Le rhombe
Louise Gauthier
Mai
Les analyses ont été subies à la demande du médecin de la famille. Il avait un drôle d’air suspicieux cet après-midi-là. Rendez-vous est pris à la même heure la semaine suivante. Le diagnostic est un coup de massue en réponse à ses bizarres symptômes : séropositive. Un seul mot qui marque son front des lettres signées de l’infamie. Mai se minéralise de marbre livide. L’émissaire de la mort prononce quelques paroles en chinois; elle ne voit que ses lèvres bouger dans un monologue de carpe. Le sang contaminé circule à nouveau dans ses veines et ses artères. Elle réussit à se mettre debout virtuellement aveugle à ce qui n’est pas la porte qu’elle emprunte et referme furtivement.
En extrême désarroi Mai se tourne instinctivement vers son père le seul pilier encore debout dans un monde dorénavant en débandade. Son géniteur qu’elle aime et respecte lit son journal assis au salon dans son fauteuil favori et boit du thé. N’osant l’interrompre malgré son état de panique elle attend qu’il daigne l’apercevoir ce qu’il fait au bout d’une éternité.
Je vais mourir!
Nous mourrons tous.
Papa!
Mais qu’y a-t-il donc?
Je suis séropositive…
Abruptement l’atmosphère ambiante devient irréelle et brouillée. Le temps ralentit puis reprend son cours très lentement. Les yeux paternels d’abord figés sur elle la traversent. Pas de parole juste le regard et elle est devenue un fantôme non pas un objet de honte plutôt une inexistence. Elle baisse les yeux et fait retraite à reculons. Dans sa chambre elle enfouit fébrilement quelques affaires dans un sac à dos puis enfile son manteau et ses bottes mais oublie ses mitaines. La dernière image de son foyer : son père immobile regardant le vide à travers elle. Sans espoir ni de retour ni de vie elle franchit le seuil.
Mai marche longtemps et sans but précis inconsciente des engelures qui s’ébauchent et menacent. Elle pleure en longs sanglots rauques qui lui déchirent la gorge; pas sur elle ça non mais sur sa famille démantelée. Son frère en premier qui s’est suicidé huit ans auparavant après avoir raté pour la seconde fois les examens d’agrégation en comptabilité. Sa mère peu de temps après s’était enfuie avec un amant en l’abandonnant; un bruit strident de sirène vrille dans sa tête. Et maintenant son dernier rempart… Ce fragile roseau déraciné qui n’a vécu que seize hivers se retrouve seule au monde et est séropositive. Mai a la vie chevillée au corps malgré tout. Survivre. Un travail et un gite. Dormir. Le jour s’est couché depuis longtemps. Se reposer sur ce banc. Il fait moins froid. Un homme près d’elle tente de détacher son manteau et en arrache des boutons puis fourrage dans son corsage. Non! Elle réussit à le repousser et éperdue se met à courir. Mai se cache dans une station de métro où elle peut aussi se réchauffer. Ses doigts gelés et ses pieds gourds sont si douloureux. Elle passe la nuit à l’abri.
Dès l’aurore à l’ouverture des portes Mai erre. Où aller? Elle a dépensé la veille la moitié de ses derniers deniers pour payer son passage. Elle a faim. Dans un square de la rue Sainte-Catherine une cantine offre gratuitement de la nourriture. Un verre d’eau et un bol de soupe brulante faute d’être savoureuse lui insufflent de l’énergie; merci. Le regard chaud et accueillant presque tendre de la femme aux courts cheveux gris est compatissant. Elle ne pose aucune question.
Mai passe la semaine dans la rue. Durant la journée elle arpente les grandes surfaces commerciales. La trouvaille miraculeuse de cinq dollars sur le trottoir l’aide à payer plusieurs allées et venues dans le métro où elle passe toutes ses nuits dans une cachette non loin d’une source de chaleur et exempte de danger et surtout du froid rigoureux qui transperce quiconque ose s’aventurer dehors. Elle se lave méticuleusement dans les toilettes publiques grimaçant aux effluves du savon bon marché qui lui gerce la peau mais conserve ses vêtements devenus si crasseux que les gens s’écartent maintenant sur son passage. Comment trouver du travail dans cet état d’épouvantail interroge-t-elle le miroir terni du énième lieu d’aisance malpropre et nauséabond. Mai souffre plus que tout de cette quasi-absence d’hygiène. Quêter? Cela lui est viscéralement impossible. Chaque fin d’après-midi la cantine est là. Mai est aux abois et malade. Refermée sur elle-même ses yeux sont presque toujours baissés évitant ceux des autres gueux et paumés prompts aux sarcasmes et aux invites scabreuses ou perdus comme elle quelque part ailleurs. La dame lui remet un petit carton sans mot dire. Mai s’avise tout à coup qu’elle a dû égarer son sac à dos. Peu importe elle enfouit l’adresse au fond de sa poche. Mai la regarde brièvement à travers le fouillis de ses longs cheveux. Ils étaient soyeux dans son autre vie. Impulsivement la femme lui caresse la joue. Mai s’enfuit en courant sous les quolibets salaces des autres. Enfin la nuit elle se réfugie dans son abri du métro se croyant toujours en sécurité. À l’aurore un homme tente maladroitement de la violer. Il éructe le vin aigre et sent le vomi. Elle réussit à s’enfuir de justesse. Elle plaint son assaillant : il aurait pu être contaminé.
Mai attend repliée en boule et vaguement assise transie sur les marches du perron durant d’interminables heures. Elle se sent au bout de sa vie et veut mourir ici et maintenant. Ces mains comme des serres qui vandalisent son corps. Elle vomit plusieurs fois. La dame grise l’aide à se redresser et l’entoure de sa chaude affection silencieuse. Mai se laisse mener en pitoyable pantin désarticulé de la vie. Ses yeux lointains fixent l’horreur dans un autre lieu. Louise la baigne puis l’aide à se revêtir de ses propres affaires bien trop grandes pour elle si frêle mais qu’importe c’est chaud. Elle lui sert un bol de céréales et une tasse de chocolat sucré et brulant; merci. Mai oblitère des yeux.
Accepter l’aide c’est parfois une condition de survie. Ce n’est pas honteux c’est vital. Tu ressembles à un roseau si frêle mais le roseau résiste…
Mai la regarde franchement pour la première fois et répond au sourire si maternel. Cela lui fait mal aussi ce regard qui lui rappelle celui de l’autre autrefois; la sirène vrille à nouveau dans sa tête.
Je vais mourir…
Louise intensément à l’écoute suspend son souffle.
Je suis séropositive… et déracinée… Je veux vivre… Je voulais trouver un travail et un gite… J’ai tout raté…
Louise fait écho au silence revenu. Elle marche sur des œufs et en est consciente. La jeune fille est fière et son aveu lui a couté son âme. Louise préfère se taire pour le moment. Mai se lève d’un bond gracieux.
Je dois partir.
Reste!
Non. Je ne peux pas.
Alors reviens…
Peut-être…
Mai s’enfuit littéralement.
Mai réapparait trois jours plus tard.
Je n’ai pas trouvé de travail malgré les vêtements propres.
Ce n’est pas si facile à dénicher de nos jours.
Mai est secouée d’une violente quinte de toux.
Il faudrait soigner ça…
J’ai perdu ma carte-soleil…
Je connais un médecin qui ne demandera pas de règlement immédiat. Tu feras renouveler l’assurance maladie plus tard et tu retourneras le voir…
Mai soulagée la regarde. Louise écrit l’adresse au verso de sa carte de visite et le lui tend. Précautionneusement Louise lui propose de prendre un bain pendant qu’elle leur fait à déjeuner. Mai accepte bien qu’à contrecœur : elle se sent à bout de force. Des vêtements fleurant bon la lessive l’attendent en échange des autres ainsi que des œufs et du bacon et des rôties beurrées. Elle dévore le nez dans son assiette jusqu’à la dernière miette; c’est bon.
Le docteur Richard Blouin décide de lui faire passer une radiographie pulmonaire. Non. Silence aux yeux cachés. Il lui prescrit des antibiotiques (mieux que rien). Devant son air consterné il se ravise; puis il déchire l’ordonnance et se retourne pour prendre quelque chose. Heureux hasard un représentant vient de me laisser quelques échantillons de ce produit…
Charles? C’est Louise Laforêt.
Ravi de vous entendre ma sœur.
Vieux sacripant! Cela fait plus de vingt ans que tout le monde sauf vous utilise mon prénom!
Sans doute mon éducation. Et à mon âge… Vous avez un problème…
J’en ai toujours une tonne mais pour celui-là je vais à la pêche pour une idée.
Louise lui narre par le menu ce qu’elle a compris de l’histoire de Mai. Elle soupçonne que l’adolescente a dû quitter le domicile familial de gré peut-être mais plus vraisemblablement contrainte. Elle a aussi déduit à son air traqué que Mai a été agressée : ça joue dur dans la rue!
La jeune fille est très orgueilleuse; elle n’acceptera jamais une aide directe et elle en a désespérément besoin! C’est encore une enfant!
J’ai peut-être un germe d’idée. Je vous rappelle ce soir; je ne peux rien présumer pour le moment. Juste un embryon de solution…
Seize ans donc encore une enfant et séropositive; pas d’aide directe mais doit subvenir à ses besoins. Hum! Un travail certainement. Quel genre? Qu’est-ce qu’une jeune fille de seize printemps peut faire? Brusquement l’image fugitive se concrétise. Solveig et Aidan, des enfants, une baby-sitter! D’un geste résolu il empoigne le combiné et requiert Élise.
Bonjour Charles! Comment vous portez-vous?
Mes vieux os me font mal!
En fait Charles souffre énormément de l’arthrite en séquelle de son accident mais il ne l’aurait avoué pour rien au monde.
Élise auriez-vous besoin d’une gardienne d’enfants?
Non. Mais pourquoi demandez-vous ça?
Il le lui explique en long et en large. Lorsqu’elle est au courant de ce qu’il sait lui-même de toute l’histoire il se tait et attend.
J’y pense! Comme par hasard je désire suivre un cours du soir à l’université… Et puis j’ai reçu de nouveaux logiciels à étudier… Et puis cela soulagerait Marialucia : ils ne sont pas commodes nos petits anges… Et puis c’est le temps des vacances… pour eux… Mais je dois d’abord consulter les autres. Considérant les difficultés de transport ma gardienne devrait habiter à demeure.
Élise je vous vénère!
Je n’ai pas encore dit oui! J’en discuterai avec la famille. Je vous rappelle disons ce soir… ou plutôt en fin d’après-midi.
Merci!
Faites attention à votre santé…
Élise fine mouche a détecté anguille sous roche dans sa voix; les joues du vieil homme virent au pourpre foncé.
C’est d’accord à l’unanimité du plus jeune à la plus âgée.
Charles prend contact avec Louise sur-le-champ. Ils s’entretiennent durant plusieurs heures ourdissant les moindres détails du complot.
Deux jours plus tard à la cantine Mai semble encore plus vulnérable et toujours aux abois quoique moins fiévreuse.
Je suis heureuse de te voir! Je souhaitais parler avec toi…
Mai abaisse les paupières plutot surprise de la soudaine volubilité de Louise. Elle se rétracte; Louise modère.
J’ai un problème sur les bras… et j’aurais besoin d’aide…
Mai lève vivement la tête l’air interrogateur.
Un ami m’a demandé si je connaissais quelqu’un de responsable qui serait disponible pour garder à temps plein deux diablotins de sept et neuf ans… J’ai pensé à toi…
Mais…
Mais il y a un os…
Je suis séropositive!
Non pas ça; c’est qu’Aidan celui qui a sept ans est sourd-muet et…
Et?
