Le rhombe
Louise Gauthier
Soledad
Marialucia s’adonne à son passe-temps favori : musarder dans les grands magasins du centre-ville. Elle considère d’un œil critique les deux modèles de souliers qu’elle vient d’essayer, se décide en définitive pour le plus discret, se rend à la caisse régler son achat. Madame Marialucia! L’interpellée se retourne vivement et fait face à un homme d’âge mûr qui lui sourit. Très grand, avenant d’aspect, ses cheveux d’argent sont taillés court, son front marqué de rides se termine par des sourcils broussailleux poivre et sel, sous son nez fin une épaisse moustache chatouille des lèvres bien découpées; ses vêtements de bonne coupe tombent bien sur sa mince silhouette osseuse. Mais Marialucia ne se rappelle pas l’avoir déjà rencontré. Je vois que vous ne vous souvenez pas de moi… Je me nomme Charles Desourdy et j’ai été travailleur social. Maintenant Marialucia se remémore; cela remonte à près de dix ans lorsqu’elle a pris soin de Dominique. Lors de sa quête d’informations sur le VIH/SIDA ledit avait été d’un grand secours l’informant obligeamment sur tous les aspects de la maladie. Toujours ses propos fluides se teintaient en filigrane d’un grand respect humain. Il avait également pris contact avec Pier mais brièvement. Pardonnez-moi de ne pas vous avoir reconnu Monsieur Desourdy. C’est normal tant de temps est passé depuis. Charles remonte dans ses souvenirs : un peu moins de cheveux gris peut-être, un peu plus mince alors; une Grande Dame qui n’avait pas tant changé. À cette époque cette femme décidée et ouverte lui avait plu et c’est toujours le cas maintenant qu’il la revoit. Si j’osais Madame je vous inviterais à déguster un café; j’aimerais beaucoup m’entretenir avec vous. Tout de même un peu surprise Marialucia accepte d’emblée. L’achat réglé ils cheminent de concert vers un coin-repas à proximité.
Je vous ai nommée par votre prénom puisque votre patronyme s’est effacé de ma mémoire : j’en suis désolé.
Berthod mais c’est Marialucia. Je vous prénommerai Charles alors. Œuvrez-vous toujours au Centre de services communautaires?
Non je suis désormais à l’emploi d’une fondation privée. C’est une trop longue histoire que celle qui a mené à sa création. Nos protégés sont infectés par le VIH et mon travail consiste à trouver des ressources pour leur venir en aide.
Ce ne sont pas d’heureuses réminiscences qu’évoque cette période. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis.
Sans être trop indiscret puis-je vous demander de me raconter la période qui a suivi notre rencontre?
Marialucia lui narre simplement les suites inévitables de la maladie de Dominique.
Et maintenant?
Disons que l’évolution a été très peu… orthodoxe!
Intuitivement en confiance alors qu’à l’accoutumée elle est peu loquace sauf avec Flavia Marialucia lui narre leur installation dans la « Grande maison » puis l’agrandissement du cercle familial avec Arnaud, Élise et plus récemment Piera. Elle fait l’apologie de sa bambina Solveig sept ans et de son bambino Aidan son cadet de deux années les enfants de leur amour. Elle lui confie de larges bribes de sa vie bien remplie et heureuse auprès de sa famille de coeur. Charles écoute avec une grande attention ses propos volubiles notant au passage la fierté et l’amour qui transpercent ses paroles. Marialucia n’en revient pas : s’épancher ainsi à un presque inconnu!
Et vous Charles que devenez-vous depuis dix ans?
Je fais un travail difficile. Actuellement je trouve des foyers pour des enfants séropositifs ou sidéens; leurs parents sont morts ou trop malades pour s’en occuper; certains les ont rejetés. En même temps je comprends les familles que nous sollicitons d’hésiter à s’engager.
Charles embarrassé se lève à demi.
Toutes mes excuses mon travail me préoccupe trop et c’est devenu une obsession…
Expliquez-moi.
Il se rassoit, hésite.
Soledad a dix ans. Ses parents viennent de mourir; son père d’abord puis sa mère deux semaines plus tard. Il lui reste peut-être deux années de vie d’enfer, d’institutions pleines à craquer en hôpitaux déshumanisants… L’histoire tragique et poignante de Soledad m’obsède… Excusez-moi Marialucia je dois vraiment partir mais j’aimerais beaucoup vous revoir.
