Le rhombe
Louise Gauthier
Rombo
Élise descend au début de l’après-midi. Ses yeux rougis et gonflés témoignent d’une nuitée agitée. Un sourire fugace anime un instant ses traits. Arnaud en reste perplexe. Pier qui rentre de l’aéroport se joint à eux. C’est entièrement de ma faute l’éclat de Piera! Élise leur parle du dessin et du poème auxquels s’ajoutent ses caresses spontanées inopportunes. Arnaud narre à Élise les propos de Marialucia concernant l’amour adolescent de Piera pour Pier, les conséquences de sa déception sur sa vie, le viol horrible qu’elle a subi. Les cicatrices! Piera est venue me rejoindre la nuit dernière. Elle voulait que je lui fasse ce que j’avais écrit… La double exclamation accentue la teinte rosée.
Pier trouve d’abord difficilement ses mots mais poursuit d’une traite. Avant qu’elle ne monte à bord, j’ai dit à Piera que… qu’il n’en tient qu’à elle pour que ce triangle… euh… bancal − c’est ce qu’elle pense – devienne un harmonieux rhombe. Je ne comprends pas toutes les raisons qui m’ont poussé à lui faire cette déclaration; je sais seulement que c’est important, mathématique, inscrit dans l’ordre des choses… J’aurais dû vous en parler avant… Pier émet un rire embarrassé tout en rougissant devant leur ahurissement. Arnaud et Élise l’enserrent acceptant tacitement ce qui pourrait constituer si Piera revenait un bouleversement profond de leurs relations. Solveig aussi! La petite saute littéralement dans leurs bras s’accrochant au cou de Pier, embrassant tour à tour Élise et Arnaud, riant en éclats cristallins.
Au bureau les choses se corsent. De plus en plus feuilletonnesque s’égaye Martine se délectant allègrement de toutes ces complications. Elle frissonne en songeant à Arnaud… Tu devras faire attention à ne pas trop te bruler les ailes ma petite… Il est si attachant. Quand Arnaud lui avait baisé les doigts chacun d’eux et un à un décuplant les frissons de plaisir alors qu’ils se trouvaient seuls dans son bureau Martine avait flanché. Jusque-là elle avait opposé avec regret de multiples refus bien nets à ses savoureux assauts toujours très corrects et uniquement verbaux. Quand il l’avait invitée à prendre un verre Chez Alexandre après le travail ce jeudi-là elle avait accepté sans l’ombre de la moindre parcelle d’hésitation. Arnaud lui avait conté à l’oreille tout en baisant de nouveau ses doigts chacun d’eux et un à un quelles caresses il lui prodiguerait et où une douceur et un endroit par doigt. Après le neuvième doigt il s’était tu. Et la dixième? Tu me suggéreras celle-là… si tu n’as pas idée je procéderai… À quoi? Je ne te le dis pas tu verras… Et une onzième peut-être? Celle-là sera ton septième ciel… et le mien ma douce… Arnaud l’avait embrassée très doucement. L’élan de plaisir l’avait prise au dépourvu et complètement portée aux nues. Elle avait ajouté. Après… Je te caresserai à ma façon. Qui est? Je ne te le dis pas tu verras… Ils avaient filé en quatrième vitesse chez elle. Il avait tenu parole dans l’ordre et plus encore dans l’intimité de sa couche et elle aussi. Le « tu verras » délicieusement prometteur l’avait effectivement été pour tous les deux. Ils avaient recommencé… Martine frémit à nouveau saisie d’une flambée de désir. Qu’Arnaud soit également l’amant de Marielle en plus d’être celui de Pier ne la contrariait pas outre mesure au contraire. Elle trouvait très érotique d’imaginer Marielle la gazelle au lit avec lui gémissant sous ses caresses subtiles… Un petit pincement au cœur quand même : Marielle est son amie et Martine n’aime pas les ombres. Elle se met à chercher un moyen pour rendre la situation plus nette sans provoquer de crise et de peine pas irrémédiables en tout cas.