Eh bien! La gardienne devra apprendre rapidement le minimum pour communiquer avec lui en langue gestuelle…
Ce n’est pas difficile! Mais…
Et puis il y a une autre difficulté… La Grande maison se situe en retrait des circuits d’autobus; la gardienne devrait y habiter en permanence…
Mais…
Enfin il y a une dernière particularité… enfin pas vraiment un problème mais…
Mais?
Louise rosit.
Pour vivre à la Grande maison on doit avoir les idées larges… C’est une famille spéciale.
Louise rougit au grand étonnement de Mai de ses manières si soudainement embarrassées.
Cette famille… ces deux hommes et deux femmes sont… enfin… vivent en…
Louise ne trouvant pas l’expression géométrique appropriée la dessine dans l’air.
En losange?
Louise vire au cramoisi.
Oui c’est ça en losange…
Et alors?
Alors rien; c’est leur façon de vivre… mais Charles m’a dit que cela prenait un peu de temps… pour s’adapter.
Je ne vois pas en quoi! Au contraire je trouve que c’est très intéressant!
Louise réprime un rire. C’est tout de même gênant d’aborder ce sujet!
Mais c’est impossible!
Et pourquoi le serait-ce?
Je suis séropositive!
Rien n’empêche pas que tu puisses travailler. Il existe maintenant des traitements qui permettent de maintenir une certaine qualité de vie!
Je ne veux pas prendre le risque de les contaminer!
Il est nul en prenant simplement quelques précautions de base! Et puis…
Et puis?
J’ai pris la liberté d’apprendre à Charles que ma candidate au poste est séropositive… Et il s’en est ouvert aux résidents de la Grande maison…
Qui ont dit que tout compte fait ils n’avaient aucun besoin de gardienne!
Qui ont dit qu’ils ne voyaient pas où était le problème! Tu pourrais les rencontrer peut-être…
Ils savent…
Tu dois vivre avec cela maintenant. Dans le regard des autres il n’y a pas toujours le rejet…
Mai sanglote. Louise soulagée la tient serrée contre elle; cette réaction est une reddition.
Il y a un autre problème…
Mai les sourcils en accents circonflexes la regarde à travers ses larmes.
Ces vêtements ils sont en loques et tes cheveux sont sales.
Mai atterrée considère ses haillons.
Je pourrais peut-être demander à Charles qu’il obtienne pour toi une avance sur ton salaire?
Mais je ne sais même pas s’ils vont m’engager!
Tu ne peux tout de même pas aller les voir dans cette tenue!
Je ne veux rien! Je risque de ne pas pouvoir rembourser ma dette! C’est important pour moi!
Ne te vexe pas… J’ai une idée! Ma nièce est aussi svelte que toi; elle pourrait certainement te prêter quelques vêtements. Ceci ne t’engage à rien; tu n’auras qu’à les lui rendre si tu n’obtiens pas le poste. Dans le cas contraire tu les lui remettras quand tu pourras t’en acheter des neufs avec tes émoluments. Qu’en penses-tu?
C’est… acceptable.
Rendez-vous est pris avec Élise pour le lendemain. Mai viendrait seule par ses propres moyens (en marchant). Et cela fonctionne bien entendu. La Grande maison accueille sa gardienne officielle. Mai téléphone à Louise.
Merci!… Mais je vous préfère au naturel…
Oh!
Mai rit. Cela fait chaud au cœur de Louise.
Moi qui songeais justement à changer de métier!
Oh non! Vous êtes si nécessaire!
Louise est bouleversée jusqu’aux tréfonds d’elle-même.
Mai… J’aimerais que tu viennes me voir de temps en temps… Ta jeunesse me réchauffe tellement le cœur… Le métier que je fais est bien difficile et quelquefois la solitude me pèse…
Je viendrai.
Mai tient parole.
En raison de leur propre éducation et pour des raisons diamétralement opposées Élise, Piera, Arnaud et Pier éprouvent quelques difficultés à imposer certaines limites à Solveig et quoique moins difficilement à Aidan. Ils n’ont jamais fondé leurs relations sur une quelconque autorité parentale mais n’ont pas su non plus leur faire accepter certains principes de base concernant le respect de la liberté des uns et des autres. Les enfants sont intelligents, autonomes, débrouillards et tout. Ils adorent leurs parents − pour chacun d’eux il y a deux pères et deux mères mais ils les manipulent à leur guise. Élise particulièrement trouve qu’ils démontrent une connaissance intuitive approfondie de la première loi de Newton (principe de l’inertie : tout corps au repos demeure étal aussi longtemps qu’une force extérieure ne lui est pas appliquée); chaque fois qu’il est question d’exécuter une tâche quelconque la prima donna de salon et le pacha de divan renaclent avec maussaderie et ne bougent pas tant qu’elle ne les menace pas de ses foudres. Mais sa patience s’émousse après la vingtième fois qu’elle réitère la même sempiternelle rengaine. Arnaud est pris de quelques brusques sursauts d’impatience mais un baiser et des petits bras potelés autour de son cou et il cède à tout ce qu’on veut. Pier est tatillon sur les bonnes manières mais le reste le fait sourire. Piera intervient rarement en cas de difficulté et affiche ouvertement sa politique de non-intervention; elle préfère observer en dilettante un sourire narquois aux lèvres les relations aigres-douces des uns et des autres. Bref les enfants sont attachants mais pestes. Sauf avec Marialucia pour laquelle il et elle démontrent une affection indéfectible. Aucun des deux n’aurait même songé à chagriner leur bambinaia.
À l’arrivée de Mai Solveig et Aidan ont échangé un sourire complice. Ils se sont préparés à faire un festin de la douceur apparente de leur nouvelle gardienne. Mai a surpris l’échange. Elle sourit intérieurement. Pendant quelques jours elle se montre d’une patience angélique avec eux en répétant ad nauseam la même demande telle que se brosser les dents, prendre un bain, aller au lit, et cætera. Cela prend du temps avec les récriminations, demandes impératives et urgentes, accès soudains de confidences et ainsi de suite et comme le remarque Élise éprouve les nerfs.
La gardienne toujours à l’écoute et intuitive prend le temps de bien cerner leur caractère. Mai n’est pas encore tout à fait sortie de l’enfance − elle s’y refuse : le monde des adultes est si rempli de certitudes − elle peut se fondre facilement à leur imaginaire si délicieusement rempli d’amour si comiquement coquin. Elle ne les regarde pas s’amuser elle joue non comme si elle avait leur âge mais est aussi jeune. Solveig et Aidan l’adoptent bientôt en tant que sœur ainée et il n’est plus question de travail.
C’est encore plus doucement qu’elle se met à régler quelques petits problèmes concernant les frontières. Un après-midi où elle est assise par terre en tailleur (« en indien » selon Solveig et Aidan) Mai leur demande s’ils savent qu’en Chine lorsqu’un enfant « s’oublie » c’est-à-dire n’agit pas dans le respect des autres il est soumis à une torture chinoise terrible… Ils la fixent les yeux parfaitement ronds et très attentifs. Elle leur explique d’un air grave que cela consiste à retenir le récalcitrant ou la récalcitrante à son lit et au moyen d’une plume à le ou la chatouiller encore et encore pendant au moins trois très très très longues minutes. Elle leur demande tour à tour avec un sourire carnassier lequel ou laquelle veut tenter l’expérience de sa torture chinoise. Tous les deux font non de la tête. Et l’on reprend d’autres jeux.
Le soir venu à la troisième répétition pour une demande aussi banale et quotidienne que se brosser les dents elle chuchote à l’oreille de Solveig : « Je vais appliquer la torture chinoise dans trente secondes! ». Galvanisée l’enfant procède avec diligence surtout que Mai a pris l’air d’un tortionnaire se pourléchant les babines à l’idée de se mettre une tendre proie sous la dent… Même manège avec Aidan au sujet de son bain. Le visage fermé il la défie du regard. Ah oui? Elle le prend par le bras et l’entraine vers son lit. Il y a une plume de belle taille posée sur la table de chevet. À sa vue Aidan fige. Ses lèvres forment un « oh! » Il regarde en alternance Mai et la plume. Mai a lâché son bras. Elle est silencieuse mais sourit… d’une certaine façon. Aidan retraite et préfère se baigner. C’est gagné du moins pour un temps.
Lorsqu’après le diner-souper suivant Mai demande aux enfants de procéder à leur toilette du soir ils commencent par refuser : c’est trop tôt! Mai sourit et prononce « torture chinoise dans trente secondes ». Les enfants électrisés filent en trombe − Solveig hurle de rire et Aidan aussi à sa manière − accomplir leurs ablutions. Elle les suit en souriant modestement sous le regard souriant, consterné, sidéré, éberlué et surpris des autres.
Élise intriguée au plus haut point lui demande par la suite comment elle arrive à de si remarquables résultats. Mai lui explique la « torture chinoise ». Elle raconte tellement bien qu’Élise peut visualiser la scène comme si elle y avait effectivement assisté! Tu devrais écrire des histoires. Sa crise de fou rire terminée elle embrasse spontanément Mai sur la joue; merci. Mai palit et baisse les yeux. De telles manifestations la rendent mal à l’aise. Désolée de son geste Élise s’excuse. Mai se ressaisit et l’envisage franchement.
Tu n’as pas à t’excuser; cela ne parait pas vraiment encore mais j’essaie de « soigner » ma timidité…
Elles en rient soudain proches.
Un autre os est de leur faire ranger leur pièce même grosso modo et au moins défroisser les couvertures après leur lever. Mai règle la difficulté à sa manière. Un soir chacun dans sa chambre contemple étonné un matelas nu. Courant vers Mai ils arrivent en même temps. Aidan excité a du mal à expliquer lentement le problème. Solveig trépigne d’impatience mais n’intervint pas; elle se contente d’approuver de façon véhémente les propos de son frère. C’est ennuyeux mais très commode! Il n’y aura pas besoin de les arranger demain puisqu’ils ne sont plus là! Ils la regardent par en dessous doutant de sa parfaite innocence. Pour ce soir accommodez-vous de la situation; demain j’essaierai de voir ce qui a causé ce désagrément et j’aviserai. C’est en grommelant et fulminant qu’ils vont au lit. La literie réapparait miraculeusement le lendemain impeccablement disposée. Curieux il n’y a presque plus de problèmes de ce côté-là non plus… À la liesse d’Élise qui se tapait ces satanées corvées quasiment quotidiennement. Élise écarquille les yeux lorsqu’elle découvre la chambre d’Aidan rangée pas grosso modo mais à la perfection. La répétition du même phénomène chez l’ouragan Solveig la laisse abasourdie.
Ainsi ces routines qui étaient devenues pesantes du fait de la quantité d’énergie déployée pour les régler avec des méthodes discutables reprennent une place sur le mode mineur et ne surviennent plus que sporadiquement grâce à la « torture chinoise » de Mai. Et la paix règne davantage à la Grande maison. Élise conçoit une admiration sans borne pour sa gardienne que celle-ci accepte fort modestement mais avec un petit sourire où transparait de la fierté.
