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Le rhombe

Louise Gauthier

Andre (and Laura)

C’est après des retrouvailles très chaleureuses qu’Élise lance son annonce à Arnaud de son ton le plus candide : ils ont deux nouveaux invités…

Sommes-nous obligés d’accueillir tous les damnés de la terre? Chaque fois que Charles se pointe il nous apporte un cas désespéré! Nous sommes le dernier recours le seul et unique refuge plaide-t-il! Et nous entrons en enfer chaque fois un peu plus profondément. Et nous rôtissons à petit feu avec eux!

Piera murmure la voix et le regard placides.

Ce n’est pas Charles cette fois. Il a fait une chute en descendant un raide escalier extérieur; il l’a déboulé au grand complet. Il séjourne à l’hôpital s’étant cassé le fémur à la hauteur de la hanche. On l’opère une deuxième fois demain matin. Marialucia se trouve actuellement à son chevet.

Il pourrait demeurer ici durant sa convalescence la maison est vaste et sans vouloir jouer Cupidon je suis convaincu que Marialucia serait heureuse de traiter aux petits oignons « son » Charles… Du moins on avait de la place…

Alors qu’un cancéreux en phase terminale bénéficie du soutien de ses proches et de la compassion de son entourage la plupart d’entre nous en tant que membres de cette société font porter aux sidéens le poids du Péché. On les rend responsables de leur propre sort, on les rejette parce qu’ils sont homosexuels, drogués ou rien de ce genre mais coupables de toutes les manières. Les enfants portent le poids de la Faute de leurs parents et ils vivent eux aussi le rejet social, parental souvent. Par ignorance les bras se ferment et les yeux se détournent de l’objet d’horreur; on s’en éloigne très vite. Les victimes du SIDA sont les pestiférés et les lépreux de ce siècle; ils sont la face cachée et honteuse de chacun d’entre nous. Ces adultes et ces enfants nous mettent le nez dans notre propre mort ou notre mort aseptique celle que nous souhaitons. Ils interrogent notre propre humanité.

Piera interrompt sa plaidoirie pour reprendre haleine. Élise enchaine et s’interpose.

On en fait si peu pourtant pour ces damnés comme tu dis! Et on le fait parce que c’est nécessaire et parce qu’ils en ont besoin; nous sommes là…

Et nous avons les ressources : aisance financière et disponibilité du temps et tutti quanti… et nos liens « solides » aident à faire front dans les moments où c’est le plus dur.

Arnaud reçoit le reproche à peine voilé de Pier comme un camouflet.

Je sais qu’en ce qui concerne Carlo cela a été plus dur pour toi que pour les autres… En fait nous aurions dû t’attendre avant de prendre une décision et ne pas présumer de ton acceptation inconditionnelle.

Arnaud les regarde les uns après les autres. Il regrette profondément sa colère et le litige qu’il a provoqués.

Qui est avocat ici? C’est moi le grand égoïste du rhombe… Voilà que je me sens coupable et que je bats ma coulpe.

Stupido! (Pier) Cretino! (Élise) Niaiseux! (Piera imitant Solveig à la perfection – celle-là servait ce commentaire chaque fois qu’Arnaud et lui seul accomplissait « une pitrerie pour amuser la galerie » et il avait développé une expertise certaine en ce domaine).

Et les petits choux?

Tout baigne… Ils se sont ennuyés de toi comme nous tous. Ils dorment depuis une heure comme des anges.

Arnaud se cale confortablement dans un fauteuil.

Maintenant si on me racontait? Je suis tout ouïe…

Ce n’est pas Charles mais sa remplaçante Lise Robert qui nous a téléphoné. Disons que ladite n’a certainement pas été sélectionnée eu égard à son ouverture d’esprit et à sa compassion pour les victimes de l’infection par le VIH. Enfin ce n’est pas vraiment son attitude qui compte.

Abrège Piera!

