Pour hommes seulement
Variations sur la nature
Louise Gauthier
… Jamais je ne t’oublierai
Le loup solitaire arpente rageusement les douze mètres par vingt-quatre de sa luxueuse salle de séjour. Il fait maintes fois le tour de sa cage. Tente de reprendre son sang-froid pour l’heure en ébullition. Essaye de résoudre d’ardus mots croisés, de regarder la télévision son coupé, d’écouter de la musique, de fumer; tout en même temps pour juguler son impatience. Ou son inquiétude eu égard au mystérieux incident de la semaine précédente. Éprouve du mal à jongler avec ces insolites émotions qui le submergent. Émile. Son répondeur répond l’identique message inepte pour la nième fois. Vingt-trois heures à quelques secondes près. Où est-il? Que fait-il? Que se passe-t-il? Trois cent soixante minutes d’impardonnable retard! Négligence? Improbable. Problème? Le téléphone sonne enfin. Il se jette sur le combiné, tonne.
Qui est à l’appareil?
Silence au bout du fil. Trop long nonobstant l’ampleur du ton. L’angoisse le saisit à la gorge. Le pressentiment d’un malheur s’impose à son esprit hagard.
Émile?
Sa sœur… Mon frère a été victime d’un accident assez grave… Renversé par une automobile… Il n’a pas encore repris connaissance… Émile m’avait confié votre numéro pour vous avertir en cas d’urgence.
J’arrive!
Il raccroche. Enfile son paletot et ses couvre-chaussures. Tourne en rond lorsqu’il se rend compte qu’il a omis s’enquérir des coordonnées de l’hopital à son interlocutrice. Laquelle rappelle précisément dans ce but. Au pas de charge Armand franchit les portes interdites d’entrée. Erre de salle en couloir le cœur compressé. La petite pièce au fond d’une encoignure est plongée dans l’obscurité hormis le halo de clarté autour du sujet de sa quête. Le blessé se trouve sous perfusion. Sa tête est cernée de bandages immaculés. Émile est inconscient. Livide sous l’éclairage trop violent. Armand figé le contemple. Il s’avance, effleure sa main inerte. Son murmure est rauque.
Mon amour…
Elle sort de la pénombre ambiante de l’autre côté du haut lit. Armand arrête net de respirer. Des cheveux chatains mi-longs cernent un visage plantureux d’une beauté percutante. Mais ce qui renverse l’observateur statufié est sa ressemblance gémellaire avec son frère. Leurs yeux Véronèse irradient pareillement sous des sourcils mêmement tracés. Mêmes longs cils soyeux. Nez délicats droits. Joues légèrement concaves. Mentons fermes. Lèvres ourlées. Taille moyenne pour les deux. Élégante et sans maquillage. Bien en chair aussi. Sensualité à ras de peau à l’instar de l’autre. Ainsi seules les caractéristiques liées au sexe diffèrent : elle est féminine autant que son jumeau est masculin. La femme demeure immobile durant l’examen.
J’ai l’impression d’être passée aux rayons X.
Sa belle voix grave empreinte de la raucité d’une grande fatigue rompt la chape de lourd silence.
Pardonnez-moi.
Votre étonnement était prévisible et est excusable… Émile m’a un jour parlé de votre regard bien particulier : « tu dois le laisser te traverser; chercher derrière le reflet à l’intérieur de ses yeux évite de se faire consumer ».
Elle sourit brièvement. Leurs sourires également se ressemblent.
Je suis Aglaé. Émile a été renversé par une voiture. Traumatisme cranien. Commotion cérébrale. Plaies superficielles au cuir chevelu. Fractures avec déplacement du tibia et du péroné de la jambe gauche, dislocation de la cheville. Contusions multiples ailleurs… Il venait me rejoindre dans la voiture quand ce véhicule surgi de nulle part l’a frappé côté cœur… Il a suivi une trajectoire de plusieurs mètres avant de s’écraser tête première sur le pavé…
Sa voix s’éteint. Ses yeux brillent des larmes qu’elle tente de contenir. Elle poursuit du même tempo hachuré.
Nous devrons parler… mais à un autre moment… Émile… a grand besoin de votre amour… Notre ainé… Fabian est décédé… en fin d’après-midi… dans de tragiques circonstances…
Sa figure blême hurle une souffrance trop longtemps contenue. Instinctivement Armand voudrait la prendre dans ses bras consolateurs. Il amorce un geste. Elle se reprend. S’enfuit littéralement. Armand hausse involontairement les épaules. Revient à l’important. S’assoit sur un trop bas tabouret tout près du trop haut lit puis pose son front sur le revers de la main inanimée de son bien-aimé. Moite et froide. La réchauffe. Un dragon investit les lieux en faisant plus de bruit qu’un char d’assaut. Arrête sa charge au pied du grabat. Fixe sévèrement l’intrus irrité. Précise sèchement.
Les visiteurs ne sont pas admis à l’urgence. Veuillez quitter les lieux immédiatement.
Armand ne prend même pas la peine de se lever. Il la foudroie du regard. Elle recule d’abord. Coriace de nature elle résiste à l’éclair. Même en position assise il la toise du moins elle en a l’impression.
Non. Je reste.
Les trois mots claquent telles des évidences. L’infirmière recule de quelques pas, balbutie, cherche une issue.
Vous faites partie de la famille proche?
Oui ; je suis son conjoint. Est-ce un problème?
Bien sûr que non.
Elle pose un geste d’apaisement, se tourne vers le blessé devenu une bouée, vérifie l’état des pupilles, prend son pouls, contrôle sa respiration. Elle s’éclipse toujours scrutée par le regard noir peu commode du dénommé « conjoint ». La garde-malade surveille son malade à intervalles et gestes réguliers. Le coma perdure. Armand veille la nuit durant puis le lendemain. Pendant l’examen du médecin il sort un moment pour téléphoner afin d’annuler pour empêchement grave tous ses rendez-vous du lundi. Il revient ensuite auprès de l’homme de sa vie. Émile gémit. Il soulève difficilement les paupières. Il refait surface en eaux troubles. Il articule faiblement.
Armand…
Sa gorge est sèche, sa langue râpeuse. La douleur vrille dans sa tête. Une longue plainte ininterrompue. Armand appuie sur le bouton d’appel. Une autre dame rapplique mais pas assez vite à son gout.
Il souffre.
