Le rhombe
Louise Gauthier
Altre parentesi familiari
Piera lui tend le combiné en précisant que c’est son frère.
Père veut te voir.
Non.
Il est vieux et malade. Il ne veut pas mourir sans réparer…
Que veux-tu insinuer?
Il considère que t’avoir renié a été l’erreur de sa vie. Il souhaite ton pardon…
Jamais! Que manigances-tu Paolo?
La réconciliation de la famille…
Tu es mon seul lien familial cela me suffit amplement. Le reste est irréconciliable.
Ne peux-tu être compatissant?
Comment le pourrais-je avec cet homme?
Je reconnais que c’est ardu mais il s’est humanisé.
Ne me fais pas rire!
Tu te souviens de l’esclandre qui a entouré le choix du prénom de notre fils?
Comment pourrait-on oublier cela?
(Si Roberto avait été encore capable de se mouvoir il aurait étranglé Paolo. Faute il l’avait mis à la porte. Paolo avait refusé de vider les lieux. Le vieux en avait eu une attaque. Il s’en était remis péniblement. Père et fils avaient finalement réussi à se parler de façon à peu près civilisée. Paolo l’avait placé devant le fait accompli. Roberto impuissant avait cédé. Le petit-fils son portrait en miniature avait mis du baume sur le cœur du vieux lion.)
C’est à partir de ce moment que j’ai commencé à lui reparler de toi.
Je te signale pour mémoire que Pierpaolo est âgé de huit ans!
J’y suis allé par étapes… Il a vécu près de trois quarts de siècle! À cet âge on ne change plus si facilement! J’ai premièrement dû lui faire accepter de prononcer ton prénom autrement que du bout des lèvres ou à travers celui de notre fils puis d’y accrocher une existence actuelle. Je lui ai révélé que je t’avais revu.
Pourquoi?
Je crois que j’ai le sens de la famille…
Tu devrais soigner ça!
Paolo émet un petit rire presque contrit. Il reprend après une pause.
Quant à ta nature différente cela a été un peu plus difficile et j’ai dû payer de ma personne…
Ce qui signifie?
Je lui ai mentionné qu’être homosexuel n’empêchait aucunement l’élargissement de la famille et que tu avais un… des enfants et que moi aussi j’en avais fait deux (pardonne le mensonge) malgré cette différence. Il n’a pas paru aussi abasourdi que je m’y attendais : il m’a annoncé qu’il le savait depuis longtemps en dépit de mon mariage… Les gens parlent… J’ignore comment il a découvert cette particularité : j’ai toujours été très discret et d’une extrême prudence pourtant… Je lui ai demandé pourquoi il ne m’a pas fait subir la même médecine que toi. Il m’a avoué que si c’était à recommencer il ne t’aurait pas renié… et qu’il était maintenant trop tard pour réparer.
Pour ça il a entièrement raison!
Et qu’il ne l’a pas fait pour moi quand il a su… parce que j’étais le seul qui lui restait.
Pier vient près de hurler de souffrance. La voix tonitruante de Roberto prononçant en parlant de Paolo « il mio unico figlio » qu’il n’avait plus entendue que dans ses cauchemars lui transperce la tête aussi réellement que si plus de trente ans s’étaient évanouis d’un seul coup.
Cesse… je ne peux plus…
Je t’en prie écoute-moi jusqu’au bout! Pour prendre la relève malgré tout… Mon union avec Camilla lui a d’abord redonné tous les espoirs. Tu connais la suite. Paolo se racle la gorge avant de reprendre le fil.
Je l’ai entretenu de ta famiglia… assez originale.
Que lui as-tu raconté au juste?
Euh… j’ai d’abord révélé l’existence de ton… d’Aidan puis de Piera et enfin de Solveig et Élise… et Arnaud.
Tout de même!
J’ai essayé de lui faire comprendre ton choix de vie… et ta définition de la famiglia… Il voudrait vous rencontrer…
Sois clair!
Enfin… surtout toi et ton fils.
Ce n’est pas acceptable.
Et s’il recevait ta famiglia?
Pier ne répond pas. Paolo émet un petit rire (franc à 100 %); il a gagné la manche sans aucun doute. Pier tente de tergiverser.
Laisse-moi le temps de réfléchir.
Je te rappelle demain pour confirmer.
Tes motifs ne brillent pas par leur clarté.
Tu pourrais m’accorder le bénéfice du doute.
Paolo raccroche. Pier émet un juron peu digne de son excellente éducation. Piera le considère par-dessus ses lunettes.
Si j’ai bien compris de tes courtes réponses nous allons tous séjourner dans la Vallée d’Aoste. Ça va « barder »!
Il y a des chances…
Pier complète d’un résumé de sa conversation.
Paolo fait toujours dans la dentelle… Je me demande ce qu’il manigance.
Les motivations de mon frère sont impénétrables.
Pour le moment peut-être… mais il y a toujours une faille…
Je n’aurais pas dû céder… Le contentieux est trop vieux et devrait être relégué aux oubliettes. Je ne souhaite pas régler ces comptes-là…
En es-tu certain?
Pier la fixe les yeux ronds; il amorce une réplique puis préfère se taire.
Paolo lui annonce que Roberto accepte.
Que lui as-tu raconté?
Que son accord à la venue de ta famiglia constitue une condition rédhibitoire à la réconciliation.
« La venue »?
Je n’ai pas réussi à obtenir davantage c’est quand même mieux que rien.
Nous devrons avoir une sérieuse discussion toi et moi face à face et à huis clos.
Peut-être…
Ou nous laissons tout en l’état et nous ne venons pas ou nous faisons sortir tous les squelettes du placard! Choisis!
C’est… d’accord…
Nous atterrirons samedi en fin de matinée. J’ai réservé. Nous repartirons le surlendemain dans la soirée.
C’est court…
C’est à prendre ou à laisser.
Je t’aime…
Et moi je ne peux pas… m’empêcher de t’aimer aussi et malgré tout…
Je ne mérite pas cet amour.
Ça je m’en doute bien mais c’est comme ça.
Marialucia je me suis permis d’anticiper votre accord à vous et à Charles…
Et à quoi donc ragazzo?
Nous partons pour la Valle d’Aosta dans trois jours… Tous… Pour moins d’une semaine…
Il lui narre sa conversation avec Paolo.
Je vous demande beaucoup…
Les émotions fortes ce n’est plus tellement de mon âge… et Charles (durement atteint par l’arthrite) souffre beaucoup même s’il ne le montre pas…
Pardonne-moi! Je n’aurais pas dû présumer.
Mais d’un autre côté tu pourrais avoir besoin de mon aide. Je connais le vieux lion comme si je l’avais fait… J’en parlerai avec Charles…
Tu sembles trouver que c’est nécessaire d’y aller.
Ça l’est. Pour la paix de votre esprit… à tous les deux. C’est aussi une question de compassion… Nous faisons tous des erreurs dans notre courte vie; d’en savoir quelques-unes pardonnées peut aider à mourir en paix… Quant à celle de ton esprit jure-moi en me regardant bien en face que tu n’es plus torturé par les évènements de jadis… Prépare tes bagages au moins pour une semaine peut-être deux.
