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Le rhombe

Louise Gauthier

Élise et Arnaud

1985 à vingt-deux heures par une magnifique journée de mai le monstre métallique blanc et bleu s’engouffre dans la station de métro Berri-Demontigny et s’immobilise dans un chuintement. Le wagon de tête est quasiment désert. Fatiguée après sa razzia de plusieurs heures dans maintes librairies soldant des livres Élise planifie son futur immédiat : cigarette, whisky écossais, mots croisés, dodo. Elle dispose sur le siège les plis de sa robe de denim afin de ne pas balayer le plancher puis fermée au monde abaisse les paupières. Soudain les premières mesures de Für Elise de Ludwig van Beethoven atteignent son esprit embrumé. Surprise elle ouvre vivement les yeux. Son mouvement attire l’attention du concertiste en herbe affalé nonchalamment en face d’elle. Pardonnez-moi! Aucune offense mais continuez j’adore cette mélodie… Je me prénomme Élise… Quelle belle coïncidence! Euh… Je suis Arnaud… Embarrassés par cette entrée en matière impromptue ils coupent court à tout éventuel suivi de conversation en baissant les yeux. D’un air en apparence dégagé le regard d’Élise tente de suivre la progression de la rame à travers la vitre constellée de faisceaux de lumière. Elle reluque par intermittence cet avenant « fredonneur ». Elle se morigène mais s’aperçoit qu’il se livre au même manège. Plusieurs fois leurs regards se croisent furtivement. Ce petit jeu d’yeux dure. Arnaud se rend compte qu’il s’est trompé de ligne mais il ne bouge pas. Tous deux descendent au tout récent terminus du Collège. Arnaud se fend en deux pour saluer. Il escalade rapidement les marches de béton. Élise le perd de vue puis le revoit lorsqu’il s’arrête au dépanneur. Au milieu du premier escalier mécanique elle se retourne impulsivement. Il est bel homme la jeune trentaine probablement comme elle. Imberbe, la pomme d’Adam saillante, la mâchoire volontaire, sa chevelure longue et abondante de couleur sépia sillonnée d’argent encadre des yeux noisette pétillants ornés de fines ridules d’expression; des sourcils en arc pas très fournis précèdent un grand nez un soupçon busqué et deux plis ironiques atteignent les commissures des lèvres pleines de sa grande bouche « tentante » ceci complétant le portrait sommaire dudit Arnaud. Sa silhouette longiligne toute de denim vêtue lui plait pour son allure dégingandée. Élise ne se trouve pas vraiment favorisée par Dame nature côté beauté. Assez petite et ronde elle ressemble à Janis Joplin sauf pour le nez qu’elle a légèrement retroussé et les cheveux blond châtain longs et raides. Arnaud la salue d’un signe de tête cette fois puis d’un sourire auxquels elle répond de la même manière. Il se positionne maintenant au bas du premier escalier et elle en haut. Élise s’éloigne rapidement, monte à pied le deuxième encore en panne, peste contre la porte difficile à déplacer en raison des fortes arrivées d’air, s’arrête un peu essoufflée en se rendant compte qu’elle file la fille de l’air. Modérant l’allure elle traverse le boulevard Décarie et en longeant la rue du Collège se dirige vers son nid sans se retourner. L’histoire aurait pu se terminer ainsi en fantasme : dans un éclair elle se voit dans ses bras l’embrassant avec passion; une flambée de désir coupe net son souffle… mais avec un certain regret au cœur et au corps!