La remplaçante de Charles est entrée en contact avec nous malgré ses idées préconçues parce que nous connaissons le langage gestuel : Andre et Laura ne sont pas muets mais ils sont sourds… C’est une histoire atroce que la leur… Le mari de Laura se droguait depuis son adolescence. Il fréquentait le milieu des toxicomanes revendant lui aussi de la came. C’est vraisemblablement en réutilisant une seringue qu’il a contracté le virus. C’est lui qui a contaminé sa femme. Leur jeune enfant de quatre mois était en parfaite santé puisqu’il est né avant que la mère soit infectée. Lorsqu’il a appris qu’il était séropositif l’époux est devenu agressif et c’est un euphémisme! Au cours d’une folle crise de rage il a injecté à Andre le reliquat du contenu d’une seringue qu’il venait d’utiliser en hurlant qu’il allait les entrainer dans la mort à sa suite. Il rendait Laura responsable de sa maladie et de sa consommation d’héroïne. Il a battu Laura sauvagement et régulièrement pendant quatre ans à coups de poing. Il s’en est pris aussi à l’enfant. Un soir complètement disjoncté et armé d’un couteau il les a poursuivis de sa fureur jusque dans la rue. Alertée par les hurlements de l’assaillant une voisine a composé le numéro d’urgence. Arrivés promptement les policiers ont empêché un double meurtre. La femme et l’enfant ont été transportés à l’hôpital en état de choc. Un peu plus tard l’homme a été accusé de voies de fait. Emprisonné pour une courte période puis libéré il s’est mis à la recherche de sa famille apparemment animé d’un profond repentir. Il a retrouvé Laura et Andre et a sommé son épouse de reprendre la vie commune. Laura ne croyant pas à sa soudaine rédemption a refusé. Il les a menacés et il les a battus. La police a été avertie encore une fois par une voisine alarmée par le remue-ménage entendu. Une autre fois arrestation puis prison pour lui et hôpital pour elle et son enfant. Il ne s’en reprendra plus à eux : il a été élargi mais il est hospitalisé à l’article de la mort. Andre est maintenant âgé de huit ans; il présente les premiers symptômes du SIDA. Laura qui a vingt-quatre ans est séropositive et asymptomatique. Ils ont été gravement perturbés par toute cette violence et par la maladie. Ils ont besoin de rester ensemble, qu’on s’occupe d’eux, qu’on communique avec eux, qu’on leur serve d’interprète. Laura vit dans un monde bien à elle et est virtuellement incapable de s’occuper adéquatement de son fils. Un « petit détail » a été négligé par l’aimable Lise Robert : ils connaissent bien le langage gestuel mais étant d’origine irlandaise ils communiquent en anglais signé et codé.

Après un long silence Arnaud conclut en paraphrasant sa dulcinée. On va faire avec…

Ils se concentrent ensuite sur leurs retrouvailles jusqu’à fort tard dans la nuit retrouvant des gestes parfois mille fois répétés mais toujours générateurs d’un plaisir renouvelé. Arnaud est d’une certaine façon le roi de la fête puisqu’il subit après moult caresses et baisers les assauts simultanés d’Élise qu’il pénètre, de Pier qui le sodomise et de Piera qui revendique sa langue et sa seule main encore libre. Épuisé il finit par réclamer grâce. Bras et jambes emmêlés ils s’endorment. Avant de succomber à son tour, Pier les contemple; ils sont magnifiques dans leur abandon. Une bouffée d’amour pour sa famiglia le submerge et un sentiment de bonheur sans mélange le poursuit jusque dans son sommeil.

Étant tous en vacances ils font la grasse matinée… jusqu’à huit heures soit le moment que choisissent Solveig et Aidan pour envahir la chambre, démêler bras et jambes, sauter dans les bras d’Arnaud puis des trois autres. Evviva le vacanze! Les enfants y compris Andre précise Solveig afin d’augmenter la force de la décision du fait du nombre ont formé le projet d’aller à La Ronde et en informent leurs parents. Les quatre adultes consternés se regardent… une journée au parc d’attractions ne correspondant pas nécessairement à leur propre définition de vacances. Toutefois devant leur bel enthousiasme à défendre leur cause ils déclarent forfait. Pier et Arnaud se portent volontaires d’assez bonne grâce. Piera décide de se joindre à eux. Élise ne pipe mot étant trop sensible au soleil et répugnant à marcher toute la journée.