Elle ne répond pas mais agit. Elle vérifie son état de conscience, lui demande son nom, la date, l’année. Il bafouille quelques mots à peine audibles, tente un nouvel essai.
Armand… Aglaé… Fabian…
Émile retombe dans un état de torpeur. Se remet à geindre.
Il souffre!
Nous ne pouvons pas le soulager de cette douleur-là… Pas avant vingt-quatre heures. La névralgie est causée par l’œdème du cerveau. Ce que nous lui donnons devrait permettre de le réduire. Au moins il n’est plus comateux.
Émile s’évanouit ou s’endort. Armand aussi, la tête sur le matelas le reste du corps appuyé sur l’inconfortable siège. Le traumatisé émet des gémissements intermittents. Est parfois secoué de nausées. Tout tourne. Resombre dans le cirage.
Aglaé immobile les contemple durant un bon moment. Elle s’approche de son jumeau sans faire le moindre bruit et effleure la barbe rêche. Armand s’éveille l’air perdu. Ses yeux s’éclaircissent.
Vous êtes là!
À l’évidence…
Émile ouvre les yeux au son des voix familières d’Armand et d’Aglaé. Des larmes s’écoulent sur l’oreiller. Armand les étanche doucement d’un mouchoir. Ses gestes sont empreints de tendresse. Émile tente de se redresser mais retombe à bout de force. Visiblement la douleur s’acharne.
Armand… Aglaé raconte-lui pour Fabian. Il doit savoir… avant que…
Sa jumelle acquiesce. Vaincu par sa faiblesse Émile perd de nouveau conscience. Armand semble désemparé. Aglaé le rassure.
D’après le pronostic de l’urgentologue Émile s’apprête à retrouver tous ses moyens et facultés. Il n’est pas en danger. On le laisse simplement en observation… Venez. Vous avez indubitablement besoin de faire toilette. Et votre estomac émet audiblement des protestations.
Il fronce les sourcils. Laisse passer. Retourne vers Émile.
Il va dormir encore. C’est normal puisqu’il récupère. Allons chez vous. Nous reviendrons dans quelques heures.
Vous avez raison sur toute la ligne.
Elle ressert son bref sourire. Embrasse son frère sur la joue. Pousse impoliment le velléitaire hors de la pièce. Ils font le trajet sans paroles. Près de l’ascenseur le voisin de palier lève deux sourcils étonnés en les apercevant. Le « couple » qu’ils forment contraste. Lui plus défraichi qu’à l’accoutumée en sus de son air bête coutumier. Elle, la belle… Monsieur passe devant comme si lui-même occupait un espace inexistant et s’engouffre à l’ouverture des portes avec la femme à sa remorque. Malpoli.
Pendant qu’Armand se rase prend une douche et passe de nouveaux vêtements, Aglaé prépare un en-cas substantiel à base d’œufs et de bacon puisque c’est tout ce qu’elle trouve au frigo. Elle remarque le choix vestimentaire désastreux. Ils s’attablent sans façon et dévorent. Aglaé non plus n’a rien avalé depuis l’après-midi précédent. Armand apporte les deux doubles espressos sur la table basse du séjour. C’est le temps de narrer.
Je vais vous raconter notre histoire en suivant la chronologie afin que vous soyez en mesure de mieux comprendre… sa conclusion présente et ainsi absorber l’onde de choc par le biais. J’aurais préféré que mon jumeau le fasse lui-même… Je ne vous connais que par ouï-dire et vous ignoriez jusque-là mon existence…
Pourquoi?
Émile estimait que la connaissance de… ce qui reste de sa famille constituerait l’étape suivante dans l’évolution de votre relation… L’accident et surtout la mort de notre ainé court-circuitent son approche étapiste.
Eh bien!
La Gaspésie nous a bercés. Nos parents exploitaient une usine de transformation des produits de la pêche à proximité de Percé. Trois enfants sont issus de l’union de Justine Tessier et Charles Bergeron. Nous sommes nés Émile et moi dix ans après Fabian. Notre famille vivait dans l’aisance. Nos liens étaient solides et notre enfance a été vécue en véritable conte de fées. Protégés d’amour mais pas étouffés. Rien ne nous avait préparés à la tragédie qui s’est abattue sur notre existence. Notre père possédait un petit bateau à mazout. Lui et maman partaient souvent avant l’aube et revenaient au matin entamé. Une matinée tout à fait comme les autres ils ne sont pas rentrés. Les recherches ont duré une éternité. Rien. Apparemment, leur embarcation a sombré et eux avec. Nous trois avons arpenté la grève à la tombée du jour pendant des mois à la quête d’un indice, d’une épave vomie par la mer. En vain. Nous avions neuf ans à peine et Fabian dix-neuf. Il venait juste de terminer sa scolarité préuniversitaire. Il voulait poursuivre. C’était son grand rêve de devenir médecin. Il a plutôt succédé au paternel à l’usine et nous a pris sous son aile. En plus de notre frère il est devenu notre père et notre mère. Nous le vénérions. Nous n’avons su que récemment que ses aspirations étaient autres. Il n’a jamais regretté nous a-t-il assurés cette bifurcation dans sa destinée. Les conditions économiques se sont détériorées au fil des ans. Fabian a dû mettre la clef sur la porte de l’entreprise une décennie après sa prise en charge. Quarante personnes ont perdu leur emploi et nous notre unique source de revenus. Fabian a investi les trois quarts du produit de la vente à perte de la demeure familiale dans un fonds spécial destiné à payer nos dépens scolaires. Nous sommes partis pour la métropole là où il y avait de l’emploi pour quelqu’un de débrouillard et surtout la proximité de l’Université de Montréal. Nous nous sommes installés à Côte-des-Neiges. Notre pécule restant a vite fondu. Fabian occupait deux emplois en fabrique ; un de jour en tant que contremaitre et un de nuit en tant que manœuvre. Il a toujours refusé catégoriquement que nous contribuions en travaillant à temps partiel. Pour lui nos études étaient prioritaires à toute autre considération et elles représentaient notre unique chance de vivre une vie meilleure et exempte de misère. Tout à nos activités respectives Émile et moi n’avons pas remarqué tout de suite que notre ainé s’étiolait. Un matin en rentrant du boulot il s’est effondré. « Simple faiblesse : je trime trop » nous a-t-il rassurés. Il a consenti à laisser tomber son gagne-pain de nuit après une chicane épique que nous avons gagné de guerre lasse. Émile a pris la relève pécuniairement : il venait de décrocher son premier travail. Moi je terminais ma thèse. Ce