Malgré le court délai tous s’organisent pour se libérer durant une semaine peut-être deux; Marialucia et Charles aussi. Pier fait modifier les réservations en conséquence pour des billets ouverts et toujours en première classe. Sa conversation avec l’employé de la compagnie aérienne est la plus longue de toutes celles qu’il a avec les autres avant le départ et celle-ci se borne à moins d’une douzaine de mots. Arnaud est le plus affecté par l’attitude lointaine de son amour : quand Pier est présent dans la pièce où il se trouve il le contemple tout étonné de le trouver si… inaccessible mais se tait; quand Pier est absent il erre comme une âme en peine dans toute la maison et dans les jambes de tout le monde.
Cela passe la veille de l’embarquement. Après lui avoir fait vainement de beaucoup moins timides avances (plutot brutales en fait) que les jours précédents où Pier avait tout juste consenti d’un air absent à ce qu’il dorme à ses côtés Arnaud l’avait fait basculer sur le ventre et l’avait chevauché sans autre forme de procès. Pier s’était ensuite dégagé et lui avait soufflé « je vais te prendre ». Leurs yeux arrimés comme leurs corps. Je t’aime en double comme la jouissance s’épanche. Cela remet en place beaucoup de choses dans la tête de Pier. Il revient vers l’essentiel : Arnaud, Piera et Élise, en plus des enfants, de Marialucia et Charles, sa famiglia.
Après le branle-bas de combat ils partent finalement dans deux voitures dans un chaos indescriptible de bagages à entasser et d’oublis de dernière minute. Alors qu’ils sont à mi-chemin de l’aéroport on doit revenir prendre le passeport d’Arnaud que monsieur a égaré. Solveig souligne approuvée fortement par Aidan qu’on doit aussi s’arrêter au magasin de têtes… C’est de justesse qu’ils attrapent leur avion et arrivent à Torino dans un brouhaha tout autant apocalyptique : huit personnes ça déplace plus que de l’air.
Chaleureux accueil de Paolo et Camilla qui avaient aussi prévu deux voitures. Effusions, remue-ménage, chargement des bagages, déambulations jusqu’au grand départ. Pier ne voit rien du magnifique paysage. L’arrivée est silencieuse.
La villa Borghese plus de trois décennies après son départ est inébranlable et grandiose d’être environnée d’un splendide panorama montagneux. Les souvenirs qui affluent compriment la gorge de Pier. Images d’enfants à cheval sur la rampe du grand escalier et de grands éclats de rire qui se répercutent. C’est trop. Pier porte la main à son cœur pour contenir la douleur fulgurante qui l’assaille. Cela cesse. Élise inquiète de le voir soudainement blême pose la main sur son bras avec sollicitude. Il retient cette source humaine de chaleur. Ça va aller. Il cherche la main d’Arnaud et la trouve toute proche. Piera se retourne. Un baiser volant est reçu en souriant par l’embrassé. Je vous aime. Le message muet est compris des autres. Le lien tangible est perçu aussi par Paolo. Un rhombe où chaque arête est essentielle et sur lequel repose Aidan et Solveig tous sous les ailes protectrices de Marialucia et Charles. La famiglia. Paolo le comprend vraiment à ce moment-là.
Tout un étage leur a été réservé. Plusieurs domestiques veillent au transport des bagages et à leur installation. Pier ayant refusé l’aide proposée s’apprête à emménager. La porte se referme sur Paolo qui verrouille. Ils s’embrassent et s’embrasent. Ils se consacrent entièrement à leurs retrouvailles pendant un long moment. Piera attire Camilla dans sa chambre et verrouille. Elles aussi s’adonnent à cœur joie à leur passion d’occasion.
C’est devant la porte close de Pier qu’Élise croise un Aidan consterné.
Si ton père n’ouvre pas c’est qu’il n’est pas… en position de répondre…
Il baise avec Paolo?
Euh… probablement.
Et mère n’est pas non plus « en position de répondre » parce qu’elle batifole avec Camilla?
Euh… c’est ça.
Et on est à peine arrivés!
Il lève les yeux vers l’azur du haut plafond. Sa mine et ses gestes se font tragiques.
Je devrai me contenter du fichu vieux rasoir d’Arnaud : j’ai oublié le mien!
Élise retient son rire juste à temps : Aidan est pourvu d’à peine quelques poils follets au menton mais il se montre très sensible sur ce point.
Tu n’as qu’à t’occuper à autre chose ou à prendre patience si tu tiens vraiment à utiliser le rasoir de Pier.
Ah les parents!
Aidan se rend chez Arnaud mais se trompe de chambre et tombe sur Solveig à demi nue qui le met à la porte tout en lui ayant donné le temps d’admirer… Il retrouve la chambre d’Arnaud et prie l’occupant de lui prêter son trop vieux rasoir. Arnaud fourrage et farfouille dans ses bagages pas encore défaits.
Je crois que je l’ai oublié…
Ça m’étonne beaucoup!
Emprunte celui de Pier!
Ah les parents!
Aidan retombe sur Élise.
Quant à y être tu pourrais aller t’épivarder avec Arnaud!
Mais c’est une excellente idée.
Ah les parents! Ils ne pensent qu’à ça!
Aidan tout à fait scandalisé s’éloigne le port digne… Élise morte de rire regagne sa chambre et s’écroule sur le lit. Elle rejoint Arnaud et lui fait part de toute l’histoire. Celui-ci y ajoute son grain de sel. Pris d’une hilarité irrépressible il verrouille la porte. Prenant un visage de vieux satyre libidineux d’humeur gaillarde il lui susurre que l’idée est en effet fort géniale. Et il saute sur Élise qui ne s’en plaint pas bizarrement…
Après leurs très heureuses retrouvailles les deux frères fument une cigarette.
Père veut te rencontrer dans ses appartements… Dès que tu seras prêt je t’y conduirai.
J’irai seul.
Pier prend le temps d’accomplir de méticuleuses ablutions et opte pour des vêtements décontractés d’une coupe impeccable et griffée. Il noue ses toujours longs cheveux en catogan fort satisfait d’être encore épargné par la calvitie malgré ses quarante-huit ans bien sonnés et il veille à maintenir sa sveltesse athlétique. En sortant il croise Aidan qui lui emprunte son rasoir. Pier se demande pourquoi son fils semble si impatient et exaspéré puisqu’il a à peine quelques poils à raser… mais il ne lui en fait pas la remarque étant donné qu’Aidan est devenu un jeune homme susceptible. Il hausse les épaules trop préoccupé par l’entretien qui l’attend pour s’en enquérir. Revenant sur ses pas il lui tend l’objet convoité. Aidan j’aimerais que tu soignes particulièrement ton apparence pour ce premier contact avec la famille. Et tu pourrais passer le message à ta sœur. Un look plus… sobre qu’à l’accoutumée serait souhaitable. Il a pour toute réponse un rire silencieux.
Pier arpente les couloirs d’un pas assuré comme il les avait foulés quotidiennement plus de trente ans auparavant. Il frappe d’un coup sec.
Entre!
Assis dans un fauteuil Roberto est vêtu avec élégance et il a le port altier… très très loin du vieillard décrépit que lui avait fait visualiser Paolo au travers de ses propos.