Les relations de Mai avec les adultes sont plus ardues. Lorsqu’elle les rencontre un à un elle ne fait que répondre à leurs questions s’il y en a et par monosyllabes; sinon elle reste sur son quant-à-soi. La plupart du temps personne ne peut apercevoir son regard. Les repas constituent sa… torture chinoise quotidienne. Aidan contribue à alléger l’atmosphère : puisqu’elle a toujours les yeux baissés la communication avec lui devient alors impossible. Un soir exaspéré il se lève de table et lui tape sèchement sur le bras puis retourne s’assoir. Interloquée elle le regarde exécuter les derniers gestes. Il lui signale lentement − Mai apprend vite mais elle est encore novice dans sa langue. Si tu gardes toujours le nez dans ton assiette tu ne pourras jamais communiquer ni avec moi ni avec personne d’ailleurs… Cela me… chagrine! Son air est si drôle que Mai a du mal à ne pas s’esclaffer mais elle sait Aidan très sensible et se réfrène juste à temps. Elle présente gravement ses excuses au garçonnet qui les accepte du même geste magnanime et gracieux de Pier. À partir de ce moment-là Mai accomplit de forts louables efforts de communication. Et elle fait d’énormes progrès à sa grande satisfaction et à celle des autres.
Au fil des mois Mai devient un membre de sa « famille choisie ». Son sentiment de déracinement se fait plus petit dans son cœur. Elle a aussi lâché un peu de lest à son orgueil démesuré. L’une de ses activités préférées est le piano. Elle en joue longtemps en parfaite technicienne d’abord puis à un certain moment ses doigts prennent leur envol : elle improvise. Ceux qui se trouvent alors à portée d’oreille cessent leurs activités pour écouter l’âme de Mai. Tantôt un air aérien et affiné presque imperceptible avec quelques notes graves et affirmées, une dissonance, tantôt une tristesse nostalgique, pathétique, poignante ou une morosité lancinante qui rejoint parfois une gaieté perlée, un rire communicatif. Mai joue sa vie sur des variations infinies et subtiles. Les émotions qu’elle transmet par sa musique ébranlent le cœur des auditeurs religieusement attentifs qui respirent à peine. Si un audacieux entre dans la salle de musique toutefois elle laisse reposer ses mains immobiles sur le clavier; sauf pour Aidan. Il s’assoit à côté d’elle sur le banc en observant ses doigts fins voleter. Cette symphonie de mouvements silencieuse mais gracieuse le fascine. Un jour Mai lui suggère de s’étendre sur la caisse à l’endroit où les sons présentent le plus de résonnance. Pour la première fois de sa vie Aidan sent la musique et comprend le rythme. Traversant son corps récepteur il perçoit les vibrations longues des graves mais aussi celles plus courtes et subtiles des aiguës. Tout un monde vient de l’envahir totalement en tranchant le silence. Pour Pier ces moments en sont de bonheur par la musique pure et éthérée et de tristesse incommensurable mais le tout mêlé. Depuis le jour anniversaire de ses seize ans Pier n’a plus touché à un clavier. Ce jour-là a consacré la mort de sa famille et son propre essouchage. Il a quand même acheté le piano un quart de queue Fazioli mais ignore pourquoi.
Bonjour Maitre Corbeau!
Le gigantesque volatile se tient sur la balustrade non loin d’elle. Il la regarde de côté d’un air que Mai qualifie de comique. Il semble si guindé. Elle rit. Il s’envole. Il semble outré. Le lendemain presque à la même heure même manège. Sauf qu’elle ravale son hilarité. Elle demanda à Solveig comment se procurer des graines.
C’est facile dis-le à Marialucia! Elle en fera acheter par Richard!
Heu…
Un des employés fait toutes les courses!
Requête est donc présentée.
Un matin Mai dépose quelques graines devant le volatile. Il les dédaigne. Elle les laisse là. Elles ont disparu le lendemain. Si elle tente de s’approcher il s’envole. Elle a l’idée d’improviser une mélodie qui ressemble à l’eau vive d’un ruisseau courant vers la rivière. Il entend immobile la tête penchée son doux murmure. Puis il part. Chaque matin elle laisse des graines qu’il boude quand elle est présente et lui susurre ce même air ou un autre au gré de sa fantaisie. Il écoute d’une oreille si attentive ses confidences qu’il semble comprendre.
Une autre matinée il se rapproche si près qu’elle pourrait le toucher. Elle n’en fait rien. Le lendemain elle pleure. Il s’approche et frotte sa tête contre le dos de sa main comme s’il tentait de la consoler. Ses larmes taries elle l’effleure d’une caresse; il semble apprécier. Cela a été le début de leur amitié indéfectible : il revient de saison en saison. Elle l’appelle Maitre Corbeau. Il semble aimer ce nom et ses caresses et son chant étrange.
Un autre passe-temps favori de Mai est la lecture. Elle lit durant de longues heures l’un ou l’autre ouvrage de la bibliothèque qui en compte plusieurs milliers. Elle se délecte de tous les genres passant de la littérature classique à l’horreur tout en lisant des romans à l’eau de rose et les grands philosophes ou consultant l’encyclopédie ancienne. Elle s’intéresse à tout sauf à ce qui concerne sa maladie et ce même si un rayonnage entier y est dédié.
Élise aussi stationne de longs moments silencieux à la bibliothèque. Elle adore cette pièce conviviale aux étagères vitrées s’étageant jusqu’au plafond et remplies des trésors accumulés au fil des années par chacun des quatre. Au centre trône un immense globe terrestre de facture ancienne. De profonds et confortables fauteuils gainés de cuir, des secrétaires Regency, des tables de jeu en acajou sur lesquelles sont posés de nombreux et magnifiques échiquiers en complètent l’ameublement raffiné.
Mai et Élise partagent ces temps de solitude dans un silence monacal. Aucune ne gêne la présence de l’autre. C’est pourtant ce lieu presque sacro-saint que choisit Élise pour avoir une petite conversation avec Mai un samedi après-midi de printemps. Élise s’excuse d’abord d’interrompre sa concentration. Mai souriante laisse sa lecture de côté et attentive la regarde.
Je voudrais m’entretenir avec toi d’une question délicate…
Élise ne continue pas tout de suite. Elle considère la jeune femme ne sachant plus par quel bout commencer alors qu’elle s’était mentalement préparée en prévision de cet entretien. Mai est pâle et semble fatiguée. Élise a remarqué qu’elle mange autant qu’un oiseau depuis quelques semaines. De svelte elle devient maigre. C’est ce qui l’a amenée à lui parler.
Nier ne t’aidera pas à survivre.
Mai se rétracte et baisse les yeux.
C’est de l’assumer qui t’aidera à le faire.
Mai se lève d’un bond et fait tournoyer le globe rythmiquement; des perles menacent de s’épancher.
Tu dois l’apprivoiser cette maladie, la bien connaitre, la regarder en face et surtout vivre avec…
Les larmes débordent. L’énorme boule subit de plus en plus violentes oscillations et vient près de valdinguer. Élise imperturbable en apparence poursuit : c’est vital.
Prendre ses responsabilités par rapport à sa maladie cela veut dire lutter. Cela veut dire ne pas se laisser mourir. Ça veut dire aussi entreprendre un suivi médical. Et une médication qui assure maintenant une meilleure qualité de vie mais aussi une plus longue survie!
Mai continue à sangloter mais les rotations cessent : la Terre est sauve. Élise la prend dans son giron. Mai ne la repousse pas et appuie la tête sur son épaule.
Quand on doit vivre avec le VIH on doit accepter l’aide de la médecine; pour reculer l’échéance ou ssimplement pour vivre. Tu en as besoin. Sans cela c’est un lent et horrible suicide!
Rien ne pouvait plus troubler Mai que cette mention. Elle se cabre.
Mon frère… a commis cet acte…
Mon Dieu! Je suis désolée… Je ne pouvais pas savoir… Je ne voulais pas te blesser…
Tu… tu as raison… même si ce que tu m’as dit est… difficile à avaler. Explique-moi tout ce que tu sais. De ta bouche ce sera moins… clinique; plus humain que de la documentation ou un médecin… J’aviserai ensuite.
Élise s’exécute. Elles parlent longtemps.
Le nouveau cocktail de plusieurs substances concocté par des chercheurs québécois fait merveille et démontre une faculté inégalée jusqu’ici de régénération du système immunitaire. Mai resplendit de santé l’été venu et pratiquement aucun effet secondaire du traitement ne l’affecte. C’est presque un miracle. Le virus est toujours présent mais son pouvoir négatif est quasi nul. Le répit durerait combien de temps? Personne ne le sait.
Un vendredi soir de juin à la suite d’une panne d’électricité Élise suggère de commander de la pizza et Arnaud des mets chinois. Pier et Marialucia qui ont peu de respect pour le genre de « pizza » que l’on sert ici qui n’a d’italienne que le nom optent pour le repas chinois. Piera les traite de snobs : comment peuvent-ils lever le nez sur cette délicieuse croute sans saveur recouverte de sauce tomate en conserve ainsi que de pepperoni gras épicé à souhait et garnie d’une épaisse couche de mozzarella qui a la texture et le gout du caoutchouc chauffé! Elle opte nul ne comprend pourquoi pour les « chinoiseries ». Mai insinue que ces « mets chinois » n’en ont que le nom et ne ressemblent que vaguement à la savoureuse cuisine à laquelle elle a été habituée. Elle opte pour la pizza tout comme Solveig et Aidan qui salivent déjà. Ex aequo : ils décident de s’offrir les deux et s’installent dans la salle à manger tous chandeliers disponibles enflammés dans une atmosphère électrique.
Le restaurant chinois livre en premier. Pier se charge des sacs et Marialucia paie le livreur. La pizzeria suit de près. Marialucia règle et Mai accourt quérir les odorantes pizzas. Elle stoppe net les bras ballants et la bouche ouverte sur un « oh! ». Le livreur chinois plutôt grand avec les cheveux aussi longs qu’elle mais ondulés lui sourit. La peau de Mai blêmit à la vitesse de l’éclair. D’un geste vif sans même songer à le remercier elle lui prend les pizzas des mains et s’enfuit vers le refuge de la salle à manger mais se retourne juste avant d’y entrer. Se reprenant elle s’incline en souriant. Le jeune homme l’imite pendant qu’une Marialucia interloquée attend son bon vouloir depuis un moment déjà pour régler l’addition.
Tous adorent ce délicieux repas impromptu. Chauvinisme oublié tout le monde goute à un peu de tout. Sauf Mai : elle n’a jamais mangé de pizza et apparemment c’est une carence dans son alimentation puisqu’elle s’empiffre littéralement à la grande joie des enfants qui n’en reviennent pas de la voir encore se resservir alors qu’eux-mêmes sont repus elle qui se nourrit à l’accoutumée autant qu’un oisillon. Ils ont donc découvert le péché mignon de leur gardienne et ne se privent pas de l’asticoter; taquineries qu’elle finit par accepter dans un éclat de rire perlé.
Les relations entre les partenaires du losange constituent aussi un sujet d’études passionnantes pour Mai. Elle observe très discrètement chacun et chacune. Elle s’intéresse premièrement aux démonstrations d’affection. Pier et Arnaud ont plus de contacts physiques entre eux qu’avec les autres. Ils se touchent beaucoup et s’embrassent fréquemment à pleine bouche; les embrassades à l’initiative de Pier le plus souvent − on dirait qu’il a été privé de baisers pendant plusieurs années et qu’il veut se rattraper et les câlins à celle d’Arnaud − quiconque vit ici ne peut ignorer longtemps leur relation particulière.
Quand ils écoutent de la musique en fin de soirée la plupart du temps Arnaud s’étend sur le grand canapé houssé de cuir la tête sur les genoux de Pier. Celui-ci aime caresser l’abondante et longue chevelure sel et poivre. Son autre main repose dans celle d’Arnaud sur sa poitrine. Le regard de l’un pour l’autre irise d’amour et ils semblent liés par la pensée tels des vrais jumeaux peuvent l’être. Lorsque Piera les rejoint elle s’assoit sur le tapis en s’appuyant aux jambes de Pier et la tête toute proche de celle d’Arnaud. Pier caresse alors les deux têtes dans un même mouvement. Piera ferme les yeux en laissant la tension de la journée sortir d’elle. Élise arrive toujours la dernière. Elle se place à côté de Piera en entourant affectueusement sa taille avec son autre bras et la tête appuyés sur les jambes d’Arnaud. Ils demeurent ainsi unis le temps de plusieurs airs d’opéra dans une chaude et sensuelle tendresse. Mai reste quelquefois près d’eux même si elle trouve ce genre musical… imbuvable. Marialucia aussi; une fois sur deux peut-être. Aucune ne se sent exclue de cette affection ainsi affichée qui irradie et les englobe aussi par ricochet. Ces moments sont magiques.