n’était pas de l’épuisement par suite de surmenage qui affectait Fabian. Une grave pneumonie a forcé son hospitalisation. Le désespoir inscrit sur sa figure et dans son cœur il nous a révélé qu’il était infecté par le VIH/SIDA. Très secret sur sa vie personnelle il n’a jamais révélé le comment mais ceci importe peu. La quotidienneté a repris son cours à peu près normal avec en plus les traitements à l’AZT. Puis à toutes sortes d’autres cocktails empoisonnés. Fabian a été remercié sous un prétexte quelconque quand ils ont compris la nature de sa maladie à cause des médicaments même s’il se portait relativement bien. Perdre son gagne-pain a coïncidé ou a causé l’aggravation de son état de santé. Le virus est devenu virulent et ses défenses immunitaires ont chuté dramatiquement. C’était il y a six mois. Alité la plupart du temps il a été également frappé de cécité lui qui ne vivait plus que par ses yeux. Nous nous sommes relayés pour veiller sur lui. Il n’a pas accepté de « devenir un poids mort » nous entravant. C’était faux bien entendu mais rien n’a réussi à l’en convaincre. À notre insu il a fait en sorte d’être transféré dans un établissement privé pour sidéens en phase terminale ou pas loin. Le fait accompli nous avons dû accepter son choix. Il nous a ordonné de bruler toutes ses affaires. Nous avons obéi. J’ai loué une maison à proximité compte tenu que j’étais aisément disponible. Émile s’est rapproché du centre-ville. Le désespoir au quotidien. Nous ne pouvions que donner notre amour alors que nous aurions offert notre vie contre le miracle de sa guérison. Nous passions le plus clair de notre temps libre en sa compagnie. Devisant parfois mais silencieux le plus souvent nos cœurs et nos âmes enliés. Nous parlions récurremment de la Mort. Fabian était terrifié. Sa peur le raccrochait à nous, à la vie, ou du moins au semblant qui en subsistait. Puis la douleur cancéreuse a vaincu la terreur. Même la morphine n’arrivait plus à enrayer le mal omniprésent. Fabian a demandé à son médecin traitant d’en augmenter la dose. Il a refusé. « Dans votre état cela vous tuerait » a-t-il répondu. Alors qu’il était déjà moribond! Il a ajouté : « seul le Créateur peut décider du moment de votre mort et je ne suis pas Dieu ». Fabian n’avait plus la force de se battre avec le corps médical. Ni avec le sien. Notre frère s’est tourné vers nous en dernier recours et pour la seule et unique fois de sa vie a réclamé notre aide. Samedi dernier (nous réservions toujours ce moment pour que nous soyons ensemble tous les trois) il a demandé notre assistance pour mourir. À moi sa « sorcière préférée » de lui composer une potion qui lui procurerait une mort rapide exempte de souffrance supplémentaire et à Émile d’être celui par qui elle surviendrait… Sa volonté a été respectée. Avant-hier…
Le silence perdure tout l’éternité durant. Aglaé l’envisage. Armand articule la voix au neutre.
C’est le temps de rejoindre Émile.
À sa demande tardive il la dépose après un détour impatient chez son jumeau : il aura besoin de quelques effets ; elle les retrouverait un peu plus tard.
À son arrivée au pas de charge le dragon veille aux soins. Émile regarde par la fenêtre apparemment indifférent aux contingences de ce monde. Elle annonce l’arrivant d’un ton presque aimable.
Votre « conjoint »…
Son malade l’envisage tout étonné. Se tourne vers le susnommé. Sourit brièvement. Armand effleure ses phalanges. S’assoit. Attend. Elle sort enfin.
Mon « conjoint »?
J’ai juste un peu devancé les évènements… Ça va?
Ça va?
À question vaine réponse inutile. Silence. Mais leurs yeux se rencontrent et leurs mains s’emmêlent.
J’aurai besoin de détails supplémentaires bien entendu.
Pourquoi?
Si mes déductions s’avèrent exactes vous devrez bénéficier des services d’un excellent avocat d’ici peu.
J’assurerai moi-même notre défense.
Non. Je suis… plus expérimenté; cette épithète employée uniquement pour ménager ta susceptibilité…
Mais…
Et je t’aime pour le meilleur et pour le pire.
Armand… que dis-tu?
Ce que tu viens d’ouïr parfaitement : je demande ta main et tout ce qui va avec!
Je t’aime… mais…
L’amour prend et l’amour donne aussi… Acceptes-tu?
Oui.
Ils joignent leurs doigts, leurs lèvres, leur cœur et leur vie désormais.
Aglaé. Un regard suffit à Émile pour comprendre la raison de son teint blafard.
C’était à prévoir…
Le docteur Richard Blais estime que Fabian aurait dû normalement « survivre » encore quelque temps. Il m’a annoncé l’œil glauque accusateur et le ton insinuant avoir avisé le bureau du coroner de cette mort « suspecte ». Le corps de notre ainé a été transporté au laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale… Après le viol médical de son vivant il subira en plus l’outrage de la dissection…
La voix âpre flanche.
Son âme n’y est plus…
Tu as raison…
Il s’est éteint en douceur et dignement et selon sa volonté. C’est le plus important. Pour le reste… Je te présente maitre Armand Boissonneau criminaliste… notre défenseur et mon conjoint… Les deux depuis très exactement et officiellement… neuf minutes et des poussières de seconde.
L’épée de Damoclès en attente éprouvante au-dessus de leurs existences. Aglaé fait face avec une rigueur toute scientifique. Elle ne nie pas les émotions qui la submergent ni le chagrin d’avoir perdu son frère bien-aimé. Elle les laisse la traverser, les contourne, les digère par la bande. La privation prévisible de liberté en conséquence de leur geste elle l’assume aussi en tant qu’être responsable. Émile quant à lui cloisonne pour éviter de déraper. Il fractionne sa vie en parties assimilables. La peine est trop grande. Il l’enferme jusqu’à ce qu’elle atteigne un degré où il pourra la supporter. Il assimile à sa façon et au jour le jour. Il n’affronte pas la mer démontée mais louvoie dans la tempête en économisant ses réserves vitales. Sa vigueur physique prend le dessus à la vitesse de l’éclair. Sa tête ne lui cause plus de douleur térébrante. Les contusions sur son corps s’estompent. Dès le lendemain il va pouvoir se déplacer en béquilles lui a annoncé l’urgentologue. Il doit demeurer sur place toutefois : pas de lit disponible ailleurs et le patient est encore en observation. Bref la vie reprend son cours.
