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Pour hommes seulement

Variations sur la nature

Louise Gauthier

Il y a longtemps que je t’aime…

Qu’attends-tu pour m’embrasser?

Une incitation justement…

Ses longs cils soyeux à demi baissés depuis un bon moment se relèvent vivement à la réponse tant espérée émise d’un ton nettement soulagé. La tension jusque-là palpable se transmute. Leurs yeux s’unissent à la fois rieurs et graves. Lui se déplace avec un net empressement vers son champ d’attirance magnétique. Le bras en arc épouse ses omoplates et les doigts pressent son épaule à s’y imprimer. Baiser à saveur du calvados qu’ils venaient tout juste de siroter silencieux mais densément proches malgré la distance trop respectueuse. Baiser léger d’entrée de jeu puis insistant et envahissant. La langue pénètre sa bouche. L’élan flambé de désir fulgure au sexe. Lui pose son autre main juste là où c’était nécessaire. La réciproque aussi le devient. Lui se meut et le renverse sur canapé de cuir souple. Le poids d’un être calorifère recouvrant le sien; durci à l’entre-jambes. Ils s’enserrent en étau dans une enclave sensuelle. Leur embrassement passionné prolonge l’étreinte lascive.

Si nous nous mettions… au lit?

La virgule porte l’emphase sur l’action prometteuse d’une manière plutôt scabreuse. J’apprécie… 

C’était des points de suspension… pour reprendre mon souffle… Mais peu importe la ponctuation salée tu m’écrases!

Je consens à te libérer… sous condition… de pouvoir me repaitre… de ta nudité étalée…

D’accord pour tout ce que tu veux… et plus encore… mais pitié!

Ils reprennent spontanément leur nœud cette fois en station verticale. Siamois jusque dans la chambre éclairée par des veilleuses aux faibles halos intimes. Ils s’écartent l’un de l’autre brusquement fébriles. Les pelures tombent. Les désormais nus contrastent, s’émeuvent. Les regards effleurent et galvanisent les sens. Ils croisent le fer au mitan de leur couche hativement dégarnie. Recouvrir à fleur de chair celle de l’être follement désiré. Enfouir son nez sous l’aisselle côté cœur, humer son odeur corporelle mâle. Longues errances tactiles sur le torse duveteux strié poivre et sel. Parcours sinueux des méandres rondouillards désirables. Complémentaires ses lèvres suivent un itinéraire identique. Un pénis au garde-à-vous s’inscrit dans son cercle visuel puis dans sa gorge. Vibrant, ample, chaud, si dur. Gout salin légèrement saumatre, tendreté de la peau sous la langue. Les gémissements sourds troublent le silence en écho du plaisir donné à ses propres organes génitaux. Bien plus tard il s’étale sur le dos. Son sexe anticipe le bonheur d’être comblé. Il relève haut son bassin et ses cuisses rendant son intimité totalement accessible quand son amant surplombe.

J’aime ton accueil…

Lui pénètre en son corps et s’y enfonce jusqu’à la garde. Son regard transperce tout autant que son puissant épieu. Il s’abandonne entièrement aux assauts amoureux. Le plaisir confine parfois à la douleur. Il s’ouvre davantage à l’apogée. Lui martèle en impétueux crescendo. Et crie au faite de sa jouissance virile. Et l’aplatit de sa masse subitement lymphatique… Lui se redresse enfin, s’empare de la verge visiblement prête à le fouiller mêmement. L’autre lui indique ce qu’il veut d’une voix rauque hative comme le geste : accoté sur ses jambes et ses coudes, les bras repliés vers l’intérieur, la tête reposant sur l’oreiller, les fesses disponibles à sa convoitise. Il le ceinture, le monte, le couvre de tout son être et dedans à petites poussées vives.

J’aime comme tu me prends…

Trop vite il jouit au tréfonds intime de son amant. Il geint d’un orgasme renouvelé qui le laisse anéanti et coupé du monde sauf de la queue pulsant à l’intérieur de lui. Ils s’enlacent de corps et de langues encore tremblants de leur joute d’amour. Il a du mal à s’endormir : l’autre ronfle. Ces borborygmes irréguliers à l’intensité en dents de scie le font sourire. Il sommeille plutôt. Les vrombissements s’atténuent ou se fondent dans l’ambiance.

Émile se réveille bandé. Lui lové dans son dos l’enserre. D’un coup de rein il s’enfile sur le phallus exigeant. Ils s’accouplent silencieusement. Il trouve ça bon, d’être ainsi désiré, foui, possédé. Son désir décuple. Lui s’étire sur le ventre. Il pétrit les globes charnus, le chevauche, l’enfourche brutalement. Se déploie au long en dehors et au dedans pour mieux le savourer. Se retient pour prolonger et approfondir le plaisir. Ne peut bientôt plus tenir bride au rut, accélère le coït, se répand interminablement au fond de lui. Il voudrait se fondre en son homme. Je t’aime au bord des lèvres. Les mots figent à l’orée. Un long temps passe avant qu’ils ne se délacent à contrecœur.

« Incompatibilité sexuelle » : quel euphémisme!

Lui égrène un rire.

C’était parfaitement approprié. Dans le contexte de nos rapports aussi… Du moins pour tenter de te faire comprendre… une partie de ce que je souhaitais ardemment et depuis longtemps que tu saches; mais une déclaration assez ambiguë pour ne pas risquer de compromettre explicitement nos professionnelles relations… Une perche tendue…

Que j’ai saisi à l’intuition en risquant de m’enliser dans le marais de l’incertitude. Avocaillon!

