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Le rhombe

Louise Gauthier

Parentesi familiari

La sonnerie stridente du téléphone heurte la sérénité d’une calme soirée solitaire. Absorbé par Le Monde diplomatique Pier sursaute.

Pronto! Chi parla?

C’est Paolo.

Cette voix d’outre-tombe est le fantôme d’une lointaine famille italienne jusque-là profondément ensevelie dans le passé puisque plus de vingt ans les séparent. Une douleur sourde bat brusquement ses tempes. Paolo reprend toujours en français comme lorsqu’ils étaient adolescents : ils n’employaient jamais leur langue natale lorsqu’ils se retrouvaient seuls.

Je voudrais te revoir!

Perché?

Pour dissiper un malentendu… je crois.

Un flot de souvenirs assaille l’esprit malmené de Pier en des résurgences fragmentaires d’antan. Les deux garçons l’air piteux pour Paolo frondeur pour Piero devant Roberto dans l’attente d’une nième punition pour un autre « mauvais coup ». Ceux-ci étaient initiés par Piero qui en revendiquait d’ailleurs toujours la paternité pour protéger son « fragile » frère mais d’après une idée originale de Paolo. Leur coup d’œil de complicité échangé subrepticement; l’amitié que Piero croyait indéfectible qui les unissait « à la vie et à la mort » jurait alors Paolo. Tant de réminiscences de voyages partagés et de confidences adolescentes dans la noirceur les têtes rapprochées sur le traversin de l’un ou de l’autre. Sa migraine s’accentue. Paolo insiste.

Je t’en prie!

Dove sei?

Camilla et moi séjournons en la ville de Québec. Je te téléphone de notre hôtel. Nous viendrons à Montréal ce week-end. Nous avons réservé au Hilton. Nous repartons pour Aoste le lundi suivant.

Tu peux annuler ta réservation : vous viendrez chez nous. Ainsi tu pourras rencontrer ma famiglia et retrouver du même coup Marialucia.

Ta famille?

Et notre maison est vaste… Vous n’y trouverez pas tout le confort d’un grand hôtel mais vous y serez à votre aise.

Ta famille?

Si la mia famiglia

Nous viendrons… Merci Piero.

Non Pier maintenant.

Pier fournit son adresse et l’itinéraire à suivre. Paolo et Camilla seraient attendus vendredi à la fin de l’après-midi. Pier met fin abruptement à la conversation. Sa migraine empire. Il rejoint péniblement sa chambre et s’allonge; la douleur térébrante lui vrille la tête.

Arnaud rentre en fin de soirée visiblement rompu d’une « réunion d’affaires » : depuis quelque temps ces mystérieuses rencontres au sommet se poursuivaient tous les jeudis soir… Ah oui? Enfin… au début. Arnaud devient subitement écarlate. Marielle ou Martine? Les deux… Pier lève un sourcil étonné et sourit imperceptiblement. Le poste du jeudi vacant est donc pourvu maintenant… et elles aiment accomplir des heures supplémentaires ensemble en plus si j’ai bien compris? Oui… Arnaud s’inquiète redoutant de subir les foudres de la jalousie de Pier : c’était déjà arrivé. Qu’est-ce qui ne va pas? Une migraine… Arnaud est plutôt surpris. Depuis qu’il le connait jamais Pier n’a éprouvé ne serait-ce que le moindre malaise; il a une santé de fer. Arnaud soupçonne qu’un évènement assez extraordinaire s’est produit ses « congés » ne l’étant plus en dernière analyse. Il va quérir des cachets d’acétaminophène chez Élise puis un verre d’eau fraiche. Pier absorbe le tout docilement. Arnaud s’assoit en tailleur au sommet du lit et enjoint Pier à poser sa tête sur ses jambes entrecroisées. Pier a les larmes aux yeux. Arnaud n’en revient pas. Je vais te masser les tempes cela aidera aussi… Pier ferme les paupières en s’abandonnant aux douces mains. Petit à petit les effets conjugués du massage et du Tylenol se font sentir. Se retournant il encercle Arnaud enfouissant sa figure dans le creux intime de l’autre. Engourdi Arnaud change de posture et prend Pier dans ses bras. Il ne pose aucune question mais il sent que la confidence viendra incessamment. Mio fratello a téléphoné. Tu as un frère! Si… Je n’ai jamais voulu parler de mon enfance et surtout de mon adolescence; je considérais ces périodes noires enfouies. Seules Piera et Marialucia en savent plus sur ma famille italienne; elles respectent mon vœu d’oubli. Paolo est sorti de sa tombe pour m’interpeller… Pier lui relate sa conversation fraternelle et lève le voile flou de ses relations familiales difficiles. Ils arrivent vendredi en fin d’après-midi. Élise et Piera qui rentrent d’une séance de cinéma les rejoignent. Elles sont d’abord passées voir si les enfants se portent bien. Ils dorment comme des anges. Élise sentant tout de suite que quelque chose cloche s’en enquiert. Pier leur répète ce qu’il a raconté à Arnaud.

Seuls Pier et Marialucia accueillent Paolo et Camilla les autres devant arriver un peu plus tard. Marialucia n’a pas revu Paolo depuis plus d’une décennie et ne connait aucunement son épouse. Pier est bouleversé de revoir son frère. Il se remémore l’adolescent mais il retrouve un homme fait. Paolo est aussi beau que Pier mais sur une autre octave. De plusieurs centimètres plus grand, très mince, cheveux bruns courts et ondulés, yeux noisettes, sourcils nets, lèvres bien dessinées, imberbe, manières très raffinées. Seul le nez Borghese légèrement en bec d’aigle trahit son lien de parenté avec Pier. L’autre point de ressemblance est son élégance vestimentaire : les deux frères peuvent en rivaliser. En fait et bien que le premier se refuse à l’admettre Pier ressemble physiquement à son père jeune alors que Paolo tient davantage de leur défunte mère. Camilla est une beauté sophistiquée un diamant dans un écrin de soie teinte au bleu royal; quelques années en moins que son mari, nantie de cheveux mi-longs ondulés d’un noir de jais, d’un teint d’albâtre, de fins sourcils à l’arc parfait, de lèvres de rêve au sourire hautain intimidant, d’yeux d’aigue-marine. Grande et mince, réservée et racée, chacun de ses mouvements lui confère une impériale grâce. Marialucia serre son ex-bambino contre son giron. Paolo sourit en se penchant pour l’embrasser; il se retrouve petit garçon sous l’aile protectrice de sa bambinaia sa presque mère tout aussi heureux de ces retrouvailles. Marialucia est chaleureuse envers Camilla. Pier a plus de retenue; ses gestes sont ceux d’un hôte courtois sans plus. Paolo s’extasie sur la demeure. Pier sourit un fétu ironique : sa résidence fait figure de taudis à côté de la villa Borghese. Marialucia s’informe de leurs bagages. Pier sort pour les rapporter et doit y retourner trois fois. Pendant ce temps Marialucia leur dit qu’elle a fait préparer deux chambres afin qu’ils disposent de plus d’espace. Camilla lui répond très rapidement que cela convient parfaitement. Marialucia remarque le regard subitement rembruni de Paolo. Pier rentre les bras encombrés des dernières valises. Paolo le soulage de quelques-unes. Ils montent au deuxième par l’ascenseur. Les hôtes prennent congé afin de laisser leurs invités s’installer à leur convenance. Pier les convie à venir les rejoindre au petit salon pour l’apéro lorsqu’ils seront prêts et afin de rencontrer le reste de sa famiglia.

