Le rhombe
Louise Gauthier
Carlo
Après l’Épiphanie et sous une température aussi peu clémente que la vie Charles téléphone à Marialucia. Encore une fois pourriez-vous intercéder auprès de la famille pour Carlo âgé de quinze ans? Les médecins considèrent qu’on ne peut plus rien faire; il est en phase terminale; vous êtes mon et son dernier recours… Marialucia communique aux autres les maigres renseignements dont elle dispose. Ils concluent les enfants également qu’ils devaient répondre par l’affirmative à la supplique de Charles. C’est ainsi que Carlo vient habiter la Grande maison quelques jours plus tard. Le teint halitueux, le visage émacié, la silhouette anémique s’appuie sur une canne pour se déplacer. Accueilli par Pier et Arnaud il pose sur eux un vague regard d’azur brulant de fièvre. Épuisé par le long déplacement; le bras de Charles l’empêche de tomber. Pier et Arnaud l’aident à monter par l’ascenseur jusqu’à la chambre préparée pour lui. Charles suit une minuscule valise à la main. Ils le laissent aux soins de Marialucia et Élise mandées à la rescousse. Ils redescendent aussi silencieux que Carlo l’avait été.
Ils apprennent par bribes les grandes lignes de l’histoire de Carlo enfant maltraité victime de sévices sexuels répétés infligés par son père et par son oncle dès l’âge tendre. Le dernier est mort du SIDA le premier est séropositif actuellement en prison pour le viol d’une fillette de dix ans. À treize ans fortement carencé et fragilisé Carlo s’est enfui de son village de la Côte-Nord pour aboutir dans les rues de Montréal. Il s’est prostitué dans les parcs afin de survivre et pour payer la cocaïne qu’il consommait en abondance. Il vivait d’expédients dans la rue. Un homme dans la quarantaine avancée s’est épris de lui et l’a recueilli. Il lui a fourni drogue et gite en échange de ses faveurs. Carlo a présenté les premiers symptômes de la maladie au printemps qui a suivi cet hiver relativement à l’abri. Jeté dehors par son amant quand il a compris son état Carlo a repris les sentiers des parcs. Un passant l’a retrouvé un froid matin de fin d’automne couché dans l’herbe jaunie grelottant de fièvre et le visage tuméfié. Il a appelé les secours et Carlo s’est retrouvé à l’hôpital.
Charles a été contacté par une infirmière de l’hôpital peu après. Par recoupements il a réussi à retrouver la mère qui lui a claqué la porte au nez lui précisant qu’il faisait erreur et que son fils était mort depuis longtemps. Charles n’en a rien dit à Carlo et celui-ci n’a jamais réclamé sa mère. Une fois remis de son infection Charles lui a trouvé un foyer qui a déclaré forfait moins d’un an plus tard… Carlo a refusé la désintoxication. Je lui apporte ce dont il a besoin; ce serait inhumain de ne pas le faire. Il ne lui reste que ses rêves…
Charles part l’échine voutée. Pier et Arnaud mettent les autres au courant mais pas les enfants cette fois; ils leur présentent une version « adoucie ». Ils sont beaucoup trop jeunes pour être exposés à cette tragédie qu’est l’histoire de Carlo.
Carlo guérit lentement de sa nième infection. Bien que poursuivant l’usage de drogue il s’immisce dans la famille sans tambour ni trompette. Durant ses deux mois de répit il se lie particulièrement avec Arnaud à qui il voue en peu de temps une admiration sans bornes enfantine même. Il aime beaucoup Marialucia aussi. Les autres lui sont plutôt indifférents et il entretient avec eux des rapports pragmatiques.
Un après-midi où il s’était octroyé un congé personnel Arnaud passe chez Carlo afin de savoir s’il a besoin de quoi que ce soit. Celui-ci préfère la solitude de sa chambre à tout autre endroit dans la maison. Carlo lui demande de rester un peu.
Ferme la porte à clef je voudrais te parler seul à seul…
Arnaud obtempère et s’assoit au bord du lit.
Viens plus proche et prends-moi dans tes bras je t’en prie…
Arnaud fait ce qu’il demande et le serre contre lui le nez dans les boucles brunes. Carlo ne dit rien durant un long moment puis éclate en sanglots dans les bras d’Arnaud qui a peine à retenir ses propres larmes.