Lorsqu’il lui avait lancé son invitation à « souper en sa demeure » Armand avait précisé que c’était afin de « célébrer son divorce ». Émile ignorait même qu’il avait convolé! Son confrère était peu disert en ce qui concernait sa vie privée… Ils œuvraient de concert depuis près de deux années pour un des plus prestigieux cabinets d’avocats spécialisés en droit criminel de la belle province. Maitre Armand Boissonneau âgé de quarante-cinq ans fermes est un coriace qui semble avoir tout vu, qui ne nage pas dans le sentiment, encore moins dans la dentelle. Cinglant dans ses interventions percutantes. Il ne laisse rien passer. Irréfutable dans ses démonstrations méticuleuses d’une rigueur mathématique et logique livrées d’une voix de stentor. Respecté par ses pairs mais redouté de ses adversaires. Un loup solitaire. Antipathique. Le physique à l’avenant, taillé à la serpe plutôt que ciselé au scalpel. Visage ingrat sous des cheveux ras. Lèvres trop charnues pour le tempérament. Corps de videur de bar engoncé dans un costume étriqué. Émile de constante fine élégance dans des complets élaborés sur mesure se faisait violence pour ne pas lui refiler l’adresse de son tailleur : il aurait été foudroyé d’un regard noir. Dans toutes les dimensions de l’obscur : les iris d’Armand visaient plus sombres que la nuit. Des yeux fascinants, expressifs, agressants pour la plupart des gens mais qui avaient attiré Émile tels des aimants. Ça et son intelligence. Et sa probité. Et tout le reste aussi finalement. Dès ses débuts à l’emploi de Trudel, Massicotte, Boissonneau et associés Émile avait été conquis par cet homme de démesure. Un amour sans espoir sous couvert de l’amitié professionnelle qui s’était amorcée presque immédiatement. Parce que ces deux êtres opposés au physique et autrement se sont retrouvés sur une longueur d’onde identique. Ils déjeunaient fréquemment ensemble dans l’un ou l’autre restaurant du centre-ville, terminaient souvent l’après-midi par un verre Chez Alexandre la plupart du temps. Discutaient à bâtons rompus de boutique surtout ou de philosophie ou de sport ou de musique mais jamais rien de vraiment personnel. Émile ignorait tout de sa vie privée. Et l’autre par ricochet ne lui avait jamais posé la moindre question sur la sienne. Sauf que ce soir tout avait basculé. En acceptant spontanément son invite impromptue Émile s’était remarqué que pour tourner le fer dans la plaie on ne peut agir plus efficacement. En franchissant le seuil du logis son hôte à son grand étonnement s’était départi d’une couche de son armure guindée tout béton : il avait souri. Nouveauté insolite, un vrai sourire et non le rictus carnassier qui lui était habituel. Les paletots accrochés à la patère, les vestons impeccablement rangés au placard du vestibule, les couvre-chaussures alignés méticuleusement sur le tapis éponge disposé à cet usage. Les boutons de col défaits et les cravates desserrées puis retirées avec soulagement. Troisième choc : l’aspect des lieux. Vaste d’une moitié d’étage le condo de grand luxe au vingt-troisième plancher d’un immeuble huppé est aménagé avec un gout certain et exquis. Sobre mais chaud et accueillant tel le sourire. Curieusement révélateur d’un aspect très enseveli de la personnalité du maitre de céans : son côté humain.

Penses-tu qu’un tout simple repas pâtes-huile-ail-tomates séchées-olives Kalamata pourrait quand même satisfaire ton palais gourmet?

Seulement si je surveille de près la mise en œuvre afin de corriger les prévisibles impairs du cuistot.

Ils avaient ri, étaient passés à la cuisine pour apprêter ledit mets « gastronomique ». Ils avaient arrosé ce « délice digne des dieux païens » d’un Valpolicella classico rosso Serègo Alighieri « pas mal du tout ». Ils avaient conclu par une simple salade de tomates roses et persil nappée d’une vinaigrette citronnée rafraichissante pour l’haleine fortement aillée avait insisté Émile. Au fur et à mesure du déroulement de leur soirée improvisée Armand avait abandonné sa grande réserve coutumière pour adopter un registre plus intime, teinté de timidité, proche d’une attitude amicale. Si Émile n’avait pas déjà été entièrement dévolu à son vis-à-vis il le serait devenu davantage ce soir-là. Il déplore n’avoir pas inventé un prétexte quelconque pour décliner ce tête-à-tête. Manifestement Armand n’était pas… Et même s’il avait été homosexuel il n’aurait pas nécessairement été attiré par sa personne. Rêve fugace d’une société où un homme pourrait sans rencontrer le mépris et subir le rejet en sus du refus possible exprimer sans crainte aucune son attrait pour un autre. Il se sentait muselé, obligé de jouer un rôle dans une « amitié masculine » sans tendresse explicite. Et pourtant il se trouvait heureux d’être là à deviser de choses et d’autres. Et même de séparation tiens donc.

Nous vivons séparés Marcelline et moi depuis deux ans. Notre fils de vingt ans partage sa vie. Il est encore aux études : il prépare médecine à ce que j’en sais. Il y a longtemps que je l’ai vu… Le divorce a été sanctionné aujourd’hui même. Elle a invoqué les motifs d’infidélité et… d’incompatibilité sexuelle. Je me sens soulagé d’enfin tourner la page définitivement. Cette union en contredisait le sens… 

Armand avait ensuite enchainé sur autre chose laissant Émile touché de la confidence mais plutôt perplexe devant l’ambiguïté de cette « incompatibilité sexuelle » non explicitée et semblait-il intentionnellement « ploguée ». Un doute s’était insinué dans son esprit. Quoi qu’il en soit l’éventail des sens que l’on y pouvait assigner comprenait une palette assez large. Ils avaient desservi et entreposé les couverts dans le lave-vaisselle. Armand lui avait offert un calvados des plus délectables, placé un disque, un des préférés d’Émile et une attention remarquée sur la chaine haute-fidélité ultra sophistiquée. Ils s’étaient installés confortablement sur le canapé. Le concerto d’Aranjuez pour guitare et orchestre de Joaquin Rodrigo. Émile avait mi-baissé les paupières et s’était laissé transporter par la musique des sphères à la fois compacte et immatérielle. Noblesse des sentiments, amour et partage, communion d’esprits complices : ce qui touche au cœur ne s’explique pas mais se ressent. Cet adagio donne l’illusion d’un dialogue subtil des proximités éthérées de leurs âmes et denses de leurs corps. Ils n’avaient plus échangé une seule phrase depuis le moment où son hôte lui avait tendu le verre généreusement empli. Émile s’était senti consumé par un brasier. Le supplicié avait tenté de se convaincre qu’il valait mieux s’esquiver illico au risque de figurer grossier plutôt que de gâcher irrémédiablement des liens qui lui étaient tout de même chers. Fuir avant que ne soit prononcée à son corps défendant l’interrogation irréparable qui s’était mise à le tarabuster… Armand l’arrache d’un baiser à ses récapitulations intérieures et antérieures.

