Pour hommes seulement
Variations sur la nature
Louise Gauthier
Aux marches du palais y a une si tant belle fille…
Le procès : jour 1
FRATRICIDES PAR COMPASSION : LE VENIN A COULÉ C’est aujourd’hui au Palais de justice de Montréal que s’amorce le procès pour meurtre d’Aglaé et Émile Bergeron. Les jumeaux âgés de trente ans sont conjointement accusés d’avoir assassiné de manière préméditée leur frère Fabian Bergeron quarante ans le 8 février dernier à Montréal dans des circonstances qui peuvent être qualifiées d’insolites. La victime atteinte du SIDA en phase terminale est décédée des suites de l’administration d’un ou plusieurs poisons extraits des sécrétions de reptiles. Selon les informations recueillies auprès du lieutenant-détective DavidBen Simon responsable de la section des homicides au SPCUM la compassion aux souffrances de leur ainé serait le motif qui a guidé le bras de la mort venimeuse. Miville Parent |
Sur le trottoir faisant face à l’écrasant édifice de pierre sombre ils ressemblent à des lilliputiens. Le soleil brille pourtant de ses mille feux mais ailleurs bien loin de ce haut lieu de la justice humaine. Aglaé frissonne malgré la température clémente. Ses lunettes opaques rendent sa figure hermétique. Sa sobre élégance outremer tranche nette sur la grisaille environnante. Elle porte son regard vers le sommet là où le ciel azuré prend la relève. Sa voix grave émeut son escorte en retrait.
Vous qui entrez en ces lieux… abandonnez tout espoir.
Armand et Émile encadrent la Grâce.
Je vous aime.
Une brève pression sur chacune de ses épaules souligne la réciprocité de leurs sentiments amoureux.
Allons-y : c’est l’heure.
Lentement ils montent l’escalier et s’engouffrent dans l’enceinte du froid Palais de justice de Montréal. L’assemblée clairsemée se lève à l’irruption de madame la juge Margaret Benson en salle d’audience. Celle-ci impose par sa majestueuse prestance. Son regard sec dépourvu d’indulgence balaie l’assistance envahie de silence. Le procès commence. La Couronne est représentée par maitre Réginald Beaupré. Maitre Armand Boissonneau a maintes fois croisé le fer avec Cyrano. Il n’a pas toujours remporté les honneurs. L’officier en service entame la lecture des chefs d’accusation qui pèsent contre les prévenus. Meurtre prémédité pour résumer. Aglaé et Émile Bergeron la voix forte et claire plaident tour à tour non coupable. Les questions préliminaires de droit seront abordées le lendemain. La date de l’audition pour le choix des jurés est fixée au surlendemain. Lorsque la séance est levée les accusés reprennent leur liberté temporairement suspendue. Ils rentrent chacun chez soi.
La tension noue la gorge d’Aglaé l’empêchant de respirer fluidement. Même ses bêtes à sang froid ne réussissent pas à calmer ses appréhensions et ses palpitations cardiaques. Tard en fin d’après-midi Gabriella la découvre assise en tailleur, le regard vague, le souffle éteint. Elle se laisse tomber sur le sol, saisit les doigts aimés glacés, les enserre entre ses paumes. Elles demeurent immobiles à se regarder dans la pénombre ambiante meublée des glissements et bruits des êtres vivants tout autour d’elles. Les larmes d’Aglaé s’épanchent doucement. Lorsqu’elles se tarissent Gabriella l’aide à se relever. Aglaé murmure un faible « merci ». Gabriella hausse l’échine et l’entraine hors des murs de l’institut. Elle prend d’autorité le volant de la Volvo. Stationne devant la maison. Hésite. Lui demande d’appeler un taxi. Aglaé la convie à rester. Après une nouvelle et perceptible hésitation elle accepte. L’autre se méprend.
Je ne veux pas te heurter ni que tu te sentes forcée de me cotoyer au plan personnel… Je commande tout de suite la voiture.
Non ce n’est pas ce que tu crois…
Coupant court elle sort du véhicule et referme la portière d’un claquement. Sur le seuil Gabriella évite le regard inquisiteur. Passe par la bande.
Tu ouvres? Il fait frisquet.
As-tu faim?
Un peu.
Je n’ai que des surgelés…
J’en suis également une adepte inconditionnelle.
Elles mangent en silence en sirotant du vin blanc glacé chacune à un bout du futon de soie brute et pourtant curieusement proches l’une de l’autre.
Parle-moi de toi Gabriella…
Ce n’est pas le moment. Plus tard.
