Sélectionner une page

Nouaisons

Précédé de Trop tôt…  Suivi de … Trop tard

Louise Gauthier

Quartette

Jean-François la découvre inerte au matin gisant à plat ventre sur le carrelage de la salle de bain. Sa robe de nuit grise entortillée autour de ses jambes nues. Saisi d’une appréhension glacée il palit et réfrène de peine le sursaut de panique. Il compose fébrilement le 911 et demande de l’aide. On lui indique succinctement que faire en attendant l’arrivée des secours. Il retourne le maigre corps de sa mère sur le côté et s’assure que les voies respiratoires ne sont pas obstruées et que son cœur bat et qu’elle respire. Tout semble aller hormis cet état comateux livide inquiétant. Visiblement et olfactivement elle avait été secouée par des vomissements. Les secours interviennent rapidement mais il a tout de même eu le temps de faire un nettoyage sommaire. Le bref interrogatoire n’entraine que des points d’interrogation en réponse. C’est lorsqu’ils la déplacent sur la civière qu’il découvre le flacon de pilules vide. Il le donne aux ambulanciers et leur précise que sa mère souffre en plus d’une dépendance à l’alcool.

Black-out total qui devait avoir duré plusieurs heures à en juger par ses membres ankylosés et son cerveau vaseux et sa gorge fripée; Jean-François est assis sur une chaise de plastique raide dans la salle d’attente aux odeurs anesthésiantes de l’urgence. Désorienté il se met à sa recherche. Elle git sur un lit roulant au coude d’un corridor vert maladif à l’éclairage glauque. Ses yeux grands ouverts fixent le plafond; son teint naturellement doré est pour l’heure jaunatre. Sa gorge se noue. Il entrelace ses doigts aux siens. La voix est basse et rauque et sifflante.

La dose n’était pas létale… J’ai raté ça aussi.

Pourquoi maman?

Pour que tu puisses vivre sans te préoccuper des scories. Tu t’occupes de tout et de moi avec en boulet au pied. Tu t’apprêtes à chercher un emploi au lieu d’étudier à l’université comme tu le prévoyais avant que la vie familiale ne se dégrade.

J’irai à l’université plus tard probablement à temps partiel. Ce n’est pas dramatique. Et rien ne vaut perdre une vie précieuse.

Les larmes s’épanchent teintes d’amertume. Les siennes aussi pointent à l’orée des cils.

Tu n’es pas un rebut! Tu es ma mère et je t’aime! Tu dois cesser de boire!

Tous les jours que Dieu fait j’essaye… C’est sans issue depuis qu’il est parti…

Il l’interrompt sèchement et crache véhément.

C’est un salaud et tu le sais au fond de toi! Il a tout fait pour te détruire et moi avec mais tu m’as toujours protégé. Il aurait fini par nous tuer tous les deux. En es-tu consciente?

Il plonge son regard dans le sien. Une infirmière vient contrôler le débit du soluté. Le silence perdure longtemps après son départ.

Au début de notre mariage il n’était pas comme ça. C’est lorsqu’il a perdu son travail qu’il a commencé à nous faire subir ses frustrations. Probablement que s’il avait pu se replacer ailleurs malgré son âge les choses se seraient présentées différemment… Mais il est parti avec cette femme… Je l’aimais malgré tout… Et il m’a jeté telle une vieille chaussette pour mettre la neuve… Et il a abandonné son fils…

Ce sont des faits. Ça ne fait pas de toi une personne juste bonne à jeter! Tu t’enfermes dans ton noir désespoir au lieu de refaire ta vie meilleure. Et tu le recrées dans ton délire délétère pour perpétuer du sans issue. Ce n’est pas toi qui vitupères sur ma relation « contre nature » avec mon « mignon » et mon amour « indécrassable » pour ma « négresse » c’est lui!

J’ai tout gâché. Je suis devenue une porte-malheur… C’est trop tard maintenant… Je ne sais pas quoi faire… Je me sens claquemurée à l’intérieur de moi entre l’arbre et l’écorce…

Accepte de l’aide.