Leur installation faite chacun dans une chambre ils descendent et se guidant aux nombreuses voix à la rencontre de la « famiglia ». Bien que cherchant à le dissimuler ils éprouvent un choc certain quand Pier leur présente Arnaud dont il entoure l’épaule d’un geste possessif, Piera et Élise ainsi que « nos » enfants Solveig et Aidan. Ceux-ci saluent successivement. Solveig qui a tout juste neuf ans leur souhaite il benvenuto avec une intonation irréprochable. Aidan du haut de ses sept années s’incline gravement. Pier offre l’apéritif. Aidan et Solveig s’éclipsent bien déterminés à échapper à la corvée du diner-souper ce soir-là. Pier explique à ses invités interloqués qu’ils préfèrent préparer ensemble le repas du soir. Paolo et Camilla habitués à la présence quasi continuelle de domestiques remarquent en chœur que l’idée est fort originale. Pier leur tient toutefois compagnie tandis que les autres vaquent aux préparatifs. La conversation guindée se borne à des généralités. Ce n’est d’ailleurs pas le moment de crever des abcès.

Le diner-souper prêt Marialucia vient les mander tandis que Piera repêche les enfants et veille à ce que leurs mains soient impeccablement propres. Tous entament le copieux repas : Meursault un excellent Bourgogne, linguine aux crevettes de Matane, homards Thermidor − ouache! décrète Solveig à la vue des pauvres bêtes assassinées − risotto et insalata. Ils font tour à tour le service sauf les invités évidemment et les enfants pour ce soir seulement précise Élise aux derniers qui grimacent effrontément.

Piera dirige avec son habileté coutumière et en pratiquant de fines coupes incisives l’« interrogatoire » de Paolo et de Camilla. Elle les fait parler de leur occupation professionnelle. Paolo a pris la succession de Roberto obligé d’en abandonner les rênes à la suite d’une attaque et assume de façon fort originale et moderne estime-t-elle l’administration des entreprises Borghese ceci au grand dam du père qui doit toutefois admettre du bout des lèvres que l’affaire prospère à un meilleur rythme depuis ce changement de gouvernail. Camilla possède une galerie d’art et préside à sa destinée certainement avec compétence se dit Piera. De leur quotidien ils vivent villa Borghese mais séjournent fréquemment à Sorrento ou Amalfi; il ne fallait pas être grand clerc pour comprendre leur vie empoisonnée sous la houlette du vieux lion. Non ils n’ont pas encore d’enfant et c’est à la grande déception de… Roberto. Ah oui? s’étonne Piera en son for intérieur en surprenant le regard à la fois exaspéré et désespéré d’une Camilla peu volubile vers son loquace époux.

Aidan suit la conversation attentivement les yeux alternativement fixés sur ce nouvel oncle ou Camilla. De temps en temps il échange avec Solveig au moyen de signes. Aidan attire l’attention de Pier d’une petite tape sur le bras. Pier lui passe le poivre ainsi qu’un morceau de pain autrement inaccessibles. Aidan le remercie à sa manière. Paolo le dévisage les yeux ronds. Ce mode d’échange étant parfaitement naturel au sein de la famille Pier ne comprend pas immédiatement l’étonnement manifeste de son frère. Élise qui n’a rien manqué de la scène précise à l’intention de Paolo et Camilla qu’Aidan communique avec les étrangers au moyen du langage gestuel ou d’une écritoire; il vous regarde fixement parce qu’il lit sur vos lèvres ce que vous exprimez.

Les agapes achevées et la table desservie les convives se déplacent au petit salon. Aidan entame avec son père un dialogue muet. Pier répond aussi par signes afin de conserver l’intimité de leur conversation. À la fin de l’échange la déception se lit sur le beau visage d’Aidan. Paolo intrigué s’informe auprès de son frère de ce qui cloche. Mon fils souhaite que nous jouions aux échecs comme nous le faisons très souvent après diner. Je lui ai répondu que ce n’était pas possible ce soir et il s’en doutait bien d’ailleurs considérant que nous recevions… De là sa mine déçue… Mais cela ne gêne pas! Paolo regarde Aidan bien dans les yeux et articule bien plus qu’il n’était nécessaire : Veux-tu la jouer avec moi cette partie? Aidan dubitatif le jauge comme s’il évaluait l’intelligence de son futur partenaire puis jette un coup d’œil à son père qui acquiesce d’un sourire et file chercher l’échiquier d’ivoire celui qu’il affectionne particulièrement; Pier est un tantinet collectionneur et en possède en nombre appréciable sculptés de marbre, de jade ou de bois précieux. Les pièces mises en place Aidan tire la manche de son oncle lequel converse avec Piera. Aidan s’étant attribué les noirs Paolo ouvre de manière classique. La partie se déroule silencieusement au milieu du brouhaha environnant. Paolo joue assez bien mais il est bientôt dérouté par son imprévisible et audacieux partenaire. Aidan a une approche intuitive des échecs et une teinture de technique. Paolo est distrait écoutant plutôt Camilla commenter leur voyage et commet quelques erreurs dignes d’un débutant dont son adversaire tire habilement profit et est mis échec et mat en quelques coups supplémentaires. Aidan communique avec Solveig elle aussi spectatrice attentive qui est terrassée par un fou rire irrépressible et bruyant; se gaussant toujours elle dédaigne expliquer à Paolo les mystérieuses arabesques dessinées dans l’air par son « frère ». Aidan écrit rageusement sur son écritoire qu’il a apportée en même temps que l’échiquier : « Je suis sourd-muet pas imbécile! » D’abord pantois Paolo tend la main à son neveu et allègue en articulant normalement cette fois : je gagnerai la prochaine! Il a quand même du mal à tenir parole. Aidan concède à son oncle la victoire d’un geste gracieux le sourire aux lèvres malgré son apparente défaite. Il souhaite bonne nuit à la ronde en s’inclinant Solveig sur ses talons. Élise s’excuse et les accompagne.

