Le rhombe
Louise Gauthier
La storia di Piera
Contrairement à la famille Borghese les Navona baignent dans un confort tout relatif. Rodolfo est plombier de son état à Brescia. Sa femme Annaclara exerce pour de riches clientes le métier de couturière. Qui entre dans leur modeste demeure la voit penchée soit sur un travail d’aiguille soit sur sa vieille machine à coudre. Courageuse Annaclara qui jamais ne se plaint des interminables heures qu’elle passe courbée sur les robes étincelantes qui s’élaborent sous ses doigts de magicienne. Quand elle est seule ou qu’elle le pense dans le regard d’émeraude et dans les plis légèrement amers déformant les commissures des lèvres on décèle une certaine rancune envers ce destin sans éclat. Mais quand Rodolfo rentre à la maison son visage de madone éclabousse d’amour son homme. Annaclara à la quarantaine est toujours l’époustouflante beauté qui avait ensorcelé le jeune et romantique Rodolfo. Il l’avait enlevée avec son consentement à sa riche famille qui avait prévu pour leur unique joyau un meilleur destin que cette mésalliance. Elle n’a plus revu ses parents et ne le regrette pas. Unis par un amour immense ils construisent un nid lequel abrite l’année suivante un délicieux poussin Piera née en juillet 1958.
Annaclara communique avec son entourage au moyen de la langue des signes et suit attentivement le mouvement des lèvres et les gestes de ses interlocuteurs. Quand elle sort faire des courses ou se présente chez une cliente elle se munit toujours d’une écritoire. Ceux qui la connaissent peu éprouvent un malaise en sa présence transpercés qu’ils sont par des yeux lucides et sans indulgence au regard franc et direct. Sourde et muette de naissance elle vit dans son monde intérieur hermétique et énigmatique sauf pour son mari et sa fille. Piera a appris la langue gestuelle et à déchiffrer les mots sans sons avant même de savoir parler. Elle a hérité de sa mère ses yeux d’émeraude et sa magnifique chevelure noire frisée très épaisse et aussi démesurément longue. Du tempérament de son père elle a été dotée d’un incurable romantisme. Élevée dans la liberté la plus totale convenant à merveille à sa nature sauvage elle grandit entourée d’amour et protégée.
Le bon et doux Rodolfo vit beaucoup dans le domaine onirique et peu dans la réalité quotidienne. Une fois sur deux il « oublie » de facturer ses clients surtout quand il sait que ceux-ci vivent difficilement. Pour lui tout se pare d’une aura diaprée. Il transforme sa chaumière en palais, sa femme en reine, sa fille en princesse. Il nourrit l’imaginaire de Piera de contes merveilleux, d’aventures époustouflantes où beaux chevaliers et belles princesses transcendent le quotidien par des exploits surhumains. Piera boit chacune des paroles de son papa sous le regard indulgent de sa maman s’imaginant être l’héroïne de toutes ces aventures.
Lorsqu’elle atteint la décennie l’univers de Piera s’effondre. Annaclara est foudroyée par un cancer généralisé et quelques mois plus tard Rodolfo la suit dans la mort : le chagrin l’a tué. L’orpheline est recueillie par une cousine de sa mère; Flavia et son mari vivent confortablement à Courmayeur une petite localité à proximité d’Aoste. Piera quitte un palais pour une prison. Elle est bien traitée par Flavia et Marcello mais ceux-ci sont des gens stricts sans imagination et froids. Piera doit enclaver la petite princesse profondément dans son esprit. Une Piera solitaire et rêveuse décourage par son air hautain la moindre tentative de contact. Elle vit intensément dans son monde intérieur pour elle la seule réalité qui compte vraiment. Elle excelle durant toutes ses études dans la plupart des matières mais particulièrement à l’écrit.
L’été de ses douze ans Piera accompagne la sœur de Flavia Marialucia chez les Borghese pour un court séjour afin de dépanner le couple qui devait s’absenter en raison d’une mortalité dans la famille de Marcello. Encore dévastée par la mort de ses parents Piera avait refusé obstinément de se joindre à eux; elle avait été prise d’une telle colère devant leur insistance qu’ils se sont sentis contraints de céder et de faire appel à Marialucia quand même soulagés d’être débarrassés pour quelques jours de ce jeune démon.
Lorsque Piera aperçoit Piero Borghese elle en tombe immédiatement et irrémédiablement amoureuse. Piero est le prince charmant le chevalier des contes de fées qui avaient constitué sa nourriture spirituelle durant toute son enfance. Piero qui approche de ses seize ans et rêve aux beaux yeux de Lucio et au reste de sa personne ne la remarque pas à son grand désespoir. Paolo la colle telle une mouche attirée par le miel; elle le chasse : un palefrenier aurait été mieux traité.