Venez me rencontrer à la Grande maison.
Marialucia lui remet une carte de visite. Il la gratifie d’un baisemain et… s’enfuit.
Pier lève les yeux du Wall Street Journal et sourit à Marialucia. Elle s’assoit dans le fauteuil en face du sien. Pier repose son journal et attend.
C’è un problema?
Hier j’ai croisé Charles Desourdy. C’est ce travailleur social que nous avons rencontré il y a plus d’une décennie… Il travaille maintenant pour une fondation dédiée à venir en aide à des enfants atteints du VIH.
E poi?
Il m’a raconté un bout de l’histoire de Soledad… Elle a dix ans et ses parents sont morts… Il lui reste peut-être deux années à vivre. Ni personne ni aucune famille ne veulent s’en occuper…
E?
Tu rends les choses intentionnellement plus ardues! Tu comprends très bien où je veux en venir!
Non!
Je voudrais que tu y réfléchisses…
Marialucia sort de la pièce. Pier pousse une sourde exclamation presque un juron indigne de son excellente éducation. Il devait faire comprendre à Marialucia que revivre cet enfer serait au-dessus de ses forces, qu’elle ne pouvait pas lui demander de retomber dans un tel cauchemar, que…
Charles Desourdy se présente à la Grande maison une semaine plus tard. Il arrive à l’improviste en fin d’après-midi. Il est pour le moins époustouflé par l’aspect des lieux. Marialucia le reçoit au « petit salon ». Il semble mal à l’aise. J’aurais dû téléphoner… Je vous dérange sans doute… J’avais à faire non loin d’ici et je me suis dit… Pardonnez-moi… Le visage de Charles devient purpurin. Marialucia sourit et l’invite à s’assoir. Elle lui sert un Campari glacé et fait en sorte que l’attitude de Charles d’abord guindée s’assouplisse. Le retour des enfants allège davantage l’atmosphère. Une Solveig riante embrasse spontanément Charles sur la joue. Ça pique! Elle s’éclipse. Aidan le salue à sa façon en souriant. Charles interloqué regarde Marialucia. Il vous souhaite la bienvenue en son royaume de silence… Aidan s’incline gravement et part retrouver sa sœur. Pier les rejoint puis Arnaud; Élise et Piera surgissent l’une après l’autre à quelques minutes d’intervalle. Charles en est étourdi. Aimablement Pier le convie à partager leur repas du soir. Chacun participe à la préparation du diner. Charles insiste pour mettre la main à la pâte; pris au mot puisqu’il est chargé de surveiller la cuisson de la pasta… Il se sent vite à l’aise dans cette cuisine avec cette famille qui respire la joie de vivre et la simplicité. Il se détend et la tension qui l’habite s’envole pour un temps.
Au cours du diner Élise demande avec candeur : comment vous êtes-vous rencontrés? Après un temps mort c’est Pier qui rompt le silence. Il y a dix ans Marialucia et moi avons pris soin de mon conjoint Dominique infecté par le VIH… C’est lors de notre quête d’informations sur la maladie et les soins appropriés à dispenser que nous avons fait la connaissance de Charles qui était travailleur social. Aidan signale : c’est quoi le VIH? Le virus de l’immunodéficience humaine attaque le système immunitaire. C’est… Aidan réplique en gestes secs : je sais ce qu’est le système immunitaire! Pier reprend : la personne qui en est atteinte devient plus sensible à toutes sortes de maladies ne pouvant plus se protéger à l’aide des défenses naturelles que nous avons tous; elle meure à plus ou moins brève échéance… Aucun remède n’a jusqu’à maintenant été trouvé qui guérirait le SIDA le stade ultime d’évolution du VIH; on peut tout au plus en retarder l’échéance et en atténuer les symptômes… Aidan hoche gravement la tête en signe de compréhension et entame un dialogue fébrile et muet avec Solveig. Celle-ci lui répond par signes. Pendant ce temps Marialucia confie aux autres qu’elle a revu Charles la semaine dernière. Vous occupez-vous toujours des personnes infectées par le VIH? Charles le confirme à Élise. J’essaie de trouver des familles pour des enfants atteints. Pier l’interrompt impoliment; Arnaud lève un sourcil étonné. Parlez-nous de Soledad… Charles jette un coup d’œil surpris à Marialucia. Je lui ai glissé quelques mots sur son histoire ce que j’en savais moi-même…
Soledad a dix ans. Son père est d’origine antillaise et sa mère est native d’Espagne. Soledad a été négligée par ses parents alcooliques. Quand elle est venue au monde ses géniteurs étaient séropositifs donc à très fortes probabilités pour que leur enfant contracte la maladie. Soledad a été prise en charge par sa grand-mère paternelle mais celle-ci est âgée et très malade : elle n’a plus la force de s’occuper de sa petite-fille. Je lui ai promis de faire mon possible pour que l’enfant trouve un foyer afin de lui éviter d’être dépendante des soins en institution pour le temps qui lui reste à vivre…
Charles se tait provoquant le silence en écho. L’impavide Solveig brise la lourde chape : donc Soledad va venir habiter chez nous. Si… Si tous les autres sont d’accord. Être touché ne suffit pas! Je vois bien que vous l’êtes tous! Mais les soins à apporter à une personne atteinte du SIDA sont très exigeants plus la maladie progresse. La mort est omniprésente c’est une certitude et c’est très éprouvant tant pour le malade que pour son entourage! Piera interrompt sa diatribe. Charles nous formons une grande famille solide. Nous pouvons organiser notre temps et nous possédons les ressources matérielles. Notre foyer deviendra le refuge de Soledad comme l’a conclu Solveig.