Aglaé accepte d’un hochement de tête. Lui fait part de son intention de démissionner.
Pas maintenant : c’est prématuré. Laisse les choses évoluer selon leur cours.
Elles en discutent mollement. Préfèrent se taire finalement. La décision n’est plus aussi ferme tout d’un coup.
Je m’éclipse.
En attendant le taxi Aglaé pose affectueusement ses mains sur les épaules de son amie. Gabriella ne résiste pas au beau regard velouté. S’y noie. Se rapproche irrésistiblement. Enserre à la taille. S’empare voracement des lèvres entrouvertes. Aglaé sidérée ne réagit pas. Elle se laisse embrasser. Une langue agile serpente autour de la sienne. Gabriella se ressaisit puis recule vivement.
Désolée… Je ne sais pas ce qui m’a pris.
Elle s’enfuit littéralement. Bouleversée l’embrassée fige; son tumulte intérieur en recrudescence. Elle se meut finalement. Se débarrasse des assiettes jetables. Fait couler un bain brulant. S’y endort. Se réveille hébétée. L’eau est glacée. Elle émerge frissonnante. Elle ceint son corps d’un ample drap. Se rendort recroquevillée en boule au milieu du lit. Rêve d’Émile et d’Armand… et de Gabriella…
Nuitamment elle se redresse sur sa couche la conscience tourmentée. Prématurée ou pas la démission s’impose d’elle-même. Question d’éthique. Elle rédige sa lettre de quelques phrases nettes et l’envoie par télécopieur.
Rentrés tot du bureau ils se jettent sur le lit. Ils se tiennent par la main. Au bout d’un très long moment la pénombre s’est installée. Se lèvent. Dinent de baguette décongelée, lait, beurre d’arachides pour l’un et fromage pour l’autre. Se dévêtent. L’instant n’est pas à l’exultation des corps mais à la tendresse réconfortante. Ils se laissent bercer par la musique. Font œuvre de chair tendrement finalement. Se communiquent leur chaleur. L’amour réconforte parfois.
Le procès : jour 2
FRATRICIDES PAR COMPASSION : MURMURES HORRIFIÉS Murmures horrifiés hier au procès des jumeaux Aglaé et Émile Bergeron âgés de trente ans accusés du meurtre prémédité de leur ainé Fabian Bergeron quarante ans. La victime atteinte du SIDA en phase terminale est morte des suites de l’administration de substances extraites des sécrétions de serpents venimeux. Ledit cocktail aurait été concocté par Aglaé Bergeron sommité dans le domaine de l’erpétologie science qui consiste en l’étude des reptiles et amphibiens. Ce serait Émile Bergeron qui aurait perpétré l’acte proprement dit. Celui-ci membre du Barreau œuvre chez Trudel, Massicotte, Boissonneau et Associés depuis deux ans. C’est d’ailleurs maitre Armand Boissonneau bien connu sur la scène judiciaire pour sa rigueur coriace qui assure la défense des accusés lesquels ont plaidé non coupables hier. La Couronne est représentée par maitre Réginald Beaupré renommé pour sa verve truculente. Le procès présidé par la juge Margaret Benson de la Cour du Québec se déroulera devant jury au Palais de justice de Montréal et devrait durer quatre semaines. Les questions préliminaires de droit seront débattues aujourd’hui. Le choix des jurés s’effectuera lors de la reprise des audiences demain matin. Miville Parent |
Armand ferme rageusement le téléviseur et envoie valdinguer la télécommande qui atterrit à côté du Journal du Jour lequel a suivi peu de temps auparavant une identique trajectoire. La voix du présentateur de nouvelles s’éteint avec le reste : le trio franchissant les portes du palais. Les circonstances largement commentées. L’accent sur Aglaé.
La « charmeuse de serpents »! Vraiment!
Du calme! Cela pourrait être pire : Lucrèce et César Borgia par exemple…
Ils vont y penser à coup sûr!
Le battage médiatique risque fort d’empirer… La cause est exotique… Ce qui m’inquiète le plus c’est la réaction d’Aglaé. Les feux de la rampe ce n’est pas précisément sa tasse de thé…
Parlant de ta sœur…
Tu es déçu qu’elle ne soit pas rentrée avec nous?
Oui je crois.
Ma jumelle est ainsi. Elle émerge rarement de son ermitage… sauf lorsque son besoin de chaleur humaine devient d’une intensité insoutenable.
J’aime sa « chaleur humaine »…
J’avais compris. Et j’en suis heureux… Tu dois apprendre à l’accepter telle qu’elle est. Elle prend et elle donne mais à sa façon.