Entre Élise et Piera il y a beaucoup d’amour mais sur un mode plus discret fait de petites caresses furtives et de tendres baisers plus rarement. De doux échanges verbaux ponctuent les relations entre Pier et Piera ou entre Pier et Élise. Élise et Pier ont une entente plus intellectuelle. Entre Arnaud et Piera le mode ludique prédomine mais l’affection est là aussi perceptible. Élise et Arnaud se manifestent peu leur amour mais on le lit dans leurs yeux lorsqu’ils se regardent. Le bonheur et l’équilibre qui règne dans ce losange sont presque tangibles. C’est aussi contagieux : il rayonne sur les autres en les enveloppant de leur chaude affection et en les accueillant tout simplement. Pour Mai élevée dans une famille traditionaliste d’abord puis traditionaliste éclatée ensuite − sirène stridente dans sa tête encore − ces relations ont une saveur de liberté jusque-là inconnue.
Par une nuit chaude et humide où l’air devait être tranché au couteau Mai les voit s’aimer tous les quatre au bord de la piscine après une baignade qui éclabousse et dans le plus simple appareil. Ils se croient seuls. Insomniaque souvent Mai apprécie ces moments où comme une vigie elle contemple la nuit constellée sur le balcon dans la solitude la plus complète et jusqu’à ce qu’elle aperçoive l’aube poindre à l’horizon. Son premier mouvement après le coup d’œil initial est de retraiter discrètement. Mais elle observe fascinée par les amants dont elle a une vision panoramique. C’est sensuel et animal mais pas du tout… dégoutant comme elle l’avait pensé au premier chef. Elle voit Arnaud et Pier dans les bras l’un de l’autre se caresser mutuellement et partout. Élise et Piera font de même entre elles. Bouches à bouches et corps à corps homosexuels. Les effets de ces échanges torrides ne tardent pas à porter ses fruits. Les couples de même genre se désunissent. Mai songe à un ballet moderne; elle trouve gracieux ces gestes de l’amour. Les attouchements reprennent dans une chorégraphie inextricable les langues complétant les mains sur les sexes mâles et femelles. Elle voit les deux femmes faire glisser des préservatifs sur les pénis dressés de leurs hommes. Un léger flottement indécis. Pier se love derrière Élise et pénètre son intimité via ce qui semble être la voie postérieure puisque Piera collée contre elle enfouit ses doigts dans l’antérieure et ses mouvements battent au même rythme que les poussées de Pier. Arnaud se plaque contre Piera et la possède. Mai entend distinctement les gémissements de plaisir partagé. Ils atteignent totalement en accord et presque simultanément le paroxysme qui les laisse essoufflés et alanguis. Les mains d’Arnaud et de Pier se joignent par-dessus les corps des femmes. Élise et Piera s’embrassent tendrement. Finalement les amants se disjoignent. Ils rentrent après s’être rafraichis dans l’eau.
Mai aussi avec le feu aux joues et le sexe en incandescent brasier. Elle se masturbe lentement imaginant les lèvres d’un homme − aussi beau que le livreur de pizza − parcourant son corps et enflammant sa vulve et l’emportant au faite de sa jouissance. Puis s’enfonçant en elle profondément. La sirène vrille dans sa tête au moment où son plaisir est presque au comble − c’est la première fois qu’elle touche de si près à ce mythique orgasme − la ramenant vers la cruelle réalité de sa destinée. Le cri de souffrance remplace celui du plaisir amorcé. Dévastée dans son intimité elle sanglote. Elle ne pourra jamais connaitre cette joie. Elle ne pourra jamais faire l’amour avec un homme. Jamais elle n’a connu ce plaisir et ne le vivra jamais. La sirène la poursuit jusque dans des cauchemars nébuleux aux marionnettes sans visage.
Mai a du mal à fonctionner le lendemain sentant sa tête sur le point d’exploser. Élise la voyant blême, les yeux cernés, le regard triste, s’enquiert de son malaise.
Je trouve parfois la réalité bien difficile à vivre. Je vois tellement de portes fermées… Et il y a souvent ce bruit dans ma tête une sirène. Je deviens aveugle, sourde, fermée à tout…
Élise ne sait comment réagir à cette rare confidence ni quelle aide plus concrète que son amour apporter à Mai. Elle l’entoure de ses bras maternels et lui caresse la joue. Elle s’inquiète tout à coup.
Peut-être serait-ce nécessaire de vérifier si ces sons qui te torturent n’ont pas pour origine un désordre physique!
Peut-être… J’en parlerai à Denise demain.
Celle-ci était son médecin attitré et avait gagné sa confiance assez difficilement à vrai dire.
Quant au reste je ne sais pas quoi te dire. Ce que tu vis est très pénible et demande énormément de courage. Je ne peux que t’offrir mon amour et mon oreille et c’est bien peu…
Mai l’embrasse affectueusement.
Non c’est beaucoup. Je dois vivre une journée à la fois et complètement dans le présent pas dans l’avenir…
Elle ajoute soudain véhémente.
Jamais dans le passé. Non jamais!
On ne trouve rien d’anormal dans sa tête rien de physiologique. Denise lui suggère de rencontrer un psychologue. Mai offusquée refuse.
Un soir peu de temps après le quatuor ainsi que Marialucia et Charles sortent au spectacle. La divine diva soprano colorature Natalie Choquette interprète des airs célèbres d’opéra… sur un mode comique − ils s’étaient également abonnés pour la saison de l’Opéra de Montréal à la Place des Arts; les enfants et Mai ayant fait la moue à cette perspective ils les laissent à leur inculture crasse… Mai lance un regard gourmand à Solveig et Aidan. Si on commandait de la pizza? Les enfants trépignent en chorus à sa fringale. Elle en fait venir une énorme au pepperoni. Ils attendent fébrilement l’arrivée de ce succulent festin. Lorsqu’on carillonne Solveig et Aidan se précipitent pour ouvrir avec Mai sur leurs talons. Elle demeure clouée au plancher, les bras ballants, le regard captif. Les enfants s’emparent de la pizza et la portent en chahutant jusqu’à la salle à manger. Le jeune homme lui aussi pétrifié se liquéfie sous le regard de Mai. Le charme est rompu par Aidan qui tire sur sa manche. Ils l’attendent impatiemment : pourquoi tarde-t-elle? J’arrive tout de suite… Tremblante et intimidée elle règle la note en évitant de rencontrer à nouveau les yeux du livreur et n’en revenant pas de son manque de… maitrise. La porte refermée elle s’y adosse étourdie et le cœur battant à un rythme saccadé. Ils mangent dans un silence quasiment monacal.
La semaine suivante alors que tous s’affairent à la préparation du repas du soir qui dans la cuisine qui dans la salle à manger (ils « dégusteraient » des homards : elle détestait ça) Mai répond au bref coup de sonnette. C’est le jeune homme… les bras encombrés d’une pizza très grande au pepperoni à en juger par la dimension de la boite et les relents odoriférants qui en émanent.
Oh! Mais… nous n’avons rien demandé!
Je sais… C’est mon prétexte et mon entrée en matière pour t’inviter à manger cette pizza en ma compagnie.
Oh!
Je suis Li et toi Mai je crois?
Oui.
Cette magnifique pizza va refroidir; ce serait dommage…
Sa gourmandise l’emporte sur ses tièdes hésitations. Elle dit à Li de l’attendre quelques minutes. De retour de la salle à manger où les convives se sont installés elle le prie de la suivre. Elle dresse le couvert sur la terrasse et tous les deux s’installent pour déguster ce festin. Ils la mangent sans en laisser une miette dans le silence le plus complet trop occupés à satisfaire leur péché mignon commun. La pizza est tiède et caoutchouteuse mais c’est sans importance. Repus ils se regardent en souriant. Li rompt le silence qui perdure.
Je connais un restaurant où l’on cuisine de la meilleure pizza… J’aimerais bien y aller avec toi…
Je ne peux pas… C’est impossible!
Tu me trouves si affreux que ça? Pourtant j’ai soigné mes boutons et il ne m’en reste qu’un sur le nez; c’est un gros d’accord! Mes manières sont excellentes… en public…
Mai pouffe. Puis du désespoir dans les yeux − Li en a le souffle coupé − Mai crie presque.
Ce n’est pas ça! Pas les boutons ni les manières!
Alors c’est quoi?
Visiblement à la torture Mai triture l’encolure de son chemisier et ne répond pas. Li insiste. Mai se reprend brusquement décidée.
Je n’ai pas le droit!
Ta famille?
Non!
Alors?
Je dois demeurer seule!
Pourquoi?
Parce que je vais… mourir…
Nous mourrons tous…
Mai se bouche les oreilles tant elle est fauchée par cette répétition venue du passé. Elle est secouée de tremblements incoercibles. Li qui n’y comprend rien ne sait plus que faire. Il tend une main vers son bras. Elle recule paniquée et lui jette dans un cri.
Je suis séropositive!
Li la considère perplexe.
Et alors?
D’un air ahuri elle le regarde; des larmes perlent aux coins de ses yeux. D’une voix hachée elle explique patiemment.
Je n’ai pas le droit de m’engager avec quelqu’un… Ce serait mal!
Je t’ai juste demandé de venir manger de la pizza au restaurant… Je ne t’ai pas encore demandé de m’épouser!
Oh!
Totalement désarçonnée Mai le fixe les yeux globuleux. Li ajoute doucement en la regardant franchement.
Et cette sortie au restaurant ça pourrait être samedi prochain…
Tu m’invites quand même!
Oui… mais je ne t’invite pas; il faudra que tu règles la moitié de l’addition…
Oh!
Excuse-moi je ne suis pas tellement riche ces temps-ci… Ça te dérange tant que ça? Tu ne sembles pourtant pas avoir de trop gros soucis financiers…
Oh!
OK je t’invite… Je demanderai une avance sur mon salaire de la semaine prochaine…
Mais non je travaille! Je n’aurais jamais accepté que tu paies pour moi de toute manière!
Li se lève et lui confirme le maintien de sa demande.
Je viendrai te chercher samedi à vingt heures… à bord de ma rutilante bagnole…
Les jambes sciées Mai demeure assise… Il la salue bien bas et prend congé. Mai est incapable de le raccompagner.
Pier la trouve là fixant les maigres reliefs du repas gargantuesque.
Mai?
Elle ne parait pas entendre.
C’è un problema!
No! Si!
Pier s’assoit en face d’elle et attend.
Il m’a invitée au restaurant. J’ai voulu l’en dissuader. Je lui ai dit que je suis séropositive. Il m’a répondu qu’il ne m’avait pas encore demandée en mariage! Il doit être fou ou sourd! Il est parti en précisant qu’il viendrait me chercher samedi!
Pier rit. Elle le regarde presque surprise qu’il soit là.
Il n’y a pas de quoi rire!
Pier continue de plus belle. Mai est offusquée. Goguenard Il la relance.
Et pourquoi? C’est vrai qu’il ne t’a invitée qu’à manger de la pizza… Peut-être qu’il aime le danger… Mai le fait d’être infectée par le VIH n’empêche pas l’amour. C’est juste plus difficile…
Pier fait une pause. Mai le scrute encore fâchée mais intriguée par le ton de sa voix. Il semble… mélancolique. Pier reprend.