Tu m’excuseras de ne pas me lever. Assieds-toi.
Pier la gorge nouée obéit et s’assoit au bord du fauteuil désigné d’un geste ample. Se reprenant il regarde Roberto en face. Toutes ces années de haine lui remontent dans l’œsophage et il en a la nausée.
Piero mon fils…
Pier maintenant et je ne suis plus ton fils.
Oui tu l’es même si j’ai voulu l’oublier et toi aussi.
Roberto reprend après un long silence.
Je te demande pardon très humblement pour l’erreur que j’ai commise.
Pourquoi as-tu laissé tant de temps passer?
J’avais… honte. Je me sentais incapable d’affronter tes yeux luisants de haine comme jadis… Tu as englobé toute la famille de ta vindicte. Ta mère… a été celle qui en a le plus souffert. Elle m’a imploré avant de mourir de conclure la paix avec toi… J’ai juré mais j’ai été incapable d’exaucer son vœu… jusqu’à maintenant. Je crois savoir qu’elle t’a écrit… malgré mon interdiction.
Je n’ai pas lu la lettre : je l’ai déchirée.
Giovanna m’a confié juste avant son décès − on règle beaucoup de comptes dans ces moments-là − que dans sa missive dont elle soupçonnait la destruction puisque tu ne lui as pas répondu elle te demandait de lui pardonner son comportement trop… puritain. Elle t’assurait de son amour le plus profond et inconditionnel… Elle m’a prié de te transmettre ce message quand je te reverrais. Voilà c’est fait…
Ma mère!
Giovanna est morte dans la paix malgré tout… Contrairement à ce que tu pensais à l’époque nous avons vécu beaucoup d’amour. Avec elle s’est éteinte la moitié de moi-même… Dans ses papiers j’ai découvert ton adresse. J’ai composé le numéro. Un homme m’a répondu que tu rentrerais dans une heure. J’ai pensé que je ne m’étais donc pas trompé et je n’ai pas rappelé.
Tu ne t’étais pas fourvoyé.
Et je n’ai pas écrit non plus.
Roberto reprend après une longue pause.
Toutefois Giovanna m’a fait comprendre que j’ai erré et que j’ai été inhumainement et inutilement cruel avec toi… Je sais que plus de vingt ans se sont écoulés depuis la mort de ta mère… J’ai été faible… Je n’ai pas eu le courage de t’affronter.
Et maintenant tu l’as?
Pas vraiment… Je me sens lâche. Je ne sais pas quoi te dire ni quoi faire pour réparer… J’ai cédé à Paolo de guerre lasse d’une certaine manière.
(Je vais étrangler de mes mains cet âne bâté!)
Quand j’ai su que tu avais un fils j’ai pensé que je pourrais un peu réparer ce que je t’ai fait…
Je ne veux pas de ton argent! Le matériel ne remplace pas l’amour. Ne sors pas ton chéquier et ne modifie pas ton testament puisque mes enfants sont tous deux à l’abri de toute nécessité pécuniaire leur vie durant. J’y ai veillé. Et ton héritage nous crachons dessus.
Tu y vas fort!
C’est comme ça. Du numéraire n’apporterait rien de plus à notre vie!
Tu parles pour ton fils?
Tu ne le connais pas!
Il n’a que quinze ans.
Et alors?
On change…
Et je n’ai pas qu’un fils j’ai une fille aussi!
Elle n’est pas de ta chair.
Cela ne revêt aucune espèce d’importance! Solveig est aussi Borghese que le sont Aidan ou Pierpaolo et Gisele. Elle est membre de ma famiglia à part entière sans restriction aucune et je l’aime tout autant qu’Aidan!
Hum! Disons une Borghese d’adoption…
Si tu veux mais Borghese quand même! Moi aussi j’ai le sens de la famille!
Ta « famiglia ». Tes enfants hériteront à parts égales tout comme Pierpaolo et Gisele; est-ce acceptable pour toi?
Pier soudain très las hausse les épaules.
Si tu y tiens vraiment et si léguer peut te soulager. Mais nous n’en avons nul besoin.
Ta progéniture avisera.
Roberto s’accorde une autre très longue pause.
Le matériel étant réglé… Je ne suis pas très à l’aise avec les sentiments…
Ça n’a jamais été le cas. Tu veux savoir comment réparer du moins un peu?
Oui.
En acceptant ma nature et en respectant mon choix de vie et en reconnaissant comme telle ma famiglia.
Tu demandes beaucoup à un vieillard qui a vécu toute sa vie dans la plus stricte tradition…
C’est le véritable prix à payer. Je ne demande rien d’autre.
C’est plus qu’honnête… Je vais faire de louables efforts pour au moins regagner ton respect… Je voudrais toutefois que tu sois plus indulgent que je ne l’ai été…
C’est-à-dire?
Que tu me pardonnes à l’avance quelques rechutes…
Pier lui tend la main. Au lieu de la poignée de main attendue Roberto enserre sa figure entre ses deux mains tavelées.
Pier mon fils…
Père…
Tu es un homme droit. Je suis très fier que tu sois issu de ma chair… Laisse-moi maintenant… mon vieux cœur.
Mon œil!
Je ne suis pas très à l’aise avec les émotions… Mais pour le cœur c’est vrai. Fais attention toi aussi : c’est courant dans la famille. Va maintenant je suis las… Nous reparlerons encore mais à un autre moment… Je rencontrerai ta famille au diner… ou plutôt un peu avant dans le grand salon…
C’est acceptable.
Pier sorti Roberto demeure immobile une très longue période. Il se décide enfin à sonner. Il est heureux que sa paralysie n’atteigne plus maintenant que la moitié inférieure de son corps un miracle. Il souhaite que Piero demeure à l’abri de ce genre de problème. Piero… Pier son fils. Obtiendrait-il son pardon avant de mourir? Roberto frissonne. Trêve de pensées ineptes vieillard sénile!
Pier aussi s’interdit de penser. Il rejoint son bien-aimé. Il pleure de souffrance et de soulagement emmêlés. Mais tout n’est pas réglé loin de là. Arnaud le cœur serré l’enserre de ses bras et de son amour : un havre c’est ce dont Pier a besoin. L’aimé s’endort épuisé la tête contre son cœur.
Vingt heures sonnent dans le grand salon au lourd décorum pour l’apéritif. Pierpaolo et Gisele dans les bras de Pier sont heureux de revoir leur « oncle » adoré. Pierpaolo est le portrait en miniature de Pier et Gisele celui de Camilla. (Rien de Paolo se dit Roberto en contemplant les figures rapprochées de son fils ainé et de son petit-fils; cela le frappe vraiment pour la première fois.) Roberto vient de faire son entrée dans la pièce. La famille de Paolo ainsi que Pier sont déjà descendus. Roberto ressent une bouffée tardive de fierté paternelle : Pier est un magnifique spécimen de la mouture familiale (et il lui ressemble). Dommage que…
Se présentent Marialucia et Charles.
Tu n’as pas changé tu es même plus belle encore…
Marialucia rit de bon cœur mais le rose aux joues.