Ton fils m’a donné une bonne leçon… je ne parle évidemment pas des échecs…

Pier sourit avec de la fierté dans le regard.

J’avais compris… Aidan est un être exceptionnel… I nostri figli le sont chacun à sa manière!

Toutes mes excuses!

Prego!

Ils font des projets pour le lendemain. Marialucia fatiguée se retire la première et regagne son fief. Camilla souhaite visiter des galeries d’art. Piera s’offre comme cicérone dans l’après-midi; elle voit Paolo faire la moue devant la décision de Camilla qui de fait l’exclut. Piera précise qu’ainsi les deux frères pourront se retrouver libérant par le fait même Arnaud qui lui fait un petit signe de reconnaissance et Élise qui un peu sauvage avait préféré retrouver sa solitude et n’était pas redescendue. Camilla et Piera sortent au jardin pour savourer cette soirée de printemps à l’air d’été. Arnaud s’éclipse discrètement et rejoint son tendre quart. La voyant absorbée par sa lecture il regagne ses quartiers où la télévision le captive jusqu’à ce qu’Élise vienne le retrouver.

Pier et Paolo restent silencieux évitant chacun le regard de l’autre mais s’épient du coin de l’œil.

Ta famille… Vous semblez tellement heureux et unis… Et ton… tes… vos enfants sont merveilleux… Le bonheur est une denrée si précieuse…

Camilla est un joyau.

Nous vivons des temps difficiles. Ce voyage… constitue l’ultime tentative pour sauver notre mariage du naufrage… Une fois arrivés au Québec j’ai été pris d’une impulsion irrésistible de te retrouver. Tu étais soudain… à portée.

Pourquoi tant de temps?

Je suis venu il y a près de dix ans. J’ai téléphoné : ton numéro figurait à l’annuaire. Marialucia a répondu. Elle m’a précisé que ce n’était pas le moment de débarquer parce que ton ami atteint d’une grave maladie se trouvait à l’article de la mort… Je suis reparti bredouille… J’ai été happé par mon quotidien. La gestion des entreprises Borghese n’est pas précisément une sinécure et la vie familiale non plus… et le temps a passé.

Marialucia ne m’a pas rapporté cet appel… ou plus vraisemblablement je n’ai pas fait attention… Effectivement ce n’était vraiment pas le moment. J’ai vécu des années très difficiles. J’ai eu du mal à revivre après cela… Pourquoi m’as-tu traité en pestiféré? Père me méprisait et m’a renié… Mère priait pour que je devienne « normal ». Et toi que j’adorais et qui se disait mon ami « à la vie à la mort » tu m’as rejeté!

C’est ton interprétation!

Et la tienne est?

Paolo se lève vivement et tournant le dos à son frère scrute la nuit à travers les voilages florentins. Il demeure coi de longues minutes et Pier aussi.

J’étais immature… et jaloux.

Jaloux?

Oui j’étais tourmenté par ton attirance pour Lucio Genovese… Tu n’avais d’yeux que pour lui et j’avais l’impression qu’il t’enlevait à moi… Plus tard Ricardo…

Ricardo? Ricardo Salomone?

Oui… Tu as donc oublié que nos deux familles se fréquentaient!

De toute manière…

… Peut-être… Lors d’un bal organisé par les Salomone je ne me souviens plus en quelle occasion Ricardo plus que légèrement ivre m’a attiré dans la serre pour « m’en raconter une bonne… » a-t-il marmonné la voix empâtée. Il t’avait vu copulant avec les jumeaux Prestini. Il rigolait; je l’ai rossé… J’ai été jaloux des jumeaux aussi; j’en étais malade! Je trouvais injuste qu’eux bénéficient de tes faveurs et pas moi qui t’aimais… plus que fraternellement…

Remué profondément par cet aveu Pier baisse la garde. Il rejoint Paolo et entoure les épaules de son frère. Il le force à se retourner vers lui et voit les larmes qui perlent sur ses joues. Il les embrasse doucement. Paolo reprend.

Pardonne-moi!

Il n’y a rien à pardonner… J’aurais dû…

Toi aussi tu étais jeune… Je sais que vingt ans d’incompréhension ne se gomment pas…

On devra faire avec… et mettre ça sur la glace…

Devant son étonnement Pier explique la signification de cette maxime plusieurs fois utilisée par Élise.

Piera et Camilla rentrent sur ces entrefaites bras dessus bras dessous. Pier réprime un sourire − Piera peut devenir une dangereuse prédatrice et quand elle s’y met est capable avec une douceur diabolique de retourner quelqu’un comme un gant! Ladite remarque le fugitif demi-sourire et lui lance par signes « de quoi je me mêle? » le tout accompagné d’un regard complice. Camilla et Paolo se retirent pour la nuit.

Pier et Piera se servent un cognac.

Tu n’y arriveras pas en si peu de temps…

Crois-tu?

Briseuse de mariage!

C’est déjà sur le point de se faire de toute façon…

C’est ce que j’ai cru comprendre… Sais-tu ce qui ne va pas?

Pas encore… Elle est superbe!

Certainement plus que toi!

Oh! Goujat!

Depuis quand as-tu perdu de l’assurance concernant ta beauté?

Elle est plus jeune…

Je t’aime. Tu es belle… Que dit Élise de tout ça? Elle fronce les sourcils quand ton regard carnassier se pose sur ta proie potentielle…

Elle est « un peu jalouse » selon son expression. C’est bien la première fois! Elle m’a dit que cela se soignait et qu’elle allait… s’en accommoder.