Au fil des jours Pier, Marialucia et Charles transmettent aux autres toute l’information nécessaire sur l’alimentation, l’hygiène, le risque de contagion de part et d’autre, les précautions à prendre et tutti quanti. Charles s’émerveille de l’intelligence vive d’Aidan et entame un très laborieux apprentissage minimal du langage gestuel. La profondeur d’esprit de Solveig et l’art qu’elle a de déduire des conclusions inattaquables de multiples facteurs le laisse pantois − c’est ma fille concluait Arnaud comme si cela expliquait tout.
L’emménagement de Soledad est reporté en raison de son hospitalisation pour une grave pneumonie. Ils se rendent à tour de rôle à l’hôpital pour faire sa connaissance chacun en compagnie de Charles.
Soledad dort lorsque Pier et Charles arrivent. De la raucité altère son souffle et elle respire avec difficulté. Charles lui caresse la joue. Elle ouvre les yeux et lui sourit.
Soledad je te présente Pier.
La fillette l’air interrogateur se tourne vers l’objet de sa curiosité lequel s’incline cérémonieusement le nez dans un bouquet de tournesols qu’il lui tend. Il saisit sa petite main et y dépose en offrande un léger baiser.
Signorina Soledad je suis enchanté de faire votre connaissance!
Soledad glousse mais est saisie d’une quinte de toux. Calmée elle fixe Pier de son regard rieur.
Vous être Italien monsieur?
Si signorina Soledad!
Charles m’a dit que j’irai habiter chez vous quand je sortirai de l’hôpital. Il m’a dit que votre maison est plus belle qu’un gâteau d’anniversaire et que j’aurai une chambre pour moi toute seule. Il m’a dit − elle s’interrompt pour tousser − que dans la Grande maison habitent deux papas, deux mamans, deux enfants et un ange gardien…
Et il y a une piscine… et moi je suis professore de natation…
Tu me montreras à nager?
Certamente!
Soledad affiche rapidement des signes de fatigue et Charles touche le bras de Pier. Ils trouvent un grand verre pour les fleurs. Soledad s’est rendormie et ils quittent la chambre sans bruit.
Le lendemain Arnaud se retrouve seul avec la fillette et reste figé ne sachant que dire en guise d’introduction.
Bonjour monsieur! Charles m’a dit que vous vous êtes Arnaud.
Et vous Soledad je présume? Vous avez un prénom qui ressemble à soleil.
Soledad signifie solitude en espagnol.
Toutes mes excuses… Je vous ai apporté un présent.
Ses yeux brillent quand elle aperçoit la délicate poupée. Une quinte de toux précède son exclamation.
Qu’elle est belle!
C’est ma fille Solveig qui l’a choisie… et elle m’a aussi confié un message…
C’est de la quatrième poche qu’il parvient finalement à extirper le billet enveloppé de violet. D’une écriture enfantine Solveig a griffonné sous un bouquet de tournesols : « Elle s’appelle Amélie et souhaite être ton amie. » Soledad serre la poupée contre elle et enfouit son nez dans les cheveux bouclés. Une infirmière à l’air aussi aimable qu’un bouledogue l’ausculte et remplace puis dose le soluté. Pas une parole ne fuse de ses lèvres scellées. Soledad attend les yeux baissés parfaitement immobile la poupée toujours dans ses bras que l’autre finisse sa tâche. Elle tousse provoquant un recul de l’infirmière. Arnaud l’aurait volontiers étranglée mais il ne veut pas provoquer d’esclandre. L’infirmière repart comme elle est venue.