Depuis quand fais-tu des compliments? Serais-tu en phase de t’humaniser un peu?
Peut-être…
Tu as l’air de bien te porter malgré tout.
Te voir me rend la jeunesse!
Marialucia en reste bouche bée. Roberto content de l’effet produit rit malicieusement. Il enchaine en désignant l’époux.
C’est à cause de lui que tu n’es pas revenue?
En quelque sorte…
L’amour! (Charles devient cramoisi jusqu’à la racine des cheveux.) Tu as bien fait.
Marialucia fait les présentations d’usage.
Du coin de l’œil Roberto voit Pier déposer les enfants sur le sol et se tourner vers l’entrée comme mu par un réflexe… et son sourire s’illuminer littéralement : Arnaud. Celui-ci correctement vêtu d’un complet anthracite d’une élégance certaine se tient sur le seuil visiblement intimidé… et à la recherche de Pier évidemment. Des mains qui se joignent et des lèvres aussi mais brièvement. Roberto n’en revient pas de cette… audace. Il se reprend néanmoins et serre la main dudit Arnaud en gardant les yeux fixés sur l’autre main toujours enfouie dans celle de Pier; il a remarqué la chevalière.
Derrière les deux « tourtereaux » surgissent Élise et Piera.
Cela fait une éternité Piera! Tu étais une toute petite fille. Tu ressembles à Annaclara et en possèdes l’éclat…
Il prend sa main et la baise. Une Élise rougissante subit le même traitement. Il leur souhaite la bienvenue dans sa maison.
Les derniers brillent par leur absence et se laissent désirer. Pier se sent soulagé de l’attitude de Ro… de son père. Roberto a tiqué mais au moins il s’est repris. Les conversations roulent bon train à travers le va-et-vient discret et cérémonieux des domestiques. Mais que fabriquent-ils donc? Ils se pointent justement.
Pier les fixe d’un regard noir. Solveig l’affronte des yeux et de port avec désinvolture. Aidan fait semblant de ne pas le voir… Le silence le plus total se fait. La définition de « sobriété » telle que comprise par les deux adolescents n’est manifestement pas similaire à celle de leurs pères. Ils sont vêtus de jeans (artistiquement troués) noirs et très ajustés et de chandails courts aussi sombres (troués artistiquement) très moulants. Ils portent de hautes bottines Doc Martens. Leurs coiffures sont à l’avenant… Aidan a tondu tout un côté de sa chevelure châtaigne le reste flottant librement sur ses épaules. Les cheveux blond châtain de Solveig descendent librement jusqu’aux genoux (elle ne s’était pas résignée bien que fortement tentée à leur faire subir le même sort) et serpentent le long de son corps (très très bien proportionné trouve son frère admiratif). Leur accoutrement est complété d’une paire (pour les deux) d’anneaux en argent ouvragé; Aidan en avait mis un du côté tondu et Solveig en sens opposé… Ils se figent dans l’embrasure le temps de ménager leur petit effet exhibitionniste.
Arnaud ouvre la bouche sur un « oh! » et oublie de la refermer. Piera essaie de retenir son rire; elle y parvient à moitié ce qui se traduit par un hoquet. Élise les considère avec indulgence. (Il ne s’est même pas rasé les poils au menton! Et elle a au moins préservé sa chevelure; j’en aurais fait une crise cardiaque!) Paolo et Camilla affichent des yeux parfaitement circulaires (un jour ce sera votre tour leur dédie Pier). Le paternel outré s’avance vers les ados puis passe derrière eux et leur pince la nuque; souriant mi-figue mi-raisin il entoure leurs épaules et les conduit fièrement vers Roberto.
Nos enfants Solveig et Aidan.
Les susdits défient leur grand-père de leurs regards clairs. Ils s’inclinent gravement et dignement avec un bel ensemble. Roberto sourit : visiblement ils ont préparé minutieusement leur entrée; il aime cela… et ils sont aussi magnifiques d’une beauté incomparable malgré leurs oripeaux à contre-courant.
Assez réussie votre entrée en scène…
Solveig émet un petit rire (charmant).
N’est-ce pas?
Si j’en juge par la gamme des expressions plutot oui… Pier vous a sans doute enjoint de vous vêtir sobrement?
Exactement…
Aidan approuve. Roberto l’envisage.
Dommage pour tes cheveux tout de même… On dirait que c’est récent.
Aidan acquiesce d’un signe de tête.
As-tu perdu ta langue?
Le sourire d’Aidan pétille malicieusement. Il trouve la situation plus que hautement comique. Pier émet un juron qui attire l’attention.
Paolo!
Bien… je n’ai pas jugé essentiel de lui révéler la petite particularité de ton fils… Ce n’est pas vraiment nécessaire n’est-ce pas?
Pier coincé ne peut qu’en rire jaune.
Pendant ce temps Aidan attire l’attention de Solveig et lui signale « le vieil imbécile ne sait pas ». Le regard de son petit-fils se reporte vers lui.
Le « vieil imbécile » sait maintenant.
Aidan se teinte pivoine foncé et lui présente en langage gestuel ses excuses les plus sincères… Roberto connait sa langue! Une interrogation dans les yeux.
AnnaClara ta grand-mère maternelle et également une amie très chère étaient aussi sourde-muette. Elle m’a appris…
D’un geste princier le même que Pier mais moins magnanime et portant davantage d’ampleur il chasse l’offense. Un éclat de rire tonitruant le secoue.
Si nous passions à table? Pousse mon fauteuil Aidan…
Le désigné obtempère la mine un rien piteuse et contrite. Ils s’installent dans la salle à manger aux places désignées. Roberto avait placé ses deux fils de part et d’autre; les conjointes et le conjoint suivaient. Le diner copieux et délicieux comporte de nombreux services et se déroule dans une atmosphère guindée. Tous ces domestiques savamment stylés rendent les non-habitués mal à l’aise. Après le repas ils passent au petit salon incorrectement désigné.
Aidan et Paolo entament une partie d’échecs rapidement remportée par le premier avec un sourire condescendant. Aidan a fait d’énormes progrès depuis le dernier en date des séjours de la famille de Paolo à la Grande maison l’année précédente. Roberto lui donne beaucoup de fil à retordre mais perd. Solveig s’approche de son frère et lui touche discrètement le bras. On va se promener : c’est rasant ici. D’accord ils ne font pas le poids de toute façon… Cet échange a lieu dans leur langue commune celle qu’ils sont seuls à connaitre. Bien que Roberto n’ait rien compris cette fois il devine.
Allez je ne vous retiens pas. À votre âge j’imagine que la compagnie des vieux devient vite ennuyeuse…
Ayant reçus tout de même une excellente éducation ils se gardent bien de répondre. Après les salutations d’usage ils filent.
La voix de stentor de Roberto couvre soudain le brouhaha; il apostrophe Pier.
Il est normal au moins celui-là?
Une brusque rupture dans le fracas des voix plonge la pièce dans un halo de silence oppressant. Pier profondément ulcéré le regarde sans répondre. Se reprenant péniblement (cesse de fulminer et garde ton calme serein malgré le ciel orageux : le parricide ne constitue pas une solution acceptable) il opte pour la tangente de l’arrogance.