Deux semaines plus tard un jeudi soir Marc Beaulieu téléphone au domicile de sa secrétaire s’excusant à renfort de circonlocutions de la déranger; c’était le cas en effet mais Martine lui répond gentiment par la négative. Il souhaitait obtenir le numéro personnel d’Arnaud si elle s’en souvenait puisqu’il ne l’avait pas sur lui n’étant pas au bureau mais devant lui poser une question pressante… Martine le lui dicte de mémoire. Mais… Oui c’est le bon : ils vivent conjointement. Marc était resté sans voix de longues secondes. Puis il l’avait remerciée et avait raccroché. Il avait donc composé le numéro. Élise lui avait répondu qu’elle transmettrait le message promptement. Celle-ci avait joint Arnaud chez Martine − il lui avait confié le numéro en cas d’urgence. Arnaud était mort de rire mais Martine un peu moins : tous ces appels avaient interrompu des prémisses prometteuses. Son accès d’hilarité à peu près terminé Arnaud avait finalement rejoint Marc qui lui avait posé sa fameuse « question pressante » ce qu’elle n’était pas. Arnaud et Martine avaient repris leurs tout à fait délicieux préliminaires et n’ont plus été dérangés intempestivement. C’est ainsi que Marc et bien entendu Robert ont été mis au courant des nouveaux paramètres dans la vie de Pier et d’Arnaud. Ils trouvent cela… savoureux.
Au cours d’un diner quelques mois plus tard Marielle avoue à Martine qu’Arnaud est devenu son amant. Martine se tient coite et baisse les yeux. Intriguée Marielle lui demande ce qu’elle a : rien. Son amie devine et s’en enquiert. Oui moi aussi confirme l’autre. Marielle palit légèrement tout comme Martine qui se sent misérable. Brusquement Marielle sourit et prend la main amie. C’est un amant merveilleux n’est-ce pas? Martine est visiblement soulagée. Tout à fait. Tu le vois le jeudi soir? Je veux dire un jeudi soir sur deux? Oui… Moi aussi… Elles rient. Aucun nuage ne trouble plus le ciel de leur amitié.
Le mois suivant Martine suggère les joues en feu qu’elles… qu’ils pourraient… faire ça à trois un de ces quatre jeudi… Oh! Désolée je ne voulais pas t’embarrasser… Non ce n’est pas ça j’y ai pensé également. Au rendez-vous doux suivant elles reçoivent Arnaud chez Marielle. Arnaud n’émet pas l’ombre de la moindre parcelle de protestation bien qu’il ait fort à faire ce soir-là… et plusieurs autres jeudis soir le vendredi après-midi restant consacré exclusivement à Marielle. Elles décident du mardi soir pour leur propre tête-à-tête… C’est plus qu’agréable n’est-ce pas? Tout à fait… répond l’une en embrassant passionnément l’autre.
Quatre mois passent tout un automne sans nouvelle de Piera. À la grande tristesse d’Élise qui pense beaucoup à elle, de Pier qui ne sait lui-même pas trop pourquoi, d’Arnaud qui s’émeut du chagrin d’Élise et que chamboule les absences nostalgiques de Pier. Ils se retrouvent plus fréquemment ensemble dans le grand lit de Pier. Élise a l’agréable surprise d’être le sujet d’une plus grande attention de la part de Pier lequel apprécie davantage ses caresses. Souvent au matin Solveig saute dans leur lit en riant des exclamations outrées ou des grognements de douleur dérangeant leur emmêlement pour s’insinuer dans les bras de l’un ou de l’autre.
L’hiver s’annonce… québécois; les sorties se limitent au strict minimum en raison de la vague de froid qui sévit : – 30 °C au soleil sans tenir compte du facteur éolien et on en était qu’au commencement de la saison. Ils ont un Noël blanc : quarante centimètres de neige tombée la veille couvrent le sol d’un linceul. De multiples congères se sont formées rendant les déplacements difficiles. En raison du temps rigoureux la neige craque sous les pas des quelques hardis promeneurs. La couche de glace en surface brille de mille feux d’un éclat quasi insoutenable sous la lumière des lampadaires donnant au paysage un aspect fantasmagorique. Mais l’atmosphère est fébrile et les cœurs en fête.
Marialucia et les trois décident d’offrir à Solveig et à eux-mêmes une période des fêtes québéco-italiennes mêlant sans chauvinisme des traditions des deux pays. Au petit salon ils dressent un gigantesque et odorant sapin croulant sous les décorations rutilantes. Solveig muette d’émerveillement l’admire durant des heures. Pour le réveillon Élise cuisine une énorme dinde farcie de pommes de terre en purée généreusement assaisonnées de sarriette. Marialucia confectionne tout le reste. Arnaud et Pier sont assignés aux multiples courses. Ils décident que les cadeaux de Solveig seraient apportés dans la nuit par le père Noël mais qu’il y aurait d’autres présents distribués à l’Épiphanie par la Befana.