Elle n’est pas très… aimable!
J’y suis habituée maintenant… ça m’est égal.
Je te laisse te reposer. Je veux que tu saches que tu es la bienvenue chez nous!
Soledad souriante lui tend sa menotte. Il s’en empare et l’embrasse cérémonieusement. Arnaud furibond rejoint Charles.
Cette infirmière!
Oui je sais… Le personnel hospitalier pourtant formé à ce chapitre manifeste souvent du rejet envers les séropositifs et les sidéens… même les enfants! J’ai essayé de la faire remplacer par une autre plus compatissante… mais on m’a dit que c’était impossible : réduction de personnel… et que d’ailleurs cette personne est très compétente… Venez cela ne sert à rien de discuter ici.
Élise et Piera décident d’aller voir Soledad ensemble. Élise étant naturellement timide elle compte sur l’aisance proverbiale de Piera mais le contraire se produit : Piera reste parfaitement muette devant l’enfant et c’est Élise qui les présente.
Les deux mamans.
Qui t’apportent des biscuits confectionnés par Marialucia à ton intention…
Soledad en goute un… et s’étouffe.
Ils sont délicieux.
Élise lui vante la cuisine de Marialucia et lui confirme qu’ils ont tous hâte de l’accueillir à la Grande maison. Piera renchérit en lui annonçant que son fils Aidan est impatient de faire sa connaissance. Piera regarde la petite fille avec intensité. Qu’elle est belle Soledad! Sa peau est colorée d’ambre et ses yeux ressemblent à des billes en agate vifs et pétillants surmontés de pimpants accents circonflexes. Ses cheveux courts et frisés encadrent un visage délicatement ovale à la fine ossature. Son sourire est merveilleux.
Ginette pense que je pourrai sortir dans moins d’une semaine probablement dans quelques jours. Est-ce que je pourrai aller voir ma grand-mère quelques fois?
Toutes les fois que tu le demanderas : Pier, Arnaud ou Piera t’y conduiront.
Soledad s’adosse à ses oreillers et leur sourit tranquillisée par la réponse d’Élise. Les deux femmes prennent congé émues par ce sourire et par celle qui l’illumine.
Quelques jours plus tard effectivement c’est en s’appuyant au bras de Charles que Soledad fait son entrée solennelle en la Grande maison. Ils ont formé une haie d’honneur et s’inclinent devant elle. Soledad applaudit spontanément. Comme dans les films! C’est vrai qu’elle est plus belle qu’un gâteau d’anniversaire! Où est la piscine? Pier la prend dans ses bras (sei leggera come una piuma!) et l’amène faire le tour du propriétaire en compagnie de Solveig et Aidan. Soledad applaudit à tout transportée dans un univers de conte de fées. Lorsqu’elle découvre sa chambre elle éclate en sanglots; c’est trop d’émotions en si peu de temps. Pier le nez dans ses cheveux serre contre lui le petit corps tremblant. Enfin elle se calme. Elle contemple silencieuse cette chambre de rêve. Encore faible Soledad montre des signes de fatigue. Pier lui suggère de se reposer avant le diner et elle accepte manifestement soulagée. Il l’étend sur l’édredon de lin immaculé et l’embrasse sur le front. La fillette dort déjà quand il franchit le seuil.
À son réveil Soledad voit une femme âgée mais moins que sa grand-mère qui sourit. Et lui tend un plateau contenant des biscuits et un verre de lait. Vous êtes l’Ange gardien? Marialucia la regarde sans comprendre. Charles m’a dit qu’un Ange gardien habite aussi la Grande maison. Je suis Marialucia… l’ange gardien… je t’apporte une collation. Soledad regarde les biscuits avec gourmandise mais refuse se sentant vaguement nauséeuse. Mettant le plateau inutile de côté Marialucia lui demande si elle souhaite son aide pour s’installer. Soledad lui signifie qu’elle préfère le faire elle-même. Elle désigne Amélie : c’est mon amie. Marialucia lui dit qu’elle allait venir la chercher tantôt au moment du diner et prend congé de la signorina Soledad.