Épuisé par tous ces bouleversements Pier dort d’un sommeil sans rêves rompu par Aidan et Solveig qui turbulents et frondeurs ont décidé de réveiller tout le monde à l’aube naissante. Banda di monellacci! Attendez que je vous rattrape monelli! Les enfants s’enfuient vers la chambre d’Élise juste avant que Pier ne mette sa problématique menace à exécution. Arnaud et Élise ont droit au même genre de réveil chatouillé avec à peu de chose près la même réaction. Bande de mécréants! Attendez que je vous rattrape coquins! Puis c’est au tour de Piera de succomber aux chatouilles des petits démons qui bénéficient d’une double fessée symbolique terminée dans l’hilarité générale. C’est donc de bonne heure qu’ils descendent prendre le petit déjeuner sur les talons des coupables qui affichent maintenant des mines tout à fait angéliques… Paolo et Camilla l’air tout aussi endormi qu’eux les rejoignent. La gaieté des enfants est contagieuse et ils y succombent. Marialucia a enfin l’impression de retrouver son « petit » Paolo et la beauté froide lui devient un peu plus sympathique. Camilla arborant cette fois un tailleur de lin jade impérial et Piera partent à bord de la MG rouge écumer les galeries d’art. Arnaud et Élise décident d’accéder aux désirs des enfants d’assister au spectacle du Cirque du Soleil. Pier et Paolo nagent et renouent connaissance dans la mesure où l’on peut vraiment le faire après avoir été séparés durant vingt ans.

Le soir venu Piera téléphone qu’elle emmène Camilla diner tardivement Chez Matty’s étant donné qu’elles ont encore quelques endroits à visiter et n’arriveront pas à le faire avant l’heure et puisqu’elles tombent déjà d’inanition… Bref Piera tend son piège. À cette nouvelle Paolo se rembrunit comme chaque fois que Camilla s’éloigne de lui. Pier se demande quel drame vit le couple elle fuyant presque ouvertement l’autre souffrant visiblement. Par téléphone aussi Élise et Arnaud annoncent qu’un souper au « Grand Restaurant » McDonald est absolument nécessaire au bonheur des enfants.

Marialucia et ses bambini dinent simplement d’un spaghetti aglio e olio arrosé d’un Chianti Classico Il Grigio. Ils reparlent du temps où Marialucia était leur bambinaia et de leurs voyages « éducatifs » en sa compagnie protectrice. Pier est moins volubile que les deux autres.

Élise et Arnaud reviennent trainant des agneaux. Ils montent avec lesdites petites bêtes harassées laissant la « famille italienne » ressasser leurs souvenirs. Lorsque Marialucia se retire les deux frères se promènent jusqu’au boisé bras dessus bras dessous heureux d’être ensemble. Paolo pour une fois détendu semble oublier pour un temps ses préoccupations. Ils rentrent finalement. Paolo se met à guetter le retour de sa dulcinée en vain. Las d’attendre il monte se coucher peu après son frère.

Ébloui par un rai de lumière Pier porte son bras devant ses yeux pour filtrer. Puis soulevant à demi sa complète nudité il s’appuie sur un coude. Excuse-moi je ne voyais rien… je ne voulais pas t’aveugler… Paolo se tient devant lui. Pier complètement en éveil s’inquiète de cette intrusion impromptue. Che cosa succede? Rien. Paolo laisse tomber sa vestaglia de brocart exhibant son corps mince et racé à la contemplation muette de son frère… Les sens de Pier se galvanisent à l’unisson de ceux de Paolo qui présente maintenant à son regard cynégétique un organe viril hautement désirable… Sa propre érection devient douloureuse et précipite son souffle. Lorsqu’il voit la tour de Pise se muer en obélisque Paolo ombré d’un sourire conquérant prend l’initiative et investit la couche. Il renverse Pier sur le dos et s’arroge sa bouche puis tout le reste. Ses mains s’égaillent sur l’épiderme sensible prodiguant des plaisirs complexes faisant geindre l’autre. Ses lèvres prennent la relève et intensifient infligeant d’autres plaintes. Lorsque cessant ses torrides manipulations il s’étend sur le ventre Pier s’allonge sur Paolo. Leurs mains se joignent aussi dans l’amour plus que fraternel. Bientôt Pier est emporté par une vague haute et forte qui le fait crier. Pier caresse Paolo avec effervescence mais fignolant le détail toujours excité exalté même. Paolo le couvre. Pier jouit à nouveau quand son frère se vide entre ses reins. Dans les bras l’un de l’autre ils reprennent leur souffle dans un apaisement languide.

Tu n’es certes pas néophyte en la matière!

Non Ricardo a été le premier.

Ricardo!

Durant notre corps à corps je me suis retrouvé sur lui et mes sens se sont éveillés de sentir sa verge dure tout contre la mienne aussi excitée. La bataille a cessé. Il avait la lèvre tuméfiée. Il est venu le lendemain pour s’excuser, le regard fiévreux, honteux et balbutiant. Je l’ai embrassé. Notre liaison secrète évidemment étant donné que père m’aurait tué s’il avait su est restée houleuse. Assumer sa nature s’est avéré très difficile pour lui. Il a mis fin abruptement et cruellement à notre histoire d’amour deux ans plus tard en me présentant son « nouvel » amant au cours d’une soirée où nous étions invités tous les deux séparément s’entend.

On peut dire que j’ai carrément erré dans mon interprétation de la situation!

Après il y a eu mon officier supérieur dans l’armée de l’air. Personne n’a su : nous prenions un soin particulier à rester discrets. À la fin de mon service une nouvelle recrue m’a remplacé…

Paolo se tait un long moment puis reprend son monologue.