Je t’aime Arnaud… Je t’aime et je vais mourir!
Je t’aime beaucoup aussi Carlo.
Tu ne comprends pas…
Oui j’ai compris mais…
Je sais… je vais mourir bientôt, je suis…
Non ce n’est pas ça. J’ai trente-sept ans et tu n’en as que quinze : je pourrais presque être ton père. Je t’aime comme un ami ou comme un fils mais pas comme tu le souhaites j’en suis désolé.
Je te désire tellement…
Je n’ai aucune prédilection pour les jeunes hommes ni aucun penchant pour les hommes d’ailleurs sauf pour Pier.
Je ne te demande pas de faire l’amour avec moi… mais jamais un homme ne m’a montré de tendresse… Ce qui les intéressait c’était mon cul… Et j’ai vendu mon cul à des centaines de clients… Avant de mourir je voudrais que les caresses de l’homme que j’aime me fassent jouir juste une fois… Je voudrais que tu me masturbes…
Je ne peux pas maintenant… Donne-moi un peu de temps…
Il ne m’en reste plus beaucoup… Reviens.
Promis.
Le soir à son retour Pier cherche Arnaud dans toute la maison. Personne ne sait où il est allé mais chacun se souvient de l’avoir croisé dans l’après-midi. Sa voiture se trouve au garage. D’habitude Arnaud est le premier à l’accueillir lorsqu’il rentre avant lui sauf le jeudi soir et le vendredi après-midi évidemment… Vaguement inquiet Pier remet son paletot et parcourt les environs cherchant des traces de pas dans la neige. Il retrouve Arnaud à l’orée du boisé qui sépare la propriété voisine de la sienne. Rageusement et à mains nues Arnaud jette des boules de neige contre le muret de pierre. Il pleure. Pier s’approche de lui et le prend dans ses bras. Viens rentrons c’est un temps glacial… Tu es transi et tu risques des engelures… Arnaud le suit docilement en silence. Veux-tu qu’on parle? Arnaud opine de la tête. Ils gagnent le boudoir adjacent à la chambre de Pier et s’assoient sur le canapé. Pier leur sert une absinthe de génépi. Arnaud tremble et ses dents s’entrechoquent. Il a les yeux baissés fixés sur l’ambre liquide mais sans vraiment le voir. Pier attend patiemment que l’autre rompe la chape. D’une voix hachée Arnaud lui rapporte presque mot à mot sa conversation avec Carlo.
Et pourquoi ne pas accéder à sa requête en toute simplicité?
C’est un enfant!
L’est-on encore quand on sait qu’on va mourir? Charles l’a compris sinon il ne lui donnerait pas la drogue…
Ce n’est pas la même chose!
Si ça l’est…
Je ne suis pas un… pédophile!
Là n’est absolument pas la question. C’est… égoïste de penser ainsi. Ce n’est pas toi qui es concerné mais lui. Tu fais toute une histoire avec une simple demande d’amour pas de sexe mais d’amour!
Pier ce n’est pas ça!
En es-tu bien sûr? N’est-ce pas parce que tu as peur de t’impliquer et de payer de ta personne? Je crois qu’Élise te dirait de « mettre tes principes sur la glace » et de procéder… tout en te conformant aux précautions de rigueur en la circonstance…
Peu coutumier de le voir lui reprocher quoi que ce soit Arnaud en reste sans voix.
Mi scusi! Je me suis emporté… J’ai trop simplifié!