Le mardi Armand retourne au travail. On livre à l’hôpital dans l’après-midi une gigantesque gerbe de fleurs. Prompt rétablissement de la part de Trudel, Massicotte, Boissonneau et associés. Tant mal que bien Émile réussit à clopiner sur une jambe jusqu’au téléphone.
Comment te portes-tu?
Encore loin de courir le marathon… Mais le reste s’emmieute. On vient d’apporter le premier service sur un plateau d’argent. C’est la vie de chateau ici. Je t’assure cet en-cas constitue un régal digne des plus fins palais : consommé parmentier, émincé de bœuf nappé d’une sauce aux trois poivres, haricots fraichement cueillis du jardin et glacés d’un beurre citronné… Et j’oubliais : aspic aux sept fruits orné de crème Chantilly et agrémenté d’une cerise au marasquin…
Alors tu me rappelles après ton « joyeux festin »…
Au secours j’agonise!
J’arrive… Attends-moi avant de commencer la représentation… Qu’est-ce que j’apporte?
Un grand pot de beurre de cacahuètes crémeux, une baguette blanche, un litre de lait entier. Par pitié! Et double les deux derniers si ces denrées délectables te font saliver autant que moi… Et introduit tout en douce…
Hum… Cela risque d’augmenter ta dette globale…
Mon univers pour ces délices!
Intéressant! Marché conclu!
Madame Madeleine l’aide à rejoindre son grabat en le grondant. Armand déploie une nappe immaculée sur la petite table roulante. Deux coupes de cristal. Il précise que c’est un supplément. Il aide gratuitement Émile à se caler sur l’oreiller et relève la partie haute du matelas. S’installe familièrement au bord du lit. Le second service est succulent. Ils trinquent au lait « entier je te fais remarquer ». Le dragon Madeleine les surprend à pique-niquer, rieurs, ludiques. Estomaquée d’abord elle éclate d’un rire tonitruant. Leur mine coupable augmente son hilarité. Complice elle laisse les amoureux seuls (c’est thérapeutique et moins cher pour l’État).
J’espère pouvoir demeurer au moins quelques jours bénis chez mon conjoint avant d’être écroué.
Chez toi.
Chez moi… Nous en étions pourtant bien loin… Nos relations n’ont évolué que très récemment… plutôt en vitesse formule un…
Est-ce bien important?
Non… Mais recevoir s’avère parfois beaucoup plus difficile que donner. Et je me sens redevable…
C’est ton problème mon chéri.
Armand s’allonge auprès d’Émile et pose la tête sur son épaule et enserre sa taille. Leur emmêlement éveille leurs sens. Armand insinue un bras reptilien sous la couverture.
Heureusement qu’il n’est pas platré… bien qu’il en ait soudainement la dureté caractéristique…
Armand! À l’urgence!
Un traitement de faveur peut-être? À des fins thérapeutiques bien entendu…
Une plainte à peine contenue répond éloquemment.
Parfait parfait!
Sa douce main manœuvre clandestinement. Si habilement. Émile s’abandonne aux sensations érotiques péniennes. Armand enfouit sa tête sous le drap. Sa bouche complète et accentue. Ses doigts s’égarent plus bas. Le désir grimpe en mode forte. Un geyser éclabousse la gorge de l’aimé. Armand.
Quand Madeleine revient une demi-heure plus tard pour voir si tout va bien elle les trouve dans les bras de Morphée et dans les bras l’un de l’autre. Elle s’esquive en catimini. Une entorse de plus au règlement. Attendrie par l’amour qui vibre si tangible entre ces deux êtres. Un brin d’envie, de mélancolie. Elle se dit qu’être née grosse et laide constitue la pire des tares, condamne à la solitude irrémédiable. Peu d’hommes se donnent la peine de traverser le miroir des apparences. Aucun pour elle en tout cas. Elle chasse les noires pensées du revers de la main. Ça ira mieux demain. La journée a encore été épuisante. Elle a mal aux jambes et au dos. Elle laisse quelques instructions à la relève puis rentre. Madeleine s’endort en songeant aux amants enlacés.
Puisque vous êtes en état de festoyer je ne vois aucune contre-indication pour différer votre départ. Et on a besoin de la place…
Il termine son examen et fixe son regard azuré aigu et pénétrant sur son patient. Émile frissonne.
Vous avez des yeux à faire damner un saint.
L’autre se racle la gorge. Sourit au compliment qu’il sent sincère et spontané.
Portez-vous bien. Je ne vous dis pas au revoir!
Émile lui tend la main.
Je déplore ce court séjour… hospitalier…
Le docteur Pierre Martineau rit franchement cette fois. Répond par sa poigne ferme et chaleureuse.
Docteur je me sens au plus mal tout à coup!
Oh yeah! Je vais commencer à plaindre votre conjoint!
Il s’éloigne encore rieur sensible à l’hommage toutefois même issu de quelqu’un qui n’est pas de sexe opposé.
L’infirmière aussi prend congé de son malade particulier.
Madame Madeleine merci pour tout!
C’est mon travail!
Non c’est votre toute humaine compréhension et votre absence totale de préjugés envers ma différence… C’est rare et précieux.
Madeleine sourit. Elle devient belle ainsi illuminée de l’intérieur. Elle s’éclipse abruptement. Émile lui dédie son magnifique bouquet « moins beau que votre sourire madame Madeleine ».
Satanées béquilles. Il manque tomber. Armand et Aglaé à la rescousse obligeante. Retour houleux « à la maison ». Le convalescent finit par se calmer les nerfs. Aglaé les laisse se retrouver « en amoureux ». Armand a rendez-vous. Émile lui demande de prendre « quelques » affaires à son « pied-à-terre » avant de revenir. Il en établit une liste complète et lui confie la clef. Et un message « ah oui j’oubliais » pour sa voisine de palier la porte immédiatement à gauche de la sienne.
Précise-lui qu’elle remette l’enveloppe au policier qui se présentera plus que vraisemblablement d’ici quelques jours…
La vieille dame accepte aimablement de faire la commission pour son « gentil voisin monsieur Émile ».
Il n’a rien fait de mal au moins?
Non au contraire!
Il lui apprend l’accident survenu et précise qu’Émile s’en remet. Le monde de son conjoint. Presque totalement dénué mises à part les caisses de livres. En reste pantois. Il pense que le cadre ne convient pas à la personnalité.