L’amour n’a pas de genre. Je croyais mes gouts ailleurs mais au cours d’un bal chez les Prestini j’ai rencontré Camilla. Nous avons valsé les yeux dans les yeux. À la fin de la danse je lui ai demandé de m’épouser. Elle m’a regardé l’air de dire « pourquoi exprimes-tu une telle évidence ». J’aime Camilla et c’est réciproque depuis toujours il me semble. Et cela continue! Maintenant aussi l’amour est vivant paradoxalement puisque nous allons divorcer. Aussi je lui suis resté fidèle… du moins jusqu’à cette nuit…

(Paolo tait ses amours ancillaires : cela ne comptait pas vraiment… de la musique de chambre en quelque sorte avec son valet du moment en instrument. Mais il a des réminiscences plus que fugitives pour Ludovico et des images d’une netteté déconcertante l’assaillent; leur premier contact; il rentrait un peu plus tôt ce jour-là; il avait dénoué sa cravate et avait lancé son veston sur un fauteuil. Intrigué par un bruit dans la salle de bain adjacente il était resté planté stupéfait sur le seuil; Ludovico avait émergé de la baignoire couvert de sa splendide nudité et avait statufié offert à sa contemplation qui s’était muée en convoitise en se fixant sur sa verge érigée et quémandeuse; Paolo s’était emparé d’un drap de bain et en avait couvert le jeune homme en l’asséchant et le caressant; Ludovico l’avait contourné abandonnant l’étoffe et s’était étendu en attente sur le lit défait; Paolo subjugué s’était dévêtu et l’avait rejoint; il avait pris ce qui lui était offert si gracieusement et simplement; Ludovico lui avait abandonné son corps et sa virginité totalement et intégralement; leur passion avait perduré et leur rupture était très récente.)

Paolo poursuit comme s’il n’avait pas fait une longue pause.

En plein désarroi on se tourne instinctivement vers l’être qui nous est ou nous a été le plus proche. Jusqu’à mes quinze ans cela a été toi; après plus personne hormis Camilla mais… Je crois que mon voyage au Québec a été un geste instinctif qui me ramenait vers toi sans que j’en aie conscience…

Pier à l’écoute l’étreint plus fort.

Le drame c’est que je suis irrémédiablement… infécond. Je le sais depuis l’an dernier. Camilla a sombré dans une grave dépression. Notre couple est devenu pour elle « inutile ». Elle ne veut plus partager notre lit depuis ce temps… Père a aggravé la situation : au fil des ans quand le petit-fils souhaité a trop tardé il s’est mis à l’abreuver d’épithètes peu flatteuses pour son ventre vide. Je n’ai pas encore eu le courage de lui avouer que la stérilité apparente de Camilla était en réalité de mon fait. J’ai persuadé ma femme de voyager pendant quelque temps dans l’espoir que nous puissions nous retrouver et discuter. Elle a accepté de partir mais elle m’a fait savoir hier soir qu’elle allait demander le divorce en rentrant. Elle est désespérée en même temps : elle m’aime toujours. C’est un enfer!

Paolo se tait. Pier est bouleversé par sa détresse.

Mais vous pourriez adopter un enfant!

Nous en avons parlé… Je ne suis pas comme toi Pier. Je ne me sens pas capable d’aimer un enfant qui ne proviendrait pas de ma chair; Camilla aussi. L’adoption a été écartée mais… Hier j’ai réfléchi et je crois avoir trouvé la solution de la dernière chance…

Long silence. Pier l’encourage à poursuivre.

Qui est?

Pier je veux que tu sois le géniteur de notre enfant.

Lâchée en bombe la phrase en a les mêmes effets.

Tu es fou à lier!

Tu es mon frère. Tu es un Borghese. Je pourrais aimer cet enfant!

Et Camilla fait partie du complot?

Je compte la persuader : c’est notre dernière chance…

Tu crois qu’un enfant se fait aussi facilement que cela?

Non mais d’après mes calculs il y a une possibilité que ça fonctionne… Quand on veut absolument concevoir on fait attention à ces considérations-là!

Je ne peux pas accepter cela!

Tu as engendré un fils alors tu devrais comprendre!

J’ai une fille aussi que j’aime tout autant!

Je te répète que je suis différent de toi pour ça; Camilla aussi… Il ou elle serait Borghese…

Je t’ai retrouvé il y a deux jours à peine après vingt ans sans aucun contact. Tu me déstabilises et en plus…

C’est ta semence que je te demande pas ta conscience!

C’est un coup bas ça!

C’est aussi une urgence. Je n’ai que ce seul espoir et je ne vois que cette seule bouée pour sauver du naufrage notre couple et notre amour… Et puis si ça ne se réalise pas cette fois nous pourrions revenir puisque la mode serait lancée…

Cazzo! Je ne suis pas un étalon et… De toutes les manières c’est une discussion stérile. Tu disposes avec désinvolture de Camilla aussi : elle n’acceptera jamais cela!

On verra…

Afin de préciser tu dois savoir que…

J’adore les secrets d’alcôve…

Pier le fixe d’un regard charbonneux.

J’aime conjuguer au masculin comme tu le sais d’ailleurs très bien! Avec une femme… même aussi belle que Camilla et pour le genre d’union que tu souhaites… je suis pratiquement impuissant…

Piera ne présente aucune des caractéristiques attribuées généralement au genre masculin… et n’est pas la Vierge Marie à ce que je sache! Aidan c’est ton portrait tout craché sauf pour les yeux qui font miroir à ceux de sa mère…

Tu me pousses dans mes derniers retranchements!

Réponds quand même je t’en prie!

Piera… a été la seule femme que j’ai désirée de cette façon… et seulement la première fois lorsque nous avons conçu Aidan…

Tu me racontes que dans votre losange seul Arnaud copule par la voie royale?

Euh… Non!

Alors je ne comprends plus!

Puisqu’il faut mettre les points sur les i… Je peux y arriver… (C’était d’ailleurs la seule façon avec Piera qui avait déclaré après avoir tenté l’expérience par la voie du chambellan qu’elle ne souhaitait pas répéter ce genre d’union à l’avenir et qui s’en était tenue malheureusement à cette décision regrette Pier en soupirant.) Lorsque mon amant me stimule directement.

Je serai là.

Je te répète que c’est une discussion inutile! On va mettre cela sur la glace puisque Camilla n’acceptera jamais cela!

Élise encore : j’ai saisi le sens de l’expression; c’est imagé.

Paolo sourit certain d’avoir remporté une bataille. Il conclut.

On verra… Je crois que je vais la rejoindre… Je ne voudrais pas qu’elle s’interroge sur mon absence…

Mais…

Elle s’étonnerait si je n’enregistrais pas ma petite plaidoirie quotidienne… Je ne veux pas qu’elle sache tout de suite ce qui s’est passé entre nous du moins pour ce soir…

À ta place je ne me ferais pas de mouron pour cela!