Non. J’ai honte… Je ne veux pas que ma vie soit scrutée à la loupe… C’est trop sordide; c’est une autre déchéance…

Alors ramasse-toi! Je peux même tenir le porte-poussière!

Elle sourit à travers ses pleurs. D’infimes lucioles animent ses prunelles autrement voilées. De longues heures muettes suivent ponctuées par le va-et-vient médical; d’une certaine façon jamais ils n’avaient été si proches.

Jean-François tes liens avec Océane et Louis… Disons que ce n’est pas ce que j’aurais vraiment souhaité pour mon fils mais je comprends je crois. Et je respecte tes choix.

Vingt-quatre heures passent en tête à tête et entre parenthèses. Jean-François n’a qu’un très mince espoir que la situation évolue. Jamais il n’a aspiré autant à se tromper. Elle ne boit pas une seule goutte d’alcool pendant une semaine. Elle passe presque tout son temps à récurer et à faire reluire leur nid et à cuisiner et à prendre d’interminables bains pour laver toutes ses négligences corporelles antérieures puis se retrouve face au vide un soir que son fils est chez son amant.

Au milieu de la nuit le timbre lui vrille dans les oreilles; Morgane prend le combiné. Elle ne comprend rien aux propos inintelligibles hormis « Jean-François » lancé plusieurs fois à l’intérieur du charabia colérique. L’interlocutrice confuse raccroche. Morgane fixe l’objet désormais muet de longues secondes. Intuitivement alarmée toutefois elle se rend vivement chez son fils.

Jean-François!

L’appelé ouvre au bout d’un long moment l’air d’un hibou. Il a revêtu à la hâte le peignoir de Louis.

J’ai reçu un appel téléphonique inquiétant je crois. Une femme. Je n’ai rien compris d’autre que ton prénom.

Jean-François blêmit. Morgane l’interroge de ses sourcils froncés.

Ma mère… souffre d’une dépendance à l’alcool.

Il lui claque la porte au nez et se revêt en vitesse et part encore plus rapidement. Morgane s’assoit au bord du lit. Louis lui raconte tout ce qu’il sait de la situation y compris les derniers évènements.

Peut-être qu’un travail qui n’est pas trop contraignant aiderait. Cela la forcerait à sortir de la maison et l’obligerait du fait à se présenter sobre…

Jean-François hausse des épaules désabusées lorsque Louis lui fait part de l’idée de Morgane au lendemain d’une nuit grise où il n’a réussi qu’à se tourner d’un côté puis de l’autre. La veille il l’avait aidé à se coucher; une habitude. Il avait caressé son front. Il avait tenté de dénouer sa gorge en buvant de l’eau. Il s’était étendu par-dessus les couvertures tout habillé. Il avait fait des cauchemars agités à en juger par l’état du champ de bataille au matin.

Morgane téléphone à Laure au commencement de l’après-midi. Jean-François lui avait indiqué que celle-ci était habituellement parlable à cette période de la journée. C’était le cas.

Je recherche une assistante.

Jean-François m’en a parlé…

Les contrats affluent et je manque de temps pour courir boutiques, ventes aux enchères, fournisseurs, et cætera; l’engagement d’une aide devient essentiel et nécessaire.

Mais…

Je n’ai toutefois pas les moyens d’offrir des émoluments faramineux mais nous pourrions nous rencontrer autour d’un café d’ici une heure peut-être? Et je vous expliquerai en long et en large ce que j’attends de mon assistante. Et si cela vous intéresse c’est tant mieux!

Merci…

J’ai vraiment besoin d’une bouée…

Et c’est ainsi que la carène est colmatée et le navire rescapé du naufrage.

La vie reprend son fil. La crise entre Catherine et Louis appartient désormais au passé. Les liens se resserrent entre eux mais aussi entre Jean-François et Océane. Sans trop de zones de turbulence puisque chacun laisse à l’autre l’espace qu’il revendique ou qu’elle réclame. C’est primordial et incontournable. Ils ne s’en aiment que davantage en respectant l’autre.