Tu fleures une haleine du tonnerre! C’est dégoutant!

Toi pareillement alors qu’importe Monsieur le dédaigneux!

Ils s’embrassent de nouveau, se nouent encore. Émile se dégage.

Non j’ai rendez-vous à neuf heures.

Moi aussi. On prend une douche? 

Je te vois venir espèce de mi-canonique satyre libidineux à regarder ton air lubrique sans parler de ce que tu ne peux pas dissimuler!

Ne me jette pas tes trente printemps à la figure!

Viens vieux bouc…

Je vais te montrer ce qu’il peut faire ce vieil animal!

Émile détale. Armand grognant et menaçant le poursuit jusque dans la salle d’eau luxueuse et luxurieuse. La bienfaisante ondée gicle sur leurs corps. La mi-bête le ceinture par-derrière, s’empare de l’objet passablement durci de sa convoitise et le presse avidement. Le laisse ensuite orphelin alors qu’il fait une génuflexion.

Je vais lécher ton joli cul jusqu’à ce que tu me demandes grâce et pardon pour tes insultes et affronts iconoclastes…

Un gémissement répond. Il sillonne un moment puis écartant les globes fourre à l’orifice. Libérant une main, il le caresse depuis la base de la verge vers l’arrière pressant le scrotum au passage. Ses habiles manœuvres en font trembler le sujet.

Manifestement la reddition était courue d’avance.

Crosse-toi.

Ils se branlent de concert et convergent d’accord. Les jambes sciées Émile se laisse tomber à côté de son amant. Armand rit et l’enserre très fort entre ses bras. Ils entament leurs ablutions, se rasent tour à tour, se vêtent à grande vitesse. Émile grimace de rendosser ces vêtements pourtant si peu froissés lui fait observer l’autre. Ouais. Ne font que songer à se mettre quelque chose sous la dent : la ponctualité figure au code d’honneur chez Trudel, Massicotte, Boissonneau et associés. Émile Bergeron fait partie de l’anonyme « et associés ».

 

 

Huit journées interminables s’éternisent : rien, aucune allusion, pas le moindre signe de complicité. Comme si leurs relations n’étaient jamais sorties de la quelconque neutralité professionnelle. Le martyr souffre en silence incapable de percer la carapace parfaitement hermétique de Maitre Armand Boissonneau. Alors qu’ils s’entretiennent « de choses et d’autres » au bar du deuxième étage Chez Alexandre le vendredi en fin d’après-midi Émile comprend la mort dans l’âme que son désespérant amour est résolu à ce que leur idylle, à peine naissante avorte. Une simple erreur de parcours en quelque sorte. Il le quitte abruptement : trop envie de pleurer.

Émile regagne son minable pied-à-terre. Quatre murs, un matelas à la literie pêle-mêle posé à même le sol, une malle, des centaines de livres aux sujets hétéroclites émergeant de cartons ouverts jonchant le plancher nu et un unique tabouret haut pour se percher au comptoir du coin cuisine. L’ensemble parait relativement propre. Un téléphone est juché sur les annuaires; muet la plupart du temps. Un répondeur git à côté; jamais de message mais nécessaire « au cas où ». Il noie sa déprime dans un scotch potable sans plus. Ses dépenses folles bouffent presque toutes ses ressources : il consacre la majeure partie de ses revenus à satisfaire ses envies vestimentaires onéreuses; la portion congrue y passe pour acquitter les frais de sustentation et de logement. Il dine machinalement d’habituelles tartines au beurre de cacahuètes assorties d’un tout aussi prévisible litre de lait consommé à la régalade. Ce soir particulièrement sa solitude familière lui pèse lourd au cœur. À mettre trop d’attente on se retrouve inévitablement Gros-Jean comme devant. Et pourtant Armand s’était montré si… N’y comprenant nenni il se renoie d’alcool jusqu’à ce que le sommeil et la liqueur délétère fassent cesser sa neurasthénique mélancolie. Émile émerge avec une gigantesque gueule de bois et s’agenouille sur le carrelage polaire pour vomir dans la cuvette. Le satané répondeur s’enclenche au moment où son estomac pourtant vide se révulse de nouveau devant le magma répugnant. Incapable d’atteindre le combiné il écoute la voix grave de son bien-aimé.

Sushi et tempura arrosés de saké… Le reste du week-end pour échanger si tu le souhaites… Rappelle-moi… Émile je crois t’avoir blessé par mon apparente indifférence… Je t’en demande pardon…

Sa migraine s’estompe miraculeusement. Ses idées s’éclaircissent sous le froid cinglant de la douche. Il petit-déjeune d’un café brulant. Compose finalement le numéro.

Va pour la gastronomie japonaise…

Je passe te prendre à quelle heure?

On se retrouve plutôt là-bas disons à vingt?

À ta guise…

Ils raccrochent en même temps. Son cœur palpite dans sa poitrine. Il chantonne : « il y a longtemps que je t’aime… »

 

Armand est installé dans une alcove privée lorsqu’Émile le rejoint. Le sourire irradie l’encore meurtri qui en reste sans voix mais il passe outre à la main tendue, se laisse choir sur le coussin en vis-à-vis, déplie ses jambes dans l’espace sous la table. L’autre entame en réponse au camouflet.

Je suis un sauvage…

Je pencherais plutôt pour un homme des cavernes.

Émile… Je ne me sens pas très à l’aise avec les sentiments…

J’ai cru remarquer! J’ai faim.