Avant de s’endormir la veille de la grande fête Solveig sert à l’intention du père Noël une tasse de lait et des biscuits et s’assure que ses trois bas sont placés bien en évidence au manteau de la cheminée. Pourquoi trois? Demande Élise. Pourquoi pas? Rétorque Solveig exaspérée de l’incompréhension de sa mère. La fillette endormie − c’est bien le seul moment où elle est sage comme une image radote Arnaud pour la cent millième fois; Pier renchérit toujours : un angelo! − ils festoient gaiement tous les quatre se narrant leurs souvenirs des festivités d’antan sauf Pier qui ne raconte jamais rien de son passé.
Au tôt matin Solveig surgit en trombe dans leur chambre les bras embarrassés de trois bas remplis à ras bord. L’air triomphant : le père Noël est venu! La chanson sérieuse : il a mangé tous les biscuits! La mine compassée : il va engraisser! Elle déballe les « cadeaux du père Noël » − glanés par chacun au fur et à mesure de leurs déambulations dans les boutiques − d’exclamation ravie en petits cris émerveillés sous le regard plein d’amour du trio conspirateur.
L’atmosphère joyeuse persiste durant les autres jours de ces vacances d’hiver. Doucement l’Épiphanie arrive. Solveig porte sur les nerfs mais est d’une sagesse exemplaire selon ses propres critères électrisée par la perspective des présents qui seraient apportés par la Befana. Marialucia et Pier ont concocté un festin digne des rois et reines. Arnaud n’étant pas très doué pour la cuisine on le charge de parer la table; comme à l’accoutumée il prend un temps interminable à le faire gênant les mouvements de tout le monde comme d’habitude. Le diner est assez triste : Marialucia a le mal du pays, Élise et Pier auraient bien souhaité que Piera se trouve parmi eux, Arnaud sensible à l’humeur morose de ses conjoints et ne pouvant rien y faire se consacre à sa gourmandise naturelle…
Vers la fin du repas on carillonne. Marialucia se lève pour ouvrir au trouble-fête obligé de circuler par une soirée pareille et reste plantée les yeux globuleux devant la porte béante comme sa bouche. Une bourrasque hivernale s’engouffre dans la maison. Brrr! Ferme vite! On va mourir gelés… sacré pays! Marialucia obtempère. Piera couverte de neige et grelottante se secoue. Puis elle saute au cou de Marialucia qui la serre contre elle à l’étouffer. Piera demande son assistance pour porter les nombreux sacs et valises qui attendent dehors. Sous son manteau trop léger pour la saison elle a revêtu un déguisement de Befana. Marialucia complice retourne s’assoir avec les autres indiquant à la ronde interrogative qu’un malheureux voyageur cherchait son chemin dans la tempête. Ils poursuivent leurs agapes. Pendant ce temps Piera achève rapidement de parfaire son maquillage.
Tout à coup l’éclairage baisse et sur le seuil de la salle à manger apparait une petite vieille sur son balai : la Befana… Huit yeux ronds comme des billes la considèrent leurs bouches ouvertes sur des « oh! » Marialucia tente de retenir un fou rire qui menace d’éclater. Solveig hurle puis bat des mains avec un enthousiasme débordant : la Befana! Avec des ricanements la sorcière distribue des gateries à tout le monde puis disparait. Solveig n’en revient pas; elle trépigne et applaudit à la fois en contemplant l’énorme sac qui lui est destiné puis les nombreux paquets qu’il contient indécise quant à celui qui ferait l’objet de son dévolu. Les autres sauf Marialucia qui rit à en pleurer restent silencieux en état de choc… Ils regardent les cadeaux enguirlandés qui leur sont destinés puis considèrent Solveig puis Marialucia puis chacun des autres…
Ce n’est que lorsque Piera revient dix minutes plus tard changée et démaquillée qu’ils réagissent. Solveig agit comme si Piera n’était jamais repartie la saison dernière. Élise toute pâle se lève. Piera se précipite entre ses bras ouverts. Pier et Arnaud les entourent en étau. Ils restent enlacés de longues minutes. Marialucia pense que Piera possède un don certain pour présenter des sorties et des entrées spectaculaires… Enfin c’est le temps qu’elle arrive à en juger par l’accueil qu’elle reçoit!
