de Pier la résidence prend la forme du L et son toit est plat. À l’intérieur de la lettre se côtoient une spacieuse piscine aux contours figurant un nuage, une terrasse pavée de dalles sable, un jardin luxuriant. Au bout de l’aile un court de tennis précède l’orée d’un boisé touffu où culminent frênes cinquantenaires, bouleaux finement découpés, conifères variés aux franches nuances.La maison est une merveille en dalles taillées de la couleur du sable chaud pour les deux premiers niveaux et d’un lapis-lazuli éclatant pour le faite. Quatre monumentales colonnes cannelées se dressent sur deux plans à l’extrémité droite; d’autres jalonnent ce côté. Au centre des piliers en frontispice un double portail de bois ouvragé accueille. Deux larges et hautes fenêtres occupent les entrecolonnes de part et d’autre du porche. À gauche elles parsèment à intervalle régulier le reste du fronton en rez-de-chaussée. Au premier étage la partie gauche est identique à la portion inférieure. À droite et sur ce même côté du premier une vaste véranda parcourt la largeur de la maison et plusieurs portes et fenêtres en enfilade s’y ouvrent. Le deuxième étage est composé d’une myriade de celles-ci qu’entoure un balcon en surplomb semblant faire le tour de la résidence. La maison certainement conçue par un architecte qui avait un tempérament à tendances obsessionnelles offre une particularité assez originale qui la fait ressembler à un délicat bracelet ciselé surmonté d’une tourmaline à la profondeur aquatique : chacune des fenêtres lattées de bois peint coquille d’œuf préfigure répété en entrelacs un losange coupé longitudinalement par une latte plus fine qu’enjolive en son centre une rose des vents. La balustrade de la véranda rappelle le même motif et c’en est de même pour celle du balcon celui-là toutefois en bleu profond.

Marialucia émerveillée ouvre des yeux parfaitement ronds. L’émoi lui serre la gorge. Pier sait qu’elle ne souhaite pas pour le moment retourner en Vallée d’Aoste. Elle y a peu d’attaches hormis Flavia mais celle-ci mène sa propre vie et la perspective de servir d’infirmière au tyrannique Roberto − qui la réclamait cela elle l’avait appris de Paolo : le vieil homme venait de subir une attaque le laissant à demi paralysé − ne l’excite pas outre mesure; son cousin la traitait comme il menait ses serviteurs pire même comme la parente pauvre dans le besoin − ce qui n’était pas le cas puisque son défunt mari ne l’avait pas laissée sans le sou. Même diminué cet ogre dévore son entourage. Marialucia a une pensée fugitive pour Giovanna sa pauvre amie morte des suites d’un lymphome pour qui la religion était devenue l’unique rempart qui la protégeait de son tyrannique époux. Pier lui offre un havre mais quel foyer! Anxieusement il guette ses réactions comme un garçonnet qui se demande si ce qu’il pense être un bon coup ne va pas s’avérer en fin de compte une bourde − elle le revoit bambino prenant parfois ce même air. Volontairement malicieuse Marialucia fait durer le suspense. Ce n’est qu’après qu’elle l’ait vu rougir et pâlir puis froncer les sourcils qu’elle signifie son acceptation en se nommant d’office intendente de ce qu’elle appelle tout de go la Grande maison. Fou de joie Pier la serre dans ses bras à l’étouffer. Comment oses-tu me porter un coup pareil sans ménagement monello sans cervelle! Pier est heureux que Marialucia qu’il voit émue jusqu’aux larmes comprenne et accepte sa stravaganza. Bras dessus bras dessous ils entrent à l’intérieur de la bâtisse.

Dans presque toutes les pièces qu’ils visitent les pas ou le regard se posent sur des parquets et des boiseries de noyer anglais ouvragées pour celles-ci d’incrustations de nacre aux motifs délicatement posés; les doubles portes sont lambrissées de même. Le porche introduit un vaste vestibule qui permet d’accéder à l’escalier principal à deux entrées encadrant un ascenseur et qui s’ouvre à gauche sur un petit salon et sur une salle à manger communicante et à droite sur la bibliothèque. En contournant l’escalier par une issue ou l’autre les visiteurs arrivent à la cuisine généreusement pourvue de toutes les commodités offertes par la vie moderne. Le petit salon donne sur le grand de même que sa parallèle salle à manger sur celle de réception. Ces deux pièces sont communicantes. Le grand salon donne accès à la salle de musique alors que la salle de réception précède l’orangerie. Ces pièces pourvues de portes duales permettent de rejoindre la terrasse ou le jardin; de même pour la cuisine que jouxte un coin-repas ouvert et un cabinet lequel a une entrée à la bibliothèque. Le garage occupe l’arrière de la cuisine à l’extrémité de l’aile. À l’étage se trouvent les pièces d’habitation. Le couloir gauche donne accès à un appartement et droit sur l’arrière à deux autres. Chaque suite comprend un boudoir en antichambre et la chambre proprement dite. Le cabinet de toilette est central en façade. En face et occupant la moitié d’une aile l’espace qu’occupera Pier. Il comporte un bureau donnant sur l’arrière ainsi qu’un boudoir qui s’ouvre sur une chambre spacieuse sur le côté et à l’avant. Celle-là permet de gagner une vaste salle d’eau en camaïeu de marbres céladon et bis pourvue d’une entrée sur le cabinet de toilette en façade. Cette pièce a fait craquer Pier et rend cramoisie Marialucia. La moitié de l’aile est entourée d’une véranda avec un escalier extérieur ayant une entrée dans le boudoir et sera occupée par Marialucia. La suite comprend aussi une chambre celle-ci côté jardin; le premier donne accès à un vaste bureau; les deux disposent d’une entrée à un cabinet de toilette de céramique blanche « plus spartiate ». Au second étage de part et d’autre du couloir se trouvent quatre chambres d’invités et un cabinet de toilette frontal. Au-dessus de chez Pier une autre suite comprend un boudoir ainsi qu’une chambre en terrasse et un cabinet. De même pour une semblable au-dessus des quartiers de Marialucia la chambre se trouvant du côté du boisé. La salle de loisir longe l’appartement côté jardin. Toutes les pièces sont éclairées a giorno par de larges et hautes fenêtres. Ils descendent jusqu’au sous-sol par l’ascenseur et se promènent dans le cellier, la buanderie, le gymnase. La longue piscine intérieure est adjacente à une baignoire à remous, un sauna, un cabinet de toilette.