Ils ordonnent leur pitance à la très obligeante jeune personne en kimono. Armand emplit leurs minuscules coupes de porcelaine de saké brulant. L’embacle se forme en silence. Émile prend conscience de l’embarras timide.

Raconte.

Quoi?

Ce qui t’a amené à célébrer ton divorce.

Bah… C’est de l’histoire ancienne.

Tant que ça?

Pourquoi?

Parce que je veux te connaitre pas juste Maitre Armand Boissonneau. Ce que tu vis, ce qui t’a marqué, ce qui fait que tu es devenu cet homme que… qui me regarde en ce moment.

Je ne sais pratiquement rien de toi non plus.

Pour l’instant.

L’entrée leur est servie. Ils dégustent silencieusement.

Ce sera un long récit, plutôt ennuyeux et banal…

Je suis tout ouïe.

Armand sourit, tergiverse encore. Il n’a pas l’habitude de se confier. Il décide de plonger mais beaucoup plus loin dans le passé.

Nous étions réunis autour de la grande table familiale. Mon frère Réginald et mon grand-père Armand en plus de mes parents. C’était la veille de Noël. Mon oncle paternel Gustave dit le vieux garçon est « survenu à l’improviste » pour se joindre à nos agapes un délicieux confit d’oies. Le repas a été suivi de la veillée traditionnelle au salon. Gustave m’a posé son inévitable question annuelle : « que comptes-tu faire dans la vie quand tu seras grand? » Sapeur-pompier tout comme lui était la réponse courue. Du haut de mes sept ans nouvellement raisonnables j’ai exposé fièrement le résultat de ma première longue réflexion existentielle d’une voix claironnante : « un homo » en confondant allègrement état d’être et accomplissement professionnel. Silence de mort tout d’un coup. Mon père a baissé les yeux sur ma petite personne : « un homme tu veux dire ». J’ai répété fermement : « non un homo ». « Ça veut dire quoi pour toi? » a-t-il demandé les sourcils froncés. J’ai expliqué candidement : « un homme qui peut éprouver de l’amour pour son semblable ». Sa main a étampé ma joue violemment : j’ai revolé. Ma mère Berthe a retenu son bras qui s’apprêtait à récidiver. Elle m’a défendu : « voyons Georges! À son âge il ne comprend pas tout à fait ce que cela implique! Il veut surement parler d’aimer son prochain comme soi-même tel que le préconise le Nouveau testament! Il aura tout mélangé rien de plus! » Il m’a regardé l’œil torve : « chez les Boissonneau il n’y aura jamais une autre pédale tiens-toi le pour dit » a-t-il sèchement rétorqué en se détournant. Mon oncle a pâli. Il est parti. Il n’est jamais revenu chez nous et je n’en ai plus entendu parler. Avant d’aller dormir ce soir-là j’ai cherché le terme dans le dictionnaire ainsi que l’autre d’ailleurs que j’avais ouï dans une conversation parentale au sujet de Gustave : je ne comprenais pas ce détournement de sens vélocycliste. Aussi incroyable que cela puisse paraitre je savais déjà que mon appétence et mon affectivité auraient pour objet une personne du même sexe que le mien. Ce soir-là j’avais été opposé au mépris. J’avais très bien saisi.

Il s’interrompt à l’arrivée de la jeune dame avec la tempura. Le service est accompli avec célérité et déférence. Il poursuit ensuite étant devenu incapable d’endiguer le flot.

J’ai occulté les réflexions existentielles profondes. J’ai cru longtemps que la masturbation donnait des boutons. J’ai fait des études classiques à Brébeuf. Faculté de droit, aussitôt après, à l’Université de Montréal. Je suis devenu membre du Barreau. À vingt-quatre ans et après quelques emplois insatisfaisants j’entrais chez Trudel, Massicotte et associés. Mes proches m’ont fait savoir que c’était grandement le temps de fonder une famille. Ce qui m’apparaissait tout aussi important cette mission étant subsidiaire à l’instinct de me perpétuer… (En éclair la douleur aussi soudaine qu’inattendue et dévastatrice irradie au cœur et déforme les traits de l’auditeur mais il se remet vite au diapason.) L’épouse idéale devait bien entendu faire partie de notre milieu de ville Mont-Royal. Je me suis mis en quête d’une future de la même manière que je le fais maintenant pour le recrutement. (Émile en frissonne rétrospectivement.) Oui mes entretiens avec les recrues potentielles ressemblaient à celui-là. (Émile lève les yeux vers la voute du plafond.) Armand sourit, effleure sa main. Marcelline Richer a été la seule à me défier et à m’affronter d’emblée. Ma personnalité un peu rude ne l’a pas rebutée. (Émile manque de s’étouffer.) Elle a jugé que notre alliance pourrait s’avérer des plus fructueuses. Elle avait de l’ambition et les deux pieds sur terre. Nous nous sommes juré fidélité jusqu’à ce que la mort nous sépare devant le curé de la paroisse. La noce a été célébrée en grande pompe. Nous sommes allés en Floride pour notre lune de miel…

Plongé dans ses souvenirs Armand s’absente un moment, ressasse, revient sur coussin nippon.

Notre première « nuit d’amour » relève du pur vaudeville. Elle était vierge et ignorante. J’étais puceau… enfin presque… C’est une tout autre histoire…

Il la balaie du geste et poursuit son récit libérateur.

Je me demandais ce que je faisais là dans ce lit cinq étoiles… À notre retour je n’avais pas réussi à… accomplir le devoir conjugal. Par la suite j’ai appris à conjuguer avec elle mais essentiellement grâce à des fantasmes de rapports sexuels entre hommes.

Armand termine son repas avant de reprendre. Émile attend, silencieux, captivé par le prolixe conteur.

Notre fils est né dix mois après notre mariage. Pierre Alban est ma joie de vivre, ma raison d’exister. Toute ma vie s’est concentrée autour de lui… Je…

Il s’éclaircit la gorge.