Pendant ce temps Solveig s’extasie sur une maison de poupée. La bambinaia doit aider sa bambina à l’installer im-mé-di-a-te-ment. Ce n’est qu’ensuite qu’elle peut admirer le magnifique châle de soie isabelle que lui offre Piera. Chacun ouvre ses cadeaux. Pier reçoit un échiquier miniature fabriqué de marbre noir et blanc aux pièces d’or et d’argent délicatement ciselées, Arnaud un cartable en cuir d’une facture magnifique évidemment italienne, Élise admire un pull de la « couleur de ses prunelles dans la pénombre ». Pier tend à une Piera médusée une boite enrobée d’un papier chatoyant violet. Nous t’espérions. Le paquet contient des anneaux d’oreille et un jonc d’argent assorti délicatement ouvragés (Pier), un peignoir de soie noire arachnéenne (Arnaud; Piera rosit) et une huile sur toile la représentant dans un jardin (Élise bien sûr). Les larmes aux yeux et sans voix Piera les scrute. Pier poursuit la distribution des cadeaux en nombre considérable qu’il y a encore sous l’arbre. Solveig épuisée par son attente fébrile de la journée et par l’excitation de la soirée s’endort en serrant sur son cœur une chatte en peluche et ses cinq petits chatons dans son ventre. Marialucia la met au lit avant de regagner ses quartiers.
Piera leur dit sans détour qu’elle les avait complètement oubliés pendant trois mois puis qu’ils avaient tous les trois envahi son quotidien et s’étaient imposés dans sa vie sans qu’elle puisse résister bien longtemps à l’appel pressant ressenti si fortement. Et voilà elle était venue…
Ils arrosent leurs retrouvailles jusqu’à tard. Arnaud et Pier enlacés et légèrement gris montent les premiers laissant les deux femmes continuer ce qu’elles avaient manifestement commencé. Ils ne tardent pas à entamer eux aussi passablement émoustillés par le spectacle des attouchements femelles torrides échangés sur le canapé… Une bonne partie de la nuit est employée à soigner leur libido.
Élise reconduit Piera chez elle; Piera lui signifie d’un baiser que ses attentions nocturnes seraient bien accueillies. Aucun centimètre du corps des amantes n’est laissé orphelin de caresses et plus d’une fois elles s’abreuvent à la source du plaisir de l’autre. Jeux de langues, de doigts, de corps à corps, de cœur à cœur. Elles s’endorment comblées en se murmurant des mots d’amour.
Les gais duos se réveillent vers midi reconnaissants envers Marialucia qui s’était occupée de Solveig depuis tôt dans la matinée…
Élise et Piera se terrent trois jours durant ne sortant sporadiquement que pour dévaliser le frigo. Elles parlent, s’effleurent, se connaissent, dorment rivées l’une à l’autre, recommencent à s’aimer, se reconnaissent… et ainsi de suite. Les hommes commencent à se lasser de ce huis clos. Solveig réclame sa maman et Marialucia en a plein les bras avec elle… et les deux autres qui errent de pièce en pièce et se plantent les bras ballants sans cesse sur son chemin « comme si la maison n’était pas assez grande pour qu’on ne se marche pas sur les pieds! »
