Le rhombe
Louise Gauthier
Molto più tardi
Pour ceux qui vivent avec une personne qui fait face à sa mort qu’y a-t-il d’autre à faire que l’aimer? Lui donner tout l’amour qui habite notre être pour adoucir même si peu le temps de l’agonie. Qu’y a-t-il d’autre à faire que d’écouter, que de répondre avec sincérité à ses interrogations, à ses doutes, échos de nos propres questionnements, de nos profondes incertitudes. Au fil de la décennie suivante une douzaine d’autres enfants et adolescents ont trouvé refuge à la Grande maison; pour eux le remède miracle ne l’a pas été. Rhonda. Juliette. Pierre. René. Simon. Tanh. Armelle. John. Jose. Jean-Philippe. Morane. Audrey. Plus qu’une ribambelle de prénoms. Les résidents de la Grande maison ont accueilli ces enfants tout simplement parce qu’il fallait que quelqu’un le fasse. Ils sont convaincus que ce qui compte vraiment dans la vie est ce que nous faisons dans cette réalité et à ce moment. Pour le rhombe l’amour est concret. Ces enfants ont croisé leurs chemins lors de leurs derniers kilomètres et la famiglia a tenté chaque membre à sa manière de rendre la mort inéluctable plus douce à ces parias de la société; sauf pour un microscopique noyau de gens ils étaient des damnés. Ceux qui possédaient tout ont donné sans compter à ceux à qui il ne restait rien et ont contribué à leur rendre ou à les aider à conserver la seule chose qui demeure encore même quand on a perdu l’espoir : sa dignité. Leur foyer a été un refuge pour ces délaissés de la vie et ceux-ci leur ont rendu au centuple l’amour qui les entourait. Mais même cela n’était pas nécessaire; il fallait juste le faire; c’était mathématique et logique inscrit dans l’ordre des choses.
La partie de la fortune inattendue que Roberto a légué en propre à Pier a été consacrée à concrétiser la Fondation Borghese (le philanthrope n’était pas particulièrement imbu de modestie et d’humilité) à qui il a confié la gestion du portefeuille d’investissements faits avec la moindre parcelle de cette manne. L’OSBL est administré par un groupe de personnes socialement engagées et soigneusement choisies pour leur implication auprès des enfants atteints du SIDA.
Par un beau soir de juin se tient le bal de fin d’études d’Aidan seize ans maintenant. Deux ans plus tôt Solveig avait boudé cette tradition désuète (« out ») qui était pourtant de plus en plus remise au gout du jour par la génération montante. Solveig et Aidan ont personnellement veillé à l’organisation de l’évènement qui se déroulerait dans le grand salon et la salle de réception récemment rajeunis en prévision de cette occasion. Ils ont composé en grand − Pier leur avait attribué une somme forfaitaire importante pour défrayer les couts afférents − mais s’étaient montrés responsables et avaient fait preuve de discernement.
Ils avaient signifié à leurs pères qu’ils ne souhaitaient pas apercevoir d’adultes rôdant aux alentours n’étant plus à l’âge ni à l’époque des chaperons. Pier et Arnaud ont ri de bon cœur; Élise et Piera un peu moins mais elles ont cédé sous la pression conjuguée des maintenant jeunes adultes. Les seules exigences qui ont été maintenues celles-ci incontournables puisqu’il s’agissait de sécurité ont été que les parents viennent cueillir leurs rejetons au plus tard à trois heures du matin étant donné que la soirée serait libéralement arrosée et voulant éviter de malheureux accidents initiés par l’alcool, et que la piscine reste verrouillée pour les mêmes raisons.
Aidan ressemble de plus en plus à son père au même âge sauf pour les yeux qui irisent tels ceux de sa mère. En contemplant son fils qui descend l’escalier revêtu de sa « tenue de soirée » et ses cheveux longs noués en queue de cheval − sauf pour une mèche d’un violet vif qui barre sa joue gauche jusqu’à sa mâchoire carrée et volontaire que Pier qualifie intérieurement d’excentrique… mais originale − Pier est envahi d’un sentiment de fierté incommensurable. Aidan habité d’une prestance orgueilleuse est d’une beauté à couper le souffle est d’une élégance folle − malgré les horribles bottines qu’il s’obstine à porter quelque soit sa tenue vestimentaire ainsi que ses cils passés au khôl constate Pier.
Arnaud rejoint Pier dans le vestibule. Solveig descend. La jeune… femme mince et élégante s’avance l’air et le geste de défier le monde. Il y a de quoi et Arnaud l’examine les yeux quasiment exorbités. Sa minuscule robe noire ne cache virtuellement rien de ses trésors : le décolleté en V chute vertigineusement au nombril et la jupe remonte si haut que ses cheveux dénoués qui descendent plus bas que les genoux dépassent très largement l’ourlet. Une mèche complètement argentée sillonne encadrant son sein gauche et ses hanches en accentuant l’effet de sensualité sauvage complétée par son regard aux cils allongés teints au mascara. Des bas de dentelle noirs juchés sur de hauts talons mettent en valeur ses jambes fines interminables et s’arrêtent aux jarretelles noires aussi qui dépassent intentionnellement de la robe. Elle est tout à fait indécente! Arnaud se racle la gorge prêt à lui signifier son désaccord pour cet… accoutrement inapproprié. Pier se rapproche de son bien-aimé et chuchote.
Ne dis rien… N’est-elle pas magnifique?
Oui mais…
Ne joue pas au père protecteur mon amour…
Solveig s’incline devant les deux hommes silencieux et admiratifs puis rejoint son frère ses aiguilles claquant décidément sur le parquet du vestibule.
Vers quatre heures du matin Pier s’éveille. Arnaud dort paisiblement à ses côtés. Voulant s’assurer du bon déroulement de la soirée il passe une vestaglia de brocart cadeau de Paolo et monte vers les appartements de son fils. Il traverse subrepticement l’antichambre et s’arrête indécis devant la porte fermée. Il détecte des signes d’activité et est intrigué par les bruits non identifiables qu’il entend. Pier avait exigé qu’Aidan ne s’enferme jamais pour des raisons de sécurité en raison de son handicap et Aidan avait imposé en retour que son père ainsi que tous les autres respectent son intimité c’est-à-dire que si c’était fermé personne n’entrait sous aucun prétexte; au pire on pouvait glisser un message sous la porte close et attendre ou encore revenir sauf en cas d’extrême urgence.
Pier fait résolument demi-tour. C’est sa sœur! Enfin presque. En un éclair il se revoit au même âge embrassant passionnément Lucio puis le jeu tout aussi enlevant qui s’était ensuivi. Sa belle figure s’éclaire et il sourit intérieurement. Nous sommes des… sybarites! Il retourne se coucher. Arnaud ronfle légèrement. Pier effleure de ses lèvres les paupières de son amour. Arnaud se blottit dans ses bras. Le sommeil le rejoint et il s’endort le sourire aux lèvres.