Autrefois j’ai aimé quelqu’un qui était hémophile. Il a été infecté par le VIH présent dans des dérivés de produits sanguins… Dominique est mort dans mes bras… Nous nous sommes aimés du début jusqu’à la fin… Si c’était à recommencer et même sachant à l’avance sa maladie je l’aimerais encore autant… Et je n’ai pas été contaminé… Il y a quand même des précautions élémentaires à assumer… euh… pour les rapports intimes.
Pier rougit et Mai pâlit.
Tu as joué cartes sur table en lui révélant ta maladie. C’est en toute connaissance qu’il a maintenu son invitation… Il n’est certainement pas fou mais juste plus réaliste que toi!
Que veux-tu dire?
Qui connait à l’avance la date et l’heure ainsi que la véritable cause de sa mort? Qui s’empêche de vivre alors que l’incertitude plane? Je pourrais mourir lundi matin dans un carambolage ou cette nuit d’une défaillance cardiaque. Et toi vivre jusqu’à un âge avancé qui soit dit en passant s’avère toujours mortel… Et puis être infectée par le VIH n’est pas honteux… C’est tragique mais pas indigne! Et à ce que je sache le cœur n’est pas atteint… Mi scusi pour mon hilarité; c’était… déplacé. Je ne voulais pas t’offenser…
Mai sourit à demi. Ce que Pier lui a dit l’aide un peu. Il se lève et embrasse ses cheveux soyeux.
Buona notte cara… A domani…
Mai débarrasse machinalement la table. Elle a la tête vide. Elle s’endort en souriant légèrement mais encore incertaine.
Li tient sa promesse. Quand Mai voit la « bagnole rutilante » et pétaradante elle pouffe. Li prend l’air piteux.
Disons qu’elle n’est pas tout à fait flamboyante juste un peu…
Tu la fais rouler comment? À pédales?
C’est un peu compliqué… Il y a un rituel à observer…
Li ouvre la portière du passager d’un beau jaune vif et l’aide à s’installer en équilibre sur le siège défoncé. Il referme très délicatement.
Je t’aiderai à sortir : la fermeture est sensible…
De l’autre côté il ouvre précautionneusement la portière rose fluo et se contorsionne précairement sur le siège lequel se trouve dans le même état que son voisin tout de guingois en sus. Il clôt d’un mouvement alerte.
Pour qu’elle se referme vraiment…
Il fait démarrer le tacot en mettant en contact deux fils.
J’ai perdu la clef…
Le reste du « véhicule » est zébré de violet métallique et de noir du plus bel effet. Les couleurs dissimulent à peu près les « quelques » trous causés par la rouille laquelle se fond dans la zébrure. Le moteur cale avec un râle agonisant. Après trois tentatives la troisième étant toujours la bonne le récalcitrant consent à démarrer. Mai lui indique la jauge d’essence qui affiche zéro.
Elle ne fonctionne plus… Le réservoir doit être à moitié plein ou à moitié vide…
Mai ne peut retenir davantage son hilarité. Li fait chorus. Ils partent enfin et arrivent sans encombre au restaurant; plutôt relativement proche puisque les endroits pour se garer sont rares. Après plusieurs circuits il trouve une place à cinq ou dix rues de leur destination. Ils dévorent à belles dents une énorme pizza dégoulinante à souhait d’une saveur in-des-crip-ti-ble… Plus que rassasiés ils sirotent tranquillement leur bière tiédie les yeux dans les yeux et silencieux.
Je voudrais te dire…
Ils éclatent aussi simultanément d’un même rire.
Toi d’abord…
Leurs rires en perle fusent à nouveau. Reprenant son sérieux Li lui prend la main.
J’adore le léger chuintement dans ta voix ça me fait fondre…
Oh!
Tu es belle et ton rire est…
Comme le lever du soleil sur la surface chatoyante d’une rivière?
C’est exactement ça!
Un autre éclat. Elle ne songe pas à retirer sa main si chaude de la sienne.
À part le gros bouton… tu n’es pas si mal non plus…
Je dois t’avouer quelque chose…
Tu as un autre bouton?
Oui mais aussi que je ne suis pas quelqu’un de très recommandable pour une fille « bien » comme toi. J’ai eu une adolescence mouvementée… Je suis allé en prison de jeunes délinquants pour possession et trafic de stupéfiants… J’ai volé pour pouvoir consommer de la cocaïne et me défoncer avec diverses autres substances… Je n’y touche plus maintenant… Après ma sortie du centre j’ai quitté ma famille; c’était devenu… trop étouffant… J’ai été sans domicile fixe un bout de temps… deux ans… Une femme qui tenait une cantine rue Sainte-Catherine où l’on servait des repas gratuits m’a aidé…
Louise!
Je ne comprends pas!
Elle m’a sauvé la vie… Je te raconterai plus tard…
Par son intermédiaire j’ai pu trouver un travail de livreur de pizza. Ce qui m’a permis de prendre un minuscule appartement et d’avoir enfin un ancrage. En septembre je commence mes études en architecture au Cégep de Saint-Laurent. Mon patron va continuer à m’employer à temps partiel.
Son premier déballage terminé il se tait.
Et?
J’ai fait preuve de beaucoup d’audace de t’inviter ainsi… Je suis pauvre et sans racines avec un avenir incertain et très anticonformiste…
J’ai fait preuve de beaucoup d’audace d’accepter ton « invitation »… Je suis relativement pauvre et sans aucune racine avec un avenir encore plus incertain que le tien et désespérément conformiste… J’essaie de soigner ça aussi… le VIH et le conformisme…
Oh!
Quand j’ai révélé ma condition à mon père je suis devenue pour lui… non existante. Je suis forcément partie. J’ai erré… Louise m’a fait sortir de la rue : elle m’a déniché tout à fait fortuitement et opportunément m’a-t-elle affirmé un travail de gardienne d’enfants à la Grande maison… J’y ai trouvé bien plus que cela : des racines et beaucoup d’amour… Et ils savent tous… et ils m’aiment comme je suis sans restriction aucune…
Mai a les larmes aux yeux et le sourire aux lèvres. Li serre très fort la main qu’il tient toujours.
Raconte encore…
Non pas maintenant…
On s’en va?
Oui… Je suis… fatiguée.
Ils acquittent l’addition moitié et cinquante pour cent et sortent. Ils joignent leurs mains à nouveau déambulant côte à côte. Avec un bel ensemble ils se tournent l’un vers l’autre et leurs lèvres se joignent spontanément. Mai bat brusquement retraite brusquement.
Non!
Le risque est quasi négligeable…
Je sais… Mais j’ai peur quand même…
J’ai lu de la documentation sur ta maladie tout ce que j’ai pu glaner au CLSC… Et je ne suis pas suicidaire! J’estime qu’à la façon dont je conduis j’ai plus de chances de mourir dans un accident que des suites du VIH…
Oh!
Embrasser tes douces lèvres constitue pour moi un risque acceptable et un plaisir divin…
Li reprend ses lèvres et profite de sa bouche ouverte sur un « oh! » pour s’emparer de sa langue. Ils s’enlacent. En transe ils sentent le cœur de l’autre battre à un rythme d’enfer. Ils prolongent leur étreinte à la limite de leur souffle. Ils reprennent leur marche. Les paroles deviennent inutiles. Seule la présence de l’autre compte et est complète. Li la raccompagne sans trop d’ennuis seulement quelques redémarrages.
Je te téléphone vendredi. Je connais ton numéro.
Li embrasse chacun de ses doigts fins et l’aide à sortir de sa « bagnole rutilante ». Ils se quittent après un baiser.
Li téléphone le lendemain.
Je deviens accro à toi… L’autre soir…
Oui?
Il ne restait plus assez d’essence… J’ai dû marcher quatre kilomètres sous la pluie torrentielle… trois kilomètres et demi en comptant l’aller et le retour… Disons trois kilomètres en tout… et la pluie était fine…
Tu as perdu combien de kilos?
Au moins trois… Je les regagnerai certainement très vite… avec la pizza… Tu fais quoi ce soir?
Je garde. Mais demain je pourrai te voir…
Super! Où? Quand? Comment?
Au cinéma peut-être?
Je n’ai plus d’argent… à cause de l’essence… Je recevrai mon salaire après-demain seulement!
Oh! Je pourrais…
Non! On pourrait juste se promener et parler…
Bien sûr! On fera tout ça… J’aurais dû comprendre…
Ce n’est rien…
Attends une minute je reviens.
Quelques dizaines de secondes plus tard.
Marialucia et Pier font de la pizza demain; ils ont décidé de faire mon éducation et celle des enfants en la matière… Tu pourrais profiter de la leçon…
Euh…
Je voudrais que tu les connaisses avant que je te parle d’eux. C’est important pour moi…
Tu vas vite mais j’aime ça… Ça flatte mon orgueil…
Oh!
Et j’adore la pizza de n’importe quelle sorte…
Et après le repas nous pourrions nous baigner et nous promener au jardin ou dans le petit bois… Nous serons seuls… Nous pourrons parler…
Je fourbirai mes armes puis j’enfourcherai mon fier quoique peu fiable destrier puis vêtu d’une cotte de mailles et armé de pied en cape je me présenterai au domicile de ma belle… sans pizza… et sans maillot… je n’en ai pas…
C’est jusqu’aux dents… On se promènera…
Hein?
On dit « armé jusqu’aux dents ».
Je suis confondu par votre érudition ma dulcinée…
Li se présente un peu plus tôt encore qu’il n’en avait été convenu… plus d’une heure à l’avance. On en était qu’au début des préparatifs. Il s’explique très embarrassé.
J’aimerais bien observer comment on la fait cette pizza depuis le tout début…
T’es vraiment accro!
Ouais… à toi… et à la pizza… mais je ne sais pas encore dans quel ordre…
Il dit ça très sérieusement et Mai perd contenance. Voyant sa figure s’allonger il sourit puis prend un air… gourmand.
Pour le moment c’est la pizza qui m’intéresse particulièrement… Mais quand je serai repu… ce sera toi…
Il profite de son « oh! » à peine entamé pour l’embrasser. Il adore ça… le « oh ! » et le baiser… Ils sont interrompus par un petit rire et un commentaire issu d’une voix flûtée.
Il l’a em-bras-sée! Ouache! C’est dégoutant s’embrasser! Beurk!
Solveig précédée d’Aidan se sauve en courant.
J’imagine qu’elle va changer d’avis plus tard…
Elle est si drôle… Quand elle voit deux personnes s’embrasser à la télé elle réagit comme ça. Quand les uns ou les autres de ses parents le font elle se « bouche » les yeux le temps que ça dure… Aidan regarde; ça le fascine…
Mai l’entraine vers la cuisine.
Viens on va mettre la main à la pâte!
Solveig claironne tous azimuts et d’une voix suraiguë à Marialucia et à Pier qu’ils se sont em-bras-sés! Ses mimiques pathétiques sont si comiques que personne ne peut réprimer son fou rire et comble de l’infortune même son frère « le traitre »! Sa mâchoire volontaire se met à trembloter. Pier la prend dans ses bras et lui parle en italien; c’est une douce chanson. Solveig finit par éclater de rire puis regarde Mai et Li en pouffant à nouveau et entame un dialogue muet avec son frère. Ils communiquent si rapidement que Mai ne peut rien saisir de l’échange; elle ne reconnait aucun signe. Pier embrasse Solveig sur la joue − elle l’essuie du revers de la main la moue passablement dégoutée − et la repose à terre. Les deux lurons s’éclipsent.