Le dernier semestre scolaire s’éternise puis se clôt. Enfin se fait l’envolée dans le vaste monde la peur au ventre. Louis décroche un poste de programmeur dans une banque. Catherine trouve un emploi de technicienne dans une commission scolaire. Son travail lui fait sillonner la ville à la rescousse des écoles aux prises avec le « fameux » virage informatique. Océane commence à travailler pour une petite entreprise mais décide de partir au bout d’un mois harcelée (encore!) de près par son patron « aussi adipeux que l’autre! » Elle retourne à ses premières amours engagée en tant que « technicienne-à-tout-faire » au département d’informatique de son ancien collège.

Jean-François opte pour des études en robotique et intelligence artificielle à l’Université de Montréal. C’est Océane qui l’en convainc. Il avait commencé par une recherche intensive de job qui s’était avérée infructueuse.

En réalisant quelques « chefs-d’œuvre » de plus pour Morgane je peux t’aider financièrement.

Non.

Mange ton orgueil c’est un investissement.

Et toi?

Je ne souhaite pas poursuivre ma scolarité du moins pour le moment; j’ai d’autres priorités.

Qui sont?

Ne change pas de sujet : on parlera de cela plus tard.

Je ne veux pas vivre à tes crochets!

Et qu’as-tu vraiment contre eux?

Jean-François ne trouve pas de réplique plus intelligente à cette question massue ce qui referme définitivement la discussion.

Dans les projets d’avenir qu’ils envisagent ils sont toujours inextricablement liés. Jean-François suggère qu’ils puissent cohabiter tous les quatre puisque « cela réduirait les frais et faciliterait nos échanges entre autres ». Ils dénichent un logement de huit pièces à proximité du métro.

Louis conserve en sus son pied-à-terre chez sa mère où il retrouve parfois Louise en torrides intermèdes profondément appréciés de part et d’autre. « Tu es mon roi soleil » lui murmure-t-elle souvent la tête posée sur sa poitrine à l’endroit du cœur languide de ses royales faveurs. « Et toi ma dame de cœur » lui répond-il affectueusement en l’enceignant dans l’arc de ses bras réunis. Leur amitié teintée amoureuse perdure au fil des saisons.