Au petit déjeuner pris dans la cuisine Arnaud fait la connaissance de Laura et d’Andre. La beauté rousse de la jeune femme envahit d’abord son champ de vision, une Vénus flamboyante aux formes sculpturales toute mouchetée de taches de rousseur. Mais son regard éteint semble indifférent aux personnes et aux choses qui l’environnent. Andre qui la suit est une copie conforme sauf pour ses yeux d’émeraudes comme sa mère mais vivants et rieurs. Grand pour son âge il est d’une maigreur famélique : la maladie a déjà commencé ses ravages. Les yeux baissés Laura salue brièvement la ronde d’un signe de tête et s’installe à table. Attirant son attention Élise lui demande en anglais si elle désire du café. Laura acquiesce. Elle boit machinalement son café noir pourtant brûlant comme si c’était un verre d’eau fraiche. Entretemps Andre s’empare d’autorité d’une brioche qu’il mange à moitié tout en devisant avec Aidan. Celui-ci connait très peu l’anglais mais ils arrivent quand même à se comprendre. Andre se montre plein de curiosité envers Arnaud et ils sympathisent. Indifférente au remue-ménage les yeux vagues Laura continue à boire son breuvage. Leur petit déjeuner hativement avalé les enfants filent se brosser les dents soigneusement leur dit Élise rapidement font-ils et s’habiller. Ils sont prêts au moins une heure avant que Pier et Arnaud le soient − surtout que les joyeux lurons s’étaient attardés dans des jeux d’eaux très passionnants et passionnés bien après Piera qui à l’unisson des autres bouille d’impatience; elle les traite en aparté d’irrémédiables obsédés sexuels. Arnaud comme d’habitude tarde davantage : il avait la manie d’aller aux toilettes quand tout le monde était sur le point de partir. Il a droit à un regard indulgent et narquois de Pier et à un juron bien senti de Piera qui tolérait mal ce travers. Les enfants le huent par un geste qui leur vaut une sèche réprimande de Pier. Ils s’ébranlent finalement. Dans la cuisine Laura en est à sa troisième tasse. Elle répond par monosyllabes muettes quand Élise ou Marialucia lui pose une question à court développement. Les blessures physiques de Laura étaient guéries mais pas celles de l’âme. Poliment Laura leur demande la permission de se retirer. Élise le cœur serré lui rappelle qu’elle n’a pas besoin de l’accord de qui que ce soit pour faire ce qu’elle veut. Laura monte chez elle et personne ne la revoit avant le soir.

Fourbus les vacanciers rentrent tard; les enfants sont très heureux de leur journée. Ils avaient mangé au nec plus ultra des restaurants (McDonald) deux fois et brandissaient fièrement les babioles rapportées. Andre n’avait pas digéré les « pourtant si délicieuses » pépites de poulet bien grasses et il sentait le vomi. Élise fait couler un bain et l’astique. L’enfant s’endort le sourire aux lèvres enveloppé dans un immense drap de bain. Laura reste invisible.

Charles accepte à sa façon alambiquée de séjourner à la Grande maison non pas pour sa convalescence mais plutôt pour quelques jours et seulement lorsqu’il serait sur pied et en vacances… Quand il vient c’est en se déplaçant avec une canne mais autonome. Durant son séjour Marialucia rayonne. Elle s’offusque d’abord des remarques narquoises d’Arnaud à ce sujet puis prend philosophiquement le parti d’en rire ce qui a étrangement pour effet de faire cesser les blagues.

Les jours s’écoulent relativement paisibles et dominés par une chaleur caniculaire. À la fin d’aout Andre est hospitalisé pour une pleurésie. Laura refuse de se rendre à l’hôpital; en fait elle semble complètement détachée de son fils qui en souffre.