Mais oui! Pourtant quand on connait ma « petite » manie cela explique le dénuement!
Je ne comprends pas!
Ma boulimie vestimentaire! Tu sais combien coute un seul des complets qui agrémentent si élégamment ma personne.
J’en ai vu effectivement beaucoup… Quelques centaines de dollars chacun j’imagine. Je te trouve plus beau nu…
Misère! Ta cause est désespérée!
C’est vrai que je ne m’y connais pas vraiment dans ce domaine… Je parle du vestimentaire.
Évidemment! Cela se voit!
Comment ça « cela se voit »?
Soupe au lait… Euh je voudrais que tu me laisse t’accompagner lors de ta prochaine séance de magasinage… enfin si je suis en mesure de le faire…
C’est si pire que ça?
Je t’aime malgré cela… N’en prends pas ombrage!
Peut-être que tu as raison après tout… Je t’aime malgré ta déplorable opinion concernant mes oripeaux pourtant choisis avec un extrême discernement : en fonction de leur durabilité, de leur style indémodable et de leur côté pratique puisque tout est lavable.
Émile émet un audible soupir de soulagement au constat si difficilement atteint. Ils sont pris d’un fou rire incoercible.
Des œufs bacon pour souper?
Du chinois?
Va pour les chinoiseries… On mangera la proposition au petit déjeuner…
Avoir su qu’en sus tu ne savais pas cuisiner autre chose que des pâtes à l’ail et des œufs bacon… mais je suis hélas placé devant le fait accompli!
Tu aurais refusé de faire vie commune?
Différé certainement! Au préalable j’aurais exigé que tu suives quelques cours d’art culinaire à l’Institut d’hotellerie… Ainsi que plusieurs démonstrations de tes nouveaux talents par la suite… Quoiqu’il ne soit sans doute pas trop tard pour bien agir…
Armand l’enlace.
Mais il n’y a pas que la popote dans la vie…
Si tu me regardes ainsi je vais flancher… Après le repas : j’ai faim!
D’accord… La gourmandise te perdra…
Commande double : pour nourrir mon péché…
Il détaille après consultation minutieuse du menu de livraison. Repus ils rotent.
Et si nous nous mettions… au lit.
La virgule…
Laisse faire la ponctuation! Aide-moi plutôt!
Je ne suis pas ton serviteur!
Non mon conjoint… C’est pareil…
Espèce de…
Serre-moi fort : j’en ai besoin.
Moi aussi je crois.
Le valet de chambre aide son seigneur entièrement dénudé par ses soins à s’installer. (Sauf le plâtre encore plus de cinq semaines sacré nom de dieu!) Il se dévêt également. Il est en érection l’autre non. Émile peste contre un certain domestique iconoclaste qui ose harceler sexuellement son maitre incontesté.
Et je ne t’ai pas encore touché…
Encore! Et étaler tes charmes rondouillards cela ne constitue pas du harcèlement sexuel?
Si tu continues à te plaindre telle une mégère je passe à l’agression caractérisée!
Je voudrais bien voir ça!
Présente-moi ton joli cul et tu la sentiras… faute de voir…
Émile vaincu et indubitablement bandé se détourne obligeamment mais difficilement. Armand lui caresse doucement le dos, pétrit son postérieur émoustillant… Mon amour? Il le pénètre. Émile s’exclame. Apparemment son amant a effectué une dépense qui rend l’acte moins douloureux. Il se déploie au long de son corps et dedans. Mais prend bien garde à sa jambe blessée. Armand. Qui le possède. Qui se répand en lui. Presque trop vite.
Fais-moi une fellation… Ça urge.
Son amoureux transi prend le membre si virilement durci en bouche. Amorce un très lent va-et-vient.
Plus vite! Tes doigts aussi en moi…
Le plaisir irradie dans tout son corps via chacune de ses terminaisons nerveuses quand il déverse son sperme dans la gorge de son amour.
Il le lave doucement. Gestes de l’intimité si apaisants. Le bonheur d’être aimé est incommensurable. Mais si bref.
Émile cherche vainement le sommeil d’oubli. Maudite jambe. Clopine tant bien que mal jusqu’au bureau de son conjoint. S’assoit devant son antique secrétaire. Magnifique. Commence à écrire la gorge nouée. Les mots viennent facilement étonnamment. Il scelle l’enveloppe. Revient auprès de son homme. La pièce résonne des vibrations de la locomotive étalée en travers du matelas. Il grogne et opte pour le canapé. S’y enfonce comme dans ses cauchemars. Fabian. Quand il entrouvre les paupières les yeux d’Armand cernés des familières fines ridules sourient tout proches.
La chambre était devenue quai de gare! Tu ronfles! Je vais demander le divorce…
Tu ne peux pas!
Et pourquoi monsieur?
Nous ne sommes pas mariés…
Ah! La médiation conjugale alors?
Hum… tu pourrais t’endormir avant moi.
Ce mécanisme n’est pas automatique.
Hum… Je pourrais t’assommer…
Cela dépend avec quoi…
Un gourdin; j’en achèterai un.
Misère! Et il n’y a même pas d’organisme d’aide pour les hommes battus! Je suis cuit!
Parlant de cuisson veux-tu ton petit déjeuner?
Œufs bénédictins et saumon fumé?
Des œufs bacon.
Ah sinistre vie quotidienne! Je t’aime marmiton.
Émile à l’orientale et Armand à l’amérindienne ils se gavent gaiement des mets royaux disposés harmonieusement sur la table basse du séjour. Tout est délicieux. Armand procède ensuite à ses ablutions matinales, endosse sa seconde peau, s’apprête à partir. Émile lui confie la missive « à remettre à qui de droit ».
Ma démission…
Armand l’empoche. Il étreint fortement son homme.