Paolo lève un sourcil interrogateur et coule un regard oblique. Pier s’en veut d’avoir laissé sourdre cette indiscrétion. Paolo le désarçonne complètement.

Je veux savoir ce que ta remarque implique!

Piera est une prédatrice très expérimentée… et ton épouse est tombée dans son collimateur… Cela m’étonnerait que Camilla regagne sa chambre cette nuit… (Piera persuaderait certainement Camilla d’un prétexte ou un autre : elles avaient trop bu pour conduire ou encore elles pourraient visiter une ou deux autres galeries le lendemain matin e cos via… de rester jusqu’au lendemain dans un chic hôtel du centre-ville dans la suite royale évidemment ou ce qui en tenait lieu.) Disons que cela peut avoir un effet thérapeutique… Réduire la tension par exemple… Cesse de prendre cet air médusé! Tu ne peux lui lancer de pierres n’est-ce pas? Alors laisse-la un peu tranquille!

Pier l’embrasse. Paolo un peu sonné ne résiste pas… Ils se nouent et les effusions deviennent fusion. Il ne songe pas à regagner sa chambre avant le matin…

D’un geste caressant Paolo effleure la joue du bel endormi. Il monte quand même en catimini. Camilla est absente : sa porte n’est pas verrouillée. Il hausse les épaules. Il ne peut pas lancer de pierres vraiment pas! Il est secoué d’une flambée de désir en songeant à la nuit dernière. Il se ressaisit : cruciale la partie suivante serait plutôt difficile à jouer. Il fait sa toilette puis revient chez Camilla toujours invisible. Il entre et s’assoit dans une bergère puis attend… C’est à treize heures qu’elle se pointe. Elle sourit intérieurement jusqu’à ce qu’elle l’aperçoive…

Que signifie cette intrusion?

Je t’attendais.

Pourquoi?

Parler.

Il n’y a plus rien à dire.

Je t’aime.

… Je t’aime aussi… mais…

Je sais que tu trouves notre couple… inutile.

Oui… Laisse-moi… Je suis lasse…

Piera?

Et alors?

Rien… Je te désire!

Non.

Avant de savoir tu éprouvais du plaisir avec moi…

Je sais maintenant… C’est différent… Je ne peux pas imaginer ma vie avec un ventre vide. C’est nous torturer tous les deux que de poursuivre nos relations… même si cela me déchire.

Paolo serre sa femme tout contre lui. Elle ne résiste pas mais des perles opalescentes roulent sur ses joues.

Camilla… si mon frère concevait cet enfant avec toi je pourrais l’aimer autant que si j’en étais le géniteur.

Camilla s’écarte de lui d’un bond.

Tu divagues! Tu déraisonnes! Tu es fou à lier! Complètement dingue!

Non. Je ne veux pas te perdre. Je t’aime… et j’aime Pier depuis toujours… et depuis hier plus que fraternellement… J’ai évoqué cette possibilité avec lui…

Que veux-tu dire? Je ne suis pas certaine de comprendre tes inepties!

Deux choses. Un que j’ai baisé avec Pier la nuit dernière pendant que tu t’envoyais en l’air avec Piera si j’ai bien compris. Deux que je lui ai demandé d’être le géniteur de notre enfant…

Tu es… dégueulasse! C’est ton frère! Tu n’as pas le droit de faire ça!

Et pourquoi?

C’est aller contre la nature! Tu n’es pas non plus autorisé à m’utiliser à ta guise!

Laisse-moi finir! « Si tu y consentais » suivait.

C’est anormal! Et dégoutant!

Pourquoi? Parce que nous avons pratiqué la sodomie active et passive? Pourtant quand je t’ai enculée tu as plutôt apprécié! Et on a réitéré occasionnellement je veux bien l’admettre!

Ce n’est pas la même chose!

Si ça l’est. Avec Pier… et avec d’autres hommes avant toi j’ai fait l’amour pour la même raison qu’on l’a fait ensemble pour se communiquer nos sentiments et pour le plaisir. Toi et moi n’avons pas forniqué uniquement pour faire un enfant à ce que je sache!

Camilla se bouche les oreilles. C’est trop. Paolo la force à l’écouter en lui écartant les bras.

C’est notre dernière chance pour sauver notre mariage… J’ai été brutal mais nous repartons demain… et c’est ce soir ou jamais que nous devons prendre cette décision.

Désespéré d’avoir fait autant de ravages dans le cœur de son amour et ne trouvant plus rien à ajouter il relâche la pression sur ses bras. Il a une brusque envie de mourir : il sent que tout est accompli et qu’il va perdre Camilla et que c’est déjà fait de toute manière depuis qu’elle sait. S’acharner devient inutile. Désemparé il se met à pleurer aussi.

Tu m’as raconté alors : « Camilla tu es la première femme avec qui je fais l’amour! » Quelle demi-vérité!

Elle reprend indignée et les larmes taries.

Tu ne trouves pas que tu y vas un peu fort? Apprendre en moins de cinq minutes que mon époux est un homosexuel incestueux qui veut que son frère soit le géniteur de notre enfant c’est plutôt énorme à gober!

J’ai trop peur de te perdre. Le sentiment d’urgence m’a poussé à ces extrémités… Je t’aime Camilla!

Tu remets en question tout mon passé, mon présent, mon avenir et c’est tout ce que tu trouves à dire : « Je t’aime Camilla! »

Oui.

Va-t-en! C’est fini! Toi et moi c’est de l’histoire ancienne tu entends! Un a-na-chro-nis-me!