Soledad et Solveig s’entendent comme larrons en foire. La fillette sympathise avec tous mais plus particulièrement avec son professore de natation. Aidan la déroute et elle a du mal à apprendre comment communiquer minimalement avec lui. Piera l’intègre au cours d’italien qu’elle dispense à Aidan et Solveig. Soledad adore. Elle partage bientôt l’habitude de Pier d’émailler son discours de mots ou de courtes phrases en italien. Pier aime son accent savoureux. Élise initie les enfants à l’utilisation de logiciels et dirige leur navigation sur le réseau internet. Elle est émerveillée de les voir assimiler et intégrer si rapidement et facilement les connaissances de base. Élise achète trois systèmes informatiques et en fait don à l’école alternative Jonathan. À la rentrée elle dirige plusieurs ateliers d’initiation. Un noyau d’enfants parmi les plus vieux entreprend de correspondre via l’internet avec des élèves d’une école primaire française. L’expérience s’étend avec une scuola italiana puis une école anglaise. Ceux qui s’impliquaient ayant besoin de rudiments d’italien et de notions plus avancées d’anglais Pier contribue – ses ateliers sont courus et on se bouscule aux portes y compris les éducatrices – et Arnaud s’y met malgré son épouvantable accent qui fait crouler les enfants de rire. Ceci amène Élise à téléphoner à Charles pour une question qui la taraude depuis plusieurs semaines.
Pourquoi Soledad ne peut-elle pas fréquenter l’école? Elle adorerait! Quand sa santé le lui permet évidemment. Et puis elle s’ennuie maintenant que les enfants ont recommencé les classes!
Soledad allait à l’école… jusqu’à l’hiver dernier…
Que s’est-il passé?
La médication prise par Soledad… Des parents ont su peut-être par des enseignants peut-être par certains camarades de classe qu’elle était infectée par le VIH. Une pétition a circulé réclamant son retrait de l’école pour la protection des autres enfants une mesure inutilement cruelle tout à fait illégale et illégitime. Nous avons donné des séances d’information. La grande majorité des parents les ont boudés… Avec les jeunes ce que nous tentions de leur faire comprendre s’est heurté au mur de la peur instillée à la maison. L’ignorance a gagné : le vide s’est fait autour de Soledad… La grand-mère n’ayant pas la force de se battre l’a gardée à la maison…
Une autre peut-être?
Hélas! Ce n’est pas la première fois que des enfants déclarés séropositifs ou sidéens sont obligés de cesser de fréquenter l’école en raison de l’ostracisme dont ils sont l’objet. La petite a été grandement traumatisée par ce qu’elle a vécu…
Arnaud fait des démarches pour intégrer Soledad à une classe de l’école Jonathan. Les éducatrices acceptent sous réserve qu’il y ait débat avec les parents à ce sujet afin d’éviter une campagne de peur et un autre traumatisme à Soledad. Les informations dispensées par Charles aux adultes et aux enfants apaisent les craintes. De la gaieté pétillant dans ses yeux Soledad peut partir pour l’école avec Solveig et Aidan.
Soledad téléphone souvent à sa grand-mère. Elle lui rend visite plusieurs fois. C’est comique de la voir endimanchée et heureuse tronant fièrement sur le siège avant de la voiture de Pier ou de la BMW d’Arnaud − elle préfère la Mercedes-Benz violet plus « classe ». Un matin d’octobre Charles téléphone à Marialucia.
La grand-mère de Soledad agonise et elle souhaite revoir sa petite-fille avant de mourir…
Cela pourrait rendre Soledad malade : l’hôpital n’est pas particulièrement exempt d’une foule de virus et bactéries…
Je sais mais Soledad adore sa grand-maman. Je crois que ce serait préférable de lui en parler : elle prendra sa décision…
Vous avez raison.
Marialucia se sentant incapable de le faire demande à Pier d’apprendre la nouvelle à la bambina. Soledad veut voir sa grand-mère absolument et immédiatement.
Lorsque la vieille femme aperçoit sa petite-fille son visage en est transfiguré. Soledad ne prononce aucune parole elle regarde intensément sa grand-maman. Pier dépose Soledad sur le lit à côté d’elle. Silencieuses elles se tiennent la main longtemps. Pier s’éclipse discrètement. Ce n’est que lorsqu’elle sort de la chambre de la malade que Soledad épuisée d’émotions laisse libre cours à son chagrin pleurant convulsivement ses bras encerclant le cou de Pier sa joue contre la sienne.