Lorsqu’elle retourne chez Flavia et Marcello – Piera ne considère pas ces lieux étant son foyer − elle enferme le secret de son amour dans son cœur. Elle s’abandonne à de longues rêveries et construit en imagination un monde où Piero est le roi et elle sa reine bien-aimée. L’été suivant elle apprend en surprenant une conversation entre Marialucia et sa sœur les mésaventures de Piero avec son professeur de piano et de ce fait l’apparente inversion sexuelle de son prince charmant. Elles déplorent toutes deux la façon cruelle et inhumaine de Roberto de traiter son fils ainé. Une autre fois l’univers de Piera s’écroule. Ce nouveau coup du sort la dévaste. Elle devient sombre et amère, sarcastique avec son entourage, ouvertement rebelle et cyclothymique. Tout le monde met cela sur le compte de la crise d’adolescence et espère que cela passe rapidement mais cela ne cesse pas.
Piera poursuit des études en sciences politiques à l’Università di Torino. À la fin de celles-ci elle s’installe à Milan où elle travaille d’abord au Il Corriere della Sera en tant que pigiste puis chroniqueuse politique au prestigieux La Repubblica. À vingt-quatre ans Piera a parcouru sans peur et téméraire tous les points chauds du globe et interviewé les chefs politiques les plus coriaces. Personne ne lui résiste quand elle veut obtenir des informations. Son écriture serrée, incisive, droite révèle à ses lecteurs de plus en plus fidèles la relation des faits : les dessous de sordides affaires et les scandales les plus surprenants; elle les éveille aux méandres les plus complexes de la politique nationale et internationale. Piera ne laisse rien dans l’ombre. Elle se fait beaucoup d’ennemis qui la redoutent et toujours pas d’amis. La beauté sauvage de Piera attire les hommes mais sa froideur hautaine les rembarre; un seul regard glacé et ils disparaissaient « la queue entre les pattes ». Piera forteresse inexpugnable est trop passionnée à chasser la Vérité. Son corps étant une mécanique qui a besoin d’être huilée de temps en temps elle considère qu’elle sait fort bien le faire toute seule.
Lors d’un périple dans une contrée d’Amérique centrale à l’occasion de la couverture d’une campagne électorale une première dans ce pays tributaire d’une longue tradition dictatoriale Piera alors âgée de vingt-sept ans et qui n’a peur de rien connaissant des techniques d’autodéfense tombe dans l’embuscade tendue par six jeunes voyous alors qu’elle se promène un soir sur la plage tout comme elle l’avait fait la veille sans problème. La nuit l’enchante sous le ciel constellé d’une myriade d’étoiles; elle apprécie sa solitude et déambule pieds nus dans l’eau du bord de mer le bruit du ressac emplissant ses oreilles. Le couteau sur la gorge ils la bâillonnent et déchirent ses vêtements. Solidement immobilisée par quatre d’entre eux ils la violent ou la sodomisent tour à tour la piquant du surin à l’envi soit pour la faire tenir tranquille soit pour s’exciter lorsqu’elle cessait de se débattre : ils aiment la résistance à l’évidence. Lorsqu’assouvis ils l’abandonnent elle est agonisante.
Des vacanciers trouvent la femme au petit matin; ils pensent d’abord qu’elle est morte. Piera est emmenée à l’hôpital. Elle récupère assez rapidement des vingt-cinq profondes coupures dues au poignard sur le ventre et les seins, de la déchirure de l’anus, de l’enflure importante et des lacérations mineures aux parties génitales, des hématomes, des plaies vives occasionnées par le frottement du bâillon. Lorsqu’elle sort de « l’hostellerie » quelques semaines plus tard bien qu’encore sérieusement amochée elle n’est plus tout à fait la même. Les policiers se montrent outrageusement grossiers lui répétant qu’elle l’avait bien cherché en se promenant ainsi seule la nuit. L’un deux le regard grivois et le geste salace lui propose de la consoler à sa façon… Écœurée Piera rentre par le premier vol qu’elle peut trouver.