Paolo sort doucement sans la regarder. Il referme la porte avec la même douceur. Il gagne sa chambre dans un état second et brisé croule sur le parquet le dos contre la porte. C’est tout ce qu’il se sent capable de faire maintenant : verser des larmes d’apitoiement et se tuer. Sa vie aussi est devenue « inutile »…

Bien plus tard la pièce est maintenant plongée dans la pénombre; Paolo n’a pas changé de position encore indécis sur la manière d’arriver en toute certitude à l’oubli. Les yeux secs : il n’a plus de larmes… Et je n’aurai bientôt plus de vie non plus soliloque-t-il du fond de son désespoir. Il a tout perdu… Il a une pensée fugitive pour Pier; elle s’envole et il n’y en a plus d’autres. Quand on frappe il n’entend pas ou ne veut pas y répondre. On tente d’ouvrir mais le poids de son corps affaissé empêche le succès de la manœuvre. Paolo! Il réussit à mouvoir une jambe engourdie et entièrement ankylosé en s’appuyant au chambranle. Il entrouvre. Camilla prononce très vite à voix basse quelques phrases indistinctes au premier abord pour son esprit embrumé. « Je laisserai ma porte sans verrou ce soir pour toi et ton frère » faisant cesser ainsi son dilemme shakespearien. Elle s’enfuit. Paolo reste immobile. Peu à peu la signification des paroles de Camilla devient intelligible. C’était moins une. Il pousse un grand soupir de soulagement et se rend chez Pier. Elle accepte… Il sanglote entre les bras et la sollicitude fraternels. Je me sens pas mal coincé! Tu l’es.

Piera rédige une série d’articles intitulée Les enfants du SIDA et planche sur le troisième. Elle pose de temps en temps son regard concentré sur l’écran au-dessus de ses toutes récentes demi-lunettes de lecture. Ses doigts voltigent sur le clavier de l’IBM portatif puis s’arrêtent suspendus pour consulter un schéma heuristique posé à côté. Pier l’observe depuis dix minutes fasciné par sa façon d’être et sa beauté en pleine maturité. Tout d’un coup elle se raidit légèrement : elle vient de flairer sa présence comme si un brusque courant d’air en avait porté les effluves. Elle se retourne et l’aperçoit confortablement calé dans un fauteuil. Elle lui sourit accueillante.

Tu veux qu’on parle?

Si!

Et tu ne sais par quel bout commencer.

Hum!

C’est Arnaud qui fait « Hum ! » d’habitude… Toi tu devrais dire « Esatto ».

J’ai grandement besoin de tes précieux conseils…

Cela concerne ton frère?

Oui Paolo… et Camilla…

Raconte par le commencement : chronologiquement c’est plus facile; on fera le tri après.

Elle pose ses lunettes près d’elle et attend. Pier lui narre presque mot à mot sa conversation avec Paolo laquelle avait suivi la… consommation de leur « acte d’amour » ces derniers mots prononcés en glissant et les paupières discrètement baissées. Devant son air tout à la fois extasié et compassé Piera réprime de peine un fou rire; il ne s’en rend pas compte heureusement. Pier enchaine avec le retour de Paolo où son frère lui confirme l’acceptation donnée par Camilla et reçue avec un enthousiasme apparemment très mitigé. Il se tait et incertain la regarde.

Tu m’as relaté une séquence des relations familiales compliquées des Borghese… Tu te sens coincé mais tu vas exaucer le souhait de Paolo… et de Camilla par ricochet et forcément. Cela semble décidé.

Esatto…

À combien estimes-tu les proportions de manigances et de sincérité de ton maintenant bien-aimé frère?

Disons vingt pour cent manigances et quatre-vingts pour la sincérité…

Est-ce acceptable pour toi?

Oui. Je comprends ses motivations avouées…

Donc l’os est ailleurs… Serait-ce d’ordre pratique?

Hum!

Et devrait donc concerner le passage à l’acte lui-même. Puisque Paolo sera là ce n’est pas le fait de pouvoir le faire qui te préoccupe… Ne serait-ce pas le comment… ou plutôt la manière?

Je crois que c’est cela…

Connaissant ta délicatesse c’est certainement le fait que tu ne veux pas heurter inutilement et davantage Camilla… C’est-à-dire que tu veux procéder avec ta maestria habituelle dans les règles de l’art mais dans le respect de l’autre.

Cielo! Credo che è esatto!

Je crois que tu es venu me voir intuitivement parce que tu sais que je connais un peu plus Camilla sur ce plan…

Soudain songeuse Piera frissonne. Sa nuit avec Camilla avait été merveilleuse. Pier sourit en écho aux pensées qu’il soupçonne. Piera confirme.

C’est vrai; notre union a été fantastique et… dévastatrice pour mon cœur; Camilla est plus qu’un joyau c’est la Perfection faite Femme…

Élise a donc raison d’être « un peu jalouse ».

Non. Élise et moi sommes complémentaires. Paolo et Camilla le sont aussi. Peut-être est-ce une question de phéromones… Pour en revenir à ce qui te préoccupe… Je peux t’aider un tout petit peu étant donné que Camilla et moi n’avons hélas passé qu’une seule nuit ensemble et non toute une vie.

C’est mieux que rien… Camilla m’apparait tel un bijou précieux que l’on admire pour sa beauté sans oser le toucher de peur de briser sa douce fragilité…

Wow! Tu deviens poète en plus! C’est grave!

Hum! Ceci ne règle rien…

Élise a raison quand elle affirme que les Italiens naissent avec une tendance perverse à couper les cheveux en seize longitudinalement s’entend et passer toute leur vie à tenter de doubler voire quadrupler cette performance initiale.

Ils rient de bon cœur.

Passons à la pratique pour les notions de base… Viens!

Piera hilare entraine Pier vers son lit. Se défaisant prestement des vils oripeaux elle s’y allonge offerte et magnifique.

Tu es belle!

Je sais. Viens près de moi mon amour…

Pier se love contre son flanc.

Caresse-moi comme tu sais si bien le faire… Au fur et à mesure je t’indiquerai les différences… les préférences de Camilla…

Pier l’embrasse tendrement. Il parcourt la naissance du cou de baisers aériens puis rejoint à mi-course la cambrure d’un sein dont il mord la pointe juste assez fort pour arracher un gémissement de plaisir à son amante…

Camilla préfère de légers attouchements soulignant la courbure et simultanément sur l’autre une lente rotation de la langue autour de l’aréole… Oui ainsi… Je trouve cela agréable aussi finalement.

Il interchange les cibles et reprend les mêmes gestes mais avec un peu plus d’accent et avec meilleur effet semble-t-il.

Plus doucement… avec Camilla.

Il continue en mettant un bémol.

J’ai dit avec Camilla… Caresse mon ventre de tes doigts en même temps en soulignant la naissance de la toison…

Peu après il se déplace pour des contacts très intimes. Piera ouvre sa corolle sous la langue de Pier commentant d’une voix de plus en plus hachée les similitudes et les divergences jusqu’à ce que… « Camilla préfère comme cela mais moi pas… continues comme j’aime… plus vite… » apporte une conclusion satisfaisante à la leçon de Piera. Le souffle court elle se love contre son amant revenu près de sa tête.