Un après-midi qu’Arnaud et Piera sont allés lui rendre visite – Andre avait été placé d’autorité dans une chambre à un lit et il s’ennuyait à mourir selon ses propres termes − et qu’Élise avait emmené les enfants au théâtre Pier lisait le New York Time dans la fraicheur toute relative de l’orangerie. Il entend soudainement un bruit d’éclaboussement. Il lève les yeux et retire ses nouvelles lunettes de lecture − qui lui donne un air comique selon Élise. Marialucia ne se baignait jamais et les autres étaient partis… Laura! Pas de réponse ni aucun bruit. Il sort précipitamment par la porte côté terrasse. La barrière de la piscine bée. La surface à peine ridée de l’eau miroite sous les chauds rayons. Il la voit alors inerte au fond. Il plonge et l’atteint rapidement. Elle ne bouge plus. Il a du mal à la sortir de l’eau malgré sa force physique appréciable et son entrainement. Poids mort entre ses bras il la dépose sur la margelle et entreprend immédiatement de la réanimer. Laura tousse et vomit puis ouvre les yeux à contrecœur. Elle signale faiblement.

Why?

Pier est essoufflé par l’effort et animé d’une noire colère.

He needs you! He needs his mother! We are going to the hospital.

No! I shall be all right… I shall not do it again… Sorry! No! Please!

Pier promet à contrecœur. Il la prend dans ses bras et la berce longtemps.

À partir de ce moment Laura semble s’éveiller d’un long sommeil léthargique. Elle démontre dès lors plus d’affection à son fils allant même le visiter tous les jours à l’hôpital à la grande joie de celui-ci. Andre guérit plus rapidement que ne l’avait prévu son médecin. C’est toutefois très faible qu’il regagne son foyer.

Les trois enfants ne se quittent pas. La mort devient pour eux une perspective lointaine qu’ils escamotent aisément de leurs jeux. Puis l’école recommence. C’est les yeux pleins de larmes qu’Andre les regarde partir chaque matin. Pourquoi ne pouvait-il pas aller à l’école avec eux demande-t-il répétitivement à sa mère profondément désemparée qui ne sait invariablement que répondre. Puis mère et fils sortent brièvement se promener dans le boisé à la recherche de fleurs tardives et d’oiseaux qu’ils observent fascinés grâce à des jumelles d’approche.

Laura se lie surtout avec Élise et Piera. Elle est timide avec Arnaud et Pier qu’elle peut difficilement regarder dans les yeux depuis sa tentative de suicide. Laura affiche toujours une santé resplendissante et elle se berce d’illusions : elle n’est pas atteinte c’est une erreur flagrante de diagnostic mais elle refuse de passer un autre test comme le lui suggère Piera. Elle se met à nier la maladie de son fils refusant d’en voir les séquelles pourtant importantes sur le petit corps maintenant presque constamment fiévreux. Au bout de son énergie Andre doit s’aliter de plus en plus fréquemment pour de longues périodes. Aidan et Solveig passent le plus clair de leur temps libre avec lui. Les enfants commencent à parler de la mort mais uniquement lorsqu’ils se trouvent seuls tous les trois. Parce que lorsque Laura est présente elle fait toujours dévier la conversation.

Une autre pleurésie atteint Andre. Un médecin Georges Lafrenière mandé d’urgence demande à Laura si elle souhaite que l’enfant soit hospitalisé. Laura refuse lui assurant qu’elle peut très bien s’occuper de son fils à la maison. Avant de partir il a droit aux questions des autres et il leur dit franchement et d’un ton incisif qu’il est inutile de s’acharner : l’enfant ne guérira pas de sa pleurésie; la médecine peut le soulager de façon palliative c’est tout. Laura assure à Andre qu’il n’irait pas à l’hôpital puisque ce n’est pas grave : il va bien vite guérir comme l’a dit le docteur… C’est par Solveig que Pier apprend le comportement de Laura lequel perturbe profondément le perspicace Andre pas dupe des mensonges cousus de fil blanc de sa mère. Pier demande à Élise d’avoir une petite conversation avec Laura. Élise se heurte à du mur à mur mais Laura cesse bientôt de dorer la pilule et du moins en présence de son fils de nier la triste fatalité qui les tient dans ses serres.