Que lui as-tu dit?
Euh… Que tu lui appliquais une certaine forme de… torture chinoise… et que ton ami faisait de même! Vous vous exerciez à savoir lequel des deux tiendrait le plus longtemps sous le supplice…
Oh! Qu’a-t-elle signalé à Aidan?
Je ne sais pas.
Je ne saisis pas!
Ils ont inventé un langage parallèle qu’eux seuls comprennent… J’avais remarqué de nouveaux signes incompréhensibles mêlés aux autres… Mais là c’était carrément… différent!
Et la pizza… Vous la voulez pour ce soir ou demain?
Éperonnés Mai et Li se mettent au garde-à-vous attendant les ordres de Marialucia. Ils sont si drôles que Pier et Marialucia pouffent.
Tous commencent sans plus tarder la préparation de la pizza. Mai va chercher les ingrédients nécessaires pour la pâte puis râpe le fromage. Marialucia dose les quantités et montre à Li comment pétrir. Elle l’observe un moment et rectifie ses gestes puis apparemment satisfaite de sa manière de faire elle rejoint Pier qui s’occupe de la sauce tomate. Elle goute et corrige l’assaisonnement. Piera arrive en coup de vent et se serre tout contre son amour. Pier rosé se dégage et lui présente leur invité. Oups! Puis elle sourit en le saluant et embrasse Marialucia sur la joue le tout dans un même mouvement; idem pour Mai.
Tu pourrais dresser la table.
Ils reprennent leurs préparatifs. Élise et Arnaud rentrent au moment où les pizze sortent du four.
Ce n’est pas trop tôt!
Ils présentent leurs excuses pour le retard et saluent leur invité. Marialucia prie Arnaud de récupérer les enfants.
Profitant du brouhaha général Li attire Mai en aparté.
Tu m’avais parlé d’une famille…
Oui c’est ça.
Mais il y en a deux!
Non… Une…
Elle n’explicite pas davantage.
Les pizze tant convoitées sont mises sur la table. Et ils se régalent dans un silence de cloitre. Solveig le rompt en précisant qu’elle aurait préféré une pizza au pepperoni… Aidan approuve d’un signe de tête. Pier et Marialucia lèvent les yeux vers le ciel du plafond dans un soupir unanime… et dégouté. Élise renchérit en précisant qu’ils étaient des cas désespérés et irrécupérables au chapitre de la bouffe. Les enfants rigolent polissons. Le reste du repas se déroule dans une ambiance si chaleureuse et amicale que Li en oublie sa relative timidité. Après s’être gavés sans retenue Li et Mai aident à débarrasser la table de ses reliefs.
Li comprend vraiment ce qu’implique « une » famille quand revenant de la cuisine il surprend l’étreinte d’Arnaud et Pier laquelle est plus que cordiale. S’embrasser à pleine bouche ne correspondait pas exactement à la définition au dictionnaire de ce genre de contact. Il bat en retraite avant d’être aperçu et attend un peu… Pier et Arnaud ont repris le travail quand il se décide à revenir. Il trouve cela intéressant. Et se demande si les deux femmes aussi… Probablement. Mai le happe au vol et lui prend les assiettes des mains.
Tu es aussi lent qu’Arnaud! Je ne croyais pas ça possible!
Excuse-moi j’étais distrait… Je viens de comprendre ce qu’« une » famille implique… C’est très intéressant…
Tout à fait… Viens on va se promener…
Ils laissent les assiettes à Marialucia et sortent au jardin.
Solveig et Aidan avaient raison… il manquait de pepperoni…
Je suis tout à fait d’accord… On est des « cas désespérés » aussi…
Ils rient. Brusquement il la serre très fort contre lui. Ils se mettent en marche silencieux mais avec leurs mains unies. Le jardin entretenu avec un soin extrême est magnifique.
C’est Claude qui fait pousser toutes ces merveilles; il a des mains magiques…
Tu joues au tennis?
Parfois… Ça me fatigue beaucoup. C’est surtout Pier et Piera jamais Élise. Arnaud est si maladroit que c’est presque impossible de faire une manche avec lui sans crouler de rire un nombre incalculable de fois…
Tu sembles si heureuse ici…
C’est ma famille choisie… Et je suis heureuse en quelque sorte… Je m’efforce de vivre ma vie… comme si elle avait un sens…
Il serre plus fort sa main. Mai reprend.
J’ai un ami… qui m’est très cher aussi…
Ah oui?
Il s’appelle Maitre Corbeau… Il est devenu mon confident… quand ça va bien ou quand ça va mal… On dirait qu’il comprend et il est si guindé! J’improvise un chant pour lui et pétrifié il m’écoute!
Mai frissonne puis reprend.
Je ne comprends pas! N’importe quel homme à qui j’aurais confié être infectée par le VIH aurait pris immédiatement la poudre d’escampette! Pas toi… Pourquoi?
Parce qu’il n’y a pas que ça… Il y a toi et c’est toi : ta façon d’être me plait… Le VIH on doit s’en accommoder c’est tout. Et il y a des maladies encore plus horribles.
Mais il y a la honte… On meurt plus dignement d’un cancer que du SIDA… Les autres te jugent; ils considèrent que c’est un chatiment…
Les préjugés sont tenaces.
Et ils ont peur d’être contaminés même d’un regard! Mon père… a dû croire que je me droguais ou que je menais une vie de débauche… Il ne m’a laissé aucune chance de m’expliquer… Aucune!
Comment c’est arrivé?
Je ne sais pas! C’est impossible… mais c’est la vérité! Denise mon médecin croit que j’ai un blocage. Elle m’a suggéré de rencontrer une psychologue qui m’aiderait à faire ressurgir ce que j’ai refoulé au plus profond de moi. J’ai refusé. Je ne suis pas certaine de vouloir vraiment savoir ce qu’il y a derrière la sirène.
La sirène?
À certains moments ce tintamarre m’emplit la tête. Je ne vois ni n’entends plus rien que ces sons qui vrillent. C’est difficile… Et j’ai horriblement peur… Denise pense que j’ai subi une agression. Peut-être; je ne sais pas… Je ne veux pas le savoir; c’est le passé… et je ne veux vivre qu’au présent… C’est terriblement important.
Il s’arrête et l’enlace. Ils ont atteint la lisière du petit bois. Mai frissonne violemment.
Tu as froid?
Non… Les moustiques m’incommodent. Les piqures d’insectes provoquent des allergies…
Rebroussant chemin ils rentrent par la cuisine maintenant déserte.
Il est tard…
Je sais… Je vais partir…
Non! Pas encore…
Li l’enlace et s’empare de ses lèvres pour un long baiser. Il l’étreint plus étroitement. Mai pâlit légèrement et s’écarte doucement… Elle a senti naitre son désir viril pour elle… et son propre corps y répondant.
Je ne peux pas… continuer…
J’attendrai que tu sois prête… Et j’achèterai des préservatifs… au moins une tonne… à ma prochaine paie. Et j’aimerais bien qu’on n’attende pas jusqu’au mariage : je n’ai pas encore terminé mes études; ce serait donc prématuré…
Il reprend ses lèvres profitant du « oh! »
Tu es fou!
De toi!
Tu ne peux pas!
Je peux… Je t’aime!
Je t’aime! C’est impossible!
Ma paie c’est demain…
Li profite de la situation… Ils se quittent d’un dernier baiser. Mai ne sait plus que penser et ne veut plus le faire d’ailleurs…
Arnaud lit dans la bibliothèque certainement un roman policier. Il lève les yeux à son approche et l’invite à s’assoir.
Tu veux qu’on jase… mais tu ne trouves pas les mots…
Avec vous on peut parler de tout mais pour moi certains sujets sont plus difficiles à aborder. Je n’ai pas votre… liberté de pensée et d’expression… même si je soigne ça…
Je t’écoute avec les oreilles larges ouvertes Roseau…
Pourrais-tu aimer quelqu’un… sachant qu’il est infecté par le VIH?
Si ma relation amoureuse est déjà engagée la question ne se pose même pas à cause des liens… Ce serait de la lâcheté; pour moi ce serait inhumain de rompre et je continuerais à l’aimer sans conteste. D’un autre côté si l’autre mettait les cartes sur la table au départ… Il y a dix ans j’aurais fui; maintenant… disons que ça dépendrait du reste… L’amour ne se commande pas; c’est bien plus fort que tout… plus puissant que la maladie et plus fondamental que le genre aussi… Je ne sais pas répondre brièvement…
Ça j’avais remarqué…
Mai reprend après un long moment.
Et si c’était l’inverse? Si tu étais contaminé par le VIH et qu’une autre personne qui n’est pas elle-même infectée veut engager une… relation amoureuse avec toi malgré tout?
Hum! Je crois que je serais dans mes petits souliers… J’aurais peur du risque pour elle malgré les précautions intimes. Mais d’un autre côté il y a l’amour… Celui que l’on donne et celui qu’on reçoit. C’est un rapport de réciprocité. Cela implique qu’on doit aussi savoir recevoir; c’est parfois plus facile de donner. Il y a plus : l’acceptation de l’autre tel qu’il est sans restriction aucune… Comprendre qu’on ne peut inférer sur son comportement, que cela ne nous appartient pas de décider à sa place, qu’il est, simplement. Qu’il a le droit de partir et que s’il reste c’est à cause de l’amour qu’il porte inconditionnellement à l’autre.
C’est difficile…
Oui… Qui a dit qu’aimer était facile… Pour qu’elle soit satisfaisante cette relation on doit y travailler et l’alimenter…
Pourquoi aimer?
Je ne sais pas… Je crois que je pourrais vivre sans amour mais je serais… très malheureux… tellement coupé de la vie…
Tu es sage…
Non… Je te parle de mon expérience, de ce que je vis avec mes conjoints, de ce j’ai dû apprendre… Rien n’est facile et rien ne tient de la pensée magique…
Le VIH…
Est secondaire par rapport au reste pour moi en tout cas… Personne ne fonctionne de la même manière, n’a les mêmes convictions ni a fortiori les mêmes expériences… C’est ta propre réflexion; ton libre arbitre t’amènera à décider de t’engager ou non avec Li…
Oui j’aviserai…
Elles se trouvaient dans un des lieux de prédilection de la Grande maison : la bibliothèque l’autre étant le petit salon. Piera cherche une information pour une chronique qu’elle rédige pour La Presse. Mai tente vainement encore une fois d’entamer À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. C’est son cinquième essai; elle abandonne chaque fois après trente pages et ne sait pas pourquoi; c’est bien écrit pourtant! Manifestement Piera ne trouve pas ce qu’elle veut puisqu’elle peste en italien ce qui est rarissime.
Que cherches-tu?
Un renseignement…
Je le vois bien mais lequel?
Mai lui fournit la réponse à sa question. Piera contente l’embrasse sur la joue.
Merci! Tu m’épargnes des heures de recherche!
Elle se précipite vers la sortie puis se ravise et revient sur ses pas.
Ta musique d’hier… Elle m’a émue jusqu’aux larmes…
Mai baisse les yeux. Piera poursuit.
Ce que tu improvises est indescriptible… et tu te rappelles de tout puisque parfois revient une mélodie déjà entendue… C’est presque du gaspillage que de ne pas poursuivre ta démarche musicale… Ton talent est déjà si remarquable!
Piera s’éclipse en courant d’air laissant Mai stupéfaite.
Une semaine après leur dernière rencontre Li téléphone enfin. Mai est au bord des larmes. Elle s’est morfondue toutes ces longues journées…
J’espérais… que tu n’attendrais pas aussi longtemps…
Je sais… J’ai eu besoin… d’assoir mes certitudes et de réfléchir. Je t’aime…
Je t’aime…
J’ai acheté des préservatifs… Si j’étais près de toi j’en profiterais… Du « oh! »… J’adore ça!