Le lendemain au commencement de l’après-midi n’ayant aucun cours ni réunion et tous les travaux corrigés la veille Élise s’accorde un congé cinéma. En route vers la station de métro à proximité l’air de Me and Bobby McGee de Janis Joplin atteint ses conduits auditifs. Elle pivote vivement stupéfaite. Arnaud souriant s’incline en guise de salut et la rejoint. Pris d’une pulsion irrésistible il n’avait pu s’empêcher de baguenauder toute la grande matinée dans le coin espérant cette rencontre : il avait aussi récupéré ses moyens. En effet vous lui ressemblez beaucoup… Et l’incarnat aux joues vous sied… Vous me plaisez Élise! Me laisserez-vous vous escorter jusqu’au métro? Élise opine toujours muette. Arnaud l’invite à prendre un café à la Bouffe-à-l’art un sympathique petit restaurant sur la rue Décarie. Julie semble surprise de la voir en galante compagnie. Depuis l’ouverture l’été précédent Élise y prenait son petit-déjeuner chaque matin en lisant La Presse; ces précieux préludes servaient d’entame à ses journées parfois interminables. Café pour l’une thé pour l’autre et isolés dans un nuage de fumée incommodante pour Julie ils font connaissance à bâtons rompus – elle réussit à vaincre sa timidité; il déploie de considérables efforts pour la faire sortir de sa coquille − enchantés par ce qu’ils découvrent et les rapprochent. Ils aiment les romans policiers mais il n’affiche aucun gout pour la science-fiction et le fantastique elle oui; la bonne chère; elle se passionne pour le cinéma, lui non sauf celui de Pagnol; ils adorent l’opéra, Verdi pour lui, Monteverdi, Wagner, Haendel et Moussorgski pour elle et cætera. Ils abordent plus tard des sujets fondamentaux et convergent en une communauté d’esprit. Ils se promènent au parc Beaudet devisant toujours et soupent au restaurant Chez-Chez sur la rue de l’Église. La fine cuisine ravit leur palais gourmand. Après des milliers de mots il la reconduit chez elle. Ils se laissent sans promesse de se revoir mais certains qu’ils le feraient.

Arnaud est séduit. Il aime qu’elle ne se maquille pas ainsi que sa façon de se vêtir en toute simplicité à prédominance de denim et de chemisier indien. Sa beauté intérieure irradie de son regard pers; sous certains éclairages l’œil gauche irise différemment du droit. Il a brusquement envie de se noyer dans ses prunelles et de les contempler sans lunettes. D’un abord hautain elle se révèle douce et accueillante quand sa timidité fuit. Élise se trouve aux antipodes des midinettes à qui il mène habituellement une cour désinvolte au hasard des rencontres. Cette Femme ne dépend fondamentalement de personne et c’est ce qui constitue sa force. Dans ses gestes il pressent une troublante sensualité à fleur de peau qui répond à la sienne. Reprenant le métro et se trompant juste une fois puis l’autobus cette fois dans la bonne direction il rentre, s’aperçoit une heure plus tard qu’il n’a plus de quoi fumer, se rhabille, sort maugréant contre la nième panne de sa vieille Renault très proche de la déréliction et encore au garage pour quelques jours… heureux hasard quand même : il n’aurait jamais croisé Élise autrement. Il achète des Craven A au dépanneur situé à quelques rues et envisage de se promener un peu histoire de s’accalmir.

Élise songeuse et heureuse se dévêt et suit son rituel du soir : toilette, cigarettes, scotch, mots croisés. Elle s’endort vers minuit… et est réveillée par un timbre insistant. Elle enfile une robe de chambre puis hésitante active finalement la commande d’entrée et attend le cœur battant au rythme des pas rapides dans l’escalier. Qui est-ce? C’est le grand méchant loup! Je suis venu vous faire subir les derniers outrages… ouvrez seulement si vous les souhaitez! Le souffle court elle fait entrer sans hésitation le prédateur. Ils se jettent vivement dans les bras l’un de l’autre éperdus du désir qui couvait depuis semblait-il des temps immémoriaux. La porte est refermée d’un coup de pied. Leur baiser les conduit à un rut aussi bref que fulgurant. Fébriles; adepte en la circonstance de l’accès direct Élise défait la ceinture en un tournemain et abaisse la fermeture éclair puis le pantalon et le slip pendant qu’Arnaud tente maladroitement de dénouer la robe de chambre y renonce en écartant simplement les pans empoignant ses mamelles à pleines mains en les pétrissant ardemment. Elle saisit l’aiguillon mâle durci. Son propriétaire l’entraine sur le plancher et la couvre manu militari. Elle l’accueille à l’intérieur d’elle emportée par une chaine ininterrompue d’orgasmes. Il atteint rapidement le paroxysme et sa semence jaillit en saccades dans le chaud réceptacle agité de soubresauts. Toujours soudé à son amante il enfouit sa tête entre les seins généreux. Les sens apaisés ils sont bouleversés par cet accouplement animal, fondamental, irrésistible, inattendu. Après quelques ablutions d’usage Élise et Arnaud s’étendent nus sur le lit. Je pourrais être enceinte de votre fait Monsieur! Le souhaites-tu? J’aimerais bien que ce soit une fille… Elle se serre contre lui sans rien d’autre à dire et beaucoup à faire. Doucement d’abord ils se caressent en explorant chaque pouce du corps de l’autre et attisant leur flamme. Tacitement sans préservatif il la pénètre en levrette interminablement. Ils jouissent dans un même gémissement de plaisir cœurs et corps à l’unisson.