Le soir de la troisième journée de confinement elles émergent douchées de frais dans la chambre de Pier. Elles se tiennent par la taille toutes deux en peignoir de soie le cadeau en noir pour l’une et de couleur souris pour l’autre. Arnaud et Pier étendus nus et sages écoutent mains jointes Orfeo de Monteverdi un des opéras préférés du premier. La lampe diffuse une douce lumière ambrée. Elles se départissent chacune de leur unique vêtement et se glissent entre les hommes. Piera dans les bras de Pier et Élise dans ceux d’Arnaud. Elles fleurent bon la pivoine et l’orchidée. Pier est stupéfait par l’éveil de ses sens provoqué par Piera et uniquement par elle : pour la première fois de sa vie il désire spontanément une femme! Piera se sent fébrile. L’hommage manifeste de Pier la surprend et la rend euphorique mais en même temps elle craint… un assaut intime. Pier touche délicatement son clitoris et entame des effleurements qui amènent son amante à l’orée de l’orgasme… Elle enserre de ses doigts fins et mobiles la verge dressée de son bien-aimé. L’appel des sens se fait plus impératif que la crainte première. Pénètre en moi Pier… Ti amo! Piera gaine le préservatif que lui tend Élise. Pier la monte tout doucement. Son calice s’ouvre davantage sous chacune de ses timides poussées. Il s’enfonce complètement en cette intimité bouleversante… et bouleversée. La jouissance de son amante amène la montée de la sienne mais il réfrène et reprend son irrésistible va-et-vient. Ils sont submergés par le même incommensurable plaisir. Élise et Arnaud les contemplent parfaitement immobiles retenant leur souffle émus par ce cérémonial amoureux en témoins privilégiés et complices. Pier étreint la main d’Arnaud et Piera cherche celle d’Élise toute proche. Peu après Pier pousse une exclamation étouffée. Le condom s’est fissuré. Oh! Cette même nuit Arnaud également devient l’amant de Piera à leur mutuelle et très grande satisfaction…
Solveig est heureuse de récupérer sa maman et Marialucia est soulagée de la reprise du cours normal des choses Piera en sus. Comme l’avait soupçonné intuitivement Pier sa présence harmonise les relations du triangle qui s’intègre en rhombe équilibré. Le tempérament atrabilaire de Piera plutôt évènementiel qu’intrinsèque s’adoucit et se fait plus agréable à vivre. Pier devient dès lors plus ouvert exubérant même. Arnaud et Élise restent égaux à eux-mêmes et leurs liens entre eux et avec les deux autres se tricotent plus serré.
Au fil des semaines en remarquant des changements d’abord quasiment imperceptibles sur le corps de son amante et avant même que Piera ne s’en aperçoive elle-même Élise acquiert la certitude qu’elle est enceinte.
Devant ce qui devient chaque jour un peu plus évident Piera ne peut que faire face. Pour Élise seulement, posément, froidement même, elle met les cartes sur la table : elle ne souhaite pas être mère ne possédant aucune fibre maternelle mais bien qu’en faveur de la liberté de choix elle ne peut se résoudre à subir un avortement étant donné que dans sa situation privilégiée ce serait pour elle de l’égoïsme voire de la lâcheté; elle va mener sa grossesse à terme mais elle est effrayée par la perspective de ne pas être apte à prendre l’enfant sous sa responsabilité d’une façon adéquate. Élise l’écoute mais en est agacée : elle pressent que cette rationalisation de la situation masque quelque chose de beaucoup plus fondamental voire de terrifiant pour Piera. Élise va à la pêche et prend Piera dans ses bras. Nous sommes là : tu ne seras pas seule pour faire face! Cet enfant certainement un garçon j’en ai l’intuition sera comme Solveig; il aura un père et une mère clairement identifiés mais sera entouré de l’amour et des soins de nous tous. Piera n’émet aucun commentaire. Puis brusquement elle crie presque. Ce n’est pas le problème! Alors c’est quoi? Piera ne répond pas. Élise ne pousse pas. Visiblement son amie ne se sent pas capable de se confier pour le moment. Élise la prie de rester en sa compagnie cette nuit-là. Piera acquiesce.