Piera obtient un congé afin de se remettre de toute cette violence. Elle se terre dans son minuscule appartement pendant trois mois ne sortant que pour se réapprovisionner en surgelés et en vodka. Elle passe d’interminables heures dans sa baignoire à se récurer frénétiquement. Elle boit plus que de raison pour s’endormir et éviter les cauchemars qui la dévastent. Un soir au bord du suicide et totalement ivre elle prend le combiné. Elle a grande peine à obtenir un numéro des diverses préposées qui se succèdent patiemment et obligeamment pour l’aider dans sa recherche malgré son incohérence et sa voix pâteuse : elles sentent toutes le sentiment d’urgence aigüe qui l’anime. Tout ce que Piera sait c’est qu’elle devait se trouver au Québec depuis de nombreux mois cela elle le tenait de Flavia probablement à Montréal ou dans ses environs et qu’il fallait chercher sous le nom de Berthod − sans résultat ou peut-être Borghese − elle épelle B-O-R-G-E-S-E. On trouve un et un seul Borghese avec un h prénom Pier. Elle dit que c’est probablement ça et demande qu’on compose le numéro pour elle se trouvant incapable de le faire. La téléphoniste s’exécute en lui souhaitant bonne chance. Elle est même assez aimable pour s’enquérir si une certaine Marialucia Bertod habite bien à l’adresse correspondant à ce numéro ce qui est confirmé par l’appelée elle-même. L’employée de la compagnie de téléphone établit la communication soulagée d’avoir mené à bien sa tâche.
Silence au bout du fil; Marialucia demande qui appelle. Des sanglots hachés lui répondent; son prénom est prononcé d’une voix presque inintelligible. C’est Piera. Le silence est habité de souffrance tangible. Les pleurs déchirants reprennent. As-tu besoin de moi? Le « oui » est un murmure presque inaudible. Où te trouves-tu? Je ne sais pas. Piera raccroche. Marialucia téléphone à Flavia mais tombe sur Marcello à la place : Piera nous a signifié qu’elle ne voulait pas nous voir pour le moment et sous aucun prétexte. Oui Piera habite sans doute au même endroit au 17 via Carducci. Non je ne peux ni ne veux y aller : Flavia est à l’hôpital soignée pour une phlébite… Marialucia met Pier au courant des maigres renseignements dont elle dispose et rejoint Piera par le premier avion en partance pour Milan.
En voyant Marialucia une petite valise à la main et le regard inquiet Piera écarquille les yeux : elle ne garde aucun souvenir de son appel au secours! Marialucia lui raconte toujours sur le seuil. Piera ne comprend pas que dans un moment d’égarement elle ait fait appel à Marialucia bien qu’elle aime beaucoup surtout qu’elle demeure si loin… Brusquement Piera éclate en sanglots et se jette dans ses bras s’accrochant convulsivement.
Marialucia est une force tranquille un pilier. Elle sait écouter; elle sait aider. Elle a le cœur aussi vaste que l’univers. Elle agit aussi en assainissant le quotidien et faisant retrouver le gout des choses simples et essentielles. Piera lui raconte de façon décousue et entrecoupée de hoquets ce qui s’est passé en Amérique centrale puis son retour ici dans cet appartement devenu tanière pour une louve blessée. Piera a triste aspect, sa peau jadis nacrée a pris une teinte vaguement olivatre, ses cheveux relevés dans un chignon désordonné nécessitent un sérieux lavage, ses ongles cassés font peine à voir, des cernes rongent la moitié de son visage et sa dernière toilette devait remonter à… quelque temps.
Marialucia entreprend courageusement le nettoyage de Piera d’abord puis de l’appartement ensuite. Elle la baigne après avoir astiqué la baignoire en deuil. Sa nièce est couverte de nombreuses cicatrices. Elle l’assèche après avoir déniché une serviette à peu près propre, brosse longuement ses longs cheveux, la met au lit, la berce entre ses bras maternels jusqu’à ce qu’elle s’endorme, la borde. Elle récure ensuite chaque pièce de fond en comble et verse dans l’évier quelques fonds de bouteilles d’alcool. À l’ouverture des magasins elle fait de nombreuses emplettes puisqu’elle n’avait trouvé que des surgelés au congélateur. Piera dort encore d’un sommeil agité. En attendant son réveil Marialucia s’assoupit épuisée dans un fauteuil. Elle est réveillée par l’arome du café qui se répand dans la pièce. Piera toute pâle entrechoque les tasses mais elle sert Marialucia. Les deux femmes le dégustent en silence.
La renaissance de Piera s’étire sur plusieurs semaines. Piera parle beaucoup, lui raconte ce qui lui passe par la tête et lui confie même ses sentiments adolescents envers Piero son prince charmant déchu. Elle pleure aussi et se saoule mais une seule fois. Marialucia reste tant qu’elle sent que l’autre en a besoin. Lorsque Piera peut se reprendre en main soulagée elle rentre au bercail; la Grande maison est son foyer.
Piera reprend son travail au grand plaisir de ses nombreux lecteurs et de ses patrons; eux seuls savent ce qui s’est passé : elle leur a froidement relaté faits et circonstances afin de justifier sa demande de congé. Personne parmi ses collègues n’ose lui demander la raison de son absence prolongée. Elle ne la fournit pas non plus.