La vie de mon fils lui appartient et sa nature ne vous concerne en rien!
… Tu as raison pardonne-moi ces propos inconsidérés et dérogatoires…
Les conciliabules reprennent. La bambinaia vient cueillir Pierpaolo et Gisele. Peu après Roberto se retire très fatigué. Paolo le reconduit à ses appartements où l’attend son fidèle et bavard valet de chambre Angelo. (Un rat obséquieux et cauteleux et adipeux le qualifiait intérieurement Paolo; de plus Angelo avait été l’artisan de sa rupture d’avec Ludovico; ils s’exécraient mutuellement.) Roberto et son domestique échangent à peine quelques mots ce soir-là. Angelo l’aide à s’installer dans son lit après sa toilette. Merci. Angelo s’incline et s’esquive.
Marialucia et Charles épuisés par les fatigues du voyage suivent de près. Arnaud et Élise montent de bonne heure. Quand le quatuor italien se forme leur duo québécois se retrouve. Las eux aussi ils s’endorment rapidement. Aidan et Solveig explorent la villa partout où les portes ne sont pas verrouillées. Tout compte fait ils préfèrent le luxe simple et sans prétention de leur foyer au décor surchargé et « décadent » et « kitsch » de la demeure ancestrale. Ils espionnent aussi pour voir qui couche avec qui. Arnaud dans la chambre d’Élise. Pier et Piera et Camilla dans celle de Paolo. Ils se retrouvent chez Solveig et devisent la tête sur le traversin pendant un bon moment puis s’endorment l’un à côté de l’autre.
Au matin Angelo dévoile les fenêtres laissant pénétrer les chauds rayons du soleil.
Bonjour Angelo… Des potins aujourd’hui?
Roberto en est friand. En fait il a organisé un réseau d’espions domestiques et sait absolument tout ce qui se passe dans sa demeure. C’est d’ailleurs grace à ses informateurs qu’il a découvert la perversion de Paolo : ses amours clandestines avec ses valets de chambre triés sur le volet mais pas toujours d’une discrétion exemplaire. Paolo les recrute en personne. La place est fort convoitée bien que de relativement courte durée, six mois au plus, les gages faramineux, le travail domestique peu contraignant, le reste plus qu’agréable : Paolo a la réputation d’être un amant hors pair. Le bouche-à-oreille faisait en sorte qu’il n’éprouvait aucune peine à trouver parure à son lit. Les informations complètes avaient été quand même difficiles à obtenir d’autant plus que « monsieur Paolo » se montrait d’une gentillesse indéfectible avec tout le monde et qu’il était dans les faits la main qui les nourrissait.
Euh… oui…
Tu sembles mal à l’aise!
C’est le cas… Je ne sais si je dois…
Pourquoi ces manières pusillanimes soudainement? Tu n’étais pas aussi tatillon quand tu me racontais les frasques ancillaires de mon cadet.
(Angelo détestait Paolo ce suppot de Satan. Il était d’ailleurs profondément scandalisé de demeurer sous le même toit que cet obscène adepte de Sodome dont il souhaitait intérieurement justice immanente qu’il périsse par où il péchait. Surtout depuis… Il avait d’ailleurs failli abréger de ses mains la vie de ce déchet lorsque son propre fils a été séduit. L’ingrat lui avait ri au nez lorsqu’il l’avait sommé de cesser sur-le-champ ces immondes et répréhensibles pratiques qui vouaient à la damnation éternelle. Il l’avait battu comme platre sans résultat : le damné avait persisté. Angelo avait sollicité un entretien auprès du sodomite. Devant son comportement d’abord désinvolte puis cinglant il l’avait menacé d’ébruiter la chose auprès de madame Camilla. L’impudent avait eu l’outrecuidance de lui rappeler que son « jeune » fils avait plus de vingt-quatre ans et demeurait par le fait même libre d’assumer ses choix. Quant au « chantage » selon le vocable employé il n’y a pas cédé : il lui avait rappelé que sa retraite dorée ou misérable approchait. Angelo avait rongé son frein par nécessité. En raison des énormes pressions qu’il avait exercées sur lui Ludovico avait quitté Sodome sans espoir de retour mais c’était mieux ainsi puisqu’il en allait de son salut éternel.)
Revenant au présent Angelo se lance : cette fois le morceau est énorme.
Hier après-midi vos fils se sont enfermés dans la chambre de monsieur Pier… et votre belle-fille s’est isolée avec madame Piera… quelques heures dans les deux cas…
Je ne vois pas en quoi…
Cette nuit les quatre l’ont passée chez monsieur Paolo…
Sous mon propre toit! Tu es certain que…
Oui… euh… les feulements audibles étaient caractéristiques (de fornications bestiales) Monsieur…
Angelo est visiblement bouleversé : de telles choses se produire… l’inceste en plus de… du reste. C’était pour lui encore plus incroyable et inadmissible et condamnable. (Puisses-tu refaire une attaque vieux fou souhaite-t-il. Lors de la deuxième s’il n’y avait eu la présence inopportune de la femme de charge il y a plusieurs années qu’il aurait pris sa retraite : à cause de cette créature il avait fallu lui porter secours. Le vieillard s’était montré généreusement reconnaissant par contre.) Roberto affiche un visage imperturbable.
Et les jeunes?
Le jeune monsieur a dormi dans la chambre de mademoiselle Solveig… On ne peut toutefois rien conclure : la femme de chambre les a trouvés encore vêtus l’un à côté de l’autre.
Bon… Passons au petit déjeuner…
Angelo s’incline et sort. Il a les oreilles pourpres. Roberto réprime un sourire. Il est tout de même outré du comportement contre nature et incestueux de ses fils et de sa belle-fille. Le mieux était de se taire toutefois : son… puritanisme avait fait bien des ravages autrefois. Puis une idée ou plutot une pensée fugace lui traverse l’esprit. Non ce n’est pas possible. C’est préférable d’attendre de posséder plus d’éléments pour élucider l’énigme qui se pose maintenant à lui très nettement.
Le lendemain se déroule à peu de choses près de la même façon mais en plus cordial. Solveig et Aidan s’assagissent légèrement. Même la présence des domestiques se fait plus légère. Paolo leur a demandé de mettre en sourdine leur ballet étant donné le malaise suscité par leur présence auprès de la « famiglia ». Roberto toutefois ne descend pas de la journée. Demain a-t-il fait transmettre par Angelo. Tous s’adonnent à diverses activités à l’extérieur et visitent ou revisitent les environs. Le soir venu le diner est tout à fait détendu. Roberto fait régner du seul fait de sa présence une extrême tension.
Pier convie Paolo à un face-à-face. Paolo accepte sans gaieté de cœur c’est manifeste. Ils s’enferment dans la bibliothèque et prennent place dans des fauteuils l’un en face de l’autre. Ils restent silencieux de longues minutes avant que Pier le belligérant se décide à passer à l’offensive.
L’image de père suggérée par tes propos est loin de correspondre à la réalité.
Je ne t’ai pas menti.
Non juste dramatisé « un peu » la situation par des insinuations. Et tu ne lui as pas fait un portrait tout à fait exact de ma famiglia… Et il n’avait pas accepté de nous recevoir tous…
Paolo garde les paupières baissées; il est visiblement sur la sellette.