Veux-tu que mes doigts de fée et mes lèvres magiques te rendent hommage ô mon ardent et bien-aimé chevalier?

Ce serait un honneur mon adorée si je n’avais à livrer bataille (et il avait l’air sérieux en disant cela…) et pourfendre l’ennemie de mon dard acéré!

« Bataille »! Quand même!

Merci.

Ce n’était pas tout à fait gratuit…

Non c’est pour m’accepter aussi entièrement que tu le fais.

Je t’aime… Et puis quand tu as un autre homme derrière toi tu es un amant tout à fait buvable par devant… Va préparer ta « bataille » fier guerrier!

Pier son amour son homme est tellement plus réel et tangible que son tout compte fait insipide et inconsistant prince de conte de fées jadis! Ses pensées se tournent ensuite vers Camilla mais elle les écarte. Elle renonce à travailler finalement : c’est presque l’heure des préparatifs du diner de toute façon. Arnaud est étendu sur le canapé l’air de dormir. Agenouillée Élise lui tient la main. La chirurgienne s’apprête à entamer l’opération les mains déjà couvertes de gants stériles et son masque sur la figure. L’assistant voyant Piera interloquée et amusée explique l’air solennel qu’il s’agit d’une transplantation de cervelle de guépard destinée à régler le problème de lenteur du patient − Solveig disait qu’il fallait toujours attendre « à l’éternité »; Aidan entérinait par « et plus encore » les yeux levés vers un ciel fictif − ainsi que de cervelle de singe afin de mettre un terme à sa stupidité. Arnaud peine à retenir son rire et fait de fort louables efforts pour camper le rôle avec une quasi-impassibilité. La praticienne outrée par cette arrivée qu’elle juge intempestive en pleine salle d’op demande après avoir attiré son attention d’une petite tape impatiente sur le bras : Sclapel! Son assistant contrit et penaud lui tend prestement un feutre rouge. Elle se débarrasse de l’outil dans un contenant prévu à cet effet après avoir pratiqué une large « incision » sanglante sur le front lisse de l’opéré. Suivent le trépan (un batteur à œufs) puis la cervelle de guépard (une éponge jaune) puis la cervelle de chimpanzé (celle-là vaguement brune). L’intervention terminée elle s’éloigne dignement laissant à son assistant admiratif le soin de suturer la plaie à l’aide de petits traits au feutre noir soigneusement tracés. Au signal de l’assistant Élise tapote la main de l’endormi. Arnaud ouvre très lentement les yeux puis se redresse très très lentement et regarde très très très lentement à la ronde l’air si… stupide que tous éclatent de rire incluant l’opéré qui n’en pouvait plus de se retenir… Quelle famille que la nôtre se dit Piera en riant!

Pier s’interdit la moindre pensée voire la moindre velléité de réflexion. Il pousse la porte entrouverte puis la verrouille. Une douce lumière ocrée tamise l’éclairage. Camilla chastement couverte d’un drap s’est réfugiée dans les bras de son époux qui lui murmure à l’oreille de tendres encouragements sans doute. Lorsqu’elle aperçoit Pier elle se cache les yeux derrière son avant-bras. Abandonnant sa vestaglia il s’étend près d’elle. Avec une grande douceur il effleure d’attouchements aériens un bras découvert et une épaule nue puis les seins petits et fermes par-dessus le drap de lin puis sans la barrière du tissu. Elle tressaille. Sa langue remplace ses doigts sur le mamelon maintenant érigé et le lèche en cercles concentriques autour de la pointe poursuivant sur l’autre de légers arpèges. Elle émet une plainte d’oiseau blessé. Pier incertain quant à la tournure des événements suspend ses gestes. Hésitante encore Camilla pose sa main légère sur le dos de Pier puis le caresse lentement l’encourageant à contiuer. Ce qu’il fait en découvrant petit à petit son très beau corps et ajoutant à ses arpèges quelques dièses sur le torse et le ventre en soulignant d’un doigt plus entreprenant la naissance de la délicate toison pubienne. Se déplaçant sa langue suit le même parcours. Quand il atteint en milieu de trajectoire l’épicentre de son plaisir Camilla crie. Pier cherche à tâtons la main de Paolo et la trouve toute proche. Paolo laisse à Pier le soin d’aimer Camilla. Il parcourt la verge de son frère d’effleurements qui le font réagir vivement en écho avec Camilla. Le désir fouaille Paolo jusqu’à la douleur. La main de Camilla entoure de ses doigts fins et magiques le phallus de son aimé et toujours désiré. Elle crie longuement à la plénitude. Pier décante en léchant piano tout autour du clitoris devenu trop sensible. Puis sentant une légère détente il recommence les trilles (Élise adorait) et poursuit par des gammes son périple autour et à l’entrée de sa voie favorite (quand il le faisait à Arnaud celui-ci en devenait dingue et au bord de l’orgasme). Camilla ondule sous sa langue. Les manigances excitantes de Paolo s’accélèrent. Le rut devient urgent! Camilla hurle quand Pier investit la cathédrale alors que commence une nouvelle jouissance. Pier répond en écho à ce cri d’accueil de la Femme à l’Homme et s’enfonce profondément en elle… Paolo! Celui-ci avait prévu la requête. Pier feule sourdement et regagne sa prime vigueur lorsque son frère le couvre. Les deux hommes harmonisent et rythment leurs mouvements puis accélérèrent leurs irrépressibles élans. Au paroxysme la semence fertile se répand en Camilla secouée d’un raz de marée impossible. Paolo se déverse en son frère comme celui-ci l’a fait en sa femme.

Chacun des trois sort de cette fusion intimement muté. Aucun mot ne saurait décrire ce qu’ils éprouvent dans leur corps et dans leur âme. Ils restent unis de corps prolongeant l’enchantement de ce moment d’amour pur. Jamais ils n’oublieront cette extase. Si c’est un garçon il se prénommera Pierpaolo murmure simplement Camilla bien plus tard. Ils s’aiment encore et encore jusqu’au matin. Ils conviennent aussi que si Camilla n’est pas enceinte ils reviendraient et qu’ils reviendront in ogni modo