Dix-huit ans de bonheur à guider et à observer mon fils s’épanouir. Pierre Alban est l’unique être qui compte pour moi plus que tout en ce monde… Mais la destinée m’a rattrapée un premier juillet jour du grand déménagement à l’échelle de la province. Anthony a emménagé dans la maison voisine… Suite au prochain épisode romanesque; c’est bien assez de réminiscences pour ce soir.

Armand propose de terminer par un digestif. Ils sirotent, s’attardent. Pour chambrer le désir, recréer la tension sensuelle. Émile effleure sa joue.

L’homo erectus que je me sens devenir tout à coup explorerait volontiers ton antre néandertalien…

J’ignorais que tu étais un adepte de spéléologie préhistorique…

Rentrons séance tenante.

Ils règlent la note sur leur carte de crédit respective.

Ils prennent un taxi (réflexion faite la probable consommation d’alcool et le volant ne s’accordant pas Armand était arrivé par le même moyen). S’embrassent passionnément dans l’ascenseur désert. Se tripotent. Haletants, vite effeuillés, ils s’écrasent sur le lit défait à grands gestes. Les vêtements jonchent en trainée de la porte jusqu’à son pied. Cessent les attouchements pour décanter. Leurs yeux s’accouplent. Affleurements de plaisir anticipé. Armand s’agenouille sur ses cuisses le pénis brandi. Les bras d’Émile cernent son cou. Il s’empale sur le membre de son amant son propre phallus en érection collé au ventre aimant. Animés des mouvements de l’amour. Jouissance duelle à l’apogée paroxysmique.

Tu distilles le suspens autant que le plaisir.

Est-ce à dire que tu veux déjà recommencer? Que souhaites-tu : satisfaire ta libido débridée ou ta curiosité insatiable?

Les deux…

Une parenthèse érotique en forme d’histoire?

Ça pourrait m’intéresser prodigieusement…

Il se prénommait donc Anthony ce nouveau voisin. Un demi-jubilaire à peu près. Grand mais pas trop mince. Avec absolument tout aux bons endroits et l’ensemble au charme latin était à damner l’homosexuel refoulé que j’étais alors. J’avais pris quelques jours de vacances. Je me trouvais dans ma chambre, abandonné au farniente. Pour une raison ou une autre je me suis posté à la fenêtre… Bon disons que je cherchais à l’apercevoir et avec un peu de chance en maillot de bain. Et je l’ai vu sur la terrasse baignée de soleil. Il était allongé sur le ventre et entièrement dénudé. Il s’offrait aux brulants rayons d’après-midi. Après un moment il a basculé, a recouvert d’une serviette son long dard au repos. Je le zyeutais intensément. Quelques minutes plus tard il a commencé à se toucher partout. Puis dévoilé à se donner un plaisir onanique. Excité j’ai agi à l’instar. J’ai éjaculé en même temps que lui… Je vois que ça te fait de l’effet… J’aime te voir procéder…

Il rattache le fil de son récit son regard captivé par le lent va-et-vient sensuel.

Tout le mois de juillet j’ai pris congé le vendredi. Lui aussi. Quand le temps permettait les insolations je l’épiais. Ah cette manière sensuelle qu’il avait de s’enduire de lait protecteur… Et je fantasmais. Au début d’aout un vendredi de bon matin on carillonne impérativement à la porte d’entrée. « Anthony; j’habite à côté » s’est-il présenté en souriant. Beau à damner. Il m’a expliqué la raison de son coup de sonnette impromptu : « pardonnez-moi de vous déranger monsieur le voisin… J’ai un sérieux problème de plomberie… L’eau est coupée pour toute la journée… Si vous me permettiez de me servir de la douche, cela m’arrangerait : j’ai un rendez-vous important dans quelques heures… ». J’ai acquiescé à sa demande. Il est retourné chercher quelques accessoires de toilette. Je l’ai mené à la salle d’eau adjacente à ma chambre. Il m’a remercié de mon obligeance. Il a laissé la porte ouverte. J’ai difficilement détourné mon regard concupiscent de ses fesses nues… Continue à te crosser… Plutôt que d’évacuer poliment les lieux et gêné par une érection que ma robe de chambre dissimulait mal je me suis étendu avec le corps du délit invisible à sa sortie éventuelle. J’ai essayé de lire une quelconque revue juridique pour faire baisser la tension douloureuse. Il a terminé ses ablutions, s’est asséché, a contourné le lit, s’est planté, flambant nu, tout rosé, devant moi, un important centre d’intérêt à portée rapprochée de mon champ de vision. Il m’a déclaré : « épier sans vergogne mes bains de soleil j’appelle ça une violation d’intimité Monsieur l’avocat! ». Sans lever le regard, absorbé à observer hypnotiquement ce qui relevait lentement, je me suis platement excusé mais sans le moindre remords d’avoir commis ces indubitables manques de savoir-vivre. Il a ajouté : « et à l’évidence vous aimeriez bien le faire vraiment »… Il s’est approché davantage. J’ai effleuré sa toison pubienne… ainsi… Puis…

Assouvis tes bas instincts sur ma personne… Pour imager ton propos…

Voire! Il m’a soufflé, en se jetant au lit sur le dos : « joue avec moi tel que tu le souhaites depuis un bon moment… » Je vais te prendre comme je l’ai fait alors…

Armand caresse fébrilement son amant, des pieds à la tête, des doigts et de la langue, revient au cœur du corps, engloutit son pénis et le suce. Il laboure ses testicules. La semence de son homme jaillit alors qu’il jouit en criant son prénom. Armand n’en peut plus. Il lui demande de se retourner. Il l’encule jusqu’au plus profond possible. L’éperonne en râlant. S’abat sur son dos, évidé de sa substance. Émile.

Ensuite…

Je l’ai libéré de mon emprise. Il m’a ordonné de me soumettre à lui…

Armand s’agenouille puis se penche appuyé sur ses coudes. Attend. Précise.