Come trovi la nostra modesta dimora? La résidence est de fait fort modeste en comparaison avec la très surchargée villa Borghese. Ils conviennent de garnir la maison petit à petit en commençant d’abord par les pièces où ils vivraient le plus souvent. Ils se plaisent à magasiner « comme on dit ici » habillage des fenêtres, bahuts, fauteuils, canapés, bibliothèques, dessertes, méridiennes, guéridons, commodes, secrétaires, vaisseliers, baldaquins, tables… aux styles disparates mais convergents, tapis, vaisselle, ménagères « comme on dit ici », literie, œuvres d’art et tutti quanti ainsi qu’à discuter design, matériaux nobles tels qu’acajou cubain, onyx italien, marbre, malachite, fer forgé… et décoration, pendant des heures. Marialucia se charge d’autorité du recrutement de quelques employés, de la planification du travail, du budget et ainsi de suite. Elle rayonne. Seuls Marialucia et Pier habitent à demeure. Le personnel d’entretien n’œuvre que durant la journée et seulement en semaine ceci pour préserver leur intimité.

Fréquemment le soir ils cuisinent le plus souvent des plats valdotains ou des régions limitrophes du Piémont et de la Lombardie. Ils se régalent en commençant toujours par un léger antipasto, soit du prosciutto tranché au couteau, des caprons, des cornichons ou des aubergines marinées, des tomates séchées au soleil et conservées dans de l’huile aromatisée poursuivant avec un primo piatto habituellement à base de savoureuses paste que Marialucia confectionne elle-même qu’elles soient longues tels les trenette, les linguine ou les fettuccine, courtes tels les penne et les tortiglioni ou encore farcies tels les agnolotti au bœuf ou au porc, les ravioli à la ricotta et aux épinards et les tortellini au jambon et au parmesan accompagnées de la sauce appropriée ou de risotto puis d’un secondo piatto composé fréquemment de poisson frais poêlé ou de viande grillée avec des légumes saisonniers des mets fins préparés avec grand soin à partir de produits de première fraicheur. Ils s’approvisionnent dans les nombreuses échoppes et comptoirs du marché Jean-Talon. Ils terminent invariablement par les formaggi et les fruits de saison. Le tout convenablement arrosé des vins idoines remontés du cellier bien garni. Elle s’alourdit un peu et il reprend le poids qu’il a perdu. À la fin de ces repas interminables et chaleureux Pier retrouve sa solitude et sa mélancolie. Il ne sort jamais. Quand le temps le permet il nage longtemps à grandes brasses puissantes et régulières jusqu’à épuisement. Hors saison il s’exerce dans le bassin intérieur s’épuisant en gymnastique et s’étoffant avec la musculation. Il lit aussi, philosophie, mathématiques, arts en écoutant de la musique très souvent un opéra de Giuseppe Verdi tentant vainement d’éviter la sombre chape qui s’abat sur lui à la nuit tombée.

Un soir Pier se décide à faire une incursion dans un lieu « pas triste en tout cas ». Sa libido réclame impérieusement un corps à corps. N’ayant qu’une vague idée de la situation géographique des lieux en question de s’y rendre en taxi lui parait un excellent moyen pour y parvenir en toute certitude les chauffeurs connaissant en général fort bien la ville. Je t’emmène où mon gars? Euh… quelque part où… enfin au quartier rose ou l’équivalent ici… Pas très clair… L’endroit où se regroupent des… homosexuels. Ah! Je vois… Le Village gai? C’est ça. Pas de quoi rougir mon gars à chacun ses gouts! L’homme démarre sur les chapeaux de roue et le mène au lieudit si drôlement réclamé en soliloquant sur à peu près tous les sujets de l’actualité sportive. À destination Pier règle course et pourboire. Sois prudent mon gars certains endroits sont plutôt « mal famés » si l’on peut dire et tu constitues un morceau de choix…