Euh… J’ai donné des ordres en conséquence… Tu as quand même renoué avec père…
(Espèce d’outrecuidant olibrius!) Oui et c’est bien malgré tes manœuvres… douteuses.
« Manœuvres »! Tu y vas un peu fort!
Paolo ne relève pas mais le regarde franchement (sincère à 100 %).
Mes motifs sont honnêtes…
C’est un sophisme! Tu me demandes un acte de foi méritoire! Je veux savoir ce qui se cache derrière tes manigances insidieuses ainsi que tes motivations réelles si « honnêtes » soient-elles.
Paolo se fait hésitant.
Cesse de tourner autour du pot Paolo!
C’est difficile… Je ne suis pas aussi… direct que toi.
Ça je m’en suis rendu compte!
… Je t’aime!
Ne joue pas sur les sentiments!
Paolo se lève manifestement dans une position intenable quelque part entre l’arbre et l’écorce; il se met à faire les cent pas.
Pier je ne veux pas parler… pas maintenant… Je t’en prie.
Il avait l’air misérable (100 % crédible).
Trêve… d’élucubrations verbales! Assieds-toi!
Paolo contraint obtempère de mauvaise grâce. Pier va à la pêche ne disposant que de peu d’éléments valables.
La fortune des Borghese ne nous intéresse pas…
Paolo plonge sur sa déclaration comme les bras d’un noyé se tendent désespérément vers une bouée de sauvetage.
Je le sais… Il y a tes enfants quand même… Ce serait inéquitable pour eux.
Et Pierpaolo et Gisele?
Ce sont aussi les tiens; c’est un devoir moral…
Cela je peux le comprendre mais ça n’explique pas tout.
Oui d’une certaine façon.
Tu tergiverses encore!
Paolo a l’air de plus en plus misérable (100 % réel). Pier s’astreint à ne pas fulminer. Solveig lui dirait de respirer par le nez afin de conserver un calme serein. Il souhaite la présence d’Élise fine mouche et de Piera fin limier pour l’assister dans son dialogue de sourds aléatoire et hasardeux. Il invoque aussi Mai.
Faudra-t-il que j’emploie la « torture chinoise » pour te faire sortir de ta coquille? Tu n’étais pourtant pas ainsi avec moi du moins en apparence quand nous étions adolescents et… amis…
Pourquoi vouloir déterrer le passé?
Tu parles du passé?
Oui… Pier je t’en prie… Laisse-le là où il repose… Ce serait préférable ainsi…
Trêve de circonlocutions! Parle maintenant!
Le repentir… J’ai voulu réparer…
Et pourquoi? Et quoi?
Long silence. Pier attend le regard intransigeant. Paolo baisse les paupières. Un brasier sous les fesses le torture maintenant. Il opte en désespoir de cause pour la noyade.
J’ai tendu un piège autrefois… qui a provoqué des… conséquences… dramatiques… qui m’ont dépassé par leur ampleur…
Explique-toi!
Le matin du… drame j’ai simulé une fièvre subite… La veille j’ai interverti sciemment des papiers sur le bureau de père…
Je ne comprends pas!
Tu vivais dans ton monde intérieur et à l’intérieur d’une tour d’ivoire peu conscient de la réalité quotidienne alentour! Puisqu’il faut détailler… Je savais par ouï-dire la réputation de Lucio Genovese. C’est ce qui expliquait les ordres de père selon lesquels aucun d’entre nous ne devait sous aucun prétexte se retrouver seul avec lui étant donné que lui aussi avait entendu dire que le pianiste passait pour se régaler de jeunes éphèbes. Il s’était senti obligé de l’employer quand même afin de respecter le vœu de mère. (N’as-tu donc jamais remarqué sextuple andouille que dans les faits il lui obéissait au doigt et à l’œil!) En simulant cette inopportune ou plutot opportune maladie… je créais les conditions pour que tu te trouves seul avec lui…
Mais…
Laisse-moi finir maintenant!
Paolo toujours au supplice fixe le sol.
Je savais père un homme d’usages… Chaque soir selon un rituel immuable il préparait les documents qu’il apportait à l’usine le lendemain et ceux du surlendemain… J’ai pris quelques papiers d’une pile et je les ai insérés dans celle du lendemain…
Créant ainsi les conditions propices à son retour impromptu… Tu m’as pourtant dit avoir été jaloux de Lucio puis des autres…
C’est vrai…
Or tu m’as littéralement précipité dans ses bras… Je ne comprends plus alors…
Mais j’étais encore plus ambitieux que jaloux…
Je suis sans doute obtus… mais je trouve que c’est de plus en plus obscur… Mais pourquoi nom de Dieu!
Fermement décidé à boire la coupe jusqu’à la lie Paolo enchaine.
Quelques jours auparavant j’avais entendu père s’entretenir avec mère alors qu’ils se croyaient en tête à tête. En fait j’étais à portée d’oreille dissimulé derrière la porte ouverte. Père batissait de grands projets d’avenir… pour toi. Il voulait faire de toi son successeur à la tête des entreprises Borghese… Puisque non seulement tu étais l’ainé de la famille la succession te revenant de droit mais qu’en plus tu montrais des dispositions pour prendre la relève par le fait même de ta nature rebelle… Et jamais il n’a été question du fils cadet… comme si j’étais une quantité tout à fait négligeable… Il ne m’est pas venu à l’esprit… d’en parler directement avec toi… que père ne pouvait pas tout régenter… Et j’ai pensé que… puisqu’il l’avait décidé… ainsi serait fait… Mon plan a trop bien fonctionné… Je n’ai jamais envisagé que père te jetterait à la rue… Je croyais que cela aurait pour effet de lui faire réviser ses projets d’avenir… en ma faveur…
Paolo lève les yeux et scrute la profondeur abyssale des pupilles de son frère.
Voilà tu sais tout… Je te demande pardon… Je suis lâche et… indigne de toi…
Il se met à sangloter lamentable et pitoyable. Pier ferme les paupières. Il a l’impression d’avoir rêvé cet entretien ou plutot d’avoir cauchemardé comme le dirait Élise.
Tu as obtenu ce que tu souhaitais… Je suis confondu… Si j’avais été mis au courant des vues de père quant à mon avenir je me serais certainement révolté… Je n’ai jamais voulu vivre de cette façon…
J’ai obtenu ce que je voulais… mais pas de manière correcte et honnête… Jamais je n’ai désiré te faire souffrir je le jure!
Pour une fois je te crois… Mais pourquoi avoir laissé passer tout ce temps?
J’ai essayé d’oublier la… honte que je ressentais… de me justifier auprès de ma conscience… par ta réussite… Marialucia me tenait au courant des grandes lignes de ta vie… par le bonheur que tu as trouvé malgré tout… Je croyais avoir réussi à escamoter ce pan du passé…
Alors?