Au départ chacun des quatre mousquetaires dispose de sa chambre personnelle. Et il y a quelques quiproquos inévitables lors de leurs allées et venues noctambules. Tel le soir où croyant son homme seul Catherine tombe en plein ébat homosexuel. Elle se retire discrètement mais zyeute « un peu » avant de refermer la porte histoire de se rendre compte. C’est très sensuel. Et celui où Jean-François reluque un long moment les amours lesbiennes olé-olé. Elles le mettent à la porte en pouffant. Et cætera. Ce n’est toutefois qu’un mois après leur emménagement qu’ils osent bien que sans concertation envisager l’évolution de leurs relations fort prévisible au demeurant ou plutôt la levée des dernières barrières qui subsistaient entre eux. Ce soir-là ils ont décidé spontanément de fêter. Pourquoi faudrait-il absolument une raison pour festoyer à part le plaisir d’être ensemble? Ils se sont concoctés un délicieux repas soit des spaghettis « al dente » sauce Louis appréciés à l’unanimité même si le chef a un peu trop forcé sur les piments. Ils ont débouché quelques bouteilles de vin et ont ensuite siroté un digestif en écoutant Genesis. Jean-François bouscule un peu l’ordre des choses en s’assoyant à côté de Catherine un bras autour de ses épaules. Elle ne proteste pas. Louis usurpe la place d’Océane et s’assoit sur le sol la tête sur les genoux de Jean-François. Océane adopte la même position une main dans celle de Louis et appuie sa joue sur les cuisses de Catherine. Les doigts emmêlés de Louis et d’Océane se joignent à ceux de Catherine et Jean-François. Ils se sentent émus de cette intimité nouvelle. Quand Jean-François l’embrasse Catherine lui rend passionnément son baiser de feu. Quand l’impertinent dénude sa menue poitrine elle procède à l’instar. Océane donne ses lèvres pulpeuses à Louis avec une passion égale les deux collés à leur amant et amante. Océane et Louis se dévêtent puis aident Catherine et Jean-François à faire pareil. Celui-ci jette son dévolu sur les seins de Catherine et Louis sur ceux d’Océane. Les deux jeunes femmes gémissent sous ces attouchements impétueux et incendiaires. Océane s’agenouille entre les jambes de Catherine et lèche sa vulve l’amenant vers des sommets vertigineux. Louis fait miroir sur le phallus tendu à l’extrême de Jean-François avec un effet similaire. Son autre main investit l’entre-jambes d’Océane tandis que celle-ci enserre le membre viril raidi. Les gestes d’amour s’intensifient. Les mâles ne peuvent résister davantage à leur besoin de prendre et les femelles à celui de l’être et tout de suite. Dument couverts de préservatifs placés par des doigts féminins fébriles Catherine se couche sur le dos invitant par sa position Jean-François à la posséder et Océane chevauche Louis. Chaque couple est galvanisé par l’accouplement qui s’accomplit sous ses yeux. C’est en criant qu’ils laissent le plaisir grimper au zénith puis s’emparer de leur être en entier. Ils gagnent la chambre de Louis la plus proche. Une roue de caresses buccales et labiales s’ensuit. Chacun des sexes peut être comblé ne laissant aucun orphelin. Quand les deux femmes s’accolent ventre à ventre les doigts de l’une s’activant sur la vulve de l’autre, Louis se colle derrière Catherine sur le côté et Jean-François au dos d’Océane dans la même orientation que son amant. L’urgence est telle que ni l’un ni l’autre ne songe, ne serait-ce qu’un seul instant à protéger leur relation. C’est en feulant que chacun pénètre son amour; lesquelles ne demandent qu’à l’être. Profondément soudés tous les quatre dans l’acte; l’âme et le corps participant au maelström dévastant chacun des autres. Lorsqu’ils se dénouent bien plus tard les deux hommes se regardent consternés en même temps que les deux femmes en prennent vraiment conscience. Une quadruple exclamation fuse comme une seule. Ils et elles se regardent et se comprennent et se sourient. Océane résume.

Catherine souhaite faire un enfant avec toi Louis et moi avec Jean-François. Vous devrez garder ces paramètres en tête dans nos ébats futurs.

Les deux hommes acquiescent silencieusement. Ils forment un quartette maintenant. Et se sentent prêts à l’assumer.

Neuf mois et des poussières plus tard Catherine met au monde un fils qu’elle prénomme Amaury Aurèle. L’année suivante Armelle Alexandra la fille d’Océane et de Jean-François d’une délicate couleur ambre rejoint son « frère » dans le vaste monde.

Laure flanche pour la « sœur » autant qu’elle l’avait fait pour le précédent plus peut-être à cause des liens de sang. Elle est parvenue après moult rechutes à se reprendre en main et a cessé complètement de boire. Tout comme Morgane Laure gate outrageusement les deux bambins sous les mines courroucées des mères et les indulgents sourires en coin des pères. Les quatre se soudent davantage autour de leur progéniture. Ils forment une seule famille chacun et chacune bien déterminés à ce que leurs enfants ceux-là et les deux suivants s’épanouissent entourés de leur amour inconditionnel.

Morgane et Louise deviennent amies intimes… et amantes s’aperçoit Louis un soir où il rend une visite impromptue à sa mère. Les lumières-phares étaient inhabituellement éteintes ou encore n’avaient pas été allumées la noirceur tombée. Il éclaire le vestibule. Les vêtements d’extérieur de Louise et son inévitable cartable sont accrochés à la patère. Dans la cuisine plongée dans la pénombre, il distingue des reliefs de repas pour deux bien arrosé en sus. Le soupçon se mue en certitude. Il sourit intérieurement et s’éclipse discrètement. Heureux que la solitude qui pesait tant à Morgane depuis la mort de son père (sentiment qui s’était accru depuis le départ de son fils et qu’elle tentait en vain de dissimuler) devienne plus légère. Son sourire s’élargit quand il songe au « petit déjeuner pour deux » que sa mère apprêterait surement pour leur amante au lendemain matin…