Pier déambule un moment au hasard. Un prostituto l’aborde cavalièrement. Il refuse d’un sourire. Ça aurait été un plaisir Apollon… Dommage! Une kyrielle de péripatéticiens racolent de potentiels et nombreux clients. Pier se ravise : l’homme incarnait Hermes. L’image des deux dieux engagés dans une décadente orgie grécoromaine lui parait plaisante. Le temps qu’il se décide l’homme s’éloigne déjà en compagnie bien charpentée. Pier dédaigne le travesti transsexuel au port de diva qui l’aborde ensuite. Il sort une cigarette de son étui en argent et s’apprête à l’enflammer. Pour cent dollars je t’allume et plus encore beauté! Il accepte la flamme du briquet de l’irrévérencieux. Une enseigne lumineuse d’un rose fluorescent criard attire son attention. Elle lui semble particulièrement invitante. Pourquoi pas? Son entrée crée un certain remous parmi la faune locale bariolée une concentration d’archétypes marginaux. Il commande un scotch y trempe à peine les lèvres puis s’accoudant au comptoir jette un coup d’œil curieux aux alentours. La musique tonitruante ensevelit tout bruit ambiant. Pier a droit à des œillades et à des invites muettes mais explicites. Il refuse d’un signe de tête. Un jeune homme dans la vingtaine fluet de corps assez beau au demeurant malgré son maquillage outrancier et son accoutrement singulier se montre particulièrement entreprenant. Pier ne sait comment s’en dépêtrer et condescend; l’autre emporte le morceau pour ainsi dire. Il se frotte contre Pier et procède à des attouchements intimes appréciés. Le dépassant d’au moins une tête pendant que l’autre continue ses opérations manuelles il peut poursuivre son examen des êtres. Pier remarque un type solidement baraqué au blouson de cuir noir rempli qui le regarde intensément. Il le détaille plus particulièrement. S’apercevant de son manège l’homme sourit et porte la main qu’il avait tatouée d’un signe Peace and Love − l’autre était dotée du Yin-Yang − vers le gonflement de son jeans qu’il flatte langoureusement tout en dévisageant Pier. Le sollicité en oublie presque l’autre animé par le désir brut au creux des reins. Le freluquet qui le manipule toujours accentue. Le mâle ostentatoire forme distinctement le mot « later » avec sa bouche. Pier acquiesce d’un signe de tête. L’autre s’éloigne et se perd dans la pénombre. Pier reporte son attention avec complaisance sur les généreuses caresses reçues. Il plaque ses mains sur les fesses nerveuses et bien galbées. L’autre s’agglutine. La bouche collée à son oreille Pier suggère de se rendre dans un endroit plus intime. Le jeune homme prend sa main et l’entraine vers le fond de la salle. Il pousse une porte tachée de nombreux graffiti obscènes agrippant toujours le sujet de son appétit. Les toilettes répugnantes et exsudant des effluves nauséabonds sont peuplées. Avant que Pier ne réagisse l’autre a déjà défait sa braguette et baissé son pantalon à mi-cuisse exhibant sa très appréciable érection. Le jeune homme s’agenouille et entreprend de le succhiare. Bientôt n’y tenant plus Pier lui tend un condom. L’autre grimace. My way or the highway. Il le gaine avec sa bouche puis se relève et descend son Levi’s sur ses cuisses; il se retourne ployé. Pier l’emboutit ipso facto et commence à le besogner furieusement. Un pénis de respectable volume et dimension semble-t-il frôle à maintes reprises ses fesses. Se détournant légèrement Pier reconnait le mâle tatoué. Un élan de désir draconien l’assaille une nouvelle fois. Il lui tend un préservatif tout en s’enfonçant davantage dans les entrailles de l’autre une main sur sa nuque et le maintenant à la taille. Celui-ci semble apprécier vivement le ramonage et gémit; sa gestuelle masturbatoire devient forcenée. Le tatoué très allumé ceinture Pier et force rudement son intimité; il le pilonne vigoureusement avec une régularité de métronome. L’entrée d’un autre protagoniste pour former la sarabande a un effet galvanisant et fulgurant sur le premier; Pier voit de longs jets de sperme gicler. Et sur Pier : ses poussées et celles de l’autre deviennent frénétiques et il se déverse avec un cri étranglé. La brute mène peu après son aboutement à terme en ahanant. Le mignon se rajuste et file. L’autre se désunit de Pier puis caresse doucement son postérieur douloureux; il jette le condom souillé dans un coin et remonte son pantalon puis disparait lui aussi sans un mot. Haussant les épaules Pier commence à rajuster le désordre. Un homme tente de l’aiguillonner l’empêchant du fait de couvrir sa demi-nudité. Il prend d’assaut libidineux ses fesses déjà mises à mal. Pier le repousse sans ménagement. Il réussit à s’extirper indemne de ce nid de frelons appréhendant puis échappant de justesse à une autre agression. En sortant du bouge il voit ses amants d’unique occasion tendrement enlacés s’embrasser à bouche que veux-tu.