Mes enfants… que tu as accepté de concevoir alors que je ne le pouvais pas. Ta droiture. Ton intégrité sans faille… et ton amour indéfectible… m’ont remis ce… crime en pleine figure… J’ai voulu tout réparer… pour pouvoir encore me regarder en face dans un miroir…
Paolo se tait. Pier se lève en apparence sereinement calme et la figure placide empreinte d’un regard insondable mais d’une parfaite neutralité sans aucune trace acrimonieuse et se maitrisant parfaitement. Paolo émet un subtil soupir de soulagement. Sans signes avant-coureurs donc Pier gratifie son frère d’un direct au menton digne d’un champion pugiliste. Le fauteuil et Paolo basculent.
De Charybde en Scylla. Pier sort de la pièce et à grandes enjambées résolues se rend chez le vieil homme. Il entre en trombe dans la chambre. Roberto lit à la lueur d’une lampe tamisée d’un abat-jour. Il examine par-dessus ses lunettes l’importun tendu et livide. Marmoréen il est apparemment peu surpris de son intrusion.
Je vois que tu t’es expliqué avec ton frère…
Tu avais… deviné ça! Tu le… savais! Tu es un… salaud! Un… immonde salaud!
Pier se met à sangloter puis le cœur flagellé et les jambes coupées se laisse tomber sur le sol.
Il fallait que Paolo parle auparavant…
Tu as volontairement dressé l’un contre l’autre deux frères en espérant que le plus habile l’emporterait et pourrait prendre ta succession! Tu as fait ça à tes fils! C’est… machiavélique! Tu es un monstre!
Pier le scrute intensément avec toute sa haine canalisée dans les yeux. Le dos de Roberto se voute; il parait soudain incroyablement vieux. Pier incrédule voit les larmes perler sur les joues couperosées.
Je l’ai fait… et je suis un monstre.
Roberto d’une voix chevrotante confirme aussi les soupçons de Pier.
Ma supposée conversation avec mon épouse… était destinée à Paolo. J’avais senti sa présence attentive à proximité. J’ai fait ça… et je n’ai aucune… justification à te présenter qui pourrait atténuer ce geste… qui a tout déclenché… Giovanna…
Ne mêle pas ma mère à ça!
N’a jamais rien su…
Elle était honnête au moins…
Oui… Elle aussi je l’ai écrasée… J’ai écrasé tous ceux que… j’aimais…
Et les manigances de Paolo pour m’attirer ici étaient-elles de ton fait aussi?
Je lui ai fait croire qu’il en était l’unique instigateur… Cela me convenait…
Tu le… manipules comme une marionnette… Tu l’as toujours fait… Et pour moi aussi…
Non… Pas toi… Tu es parti… à temps…
Je te hais!
Je le mérite… je n’ai aucune justification à te présenter…
Jamais je ne pourrai te pardonner…
Pier sort le cœur carbonisé. Le dos vouté et la poitrine enserrée dans un étau il se sent lui aussi très vieux. Roberto accablé continue à larmoyer…
D’une démarche titubante, ivre de désespoir, suffocant, des étoiles gênant son regard, il arpente les couloirs sombres vers… Arnaud. Une douleur fulgurante le cisaille. Il a la sensation que son cœur se décompose en fragments acérés. Sa vision s’obscurcit brusquement. Il tangue puis perd l’équilibre et heurte une porte. Marialucia et Charles s’éveillent en sursaut. Un cri de souffrance… Pier? En robe de nuit et les cheveux défaits Marialucia émerge rapidement du lit et ouvre son mari sur ses talons. Le grand corps vacille et s’écroule foudroyé dans ses bras. Ils tombent à la renverse. Chute vertigineuse.
Charles!
L’appelé réagit rapidement. Il déplace Pier pour permettre à sa femme de se relever.
Je m’en occupe. Préviens les urgences. Avertis que c’est probablement un infarctus du myocarde. Cherche Arnaud ensuite.
Charles l’installe sur le dos. Pier inconscient est d’une pâleur cadavérique. Son sang se glace dans ses veines. Mon Dieu! Saisi d’un violent sentiment d’urgence et procédant avec diligence il desserre les vêtements de Pier à hauteur du cou et de la poitrine puis relâche la ceinture du pantalon et relève son menton (A : Air ways). Pas de respiration apparente. Il place deux doigts sur l’artère du cou : pulsations imperceptibles du pouls. Aucun signe vital! Il est… Seigneur Jésus! Pier est mort! Charles se place à genou sur le côté de Pier à hauteur du bassin (pas de douleur… draine la douleur hors de ta maudite jambe… il le faut!) et entame ce qu’il n’a jamais pratiqué en situation réelle : une réanimation cardiorespiratoire. Il se penche sur lui et insuffle entre les lèvres qu’il écarte et qu’il recouvre complètement de sa bouche deux profondes et lentes ventilations. Pas de blocage des voies respiratoires l’air passait Dieu merci! (B : Breathing). Charles se redresse sur les genoux puis les mains croisées l’une sur l’autre comprime le sternum de cinq centimètres de profondeur. Il compte cinq compressions (C : Circulation). Recommence : deux ventilations suivies de cinq compressions. Arnaud et Marialucia accourent. Ils arrivent! Marialucia organise une chaine pour les mener jusqu’ici. Arnaud remplace-moi pour la respiration artificielle. Arnaud s’agenouille mais ne sait que faire. Comme ça! Agis! Une ventilation lente pour cinq poussées! Arnaud réussit à mettre promptement son état de panique en veilleuse. C’est impératif : la vie de Pier se trouve en danger! La tête absolument vide il s’exécute en s’accordant au rythme de Charles.
Les secours arrivent très rapidement mais in extremis. Défibrillation; le cœur repart au troisième essai. Sous oxygénation et toujours inconscient Pier est étendu sur une civière puis transporté en ambulance toutes sirènes hurlantes à l’ospedale Mauriziano; Arnaud hébété reste à ses côtés en serrant convulsivement la main de son bien-aimé.
Charles et Marialucia se vêtent sommairement; de même pour Élise et Piera. Ils suivent en voiture. Camilla conduit d’une main assurée mais à grande vitesse. Le trajet leur parait interminable et se fait dans un silence lourd et tendu.
L’attente : chaque seconde accentue la montée d’angoisse dans leurs gorges serrées. Charles et Marialucia épuisés et l’air hagard prient silencieusement. Camilla fébrile fait les cent pas; ses hauts talons claquent inlassablement. Arnaud ainsi qu’Élise et Piera dévastés demeurent prostrés en attente et non vivants. Ils se lèvent d’un seul bond en apercevant le médecin qui approche d’un pas vif. Il va s’en remettre. C’est presque sûr. Rentrez. Il a repris connaissance. Trop tôt pour dire s’il subsistera des séquelles. Pas maintenant. Vous ne pouvez rien faire pour le moment. Rentrez. D’accord mais juste sa conjointe pour le veiller. Il doit se reposer. Arnaud reste. Le médecin hausse des sourcils surpris; le conjoint donc. Arnaud enserre les épaules des deux femmes. Prévenez les enfants en douceur. Le médecin qui s’impatiente et attend que le conjoint se meuve prend un air interloqué mais ne dit rien. Les autres partent à contrecœur.