Leurs parents ont de longues discussions avec Solveig et Aidan. La mort devient omniprésente et cela les affecte terriblement. Le rhombe a des doutes quant à leur décision d’accueillir des enfants malades. Ont-ils le droit d’impliquer leurs propres enfants dans ces tragédies? Ils en discutent avec eux. Solveig avec sa logique bien à elle conclut : « aimez-nous encore plus » soulignant de cette courte phrase qu’elle comprend pourquoi ils viennent vivre chez eux, qu’elle l’accepte même si c’est difficile à vivre, qu’elle a besoin du soutien indéfectible de ses parents. Idem pour son frère : Aidan en est venu sensiblement aux mêmes conclusions.

Andre souffre beaucoup malgré les médicaments et il perd le désir de lutter. Les adultes se succèdent jour et nuit auprès de lui et de Laura qui ne le quitte pas mais qui est trop affectée pour être en mesure de lui apporter une aide pratique quelconque. Dure période pour tous; mère et fils se rapprochent et Andre s’accroche à sa maman. Elle le berce des heures durant en sanglotant comme lorsqu’il était bébé − elle pleurait aussi alors.

Un matin de la fin de novembre Marialucia le trouve recroquevillé en position fœtale lové de face contre le ventre de sa mère les yeux fermés et le pouce dans la bouche comme il le fait parfois quand la douleur le terrasse. Il a doucement rejoint le monde utérin apaisant et indolore dominé finalement par les pulsions omniprésentes du cœur de sa maman. Laura sent sa mort dans ses entrailles tel un accouchement inversé. Elle berce longtemps son enfant gisant inerte entre ses bras maternels. Laura hurle à la mort quand le médecin tente de les séparer. Expéditif il lui administre de force un sédatif en intraveineuse. Le docteur Georges Lafrenière toujours imperturbable s’occupe rondement des formalités.

Marialucia prend Laura dans ses bras. La première pleure à chaudes larmes revivant à près de trente ans d’intervalle la séparation d’avec son propre fils mort loin d’elle. Marialucia prie comme elle ne l’a plus fait depuis cette période. Pier comprend rapidement sa détresse extrême et fait signe à Élise. Celle-ci raccompagne une Laura affectée par la drogue qui ne tarde pas à s’endormir d’un sommeil à l’aspect létal. Pier serre contre lui sa bambinaia lui murmurant des mots de tendresse et d’amour en italien. Arnaud et Piera rejoignent Solveig et Aidan dans la chambre de celui-ci. Les deux enfants pleurent et se jettent dans leurs bras. Ils sanglotent tous en fait; les larmes doivent s’épancher en exutoires à la perte d’un être qu’on a aimé et qu’on aime toujours.

Laura est incapable de se rendre à l’enterrement d’Andre. La mort de son fils agit en déclencheur des premiers symptômes de la maladie qui progresse dès lors à un rythme fulgurant. Laura refuse tout traitement médical et tout ce qui peut en atténuer les manifestations, la soulager, l’aider psychologiquement et ainsi de suite. Au plus accepta-t-elle qu’on l’aide à procéder à une toilette minimale et qu’on nettoie quotidiennement sa chambre. Même assez bien pour se déplacer elle ne quitte plus son antre : elle ne veut surtout pas voir les enfants ni les hommes d’ailleurs. La situation demeure inchangée durant un mois.

 

Hors d’haleine et le cœur battant la chamade Marialucia fait irruption en trombe dans la chambre de Pier. Le rhombe dort dans le désordre du grand lit. Elle les contemple le temps de reprendre sa maitrise d’elle-même. Pier est lové contre Arnaud et sa main pend à l’abandon sur la hanche de son amant. À côté la tête sur l’épaule d’Élise Piera l’enlace une main englobant son sein. Marialucia secoue vivement Pier qui ouvre de grands yeux ensommeillés. Venga! Presto! Credo che è morta! Pier se lève précipitamment et attrape du même geste sa vestaglia couvrant tout en courant son impudique nudité à la suite de Marialucia promptement repartie. Les autres réveillés par ces éclats ne tardent pas à accourir. Pier la devance et s’arrête net devant la porte ouverte. Laura git sur le dos dans une mare de sang formant des ailes de part et d’autre de son corps nu. Ses yeux ouverts sur un autre monde fixent le plafond. Pier aperçoit la lame au second coup d’œil; il remarque d’abord le sang qui coule goutte à goutte sur le parquet. Pieno di sangue… Il s’avance à l’intérieur de la chambre. Évitant la mare rouge qui s’étale il pose la main sur le torse froid de Laura déjà certain que c’est inutile de chercher les battements de son cœur. Il le fait quand même par acquit de conscience guettant ainsi le moindre souffle qui aurait pu animer sa gorge : rien. Il abaisse ses paupières et sort de la pièce en repoussant les autres. Il referme la porte à clef.