Il m’a léché l’entre-fesse avant de me sodomiser…

Émile s’exécute. L’enfourche. Il le besogne vivement. Armand insatiable se masturbe frénétiquement. Ils s’écroulent, encore appariés, quand leur sperme s’écoule…

Tu devrais écrire des histoires à saveur pornographique… Et mieux les narrer de ta voix de basse à la radio et au cœur de la nuit…

Armand sourit, rit même. Leur cœur bat la chamade. Leur sexe palpite encore. De façon inattendue Émile voit Armand se rétracter brusquement et s’éloigner de lui. Il le retient d’un geste.

L’amour prend… l’amour donne aussi…

Le regard d’Armand le transperce durement puis s’adoucit. Il s’abandonne à cette tendresse qui le submerge, qui le déroute, si étrangère à ce qu’il pensait vivre, à ce qu’il croyait éprouver pour son énigmatique amant. Ses yeux sont si expressifs que la gorge d’Émile se noue. Il se blottit entre les bras aimés, amoureux sans le comprendre encore, qui l’enserrent à l’étouffer. Le sommeil les surprend ainsi.

Quand Armand s’éveille il cherche son amant. Le retrouve dans la salle d’eau où il se prélasse dans un bain moussant les yeux clos. Émile ressent sa présence silencieuse, l’invite du geste à le rejoindre. Armand s’installe tout proche, entoure ses épaules. Émile pose sa tête sur la poitrine. Un moment de magie. Une paix sereine. Un instant de bonheur pur. Armand laisse son cœur parler. Émile tend ses lèvres. Il les prend. Doux baiser qui transmet plus qu’aucune parole ne le ferait. Les estomacs grondent incongrument en rompant le charme. Ils s’esclaffent. S’assèchent. Le petit déjeuner s’impose gargantuesque. Émile réussit une omelette soufflée digne du plus fin palais. Armand grille du bacon croustillant à souhait. Ils dévorent comme des ogres. Jouissent de leur intimité duale. Ils terminent d’un double espresso. Lisent chacun une section du journal, nagent, folâtrent, durant de précieuses heures. Tout se colore du prisme de l’autre. C’est magique.

Je suis obligé de te fausser compagnie quelques moments… Je te rejoins à dix-sept et des poussières…

À ta guise…

Armand se rembrunit. Émile ne fait rien pour atténuer la sécheresse de la rebuffade implicite. Avant de filer il l’embrasse avec passion.

Je ne souhaite pas me confier du moins pour le moment… Sois patient avec moi…

Armand le serre à l’étouffer. Le laisse partir.

 

À la minute dite Émile effectue un retour précipité. Sa figure est d’une paleur cadavérique. De la douleur se reflète au fond et au bord du regard. Émile pose un doigt sur les lèvres aimées qui s’entrouvraient.

Un scotch triple et tes bras… J’ai besoin des deux dans l’ordre.

Armand s’exécute pour le premier. Englouti d’un trait. Et pour la seconde requête se retient de poser des questions. Attend avec une patience méritoire à l’aune de son inquiétude. Émile. Ses tremblements spasmodiques s’achèvent enfin. Armand explose.

Bon sang que se passe-t-il? Qu’est-ce qui t’arrive? On dirait que tu viens de croiser la Mort en personne!

C’est un peu cela… Mais ceci ne te concerne pas!

Armand veut renchérir. Il s’inquiète davantage.

Je t’en prie… n’insiste pas… Armand… Je t’aime.

Je t’aime.

Ils sont étonnés des derniers mots prononcés. Prématurés pour l’un. Prise de conscience d’une évidence pour l’autre. Unissent leurs yeux, puis leurs lèvres. Ils enlacent leurs âmes et leurs corps. L’amour parfois apaise un tout petit peu.

Durant mes heures perdues j’exerce une seconde profession : masseur… Aujourd’hui et pour cette journée seulement j’offre une promotion Traitement de faveur à mon premier client…

Et en quoi consiste cet invitant traitement de faveur?

Je ne le spécifie qu’en cours de cure puisqu’il varie selon les besoins…

Et le tarif exigé?

Ce sont des considérations des plus triviales! Nous verrons cela plus tard mon bon ami.

C’est tentant…

J’offre une garantie : nenni à défrayer si le massé ne se montre pas entièrement satisfait… Dans la chambre!

Le thérapeute improvisé couvre le lit d’un drap de tissu éponge. Enjoint son premier patient à se dévêtir intégralement.

Commence aussi à le faire.

Mais…

C’est pour la liberté de mouvement… Étalez-vous sur le ventre cher monsieur.

Émile obtempère. Armand le chevauche et se cale sur les cuisses. Il enduit le dos, la nuque et les épaules d’une huile odoriférante aux vertus apaisantes du lavandin. Ses phalanges et ses paumes d’une dextérité inattendue dénouent le réseau inextricable de nerfs contractés. Les effets de la thérapie se font sentir : Émile a l’impression de flotter sur un nuage étale. Le massage se poursuit sur ses fesses, ses cuisses, ses jambes, ses pieds, ses orteils. Là Émile voudrait trépasser illico de bien-être.

Bascule maintenant.

Il s’exécute languissamment. L’odeur le grise. Des mains expertes pétrissent son thorax, son ventre, ses cuisses, ses jambes, ses pieds… son sexe.

C’est le traitement de faveur…

Son pénis brandit sous les doigts si habiles. Son existence se concentre à cet endroit précis. Armand procède très lentement en douceur sensuelle. Émile voudrait mourir de jouissance érotique. L’orgasme perdure puis se renouvelle. Armand darde la langue dans sa bouche et la fourre doucement.

Je veux te prendre…

Oui mais pianissimo.

Émile se place sur le côté et se donne à lui.

Regarde-moi.

Il se tourne à demi et plonge ses prunelles dans l’abime. Son amant le met tel que souhaité. Leurs langues et leurs regards s’emmêlent inextricablement tout comme leurs corps. Armand crie au paroxysme.

C’était le prix à payer?

Presque le dixième d’un premier versement…

Je crois que je vais m’endetter à vie…

Très profitable pour moi une pratique comme toi!

Est-ce que la pizza est comprise?

C’est en extra.

Commandes-en une gigantesque et je me constitue ton esclave! Je me livre à toi pieds et poings liés.