Bien plus tard à l’aube Piera qui n’a pas fermé l’œil secoue Élise sans ménagement. Quand j’étais adolescente j’ai rêvé de devenir la mère de l’enfant de Pier… Ce fantasme a été annihilé quand j’ai su qu’il était homosexuel… J’escamotais alors la possibilité étant donné notre degré de consanguinité que notre bébé puisse naitre tel que ma mère… Piera s’arrête incapable de poursuivre. Élise alarmée la prend dans ses bras. Piera reprend dans un souffle mais qui parait à Élise assourdissant : sourd-muet. Piera sanglote la tête sur la poitrine de son amante laquelle reste muette un bon moment. Un doute soudainement l’assaille. Ce n’est pas tout; autre chose apeure Piera quasiment autant. Pier ne sait rien de cela n’est-ce pas? Piera secoue la tête. Ton enfant aura deux bras et deux jambes, très probablement une intelligence tout ce qu’il y a de potable, un physique à l’avenant, et tout et tout. Le reste on devra faire avec… Ce n’est pas qu’il puisse « seulement » naitre sourd-muet qui te terrifie n’est-ce pas? Piera secoue la tête. C’est donc la réaction de Pier… Piera opine. Toi qui ne spécules jamais sur d’hypothétiques situations! Élise tu as vu comment il s’est comporté quand je lui ai annoncé que je portais notre enfant! Le futur père était devenu littéralement fou de joie et c’était un euphémisme. Je ne sais pas si je dois lui parler de cette possible anomalie héréditaire maintenant…
Arnaud non plus ne sait que dire. Peut-être Marialucia? Celle-ci absorbe la nouvelle à sa manière discrète. Et elle connait l’histoire généalogique de la famille et Pier. Pier éprouvera une dure peine à accepter que son enfant puisse naitre ainsi cela c’est certain. Peut-être serait-ce préférable qu’il envisage sérieusement cette possibilité plusieurs mois avant plutot que cela lui tombe dessus sans signe avant-coureur : la vie avec un nouveau-né n’est ni aisée ni reposante sourd-muet ou pas…
Piera choisit de mettre Pier au parfum. C’est difficile pour l’un et l’autre. Il déplore pour la première fois de sa vie ses connaissances en matière de probabilités : elles sont trop importantes à son gout. Il tente en vain de reléguer ses craintes aux oubliettes. En état de choc, l’écueil au regard, en pleine tourmente émotionnelle il devient taciturne, abattu, solitaire pendant des semaines trainant sa morosité en boulet. Jusqu’à ce qu’Élise plus qu’exaspérée le coince au pied du mur. Piera a besoin de toi, elle s’étiole, elle n’a que faire d’un cadavre ambulant! Trêve d’apitoiement que diable! Culpabiliser qui que ce soit, te mortifier ou te faire du mouron est complètement stérile! Mets tes humeurs sur la glace et émerge! Enfanter c’est dur à vivre pour une femme et son terme approche à grands pas. Et elle a besoin de son homme à ses côtés afin de l’aider à faire face! Elle a besoin de ton soutien pas d’un poids mort à la remorque!
Piera s’alourdit de jour en jour. Sa grossesse est facile sauf pour le dernier mois où elle éprouve de la difficulté à se déplacer tellement elle est encombrée par son fardeau. L’échographie avait confirmé le sexe de l’enfant : il se prénommerait Aidan. Pier finit par réagir à la sortie d’Élise, émerger de sa noirceur, récupérer son ressort psychologique. Il se met à prodiguer à la future mère des attentions qui deviennent exaspérantes pour son sujet qu’il traite plus précieusement que de la porcelaine fine. Arnaud et Élise complices rient à se tordre sous le regard noir de Piera… tout de même au fond assez heureuse de ces égards. Solveig attend dans l’impatience la venue de son frère nouveau… Pier est émerveillé par les changements que subit le corps de Piera. Il la trouve magnifique avec son ventre protubérant et parfois secoué de vagues causées par les mouvements du bébé. Tous les deux dorment ventre distendu contre ventre plat. Souvent Pier reste éveillé afin de sentir les coups de pieds de ce petit être en formation : son fils.
Milieu septembre Pier avertit ses associés qu’il devra s’absenter pour plusieurs jours probablement vers le début d’octobre et sans préavis. Arnaud aussi ne sera pas disponible durant la même période… à cause de son fils… et celui d’Arnaud par le fait même qui va naitre incessamment… Considérant la « vie spéciale » que mène ce triumvirat « si original » ils ne s’étonnent même pas de l’aveu de Pier et taquinent leur protégé rougissant : après tout c’est très courant dans la vie qu’un enfant soit nanti de deux pères n’est-ce pas? Ils s’informent si Élise se porte bien malgré le terme proche. Élise n’est pas enceinte c’est Piera. Oui nous formons un rhombe maintenant… Ah!