Je retiens… Une triade intermittente au duo que nous formons?
C’est exactement ce qu’elle… que nous souhaitons.
Je t’aime conjoint.
Et moi je vais t’aimer encore plus si tu insistes…
Pour quoi?
Prodiguer à ton amoureux sous tension extrême et complètement vanné un traitement de faveur payable en nature.
Hum… Je ne roule pas sur l’or… Fi donc de ladite! On paie rubis sur l’ongle.
Harpagon! … À crédit au moins?
Pour cette fois. Et je suis de magnanime générosité : ta dette globale n’augmentera pas… de beaucoup… Le versement en nature servira d’acompte…
On cogne fort à la porte alors qu’ils sont entièrement nus. En pestant Armand enfile prestement une robe de chambre. Émile ceint un drap de bain.
Ouvrez c’est la police!
Armand obtempère vivement.
Pardon monsieur… euh… maitre Boissonneau… Euh… Nous avons reçu une plainte selon laquelle vous… euh… hébergez deux… euh… dangereux criminels… et je… euh…
Vous venez voir ce qu’il en est!
Euh… En quelque sorte… maitre…
Émile pose une main apaisante sur l’épaule de son bouillant conjoint. Posément il explique la situation à l’agent balbutiant (ainsi qu’à sa collègue en retrait) lequel porte visiblement une admiration sans bornes à ses souliers. Embarrassé sans doute par le regard noir mais aussi par l’intimité évidente que projette le couple. Au bout des explications l’homme relève la tête et se concentre sur les yeux de sa peu dangereuse bouée de sauvetage.
Euh… Toutes nos excuses… euh… pour la méprise et… euh… pour le dérangement…
Cramoisi il prend congé d’un signe de tête. La porte claque. Émile se tord d’hilarité. Croule sur le sol devant son avocat imperturbable à la figure fermée. On recogne. Armand ouvre à la volée.
Qui ose?
Quel accueil! Des policiers sortent de chez vous : que se passe-t-il?
Aglaé aperçoit son frère encore par terre.
Violence conjugale?
Non j’héberge de dangereux criminels!
Ce n’est que ça?
Armand se retient d’exploser. Avant qu’il n’implose Aglaé lui tend ses lèvres en exutoire. Il savoure.
Et moi alors?
Émile se colle à eux et s’empare de la bouche aimée puis de l’autre de même sentiment. Le drapé choit.
Quelle tenue! La flicaille a dû penser… à la même chose que moi…
Elle illustre d’un geste vulgaire et sans équivoque la nature réelle et supposée de leurs relations intimes.
Ils ont interrompu une thérapie… Le défenseur émérite des gibiers de potence que nous sommes exerce une autre profession des plus lucratives celle-là… maitre masseur mais il pratique des tarifs usuraires. Je me trouve maintenant ruiné en tout état de cause!
Pour la Grâce c’est totalement gratuit…
C’est d’une injustice flagrante!
Armand caresse les fesses bien roulées et toujours dénudées ce qui calme les choses sauf la virilité étalée sans pudeur…
Je peux assister à la séance?
Voyeuse!
C’est indubitable… Au lit l’exhibitionniste!
Le dénommé obéit au doigt et à l’œil avec un enthousiasme indéniable. Le praticien précède la voyeuse. Le thérapeute dénudé s’assoit à califourchon sur le sujet retrouvé. L’odeur du romarin envahit la pièce alors qu’il oint. Aglaé fixe fascinée les doigts habiles; elle est étendue nue sur le côté. Ses lèvres sensuelles sont entrouvertes.
Aglaé. Vous… Tu me fais perdre tous mes moyens!
Elle jette un coup d’œil curieux à ceux-ci.
Ce n’est manifestement pas le cas, pourtant!
Je parlais de mes mains!
Je paye assez cher pour qu’il n’y ait aucune interruption intempestive et inopportune!
Le professionnel reprend le traitement : le client a toujours raison.
Bascule.
Tout ce que tu veux pour que cela continue… Je fais une déclaration d’amour à cet as du bien-être!
Attention l’avocat pourrait en être jaloux!
Le comble! Je m’en fous!
Armand termine par les pieds. S’immobilise.
Et le traitement de faveur?
Cet extra coute le double… quand il y a une spectatrice…
Oui quand même. Fais acte de simple humanité!
Aglaé se rapproche du centre d’intérêt pour l’heure pointé très haut. Un lent va-et-vient s’amorce sur l’objet. Émile geint sous les caresses généreusement dispensées. Quand le sperme jaillit elle le recueille dans sa bouche.