Grand-mère va devenir un ange avant moi…
Elle sera là pour t’accueillir et te montrer comment le devenir…
Maman m’a dit qu’on trouvera certainement un remède pour me guérir! Mais je n’y crois pas vraiment…
Atteint de mutisme Pier est incapable de lui fournir le moindre espoir. Ils rentrent à la Grande maison en silence.
La grand-mère de Soledad meure au cours de la nuit. La fillette est atteinte d’une autre pneumonie qui nécessite son hospitalisation. La période de grâce n’a duré que quatre mois. Elle s’en remet de peine et sa résistance s’affaiblit. Des diarrhées et des vomissements ponctuent beaucoup de ses journées. La plupart du temps, elle n’arrive pas à avaler plus que quelques bouchées de nourriture. Elle perd du poids. Les visites du médecin d’abord en consultation externe puis à domicile se font fréquentes. Il modifie sa médication sans succès : Soledad s’étiole jusqu’à devenir squelettique. Et il n’est plus question d’école.
Soledad connait quelques moments de répit mais si peu… Arnaud l’emmène plusieurs fois au cinéma avec Solveig − pour Aidan une séance au cinéma était trop éprouvante parce que les personnages ne faisaient pas toujours face à l’écran − se tapant tous les « chefs-d’œuvre » produits par Walt Disney et quelques autres dont certains très bons.
À son anniversaire en novembre Pier et Marialucia confectionnent un gigantesque gâteau aux couleurs et à la forme de la Grande maison. Soledad le dévore des yeux seulement mais la joie émane de son petit visage émacié. Elle a du mal à ouvrir ses nombreux cadeaux. Solveig et Aidan l’aident aussi curieux qu’elle. C’est la robe de nuit de dentelle blanche qui emporte ses faveurs.
Le déclin de Soledad dure un an; les derniers mois elle doit rester alitée parce que trop faible. Marialucia veille sur elle dans la journée les autres le soir à tour de rôle. Soledad sait qu’elle va mourir bientôt. Jamais elle ne reparle de pilules miracles. Elle s’interroge sur l’Après et tous en parlent avec elle chacun suivant ses convictions et ses propres incertitudes.
Novembre arrive encore une fois apportant la mort dans son sillage. Soledad donne à Solveig sa poupée Amélie. Elle te confiera mes secrets quand je serai un ange… Un après-midi Soledad dans un souffle demande à Marialucia de les réunir tout autour d’elle. Ils entourent son lit immaculé formant une chaine de leurs mains jointes et en larmes. Brulante de fièvre mais auréolée d’un sourire et les pupilles intensément agrandies Soledad regarde chacun d’entre eux. Elle ferme les yeux puis s’endort. Au matin elle ne se réveille pas.
Solveig et Aidan ont besoin de l’aide des adultes pour surmonter leur deuil : Soledad était devenue au fil des saisons leur sœur.
Élise fait un cauchemar qui la hante durant deux longues nuits. Un médecin moustachu dans une salle d’urgence lui annonce que sa Solveig juchée sur un comptoir à côté d’elle est très malade mais sans lui en préciser la nature sauf qu’elle concerne une affection pernicieuse à l’œsophage. La deuxième nuit même lieu un autre médecin une jeune femme lui demande de choisir entre des traitements rapides mais destructeurs ou des cures plus lentes mais incertaines afin de guérir le cancer qui ronge Solveig. Incapable de faire un choix et ne s’en sentant même pas le droit Solveig ayant son mot à dire Élise se met à sangloter de pleurs incontrôlés. La douleur dans la gorge de Solveig est terrible. La fillette fugue en courant à perdre haleine Élise à sa poursuite. Elle descend à toute vitesse d’interminables escaliers en colimaçon; Solveig loin devant elle la bouche ouverte et pliée en deux comme un animal en lutte pour sa survie. Solveig tombe sur le ventre tout en bas et ses longs cheveux la recouvrent. Élise s’éveille alors le cœur arythmique en état de panique. Elle a du mal à s’en remettre.
Ils traversent tous une période difficile : ils se sentent impuissants, inutiles, vides… La vie toutefois reprend lentement son cours… Mais le sourire et le regard de Soledad morte juste avant d’atteindre ses douze ans les obsèdent durant longtemps.