Ils rient. Mai se sent euphorique et soulagée d’un poids d’une tonne qui brisait son échine depuis près de sept jours.
Je dois t’avouer quelque chose…
Pas un autre bouton!
Oui sur la fesse gauche… Mais aussi que je suis plus accro à toi qu’à la pizza… Et que je dégusterais bien tes lèvres… et tout le reste ensuite…
Oh! Moi aussi…
Oh!
Ce n’est pas toi qui est supposé dire « oh! »
Après… le corps satisfait… on pourrait passer à la philosophie… et à la pizza…
Oui.
Il y a un problème…
Encore!
J’ai dû dire adieu à ma rutilante bagnole; elle est enterrée à la ferraille… J’ai acheté un vélo d’occasion… Je l’aurai seulement demain…
Ça ne fait rien; j’en possède un aussi. C’est presque forcé ici quand tu ne conduis pas. Ça me permet d’être plus indépendante.
On se voit quand?
Tout de suite si tu veux…
On fait quoi?
L’amour…
Oh!
Tu te trompes encore d’exclamation!
Je t’aime! Mais… Je dois t’avertir que chez moi… ce n’est pas un cadre tout à fait idéal pour une rencontre romantique… Je n’ai qu’un vieux matelas posé sur le sol et une table basse et des coussins; c’est plutôt dénudé…
C’est important pour toi?
Pas vraiment… Toi tu l’es plus que tout…
Je serai là dans une heure…
Je fourbirai mes armes…
Oh!
Je t’embrasse très fort…
Mai livide arrive au bout de cinquante-huit minutes très essoufflée d’avoir grimpé trois raides escaliers.
Ça va?
Ça va aller dans quelques minutes…
Elle se laisse tomber sur un coussin et ferme les yeux. Il s’assoit derrière elle et masse légèrement ses épaules jusqu’à ce qu’elle se reprenne. Mai se laisse aller contre lui; elle sent son souffle dans son cou. La renversant légèrement il s’empare de ses lèvres consentantes. Sa main glisse vers sa poitrine sans qu’elle ne rencontre de résistance. Il sent sa respiration s’accélérer quand il la caresse tendrement. Délicatement il déboutonne son chemisier libérant ses petits seins parfaits aux pointes dressées. Ses doigts en parcourent le galbe et il entoure chacun de sa paume. Elle lui offre sa bouche à nouveau pour un très long baiser. Puis se retournant elle détache la chemise et pose ses lèvres sur le torse dénudé. Il geint. Ils n’ont pas à se déplacer beaucoup pour atteindre le matelas plus confortable. Il lèche à petits coups de langue les aréoles arrachant à Mai des plaintes comparables à des cris d’oisillon. L’aidant à se libérer de sa chemise elle caresse son dos provoquant des frissons de plaisir. Il s’enhardit en s’attaquant à la fermeture éclair de son jean. Il pose une main chaude sur son ventre. Elle fait de même. Ils décident que les vêtements sont devenus bien encombrants et se déshabillent mutuellement. Le contact chaud des corps nus; il cesse ses attouchements et elle aussi. Ils se contemplent avec les regards aussi caressants que les mains. De ses doigts fins elle saisit son membre dur; il entreprend de tendres frôlements sur sa vulve jusqu’à ce qu’elle soit emportée par une vague de plaisir incontrôlé. Elle crie en jouissant et enfouit la figure dans sa poitrine. Elle reprend ses attouchements sur le sexe mâle. Il ferme les yeux en se concentrant sur les sensations indescriptibles qu’elle provoque.
Mai…
Pas tout de suite… Laisse ma main te donner le plaisir…
Elle accélère ses gestes sur son phallus qui ne demande bientôt plus que ça continue… jusqu’à l’arrivée de l’orgasme sismique… Ils s’étreignent.
Tu m’as menti! Il n’y a pas de bouton sur la fesse gauche c’est sur la droite!
Désolé c’est à cause du miroir…
Et il y en a deux!
Ils rient et joignent leurs mains et leurs regards, s’embrassent encore émerveillés de la présence de l’autre.
Je dois t’avouer…
Cette fois j’ai vu tous les boutons… ça doit donc être autre chose…
Oui… Je n’ai jamais fait l’amour… avec une femme…
Oh! … Si tu as ajouté la dernière partie c’est que…
Oui. Au centre surtout; avant aussi pour payer la drogue…
Tu étais protégé au moins?
Oui.
Et tu as aimé ça?
Ça dépendait avec qui… Les conditions n’étaient pas idéales… C’était des contacts directs et rudes et brefs… sans suite mais nécessaires…
Oh! Tu le ferais encore?
Oui… mais dans des conditions plus propices à l’amour…
Oh! Et une autre femme?
Je n’ai aucune autre candidate sérieuse pour le poste actuellement…
Oh! Je pourrais être très jalouse…
Moi aussi s’il y avait un autre homme…
T’es bizarre!
Oui… Serais-tu jalouse s’il arrivait que…
Laisse-moi le temps d’avaler ce que tu viens de m’avouer; c’est assez gros comme couleuvre… Je ne sais pas.
Pardonne-moi… Je n’aurais pas dû te parler de ça… pas tout de suite; c’est trop vite…
On fait du cent kilomètres à l’heure depuis le début… C’est presque forcé d’une certaine façon… Je crois que je peux arriver à survivre à ce rythme…
Je t’aime… mais je ne mérite pas ton amour…
Ne sois pas stupide en plus… Tout être humain mérite d’être aimé… et je t’aime… malgré ce que tu m’as raconté… et pour tout ce que tu es…
Mai…
Chut! Ne parle plus… Baise-moi…
Mai en profite pour saisir sa langue − avec un petit rire; pour le « oh! » c’est agréable en effet. Elle se plaque contre lui. Les gestes d’amour échangés passent d’adagio à forte très rapidement. Quand il veut parcourir sa vulve de caresses labiales elle l’arrête.
Pas sans protection… une autre fois… On trouvera un moyen… Tes doigts seraient bien accueillis maintenant.
Un peu plus tard elle lui murmure à l’oreille.
Où sont les condoms?
Ils n’étaient pas très loin. Il la pénètre dans une plainte étouffée presque au bord de l’orgasme.
Et tout se met à dériver. Les yeux fixes Mai le regarde avec terreur. Elle se met à hurler et à se débattre. Li se retire vivement de son corps. Mai hurle de plus belle, hystérique. Elle n’est pas ici et maintenant. Elle est ailleurs dans un autre temps et un autre lieu. Mai revit un viol! Elle le frappe de ses poings. Il tente d’arrêter ses coups en maintenant ses poignets et de la ramener au présent en criant son nom. Non il doit la laisser revivre cela jusqu’au bout pour qu’elle revienne il en a la fulgurante intuition. Elle continue de le frapper mais avec de moins en moins de force. Il relâche son étreinte. Dans son regard il lit de l’horreur et de la haine non pour lui mais pour l’agresseur. La douleur aussi : elle enserre sa tête de ses paumes et se met à gémir. Mai reviens mon amour je t’en prie. Je t’aime. Il s’allonge à côté d’elle et la prend dans ses bras prononçant en litanie son prénom et son amour. Puis elle se met à pleurer en longs sanglots en se serrant contre lui. Ils restent ainsi longtemps jusqu’à ce que les battements de son cœur affolé et le sien reprennent un rythme à peu près normal jusqu’à ce que son souffle et le sien s’apaisent et jusqu’à ce que la nuit descende sur eux.
Mai s’assoit en tailleur à ses côtés. Devenue intarissable elle raconte de façon un peu décousue et d’une voix atone.
Le jour où ma mère est partie mon père était au travail. Elle m’avait d’abord laissée seule à la maison; elle le faisait souvent et ça me terrifiait; je n’avais que huit ans. J’étais en vacances scolaires. Mon frère s’était suicidé plusieurs semaines auparavant et ma mère était devenue folle. Elle est revenue quelques heures plus tard. Il y avait quelqu’un avec elle un homme blanc. Elle m’a prise dans ses bras et m’a dit qu’elle devait partir et qu’il l’accompagnait et qu’elle ne pouvait pas m’emmener parce qu’elle était une femme perdue. Je n’ai rien compris. Elle m’a quittée brusquement et en larmes s’est dirigée vers sa chambre. Je me suis mise à pleurer aussi. L’homme m’a prise dans ses bras. Il sentait mauvais; ses mains étaient couvertes de poils. Il m’a demandé de lui montrer ma chambre. Je la lui ai indiqué en pointant du doigt à contrecœur toutefois parce que j’ai appris à être toujours obéissante envers un ainé. Il a refermé la porte et m’a déposée sur le lit couchée sur le dos. J’ai recommencé à pleurer. Il s’est agenouillé. Il a baissé son pantalon et a relevé ma robe de nuit. Et il a vandalisé mon nid avec son bâton dur. J’ai crié. À ce moment la sirène du train d’après-midi s’est fait entendre. J’ai hurlé avec le train. Ça faisait si mal. Il m’a enserré la gorge de sa grosse main velue. « Tais-toi! Et si tu lui racontes quoi que ce soit je reviendrai te tuer » m’a-t-il dit rageusement. J’ai eu si peur que je me suis tue. Subitement son organe s’est ramolli. Un liquide visqueux et chaud a commencé à couler de mon nid. Et il y avait beaucoup de sang aussi. Je m’en suis rendu compte un peu plus tard. L’homme s’est rhabillé. Il est sorti en me laissant là. Maman n’est pas venue. J’ai entendu le bruit d’une portière qui claque immédiatement suivi d’une autre. Puis le silence. J’étais paniquée : si mon père voyait tout ce sang et ce liquide il allait certainement être très en colère. J’ai tout nettoyé très soigneusement : le lit, ma robe de nuit, moi, j’avais aussi lavé dans ma tête. Ça m’a pris des heures. Quand il est revenu du travail j’étais prête à l’accueillir souriante comme toujours. Quand je l’ai entendu pousser la porte d’entrée je suis descendue. Il froissait un papier. La vie a repris son cours normal rassurant. Mais sans ma mère. Il n’a plus jamais parlé d’elle. Et me l’a interdit également. J’ai obéi.
Après un lourd silence. Mai reprend son monologue d’une voix encore plus hachée.
C’est comme ça que j’ai été contaminée… Ma mère est certainement atteinte aussi… Elle est peut-être morte… Elle a échangé la mort contre une autre… Quand tu m’as… pénétrée ça m’a fait perdre la tête … Et j’ai tout revécu… ce qui était enfoui sous le tintamarre de la sirène… J’ai mal dans mon cœur… Ce qui me blesse le plus c’est son abandon… bien plus que le… viol…
Pourquoi as-tu dit qu’elle était devenue folle?
À cause du décès de mon frère… et de mon père. Celui-ci a été très affecté par la mort de son unique fils en qui il avait mis tous ses espoirs mais peut-être encore plus par la façon dont elle a eu lieu : il s’est pendu…
Ayant commis l’acte de suicide l’échec et la honte se sont abattus sur la famille et ton père a interdit à ta mère de prononcer son nom et à plus forte raison de parler de lui…
C’est ça… Ma mère s’est révoltée… C’était la première fois qu’elle s’opposait à une décision de mon père. Elle parcourait la maison en tous sens sa photo d’université serrée contre son cœur et criant et pleurant. Il l’a menacée de la mettre à la rue. Ma mère a cédé n’ayant aucune ressource financière propre… en apparence du moins et tout est rentré dans l’ordre…
Mais elle avait changé…
Oui… Elle s’est mise à s’absenter dans la matinée d’abord me laissant toute seule de longues heures… C’était la période des vacances estivales… Elle revenait toujours les yeux rougis… Elle m’embrassait à m’étouffer puis préparait le repas… Nous déjeunions en silence. Mon père repartait au travail. Elle aussi sortait peu après m’abandonnant à nouveau… Je me cachais dans ma chambre… et je pleurais… et j’avais peur… Vers la fin de l’après-midi j’allais m’assoir dans l’escalier et j’attendais avec patience son retour… Au moins je savais qu’elle allait revenir… Une fois je l’ai vue cacher quelque chose dans le placard du vestibule… Ça m’a pris quelques jours avant d’oser fouiller : il y avait beaucoup d’argent…
Elle s’est prostituée pour pouvoir s’enfuir!