Quelques nuits après la date prévue Piera est réveillée par une douleur intense qui la fait hurler… et se répète cinq minutes plus tard… Élise qui dort côté cœur comprend vite. Elle houspille les deux endormis de l’autre bord « préparez-vous en quatrième vitesse » et elle l’aide à se vêtir puis enfile en hâte les vêtements prévus la veille. Les deux mâles paniqués soutiennent Piera pour descendre l’escalier au lieu de prendre l’ascenseur « plus idiots que ça vous mourez instantanément » manquant la faire tomber; Piera rigole de les voir ainsi… entre deux contractions plutôt rapprochées… à la minute estime-t-elle grimaçante et subitement alarmée. Élise impatiente les attend; elle ne tarde pas à se rendre compte aussi que c’est urgent… Piera s’installe tant bien que mal sur le siège arrière et Élise s’assoit à ses côtés; Pier prend le volant malgré son énervement étant donné qu’Arnaud conduit trop lentement. De se concentrer sur l’itinéraire le ramène sinon au calme du moins au respect de la plus élémentaire prudence. Le trajet d’une demi-heure en prend dix de moins. À la porte de l’urgence Piera perd les eaux. Vingt-sept minutes plus tard − la chanceuse! Le travail avait duré dix-sept heures pour Élise et s’était terminé par une césarienne − Aidan nait sous les yeux émerveillés des trois… et au grand soulagement de la quatrième − Arnaud avait remporté de chaude lutte la confrontation avec le personnel hospitalier quant à la présence de trois personnes en sus en salle d’accouchement. Piera retombe épuisée sur l’oreiller. Elle serre bientôt dans ses bras son fils nouveau-né. Aux pleurs du petit elle a détecté ce qu’elle redoutait. Un regard à Pier suffit pour qu’il comprenne, pour qu’ils sachent tous. Vi amo! Piera sourit et tend sa main libre à Pier. Il l’embrasse tendrement puis caresse les menottes qui s’agitent. È mio figlio… il nostro… Arnaud et Élise en même élan de cœur se tiennent par la main.
Aidan. Cette petite personne de retour à la maison réussit à accaparer tout le monde… Pier comme l’avait fait Arnaud à la naissance de Solveig apprend les « joies » de la paternité. En fait cela s’avère plus facile par le fait que tous se relayent. Piera après avoir allaité son fils quelques semaines décrète que cela suffit. Elle adore Aidan mais déteste tout ce qui touche le côté toilette surtout les changements de couches… Beurk! Pier, Élise, Arnaud « mais oui toi aussi » s’en chargent à tour de rôle. Pier devient rapidement un expert en la matière. C’était rigolo de voir Arnaud le nez pincé contemplant une couche souillée et se demandant que faire avec… Tu la plies comme ça, tu l’attaches ainsi, tu la jettes là… c’est simple! Pier et Marialucia se disputent le privilège de lui donner le biberon… pendant que Solveig procède. Élise passe de longues heures à le bercer pour l’endormir comme elle l’avait fait pour Solveig chantant doucement les couplets de son enfance même si elle sait qu’il ne l’entend pas. Elle s’aperçoit étonnée qu’il réagit à son chant : il en ressent les vibrations et le rythme l’apaise.
Au fur et à mesure que l’enfant apprend le langage gestuel et à lire sur les lèvres tous de la plus jeune à la plus vieille étudient avec Piera cette forme de communication. Solveig est la plus douée. Aidan est un enfant très intelligent et très attachant. Il est entouré de l’amour de tous et s’épanouit tout comme sa sœur qui prend son rôle d’ainée avec un sérieux attendrissant.
Les années passent faites seulement de petites histoires. Surviennent quelques périodes comme celles-là où la vie se parcoure tel un nuage tranquille au-dessus du quotidien.
Élise peint un tableau représentant Solveig à trois ans courant sous la pluie dans une allée d’un parc passant dans une flaque d’eau éclaboussant ses bottes et son imperméable violet; elle tient un parapluie aux couleurs d’arc-en-ciel duquel nait le phénomène même.
À cinq ans Solveig est inscrite à l’école alternative Jonathan. L’institution regroupe environ une soixantaine d’enfants de cinq à douze ans en trois classes multi âges divisées en ilots fonctionnels. Un milieu de vie créé pour favoriser le développement intégral de l’enfant. Ce sont ses besoins, ses questions, son gout d’apprendre, d’explorer, de faire des choses, de vivre, de communiquer, de travailler avec d’autres qui guident les éducateurs. Les apprentissages de base ne sont pas une question de contenus − français ou mathématiques par exemple − mais plutôt la capacité de choisir, d’aller au bout de ses décisions, de faire des erreurs, de trouver les solutions adéquates, de recenser les ressources extérieures, de s’évaluer, d’être responsable de soi-même et des autres. En somme des attitudes et habiletés qui lui permettront de faire face aux situations de la vie future.