Maitre Armand Boissonneau sollicite un entretien avec le doyen fondateur du cabinet que certains iconoclastes dont Émile surnomment La Pieuvre. Son antique secrétaire l’aimable et accorte Marie-Rose l’introduit dans le lieu saint. Maitre Maurice Trudel se détourne de la fenêtre et l’invite du geste à prendre place. Le regard d’aigle sous les sourcils broussailleux n’a rien perdu de son acuité malgré ses soixante-quinze années bien sonnées. Il met les âmes à nu et mal à l’aise. Sa silhouette émaciée domine bien qu’un peu courbée par le poids de l’âge. Quiconque pénètre son sanctuaire ressent brusquement l’impression de devenir lilliputien. Il s’assoit en vis-à-vis les coudes sur son bureau les mains sous le menton. La Pieuvre. Qui connait tout ou presque des êtres et des choses qui règne du fond de son antre abyssal d’où il ne sort quasiment plus. Le guide d’Armand depuis ses débuts dans la profession. Un mentor, dur, irascible, intransigeant, sagace, à l’intelligence en démesure, tout comme sa mémoire eidétique. Un solitaire aussi. Entre les deux hommes s’étaient tissés des liens de profond respect mutuel, presque de l’amitié.
Armand lui remet l’enveloppe sans paroles dire. L’autre décachette et lit. Il relève ses yeux limpides par-dessus ses toutes récentes lunettes de lecture. Il les chasse impatiemment de son visage.
Maitre Boissonneau vient me confier en personne la lettre de démission « pour raisons personnelles » de son confrère. Cet évènement comporte plusieurs aspects insolites. J’attends de vous les explications nécessaires Armand.
Émile… Maitre Bergeron devra incessamment faire face à la justice sous de graves chefs d’accusation. Il a jugé opportun de ne plus pratiquer d’ores et déjà.
Maitre Boissonneau!
Maurice… Pardonnez-moi… Émile ainsi que sa sœur Aglaé devront répondre de meurtre prémédité… Leur frère ainé en phase terminale d’une terrible maladie dégénérescente et physiquement incapable les a suppliés de l’aider à mourir doucement et dignement. Ils ont exaucé son vœu. Voilà grosso modo les circonstances entourant la renonciation à ses fonctions…
Et vos liens particuliers font en sorte que vous vous êtes proclamé d’office son défenseur émérite.
Armand faillit en avaler sa langue. La Pieuvre savait donc! La bien nommée bête rit brièvement.
Ce n’était pas bien difficile de deviner que votre amitié a évolué récemment… Armand je vous ai toujours considéré étant le meilleur et j’éprouve un immense respect pour vous. Sachez que rien ne serait susceptible d’altérer ces sentiments.
Maurice… Merci… Pour votre confiance. Pour tout.
Allez en paix… Et un prompt rétablissement de ce malencontreux accident à notre jeune godelureau…
Armand s’apprête à prendre congé. Maurice le rappelle. Déchire le feuillet en morceaux. Sourit malicieusement.
Ne me faites pas regretter mon geste maitre Boissonneau!
Ce ne sera pas couru d’avance mais je gagnerai.
Les deux hommes rient de bon cœur. La chaleur irradie jusqu’au fond du cœur. Armand décide de rentrer immédiatement. C’est l’heure des confidences pour son nouveau client puisque le temps presse.
La machine se met en branle j’en ai la certitude. J’en imagine les rouages s’activer inexorablement.
C’est une question de quelques jours Aglaé.
Éprouves-tu de la peur?
Pas vraiment… Ce qui m’effraie réellement c’est la perspective d’être amputé de vous deux… J’aurais dû agir seul malgré le vœu de Fabian… Je lui garde rancune posthume pour t’avoir impliquée d’emblée.
Émile! En solo aucun de nous deux n’aurait pu accomplir ce geste. Tu le sais et notre frère ne l’ignorait pas… Il m’a confié regretter avoir tant attendu qu’il soit devenu incapable de se suicider de son fait. Cela aurait été inhumain de ne pas répondre à sa supplique même si son destin scelle le nôtre…
Je sais…
Nous avons commis cet acte. Nous allons y faire face devant Thémis… Moi aussi j’ai foi en la justice humaine… à sa balance et à son glaive… ainsi qu’aux yeux bandés de l’impartialité.
Je suis devenu avocat parce que j’y croyais… et c’est toujours le cas… Même si personne n’avait émis le moindre doute quant à la mort de Fabian j’aurais fait en sorte de me retrouver devant elle… Enfin si j’en avais été l’unique instigateur… Mais je crois aussi que toute personne possède le droit fondamental de se défendre ainsi que celui de justifier ses actes… Armand est le meilleur avocat qui soit. L’avoir comme défenseur constitue un honneur et c’est un atout.
Ça je sais! Cela fait deux ans que tu me rabâches les oreilles d’éloges dithyrambiques sur les talents d’Armand et sur tout le reste et tutti quanti!
Tant que cela?
Oui. Ah l’amour! J’en suis presque arrivée à le trouver sympathique!
Bonjour Aglaé. C’est de moi que vous parliez?
J’apprécie la salutation… C’est déjà mieux que « vous êtes là! »
Ne vous formalisez pas trop de mon manque de politesse… Autrement je suis parfait. Émile vous le confirmera certainement… Émile?
Il ronfle!
Ils pouffent. Cela détend l’atmosphère en tout cas. Armand prépare des triples espressos triples. L’heure n’est plus à la plaisanterie. Aglaé raconte.
Vous devez savoir que je suis titulaire d’un doctorat en erpétologie. Je suis également responsable d’un centre d’étude des reptiles et amphibiens affilié à l’Université. En plus de mon travail administratif j’étudie le comportement de mes bestioles ainsi que leurs sécrétions venimeuses à des fins thérapeutiques pour l’essentiel. Dans plusieurs pays les morsures de serpents constituent un véritable problème. Mais je ne suis pas ici pour vous faire un compte rendu détaillé de mes recherches. Ces connaissances acquises pour sauver des vies je les ai appliquées pour dispenser la mort… Je ne dévoilerai pas la composition exacte de mes potions létales. Il vous suffit de savoir que la première provoquait une paralysie graduelle de tout le corps et que la seconde amenait une douce inconscience pendant que l’autre poursuivait son œuvre jusqu’à la cessation complète des fonctions vitales… Le dosage a été calculé pour que cela ne demeure pas une tentative seulement.
Vous avez dû faire des essais j’imagine?
Sur des cobayes dans un premier stade… Sur moi finalement mais à faible dose… Émile était présent en cas de pépin majeur.
Vous ne manquez pas de sang-froid!
Non. Déformation professionnelle sans doute… Émile prend la relève pour la suite je t’en prie.