Arnaud téléphone au centre des urgences et explique brièvement la situation. Ils arrivent vingt minutes plus tard. Les enfants réveillés par le remue-ménage sont envoyés à la cuisine tenir compagnie à Marialucia qui prépare du café retrouvant dans ce geste simple le courage de surmonter le choc. Elle leur fournit de brèves explications sur ce qui s’était passé. Solveig résume ainsi : elle a laissé tomber la vie… Atterrés et n’ayant jamais été confrontés au suicide − à la mort oui mais pas sous cette forme − ils se tiennent cois. Marialucia leur sert un petit déjeuner qu’ils prennent silencieusement les yeux baissés.

Pier conduit auprès de Laura l’inspectrice Gilberte Rivet et le médecin légiste Jean-Yves Larivière. Le morbide constat d’usage complété la policière et le médecin suivent Pier au petit salon où les attendent les trois autres. Un autre policier les rejoint; il ne se nomme pas. Tous les quatre doivent décliner leurs nom, prénom, âge, profession et ainsi de suite; l’anonyme prend des notes. Pier demande que Marialucia soit interrogée plus tard quand l’un d’entre eux serait libéré pour s’occuper de leurs enfants. Pier tente de résumer succinctement la situation mais s’embrouille par un trop grand souci du détail et s’enlise dans les explications. Arnaud prend la relève assisté de Piera. Il doit expliquer à l’inspectrice interloquée que famiglia terme mentionné en cours de route par Pier désigne non seulement eux quatre mais englobe les enfants en plus de Marialucia. Arnaud lui apprend qu’ils accueillent des enfants malades. L’inspectrice émet un « mais ». Piera précise que cette fois c’était un enfant et sa mère. Élise enchaine de son récit racontant premièrement le décès d’Andre et le désespoir de Laura. Il est mort de quoi au juste? Du SIDA laisse tomber laconiquement Arnaud. Haussant les épaules il continue en apparence impassible devant leurs faces devenues figées comme la pierre. Il omet la tentative de suicide de Laura mais parle de son chagrin et de sa profonde dépression aggravée par la progression inéluctable de sa maladie. SIDA aussi? Oui. Puis de la découverte de son décès.

Les policiers et le médecin se lèvent pour rejoindre les employés de la morgue. Ceux-ci emmènent le corps de Laura. L’inspectrice interroge également Marialucia restée seule dans la cuisine après qu’Élise ait fait monter les enfants aux yeux rougis. Elle ne peut que corroborer leurs dires; elle non plus ne parle pas de la précédente tentative. En partant la policière jette à Pier : n’avez-vous pas honte d’exposer vos enfants à ça? Pier la regarde franchement mais ne répond pas. Haussant imperceptiblement les épaules non qu’il prenne cette remarque à la légère mais parce que l’inspectrice réagissait comme tous ceux à qui il manquait des paramètres et qui se permettaient quand même de porter un jugement sans nuance. Et « ça » il ne pouvait pas y faire grand-chose. Arnaud et Piera entendent aussi la remarque. Ils ne disent rien non plus; c’est inutile. Ils rejoignent Élise et les enfants. Deux morts à peu d’intervalles c’est beaucoup pour eux pour tous en fait. Mais cela aussi fait partie de la vie. Ils en parlent longuement entre eux, et avec Solveig et Aidan, avec Marialucia. Ils pleurent aussi.

Laura est enterrée à côté de son fils. Deux tombes qui deviendraient bientôt anonymes et sur lesquelles se dessécheraient les chrysanthèmes. Ces stèles seraient oubliées mais pas Andre et Laura si fragiles et vulnérables unis dans la mort mais toujours vivants dans le cœur de la famiglia.