Arnaud s’installe en douce chez Élise; en fait il vide petit à petit sa garçonnière. Il arrive le soir avec parfois des vêtements souvent des livres ou une plante à moitié morte et tutti quanti. Puis il se plante au milieu de la pièce les « bidules » en question à la main se demandant qu’en faire. Chaque fois Élise éclate de rire de le voir si embêté. C’est elle qui intègre tout ça au capharnaüm organisé qui constitue son appartement désormais le leur. Un logis sympathique et hétéroclite devant beaucoup à la brocante mis à part une douzaine de bibliothèques en chêne dont les plans des trois modèles ont été dessinés par Élise elle-même et dont le cout de réalisation avait presque causé sa ruine. Le seul document officiel qui scelle leur union est la signature conjointe du bail lors de son renouvellement. Tout ne se fait pas sans heurts ni anicroches et quelques scènes épiques font date mais uniquement pour des problèmes d’organisation domestique. Aussi brillant et talentueux était-il Arnaud devenait non pas un « contemplatif » mais « un inadapté fonctionnel… et séquentiel dans les joies ineffables du ménage » : prompt à l’esquive il en pratique l’art magistralement. Élise perd la bataille et s’en accommode tant bien que mal considérant que tout le reste roule à merveille. Ce qu’elle apprécie le plus chez Arnaud c’est son respect pour elle le fait qu’elle n’ait pas à revendiquer sa liberté. Il respecte son indépendance et son besoin de solitude ainsi que les décisions qu’elle prend. C’est le seul homme qu’elle ait rencontré qui ne lui met aucune chaine en exigeant d’elle amour et fidélité. De la même façon Élise respecte Arnaud et accepte philosophiquement qu’elle ne soit pas sa seule et unique : si Arnaud reste avec elle c’est parce qu’il se sent bien dans leur relation.

Leur amitié amoureuse se solidifie autour de Solveig − qui nait un an après leur rencontre après un accouchement épique délivré par césarienne − qui les accroche à ses délicieuses menottes… et bouleverse complètement leur vie de couple relativement tranquille. Solveig leur apprend par la méthode dure à devenir parents. Le choc est appréciable plus encore pour la maman qui écope évidemment de tout l’aspect logistique que pour le papa qui connait davantage l’aspect ludique de la Chose. Solveig est une enfant très intelligente à l’affut de son environnement. À peine âgée de quelques semaines elle sourit, babille, gazouille, fouille les êtres et les choses d’un regard inquisiteur et possessif. L’univers gravite autour d’elle et elle ne veut rien manquer. Elle décide que dormir dans l’après-midi − elle y consentait d’épuisement le soir − constitue une perte de temps certaine et qu’observer le monde dans les bras rassurants de maman était autrement plus intéressant et stimulant. Que sa mère ne soit pas entièrement d’accord avec cette décision ne compte manifestement pas. Choc des volontés : Élise perd la guerre; le père ne fait qu’enregistrer sa dissidence et palabrer un peu ce qui s’avère inefficace doit-il constater décontenancé. Et ces nuits penchés tous deux au-dessus d’un berceau agité par une minuscule créature hurlante pourtant toute propre et bien nourrie… Mais qu’est-ce qu’elle peut bien avoir? Arnaud téléphone à l’hôpital : elle fait beaucoup de fièvre à 37,6 degrés! L’infirmière indulgente le rassure − non ce n’est pas nécessaire de venir à l’urgence! Non elle ne va pas mourir! – et suggère au papa affolé d’administrer à sa fille de l’acétaminophène si la fièvre augmente de plus d’un degré et demi. La chaise berçante pour une bonne partie de la nuit, une frimousse raphaélique remise dans son berceau à pas feutrés et avec un luxe d’égards… et se réveillant illico les bras irrésistiblement tendus. Et ainsi va la vie.