Je viens de conclure une excellente affaire!

C’est lésionnaire! J’ai été eu par un filou et je ne peux même pas me plaindre!

Armand leur fait livrer une « très grande tout garnie mais sans poivrons et avec des artichauts sur la moitié s’il vous plait ». Ils dégustent au lit, accompagnent le tout d’une bonne bouteille de rouge prise à la régalade. Ils rotent et s’esclaffent. Australopithèques. Ils soupirent d’aise, de bonheur. Émile se cale confortablement sur plusieurs oreillers empilés ne lui en laissant qu’une. Feint d’ignorer son air furibond.

Voilà je suis fin prêt à écouter la suite de l’histoire.

J’hésite à raconter, à revivre… C’est difficile.

Mais nécessaire pourtant.

D’autres rébus me préoccupent…

Je sais. Ce n’est pas encore le temps.

Ledit se rend à contrecœur. Il rétablit le juste équilibre des appuis.

Anthony et moi avons folâtré quelques vendredis matins. Malheureusement notre relation est demeurée essentiellement érotique et n’a pu se transformer et s’approfondir. Faute de temps parce que coupée abruptement peut-être. Je ne sais pas vraiment pourquoi. Il aimait mon enthousiasme, mon ardeur, mon émerveillement un peu naïf. J’adulais tout chez lui. Anthony exerçait une profession plutôt originale. En réponse à ma question alors que nous récupérions d’une joute amoureuse passablement olé olé il m’a déclaré qu’il était « semeur de bonheur ». Interloqué je lui ai demandé de m’expliquer ce que faisait un « semeur de bonheur ». Je l’ai déjà dit mon jeune amant possédait un charme fou. Et s’en servait : il accordait ses faveurs à des « dames esseulées de troisième jeunesse » des veuves pour la plupart question d’éviter les maris jaloux. Son carnet de rendez-vous s’étalait rempli. Anthony adorait ces douces rencontres. Pour lui tout corps même marqué par l’âge avait sa beauté propre. Et il la trouvait toujours. Il revenait quand il découvrait chez son amante celle de l’âme en plus. Il s’investissait entièrement dans ses multiples liaisons en forme de tendresse et de numéraire mais pas toujours pour le dernier parce que cela s’avérait secondaire par rapport à la relation qu’ils établissaient. Il a pris soin d’ajouter quand même : « avec une femme c’est mon art si agréable est-il; avec un homme toi surtout c’est ma nature ». Sa précision m’a ému beaucoup. J’ai compris aussi ce jour-là que celle-là était loin d’être monolithique mais variait en multiple et que mon homosexualité n’allait pas à l’encontre de la nature mais s’inscrivait dans une autre dimension rien de plus. Tu vas dire que c’est d’une évidence folle mais cela m’a pris des lustres pour réellement assimiler intrinsèquement cette facette de moi.

Armand reprend son souffle, déglutit, poursuit, tristement.

Un lundi de septembre au début de soirée j’ai trouvé ma chambre saccagée. Les murs, les meubles, le lit même étaient couverts de graffitis. Le vandale avait inscrit trois douzaines de vocables orduriers pour la plupart en énormes lettres sanglantes peintes à la canette d’une écriture rageuse. C’était dans l’ordre habituel : anormal, baise-bitte, bique et bouc, birouteur, bouffe-merde, bouffe-queue, boute-selles, branleur, débauché, dragueur, dépravé, efféminé, embouti, enculé, enculeur, hommasse, hommelette, homo, homosexuel, inverti, lope, lopette, malade mental, mange-quéquette, manieur de manche, pédale, pédé, pédéraste, pervers, sodomite, suceur de foutre, tante, tantouse, tape-cul, tapette, travesti… J’étais renversé. Moins par les injures que par le fait qu’elles émanaient de mon propre fils… Marcelline rentrée du travail (elle dirigeait alors une petite entreprise d’import-export fort rentable) a contemplé les dégats. N’a rien émis mais pincé les lèvres. Elle a placé une bande vidéo dans le magnétoscope et m’a ordonné sèchement de regarder. En état de choc j’ai fixé l’écran seul objet encore intact où se déroulait…

Tes ardents ébats, sexuellement très explicites, avec ton charmant voisin.

Après les dernières images elle a éteint. Froidement d’un ton rageur et sans autre forme de procès elle a prononcé réquisitoire et sentence : « voilà la sorte de père que tu es! Voilà la sorte d’époux que tu as été! Pierre Alban a assisté à ça d’un bout à l’autre de ces cochonneries il y a deux semaines. Trop occupés à forniquer vous n’avez même pas remarqué sa présence inopinée. Il a vu son père se faire sucer et enculer par un homme! Il a regardé son papa vénéré lécher le cul d’un mâle en rut et le sodomiser! Tu es un être abject et bestial! Un animal! » Elle a répété chacune des injures inscrites sur les murs et ailleurs. Elle a repris : « et tu m’as trahie, flouée, utilisée durant deux décennies! À voir ton enthousiasme en accomplissant ces perversions, à le comparer avec nos tièdes ébats sans imagination, j’ai compris comment tu arrivais à accomplir ton devoir conjugal hebdomadaire! L’infidélité s’avère aussi grave en pensée! Et lors de notre mariage tu m’as juré fidélité. Je me sens salie, humiliée, d’avoir couché avec autre chose qu’un être humain! Et que mon fils ait pour géniteur une minable sous-créature de ton genre qui vaut encore moins que rien! » Elle a terminé sa diatribe en précisant que cette bande constituait son « assurance responsabilité » pour garantir l’avenir de ceux que j’avais ignominieusement déshonorés. Elle a ensuite craché les « arrangements » qui seraient évoqués lors du prononcé du divorce. Toutes mes affaires avaient été soigneusement emballées et se trouvaient dans des cartons au garage. Je n’ai pas prononcé une seule parole tout au long : j’étais anéanti et c’était inutile, de toutes les manières. Je me suis levé (j’étais toujours assis au bord du lit). Avant que je ne passe la porte elle a projeté le lourd cendrier qui selon elle polluait depuis vingt ans son espace vital…

Émile effleure la cicatrice qui marque son front.