Quand nous sommes allés auprès de notre frère samedi dernier nous avions en notre possession tout ce qui est nécessaire pour… abréger ses souffrances… Fabian était d’une extrême faiblesse mais il avait toute sa conscience. Il nous a accueillis en libérateurs… Plus déterminé que jamais à passer aux actes… à mettre fin à cette vie qui n’en était plus une… Il a demandé comment cela se produirait… Aglaé le lui a expliqué. Il a acquiescé doucement… nous a fait ses adieux. (Émile pleure en racontant.) Il nous a embrassés… Ses dernières paroles ont été : « Je vous supplie de m’aimer assez pour m’aider à mourir tel que je le souhaite… » Il s’est tu… définitivement. J’ai effectué les préparatifs… Devant mon hésitation il m’a enjoint d’un geste à procéder sans plus tarder… Je l’ai fait… Voilà c’est tout.
Armand le prend dans ses bras.
Je dois savoir la suite…
Nous sommes restés auprès de notre frère… de sa dépouille… Je ne sais plus combien de temps… Nous sommes ensuite repartis Aglaé en premier pour prendre la voiture stationnée un peu plus loin moi en dernier après un ultime adieu à Fabian… Ce qui nous avait servi à… tuer notre ainé a été détruit par Aglaé. Tu connais le reste.
Le silence perdure. La pénombre s’insinue puis s’installe pour de bon. Aglaé les sort de leur torpeur.
Sortons diner : inutile de ressasser davantage.
Hé! Je suis convalescent et gravement handicapé! On devrait me soigner aux petits oignons et avec service de traiteur!
Livraison en limousine avec ça? Nous pourrions apprêter des pâtes à l’ail…
Où sont mes béquilles? Cuisine grecque?
Tant bien que mal ils réussissent leur entrée au restaurant. Arrosent d’ouzo la délicieuse moussaka. Ils discutent de tout sauf de ce qui les préoccupe vraiment. On doit parfois mettre la sourdine aux émotions. Aglaé et Armand font du rebours, amorcent leurs relations autrement tel que cela aurait dû être si « l’étapisme » d’Émile avait pu être réalisé. Aglaé raconte des anecdotes sur leur enfance et leur adolescence. Émile peaufine les détails. Armand découvre ainsi tout un pan supplémentaire de l’existence de son énigmatique conjoint. Il perçoit aussi la force du lien gémellaire ; leurs ressemblances autant que leurs divergences. Il est fasciné. Ne voit plus l’intrusion d’Aglaé étant une menace pour sa relation avec Émile. Ce qu’il avait ressenti au premier chef. Réussit à replacer les choses en contexte. Conserve sa réserve mais abaisse le pont-levis. La fermeture des lieux les laisse indécis sur le parvis. Armand énumère au hasard quelques possibilités.
Aglaé je peux vous ramener à votre voiture et vous rentrez seule ou avec Émile… ou vous revenez avec nous : notre hospitalité vous est offerte et nous disposons d’une chambre non utilisée…
Celle qui devait accueillir Pierre Alban devine Émile. Il effleure sa joue. Ils reviennent ensemble. Parce que demain changera le cours de leur vie.
Au cœur de la nuit Émile s’éveille. Entre les ronflements il entend les sanglots. Il passe sa robe de chambre. Se redresse péniblement en s’aidant des satanées béquilles. La porte entrebaillée lui laisse apercevoir son dos nu secoué par des tremblements. Aglaé pleure Fabian. Ils se ressemblent dans la douleur. Émile s’étend à ses côtés et la prend dans ses bras. Il sait inutile toute parole de consolation. La ceint seulement jusqu’à ce que les larmes s’apaisent. Et les siennes aussi.
Ils s’embrassent. De moins en moins fraternellement et de plus en plus passionnément. Elle écarte les pans du vêtement puis dénoue la ceinture. Elle se love sur lui. Ses petits seins durs contre son torse. Son sexe à l’orée du sien en érection. Elle se redresse et le met en elle. Il feule. Ils s’arriment des yeux aussi. Aglaé mon amour ma sœur. Elle mène leur coït sensuellement le souffle audible et saccadé. Elle cesse brusquement tout mouvement. Émile écarte délicatement les lèvres de sa vulve puis saisit le clitoris turgescent. Le maintenant entre deux doigts il le frotte rythmiquement d’un autre. Le vagin d’Aglaé se met à ondoyer autour de son pénis et les parois se resserrent. Ils ne font plus qu’un quand les convulsions de son orgasme déclenche le sien propre qu’il éjacule en elle. Aglaé s’endort sur lui alors qu’ils sont encore reliés. Très doucement il se dégage. Fait escale à la salle d’eau avant de regagner sa couche. Se réinstalle tant bien que mal. Armand lui tourne le dos. Émile s’y colle, enserre sa taille, caresse son ventre. L’autre tente de se dégager. L’amour fait mal parfois. Émile renforce son emprise.
Je t’aime.
Tu baises avec elle!
Cela s’appelle faire l’amour. Avec toi comme avec elle. Mes relations avec ma jumelle quelles qu’en soient les multiples dimensions n’enlèvent rien à l’amour que je te porte. C’est autre. Ni plus ni moins.
Armand se retourne, s’éloigne légèrement. Ne cherche pas à dissimuler qu’il souffre quand il plonge les yeux dans ceux d’Émile, lesquels ne se défilent pas.
Tu as accepté de devenir mon compagnon de vie! Ceci ne veut donc rien dire pour toi? Est-ce que cet état de fait n’implique aucun engagement de ta part? Et en plus tu oses prétendre que tu m’aimes! Alors que tu me trompes à la première occasion et sous notre toit et en pratiquant l’inceste en sus!
« Tromper » quel vilain verbe! Quant à nos relations incestueuses c’est un fait peu importe le jugement sous-entendu que tu prononces. Je ne suis pas devenu ta propriété en m’engageant avec toi. Armand je veux faire en sorte que notre union se poursuive la vie durant. Ceci nous concerne tous les deux seulement et là est l’engagement. Ce que je vis avec d’autres personnes ne devrait même pas entrer en ligne de compte eu égard à notre couple. C’est un principe de base dont le non-respect entraine que rien n’est possible entre toi et moi. Me mettre une ceinture de chasteté ne constituera jamais une garantie de fidélité. C’est dans la tête que ça se passe. C’est là que c’est fondamental. Si tu ne peux pas envisager que je puisse entretenir des rapports autres qu’avec toi alors mieux vaut ne pas continuer ensemble : on en arriverait à se détruire l’un et l’autre…
Je comprends… je crois… j’essaye en tout cas… Et je t’aime… J’aurais préféré apprendre ces liens autrement.