Je ne vois pas d’autre explication… Ma mère était très belle.
Et le fait de déchoir ainsi la rendait honteuse… C’est pour ça qu’elle t’a dit qu’elle était une femme perdue et qu’elle ne t’a pas amenée avec elle!
De comprendre pourquoi n’atténue pas le sentiment de rejet…
Mais ça peut aider un petit peu de savoir que ce n’est pas par cruauté qu’elle a fait ça mais parce qu’elle-même était égarée au bord de la folie…
Mai sanglote. Li la berce dans ses bras. Il se sent dévasté lui aussi par ce qui était arrivé à son amour.
J’ai faim!
Mai lui sourit faiblement à travers ses larmes.
À cette heure il va falloir se résigner à commander de la pizza et j’ai de l’argent pour t’inviter… J’ai acheté juste quatre boites de préservatifs avec mon salaire de cette semaine. Je t’aime!
Ils se rhabillent mais se dévêtent à nouveau une fois le livreur reparti… et dégustent la pizza au lit… dans un silence gourmand…
Cette nuit tu restes.
Oui.
Ils prennent une douche relativement sagement. Elle met longtemps à s’endormir entre ses bras rassurants.
Réveillée à l’aube elle effleure son sexe qui se met immédiatement au garde-à-vous. Elle dièse puis met en place la protection… et attend. Il s’étend sur elle hésitant et très bandé aussi mais redoutant une collision frontale. Il se sent tel un preux chevalier sur le point d’entrer en lice… D’un mouvement du bassin elle l’incite à poursuivre. Dans un râle il investit son nid d’amour. Elle l’accueille en gémissant et s’ouvre davantage à ses tendres assauts. Son orgasme déclenche le sien. Mai repart vers la Grande maison alors que le jour est bien entamé. Elle se sent purifiée par la catharsis et enfin en paix avec son passé… Maintenant il ne pourra plus la rattraper puisqu’elle l’a intégré. Des perles jaillissent sur ses joues y laissant de longues trainées en séchant; des larmes de soulagement.
Mai lui téléphone dans l’après-midi si hilare qu’elle a du mal à lui raconter.
Solveig a voulu savoir lequel de nous deux avait résisté le plus longtemps à la torture chinoise… J’ai dit que j’avais remporté la victoire évidemment afin de ne pas perdre la face! Elle m’a demandé l’air grave si tu étais trau-ma-ti-sé… J’ai répondu que tu t’en remettais assez bien… « C’est parce que tu es allée le soigner hier alors… » J’ai opiné mais j’ai quand même affirmé que tu n’en avais pas vraiment besoin; elle m’a regardée par en dessous la mine à peu près complice. Elle m’a déclaré solennelle que cette « torture chinoise » était « vraiment très très intéressante ». Elle a ensuite ri aux éclats pas dupe au fond et s’est enfuie en sautillant…
Ils sont super ces deux-là!
Ah oui j’oubliais! Tu as gagné le respect d’Aidan quand je lui ai parlé du pepperoni manquant sur la pizza pour eux comme pour toi et moi… Il a signifié qu’il te trouvait « intéressant ».
Ils sont imparables!
En parlant de pizza… Pier et Marialucia en refont demain. Ils ont promis aux enfants et à nous puisque Aidan a vendu la mèche que la moitié des pizze puisqu’on est goinfres seraient au pepperoni pour les quatre cas désespérés…
Je salive à l’avance… pour la pizza s’entend…
Chameau!
Dromadaire; c’est plutôt toi le chameau!
Grossier personnage… Viens très tôt dans l’après-midi… Je voudrais t’ouvrir une porte sur mon univers musical…
Tu joues d’un autre instrument?
Ah! Ah! Du piano…
J’y volerai…
Dans la salle de musique Mai s’assoit sur le tabouret avec Li près d’elle. Pour se dégourdir elle entame un air classique assez difficile. Li n’aime pas plus que ça le genre mais trouve qu’elle joue bien. À la fin elle demeure immobile. Puis ses doigts entament une douce musique qui ressemble à de fines gouttes de pluie qui tombent; l’ondée devient torrentielle et le crépitement s’accélère puis le tonnerre fait tout cesser dans un silence sépulcral. Elle reprend légèrement puis se fait allègre et enlevante puis successivement chaude et passionnée pour terminer sur des notes à la fois tendres et tristes. Il la prend dans ses bras; sa gorge est nouée et il est bouleversé jusqu’au tréfonds.
Merci… de m’avoir fait écouter ton âme…
Ils ont envie de pleurer. Ils s’embrassent. Solveig et Aidan se regardent soudain graves. Ils s’embrassent aussi passionnément que ceux qu’ils imitent puis ils se sauvent en catimini ne souhaitant pas être découverts.
Tous se régalent (se gavent serait un terme plus juste) des délicieuses pizze… tout à fait parfaites. Pier et Marialucia ont droit à une ovation délirante de Solveig et Aidan et à une autre bien que moins démonstrative mais tout aussi sincère des deux autres amateurs de pepperoni. Solveig fait crouler de rire tout le monde quand elle déclare la moue consternée que tous vont engraisser… La table desservie chacun vaque à diverses activités avant la détente du soir.
Li et Mai s’isolent dans la bibliothèque en explorant passionnément cet univers livresque et échangeant sur leurs convergences et divergences. Li est aussi féru de lecture que Mai quoique son intérêt soit plus récent : dans la rue on ne lit guère et il y était resté assez longtemps pour passer deux très longs hivers. Le soir tombé ils se barricadent dans la chambre de Mai. La porte à peine refermée ils se regardent intimidés. Ils joignent leurs mains et se rapprochent. Il l’étreint à l’étouffer. Elle lui dit à l’oreille.
Je suis allée faire quelques achats que tu trouveras probablement intéressants… C’est très gênant d’en parler…
Mai profite du « oh! » Ils se déshabillent lentement en jouant à qui serait le premier en tenue d’Adam et Ève sachant qu’une seule pièce de vêtement doit être enlevée à chaque tour. Li gagne c’est-à-dire qu’il est le premier peau nue et Mai se débarrasse prestement des morceaux stratégiques qui la couvrent encore. Ils se contemplent sans se toucher en laissant le désir achever de naitre sous le regard de l’autre. Ils s’étendent sur le lit toujours sans aucun contact de leurs corps. Cela commence à devenir intenable.
J’ai acheté des gants chirurgicaux… Un gant coupé en deux pourrait te permettre sans risque de… euh!
Lécher la perle au cœur de ton être?
Mai ne répond pas mais lui tend l’objet avec hésitation. Sa gêne disparait quand il commence à exécuter…
Quand tu jouis ton sexe s’ouvre en « o » comme tes lèvres et plusieurs fois spasmodiquement… Ça m’excite…
Elle caresse de sa bouche en « oh! » et de sa main le pénis orgueilleusement dressé de son bien-aimé jusqu’à ce que sa gorge soit envahie du produit de sa jouissance…
Tu as un gant intact? J’ai envie de te faire un autre genre de caresse… J’ai une coupure non cicatrisée au doigt…
J’avais remarqué… Ne soit jamais embarrassé au chapitre des précautions… Mais je veux savoir ce que tu veux en faire avant de te le donner…
Si tu ne me le donnes pas je ne te le ferai pas… et tu ne sauras jamais ce que tu as manqué…
Elle obtempère… et il entame sa caresse protégée…
Oh!
Tu aimes?
Tu es très… hardi…
Tu veux que je supprime une partie de mes attouchements?
Non! Ça fait un peu mal… mais c’est bon…
Il accélère son triple va-et-vient… Dans un cri elle jouit violemment en se précipitant contre lui et le serrant très fort. Quand dument coiffé de la protection règlementaire il pénètre son nid d’amour en levrette cette fois (« oh!») la vulve de Mai s’embrase d’un second orgasme en crescendo de l’autre puis d’un autre encore quand il jouit en s’enfonçant encore plus profondément en elle… Jamais son être n’a connu une telle joie ni ne s’est abandonné à ce point à un homme, à un amant, à un aimé. Ils sont bouleversés au-delà des mots même ceux de l’amour. Peu après elle se jette dans ses bras en pleurant. Dans un murmure commun ils se disent leur amour encore émus dans leurs corps et ébranlés jusqu’à l’âme.
Dans l’obscurité de la nuit des mains sur ses fesses la réveillent. Elles les pétrissent rythmiquement comme un chat le fait parfois de ses pattes sur le bras ou la cuisse de son maitre. Son membre dur sillonne entre ses fesses. Elle signifie son accord en lui tendant un sésame trouvé sous l’oreiller. Son souffle se fait saccadé. Elle entreprend de se masturber pour atténuer la peur de la douleur puis la douleur elle-même quand la faisant se ployer il la possède comme un homme en prend un autre. Elle tente de réfréner le hurlement qui menace de jaillir en mordant son oreiller à s’en faire mal à la mâchoire. Elle poursuit ses caresses sur son propre corps fouaillée par la douleur et par la jouissance emmêlées. Ils éprouvent le paroxysme au même moment. Ils font des ablutions sommaires sans se regarder chacun environné d’un halo de silence infranchissable. Ils se recouchent puis s’étreignent.
Pardonne-moi… Je n’avais plus aucun contrôle… Je suis un animal…
Il pleure.
Si tu es un animal alors moi aussi… parce que j’ai aimé ça…
Elle pleure. Il allume pour la regarder avec du soulagement dans ses yeux et tout l’amour du monde.
Tout de même… c’est une éducation sexuelle en cours plutôt accélérés non?
… Si on parlait philosophie maintenant puisqu’on a déjà mangé la pizza?
Ils s’endorment épuisés plutôt.
Mai s’inscrit en musique au Cégep de Saint-Laurent. Elle peut commencer au début de septembre malgré la date d’inscription tardive. Soulagée que Mai y ait pensé par elle-même Élise a remué ciel et terre en démarches bureaucratiques. Mai ne peut quand même pas étudier à plein temps : elle est trop aisément fatiguée pour soutenir ce rythme bien que côté santé le petit miracle persiste. Inscrit en architecture au même collège » Li commence à plein temps.
Pour concilier études et travail ainsi que relations amoureuses ils décident de faire du cinquante à l’heure au lieu du deux cents… Mai choisit de demeurer à la Grande maison se renommant d’office Gardienne à temps partiel dans sa famille choisie. Li continue de vivre dans son minuscule appartement durant la semaine et de camper dans la chambre de sa dulcinée la fin de semaine et les jours de congé.
On trouve des aménagements côté transport. Élise donne des cours en après-midi surtout mais elle décide qu’un petit déjeuner au restaurant chaque matin lui permettrait de renouer avec une habitude longtemps chérie. C’est donc vers sept heures et demie qu’elles partent chaque matin non férié. Eunice ne se formalise pas outre mesure du changement. Celle-ci véhicule Élise depuis de longues années maintenant matins et soirs les jours où elle travaille. Elles sont devenues très bonnes amies au fil des ans.