Oui elle m’a atteint à cet endroit mais qu’importe ce n’était pas le plus important. En descendant l’escalier j’ai croisé le regard haineux de Pierre Alban… Je ne l’ai plus revu depuis ce jour-là. Ce qui fait le plus mal c’est le mépris de mon propre fils. C’est une torture. Chaque jour, chaque heure, chaque instant de ma vie, sa haine me poursuit…

Armand se tait, submergé par sa souffrance. Émile l’enserre, lèche les larmes qui s’écoulent de ses yeux en flot intarissable. Armand réussit à se reprendre. En veut à Émile de l’avoir forcé à s’épancher. Laisse passer et revient à lui. Ils se taisent. Rien ne pourrait être dit qui mette du baume sur le cœur. Surmonter et continuer c’est la recette d’Armand. Émile se dit que cela devrait être la sienne aussi. Cloisonner sa vie, pour ne pas flancher, pour pouvoir vivre parfois des oasis de bonheur régénérateur. Armand s’assoupit la tête sur l’épaule d’Émile et son bras droit ceinture. Émile se met à dériver, à revivre le cauchemar de l’après-midi, lutte pour regagner la rive, s’accroche, voudrait pouvoir se confier à l’oreille aimée, s’endort d’épuisement.

 

 

Le matin gris les réveille de leurs cauchemars respectifs. Temps d’endosser la seconde peau. Alors qu’ils s’apprêtent à quitter logis Émile le retient.

Toute la semaine à ne pas se retrouver cela peut aller mais une indifférence glacée me blesse profondément.

Euh… Je ne suis pas de nature très affectueuse.

Tu n’as pourtant pas été avare de tendresse ce week-end… Un regard fugace, une caresse furtive lorsqu’on est seuls permettraient d’entretenir la flamme.

Armand commence tout de suite. Il l’enlace et l’embrasse longuement malgré le temps qui presse.

Je m’en souviendrai. J’y veillerai.

Dans l’ascenseur Émile fredonne : « il y a longtemps que je t’aime… » Armand l’effleure de la main et du regard. Maitres Armand Boissonneau et Émile Bergeron prennent le dessus quand les portes s’ouvrent au rez-de-chaussée. Armand tient parole.

On se voit demain?

Le soir seulement : j’ai un rendez-vous très important en après-midi.

À ta guise…

Cela veut dire que tu es déçu…

Oui… Je t’aime.

Je t’aime.

J’exigerai un second versement…

Et moi pauvre victime j’ai l’impression que je vais multiplier ma dette par un facteur usuraire…

C’est si terrible?

Pire.

Émile…

Je t’en prie…

À ta guise…

C’est une redite… Ce n’est pas un rejet… Mais cela commence à poser problème n’est-ce pas?

Je voudrais pouvoir le nier… Et cette immense souffrance dans tes yeux… Cela me bouleverse…

J’ai juré à… quelqu’un qui m’est cher le secret absolu jusqu’à ce que l’autre décide de me délier de mon serment… Je me sens déchiré… J’aurais tellement besoin de me confier à toi! Mais en même temps j’ai peur que… rien. Ne renchéris pas je t’en supplie!

Alors on se rejoint demain soir.

Quoique si tu insistes pour une escale chez toi et maintenant…

Tu n’oseras pas refuser?

C’est ça.

Et pour faire quoi?

Veux-tu que je te viole sur place? Et devant ce bel aréopage alexandrin (ils se trouvaient Chez Alexandre)?

Ciel tu n’oserais pas!

Émile se rapproche dangereusement. Armand allume le calumet de la paix.

Trêve! On rentre, en vitesse formule un!

Et je te passe sur et dans le corps à l’arrivée.

En tout cas tes intentions déshonorantes sont indéniablement transparentes! Quant aux miennes… Tu verras mais Émile je ne peux pas sortir d’ici maintenant!

Moi non plus…

Le fou rire calme leur nature exubérante. Ils rejoignent la Jaguar bleu métallique d’Armand. Le temps est au redoux. Ils se débarrassent de leurs paletots puis de leurs cravates. Dans l’ascenseur vers le ciel, ils se touchent des yeux seulement : le voisin de palier monte avec eux. La porte refermée à peine et ils sont en bras de chemise. Armand le plaque face au mur et se presse sur lui, détache la ceinture, délie la fermeture éclair, abaisse le pantalon en même temps que le slip.

Quand le tendre agneau se jette tête baissée dans la gueule et le repaire du grand méchant loup…

Maintenant de l’avant-bras son joug sur sa proie immobilisée il défait sa braguette, libère de sa gangue sa verge tendue à l’extrême, s’apprête à pourfendre le joli cul…

La salive facilite le passage…

Le prédateur ne se fait pas prier pour suivre le conseil. Et il s’enfonce à l’intérieur de son amant gémissant. Il le monte à la hussarde et se déverse interminablement rauquant en sourdine. Il couvre sa nuque de baisers. Encore vissés ils s’effondrent sur le sol l’un sur l’autre. Émile se libère, se renverse sur le dos, le dard éloquent.

Donne-toi à moi.

L’ordre est péremptoire. Armand se débarrasse de ce qui entrave. Prend le pénis en bouche brièvement puis à cheval sur son amant s’y empale.

Donne-toi à moi.

Armand modifie légèrement sa posture. Il mène une cavalcade effrénée indubitablement plus qu’appréciée, puisqu’Émile feule jusqu’à l’apogée. Armand s’abat sur lui arrimé encore. Leurs cœurs battent la chamade à l’unisson de leur émoi. Leurs yeux se lient et s’animent de l’amour qu’ils ressentent l’un pour l’autre. Ils réparent les dégats, se dévêtent intégralement, se baignent, s’étreignent, tous deux pleinement conscients que de nouveaux liens se tissent entre eux malgré les zones obscures qui persistent.

Lorsqu’il s’en va Émile sifflote dans le corridor désert : « il y a longtemps que je t’aime… »