Ce qui veut dire que…
Du début à la fin : tu n’as pas pris la peine de refermer la porte…
Je pense qu’inconsciemment je voulais que tu saches… J’étais incapable de t’en parler… Je ne sais pas quoi te dire pour ôter la douleur exprimée dans ton regard… Je comprendrai… si tu préfères que… nous fassions un pas en arrière…
En réalité cela fait bien deux ans que je lutte contre moi-même pour ne pas t’aimer!
Que dis-tu?
Je répète en détachant les mots et j’épelle si tu insistes : cela fait au moins deux années que je lutte pour ne pas t’aimer!
Explique.
Depuis que j’ai posé les yeux sur toi lors de l’entretien initial qui a fait que tu as assis ton joli cul dans le fauteuil en face de moi!
C’est dangereux de te plaire!
En effet… Je crois que tu n’oublieras jamais ces entrevues de sélection… Même La Pieuvre a trouvé que j’y allais trop dur… Il a intercédé en ta faveur… C’était totalement inutile en fait puisque tu t’en es sorti avec tous les honneurs et même plus que brillamment. Cela aurait été d’une injustice flagrante que je m’oppose à ton engagement.
Je l’ai échappé belle!
Ton regard s’est fixé sur moi et il a… changé… Tu avais l’air… tout étonné. Tu as regardé la pointe de tes chaussures puis moi de nouveau timidement. Mais j’ai senti que tu touchais mon âme… Et j’ai eu peur…
C’est là que tu m’as assené le premier coup de massue…
Oui. Jamais je n’ai laissé quiconque avoir prise sur moi… sauf mon fils mais ça c’est autre chose une autre sorte d’amour… Ce que j’ai ressenti immédiatement pour toi me rendait vulnérable. J’ai voulu me claquemurer… Au fil du temps je suis devenu incapable de m’éloigner complètement de toi… Le jour mais aussi la nuit. Tu hantais mes rêves tous plus fous et lubriques les uns que les autres.
Pourquoi Armand? Pourquoi ce besoin de te protéger absolument et à tout prix?
Parce que l’amour fait souffrir… Pierre Alban… son rejet…
Tu as aussi eu peur de trouver le mépris dans mes yeux n’est-ce pas?
J’ignorais que tu étais homosexuel… quoique je doute maintenant d’une partie de cette particularité… Je ne me sentais pas capable d’essuyer un refus ni d’envisager de perdre ton estime du fait que tu saches que je peux aimer quelqu’un de même sexe… J’ai endossé un blindage lourd.
Qu’est-ce qui a fait pencher la balance?
La souffrance aussi. Celle que je ressentais à m’interdire de t’aimer, réelle celle-là comparée à celle de ton hypothétique réponse négative… ou positive peut-être. J’ai commencé à espérer…
Est-ce que je dois comprendre que hormis Anthony personne d’autre n’est arrivé dans ta vie depuis que j’y suis entré?
Oui… et non…
C’est-à-dire?
Je crois être plutôt coincé. Le revers de la médaille au fait que je « jouis » d’une certaine notoriété. Cela me force à une extrême discrétion. Je ne veux donner aucune prise au potinage ni perdre ma crédibilité parce que je suis identifié étant une « tapette ». Dieu que j’abhorre ce mot!
Ceci ne répond aucunement à la question…
Je tourne autour du pot parce que je me sens gêné d’avoir à t’avouer que j’ai perpétré quelques manquements à mes principes… Tu peux comprendre cela j’imagine?
Hum! Je veux savoir!
Lorsque j’avais un besoin impératif d’un exutoire physique, ta proximité ayant tendance à galvaniser mes sens… Bref j’ai surpris une conversation d’ascenseur entre deux confrères… Ils s’entretenaient au sujet d’un salon de massage. Le premier homme apprenait au second que tu pouvais te faire masser par un ou une « thérapeute » au choix. Je tais la plaisanterie salace sur les homosexuels émise par le deuxième. Il a ajouté que tu pouvais également obtenir en plus d’un simple massage de détente et en majorant le prix bien sûr un traitement complet si tu vois ce que je veux dire…
J’imagine fort bien! C’est donc de là que provient ton savoir-faire!
J’apprends vite… Ils se sont éloignés mais j’ai l’ouïe fine et j’ai pu saisir l’endroit…
Et tu es allé là-bas souvent?
Plusieurs fois d’autant plus que tout est organisé pour respecter l’anonymat… et pour un « traitement très complet ».
Dispensé par une personne de ton propre sexe sans doute?
Évidemment! De beaux jeunes hommes… J’imaginais que c’était tes mains qui procédaient…
Comme ça?
Mmm… Avec de l’huile peut-être?
Bien plus tard et toilette faite ils s’enlacent.
Et pour toi?
Ton attitude envers moi me désespérait. Je me suis refermé aussi. J’ai essayé de museler mon cœur. J’ai étrenné d’éphémères conquêtes. Dans le noir ces hommes de ton âge avaient ton visage ton corps. J’étais pris de nausées au matin quand je me rendais compte que c’était tout faux.
Plusieurs?
Un certain nombre mais qu’importe! Armand je t’aime mais je réitère que je ne t’appartiens pas… Rien ne change ni ne diminue ce que j’éprouve pour toi.
Depuis que tu es entré dans ma vie je la ressens. Avant j’étais moribond. Tu me fais souffrir et tu prends mais aussi tu donnes… Je n’ai qu’un seul regret… celui de ne pas avoir célébré ma séparation.
Je veux éclaircir quelques points d’obscurité avant de te baiser…
Vas-y assène mais rapidement : j’ai envie de toi.
Vous n’utilisiez aucune protection particulière… Elle prend la pilule au moins?
J’ai subi une vasectomie cela fait sept ou huit ans; avant elle prenait des contraceptifs et j’employais des condoms… La conception d’un enfant n’est pas souhaitable étant donnée notre consanguinité.
Euh… c’est mieux avec elle qu’avec moi?
C’est différent… Aglaé a été la seule femme que j’ai connue charnellement… Je n’ai jamais été attiré par aucune autre… Quant aux hommes… Tu as remarqué ce jeune médecin à l’urgence celui au regard d’azur…
Tu veux mourir comment?
En jouissant entre tes bras et très vieux.
Émile va droit au but. La cible est éloquente et ses lèvres pressantes si chaudes…
Non!
Non?
Oui… Offre-moi ton joli cul mon amour et mon conjoint.