Deux ans plus tard la question de la scolarité d’Aidan se pose. Élise demande conseil à Monique Bessette l’éducatrice de Solveig. Celle-ci lui apprend qu’elle connait le langage gestuel le fils de sa sœur étant sourd-muet; elle parle du frère de Solveig aux autres enfants de la classe. Avec le soutien unanime Aidan s’y intègre. Les enfants apprennent eux aussi avec plus ou moins de succès à communiquer avec lui.
Solveig éprouve quelques difficultés avec la lecture étant d’un naturel impatient et les longs apprentissages la lassant. Elle a beaucoup de dispositions pour les mathématiques et ses champs d’intérêt sont vastes pour une enfant de cet âge : dinosaures, momies, fossiles, minéraux − elle accumule une impressionnante collection de roches − et physique − elle accomplit beaucoup d’expériences en mélangeant divers produits : le résultat était la plupart du temps assez répugnant de l’avis d’Élise. Elle est une artiste née et les œuvres qui sortent de ses mains créatrices possèdent une touche de magie. Elles envahissent peu à peu toute la maison. Élise admire particulièrement un de ses dessins : la planète Terre en jaune et violet, le soleil d’argent, les étoiles dorées; au-dessus de la terre un peu à droite une planète en forme de cœur du même bicolore reliée à la première par un chemin-cordon ombilical mauve; un chateau de sable violacé à deux faites domine la planète-cœur; l’une des tours porte une bannière rouge vibrante entourée d’un halo fait de petites hachures verticales symbolisant le mouvement. Solveig excelle au piano et adore la musique mais pas l’opéra. Elle compose quelques pièces originales dont sa première qu’elle titre Les Crocodiles. Pourquoi ce nom? Quand je joue cet air mes doigts se placent toujours pour qu’on voie des têtes de crocodiles de face sur le clavier. D’une intelligence aiguë elle s’impose tranquillement. Elle est très forte pour négocier trouvant toujours le mot juste l’argument percutant qui laisse les autres… muets. Elle est même plus forte que son père au jeu de l’argumentation convaincante; les yeux d’Arnaud luisent alors de fierté paternelle.
Contrairement à sa sœur Aidan apprend rapidement à lire et à écrire. C’est un enfant placide toujours souriant. Il ne va pas spontanément vers les autres mais il les accueille avec une gentillesse toute simple. Il s’accommode très bien de sa différence. À certains moments il ferme les yeux très forts s’isolant du monde dans une totale solitude qu’il semble apprécier beaucoup au sourire fluide qui anime alors ses traits. Lorsqu’il souhaite s’initier au patinage artistique tout le monde est plutôt surpris. Il n’y a qu’à me donner des repères visuels. Je peux exécuter les figures et peaufiner mon style même si je n’entends pas la musique! D’ailleurs ma sœur s’y intéresse aussi… Nous suivrons les cours ensemble et la communication avec les instructeurs en sera facilitée d’autant : ils apprendront! Effectivement c’est ce qui se produit. Les deux sont talentueux dans ce domaine. Lorsqu’Aidan montre des dispositions indubitables pour les mathématiques Pier est aux anges. Père et fils échangent fébrilement sur ce sujet. Très jeune Aidan se passionne pour les échecs. Pier et lui jouent souvent le soir discutant longuement de tel ou tel coup. Pier adule son fils… et lui passe tous ses caprices au grand dam de Piera. Arnaud agissait ainsi avec Solveig à la réaction identique d’Élise.
Marialucia adore ses bambina et bambino lesquels le lui rendent bien. Elle est heureuse de sa grande famille. Élise décide de travailler à temps partiel : elle a un projet de roman en tête. Piera devient pigiste et signe des séries d’articles pour plusieurs journaux québécois, italiens, même français. Pier et Arnaud continuent à œuvrer en collaboration et leur entente professionnelle est teintée d’un grand respect l’un pour l’autre. Arnaud est toujours fabuleusement bien accueilli par ses deux amantes maintenant inséparables.
Intermezzo
Cette histoire pourrait se terminer ainsi qu’un conte de fées mais la vie n’est pas un conte. Ce rhombe vit en vase clos abrité des intempéries dans une Grande maison où règne l’amour. Mais la réalité du monde rattrape les rêveurs au détour d’un sentier… Ce qui précède était l’assise pour que le commencement se réalise.