Ne t’excuse pas… Je me sens stupide d’avoir réagi en égoïste… comme si la situation était normale… Je ne veux pas que tu parles de tout ça à nos femmes…
Cette même nuit Arnaud se glisse silencieusement dans la chambre en clair-obscur de Carlo et verrouille. La lueur de la lampe éclaire en halo le fin visage blafard encadré de boucles brunes. Son abandon au sommeil en accentue la vulnérabilité. Carlo dort toujours avec cette source lumineuse : le noir le terrifie. Arnaud se rappelle ses hurlements lorsqu’une nuit l’ampoule avait grillé et qu’il s’était éveillé plongé dans les ténèbres; aussitôt remplacée par Pier tandis qu’il le berçait dans ses bras il l’avait tenu contre lui jusqu’à ce que sa frayeur disparaisse et qu’il s’endorme apaisé. L’adolescent dort nu entièrement découvert. Arnaud s’allonge près de Carlo conservant sa robe de chambre. Tu es venu pour m’aimer comme je te l’ai demandé? Oui. Carlo se love le long de son flanc. Arnaud se sent gêné de la réaction de son propre corps au contact de l’adolescent. Carlo se retourne sur le dos. Il prend la main d’Arnaud et la pose sur son pénis érigé. Arnaud hésitant d’abord le caresse doucement. Ce n’est pas en porcelaine… Arnaud sourit et raffermit son geste sur la hampe qui s’enfle davantage. Ce qui s’ensuit lui arrache des gémissements. Impulsivement Carlo pose sa main sur le sexe d’Arnaud. Mais tu bandes! Ses doigts fins parcourent le membre à travers le tissu. Arnaud éloigne doucement la main friponne, refusant son élan, se sentant bousculé. Ce n’est pas dans le contrat… Carlo passe outre et revient à la charge. Arnaud devient cramoisi et il interrompt les caresses qu’il n’a cessé que brièvement de prodiguer. Non continue… Je t’en prie! Je veux qu’on fasse l’amour, qu’on partage en faisant jouir l’autre… Je veux que tu t’impliques… pas juste ta main… Ne refuse pas ton désir! Une seule fois avant… Tu fais du chantage! Tu te caches derrière tes préjugés! Carlo reprend ses attouchements à travers le vêtement. Arnaud en écarte les pans annonçant la reddition de sa résistance. Ils se masturbent mutuellement partageant de leurs yeux rivés l’intensité du plaisir provoqué et accomplissant tous les deux le plus bel acte d’amour de leur vie. Une longue plainte commune accompagne la montée simultanée de leur plaisir. Carlo lui sourit. Laisse-moi maintenant je suis très fatigué. Carlo se serre contre lui puis le libère. Arnaud ne bouge pas. Carlo plonge ses prunelles brulantes dans les siennes. Ce qu’il y lit le transporte au-delà de toute mesure et noue sa gorge. Ils font l’amour vraiment et complètement, tendrement et violemment. Amours protégées de manière draconienne mais don total de l’un à l’autre assumé dans la plus bouleversante intimité. Quand Carlo s’endort des larmes sillonnent encore ses joues. Arnaud pleure en retournant vers la chambre de Pier. Les ablutions d’usage terminées il se couche près de son amour endormi. Il se blottit contre son dos à la recherche de sa chaleur.
Peu de temps après le répit dont bénéficiait Carlo prend fin. Un cancer de la peau et un nid de métastases à l’œsophage proliférèrent. Les visites du médecin se réduisent à renouveler ou prescrire les ordonnances de drogues pour évacuer le plus possible l’atroce douleur qui le tenaille quasi constamment. Carlo refuse la chimiothérapie et s’oppose à son hospitalisation. Drogué en permanence et léthargique la plupart du temps Carlo a à peine conscience des soins que tous à tour de rôle et jour et nuit lui prodiguent avec une patience infinie et une tendresse jamais démentie. Il délire très souvent, se démenant, réclamant Arnaud à grands cris poignants à qui il s’agrippe farouchement. Pratiquement toujours celui-ci peut répondre à son appel, le serrer dans ses bras, lui caresser le front jusqu’à ce qu’il s’apaise enfin. Dans son délire Carlo voit une grande pièce; il est couché bras et jambes liés et la noirceur monstre sans visage vient le dévorer. Seule la main d’Arnaud sur son front le sort pour un temps de son enfer. Le cauchemar finit par l’emporter. L’agonie de Carlo a duré quatre mois et toute une vie.
Arnaud est le plus secoué des cinq adultes. Les enfants ont peu connu Carlo celui-ci vivant la plupart du temps dans son propre monde. Arnaud s’éloigne durant un mois. Il voyage et s’adonne au farniente avec une sourde rage. Il revient au bercail encore sonné mais sur la voie de la guérison. Tous sont heureux du retour de l’homme prodigue un beau soir de la fin du mois de juillet.