Pier ressent la présence de son bien-aimé et ouvre les yeux. Arnaud… Pier… Ne parle pas. Repose-toi mon amour. Je veille sur toi. Je t’aime. Pier referme les yeux; ses traits sont détendus par la proximité de l’être aimé. Arnaud enserre sa main entre les siennes; tout l’amour du monde existe dans son regard posé sur lui. Le médecin s’éclipse discrètement après avoir consulté un moment le moniteur (tout va bien) : d’autres urgentes urgences le requièrent. La veille commence ponctuée par les apparitions de l’infirmière de service. Obligeante elle lui apporte une chaise à son deuxième passage. Merci. Elle le gratifie d’un sourire sincère. Il va s’en remettre votre amour. Elle s’éloigne d’un pas alerte.
Piera, Élise et les enfants, sa famiglia, peuvent le voir le lendemain (Pier se sent comme broyé de l’intérieur mais affiche la grande forme) une personne à la fois et très brièvement avait exigé l’autoritaire infirmière les sourcils froncés qui avait pris la relève. Je vous aime. Marialucia et Charles viennent pour une courte visite le surlendemain. Vous m’avez sauvé la vie merci. Il n’y avait rien d’autre à dire. Tout le reste est remis à plus tard. Pas Paolo tout de suite. Convalescence rapide à la villa Borghese si loin de la Grande maison.
Marialucia reste… on doit parler.
Pier lui raconte tout calmement presque mot à mot. Pas de haine juste une énorme lassitude. Elle demeure coite de longues minutes après qu’il se soit tu. Atterrée elle ne comprend que trop bien…
Tu ne sembles pas… surprise.
Non… Je connais mon cousin… Ton père n’est pas un monstre. Il est le produit de son éducation. Il n’a pas eu une vie facile… Cela est une autre histoire…
Cela ne justifie rien…
Oui d’une certaine façon. Son éducation l’a… conditionné à n’avoir qu’un seul but…
Qui est le pouvoir.
Mais non! La famille et sa perpétuation… le pouvoir et la richesse y sont subordonnés… Cette mission dépasse toute autre priorité… Et prime sur toute autre considération même sur l’amour qu’il porte à ses propres enfants…
L’amour! Parlons-en!
Ne doute pas qu’il t’aime et qu’il aime ton frère à sa façon… Mais c’est secondaire pour lui… Du moins ça l’était…
Tu ne crois tout de même pas…
Il est sincère dans ses remords. La mort de Giovanna lui a fait réaliser beaucoup de choses.
Mais il a continué ses…
À son âge on ne change pas si facilement… C’est devenu une seconde nature…
Il a atteint son but!
Et il croit qu’il a perdu ses fils… Il ne tardera pas à mourir dans l’état où il est actuellement.
Marialucia!
Réfléchis Pier… Sois compatissant… et pardonne… pour qu’il vive… et toi aussi…
Je voudrais voir Paolo.
Paolo articule péniblement; son frère ayant sérieusement amoché sa mâchoire.
Ne dis rien. Assieds-toi près de moi et écoute.
Pier lui narre la suite de ce « beau gâchis » et sa conversation avec Marialucia. Paolo anéanti perpétue le silence.
Redresse-toi et affronte la situation! C’est ainsi.
Père a raison… Tu es parti à temps toi…
Toi aussi tu as le sens de la famille…
Pas de cette façon!
Je sais…
Comment poursuivre sachant cela?
Pour la même raison… Perpétuer la famille. Pierpaolo et Gisele… et peut-être quelques autres à ce que j’ai cru comprendre…
Euh…
Il faut pardonner…
Non.
Tu le dois et pour la même raison… et pour qu’il vive… Fais preuve de mansuétude Paolo… Il n’est pas dénué d’amour pour nous malgré tout.
Père…
Pier? Paolo?
Silence qui s’éternise. Ses fils sont de part et d’autre de son lit… Les têtes sur ses épaules et leurs mains liées. Roberto pose les siennes tremblantes sur elles. Aucun mot. La vie doit reprendre son cours toute haine exonérée et jamais plus de fêlure intérieure béante à colmater.
Et la vie continue différente toutefois là-bas. Ils rentrent plus soudés que jamais. Enfin chez nous. Je vous aime.
Pierre angulaire Pier est forcé de prendre soin de sa précieuse personne par une kyrielle de mesures draconiennes prises par des gardes-chiourmes vigilants et incorruptibles et invincibles regroupés en association la Société Protectrice de Pier contre Pier. La SPPCP veille au grain… jusqu’à exaspérer au plus haut point le sujet de cette surveillance sans faille. Pier doit se résigner de guerre lasse à y aller mollo dans ses activités (n’incluant heureusement pas les sexuelles!) en pratiquant la méthode « une-tâche-à-la-fois » et à cesser de fumer complètement sous peine de subir les foudres des uns et des autres qui réduisent radicalement leur propre consommation afin de donner l’exemple et à faire attention à son alimentation (plus de dessert au mascarpone la base du tiramisu composée de crème extrêmement riche avec du sucre et du cognac) et à modérer ses activités physiques (à ton âge on ne devient plus Monsieur Univers… et tu es toujours aussi magnifique lui précise Arnaud) et mêmes professionnelles (il presse ses associés de recruter une relève; le couple en est d’ailleurs à la veille de songer à prendre sa retraite afin de profiter davantage du temps qui reste…)!
Camilla subit une fausse couche cette année-là. L’année suivante et exactement neuf mois et des poussières après le séjour de la famiglia à la villa Borghese elle donne naissance à des jumeaux un garçon et une fille. Pierlucio tient beaucoup de Camilla. Pieralucia cumule des traits de sa mère et de son père… Pier. Roberto a compris le processus… Il conclut que Paolo a trouvé une façon… originale afin de pallier son handicap.
Roberto était au courant bien qu’ils aient tout mis en œuvre pour sauver les apparences et que bien avant la naissance de leur premier enfant le mariage battait de l’aile : Paolo et Camilla non seulement ne partageaient plus le lit mais étaient sur le point de divorcer. Il s’en était réjoui alors espérant que sa prochaine belle-fille serait fertile et il se promettait de faire pression sur Paolo pour qu’il y en ait une autre malgré les… tendances perverses de son fils. L’arrivée au monde de Pierpaolo avait bouleversé les paramètres de la situation. Camilla n’était donc pas stérile! Lors du premier séjour de Pier des doutes l’ont assailli. Après la fausse couche les présomptions se sont confirmées. Consécutives à la naissance des jumeaux elles se sont muées en certitude. Par une aberration de la nature Paolo était infécond. Et c’était Pier qui procréait. Roberto ne s’en est ouvert à personne. Cela n’avait d’ailleurs plus d’importance sa mission étant remplie : Pierpaolo, Gisele, Pierlucio, Pieralucia, Aidan… et Solveig, les jeunes pousses Borghese.
Roberto s’éteint en douceur et dans la paix peu après la venue au monde des jumeaux. Il est mort assuré de la perpétuation de la famille… et de l’amour de ses fils.
Angelo a pris sa retraite (dorée du fait du défunt Roberto). Il ne veut pas rester une minute de plus dans ce qui était devenu pour lui la casa del diavolo. Tous les autres domestiques ont jubilé. Sa langue venimeuse avait entrainé moult drames et tragédies.