Tu m’as dit que c’était gratuit… Cela tient toujours?
Plus que jamais. En position.
Le masseur bandé procède identiquement pour la cliente. Sur le dos. Sur les fesses (en insistant). Sur le torse. Ne peut résister au plaisir de sucer les mamelons durcis. Ce qui attire l’attention de l’être languissant à côté. Qui se transforme en voyeur impénitent quand le praticien applique le traitement de faveur sur sa jumelle ondoyante de la félicité prodiguée. Les signes de son besoin imminent de coïter se multiplient et galvanisent les ardeurs masculines.
Sois mon amant par la voie des femmes.
Émile met en place le sésame sur le pénis de son homme. Armand la fait se retourner. Son puissant organe investit sa chaude intimité typiquement féminine. Mouvance ondulante. Émile pénètre de sa verge à l’intérieur de son conjoint. Le temps se précipite. L’onde de choc créée par l’orgasme d’Aglaé se propage et les fait jouir.
Le procès : jour 3
Aglaé a passé la majeure partie de la nuit pelotonnée sur le canapé du séjour. Elle les rejoint en chambre et les toise les bras croisés.
Petit problème mathématique primaire : si le tiers d’un tout mobilise les trois quarts d’une surface et que le second tiers en dispose du quart combien reste-t-il d’espace pour le tiers restant du tout… Recalés… C’est impossible de dormir avec deux tiers qui réquisitionnent d’autorité l’entièreté du lit! À l’avenir je rentrerai chez moi… après. Quant à la salle d’eau qui en profite d’abord?
Elle les observe se chamailler un moment. Ils sont drôles. En catimini elle s’esquive et prend possession des lieux dits. Durant une heure. Ils fulminent à sa sortie rosée. Elle passe altière et belle devant les deux belligérants.
Qu’est-ce que vous attendez? Nous allons être en retard!
Émile retient-moi…
Viens vieux grincheux… Tu ne comprends rien aux femmes… Quant aux hommes d’ailleurs…
Quoi?
Je t’aime soupe au lait. Ouste!
Avant de monter dans l’ascenseur ils voient la porte du voisinage s’entrouvrir puis se refermer aussitôt : l’air bête, le giton et la mignonne.
Il a peur des « dangereux criminels » pointés au téléjournal…
Émile retiens-moi…
Pas envie…
Du calme les coqs! Inutile de chercher noise.
Journalistes et photographes sont au rendez-vous. Armand leur fraye un chemin dans la horde qui recule. Le garde des corps est assez baraqué pour impressionner. Le gabarit et la mine féroce. Émile les jambes en décomposition se place derrière sa sœur blême. Une main réconfortante sur l’épaule féminine transmet la tendresse rassurante. Aglaé se reprend. La salle d’audience est bondée. Le déjà familier banc des accusés accueille les prévenus. Au fur et à mesure du défilement maitre Boissonneau pose les questions destinées à vérifier l’impartialité des candidats-jurés qui sont près d’une centaine. Leur connaissance de la cause est abordée en premier. Une autre question : « êtes-vous pour des raisons morales, personnelles ou religieuses en faveur ou contre le suicide assisté? ». Il fait en sorte et c’est là le plus important que les fanatiques de tout acabit soient écartés puisque le verdict pourrait en être entaché. Que le tiers de la douzaine de pressentis soit des chefs naturels lui apparait de bon augure.
Juré numéro 1 : Philippe Noiseux 45 ans comptable non marié sans enfant connu.
Juré numéro 2 : Lise Paré 39 ans infirmière mariée avec deux enfants.
Juré numéro 3 : Claire Auguste 25 ans étudiante en art en vacances d’origine haïtienne citoyenne canadienne depuis quatre ans célibataire sans enfant.
Juré numéro 4 : Simon Johnson 35 ans chômeur divorcé avec un enfant.
Juré numéro 5 : Louise Pointcarré 40 ans psychologue mariée sans enfant.
Juré numéro 6 : Hassen Magri 50 ans d’ascendance tunisienne professeur de français au secondaire marié père de quatre enfants.
Juré numéro 7 : Rodin Boddele 42 ans d’origine française naturalisé depuis dix ans programmeur-analyste célibataire sans enfant.
Juré numéro 8 : Pierre Racine 28 ans designer célibataire sans enfant.
Juré numéro 9 : Rita Béliveau 65 ans récemment retraitée veuve sans enfant.
Juré numéro 10 : Emiliano Di Massimo 49 ans d’ascendance italienne entrepreneur en construction marié père de trois enfants.
Juré numéro 11 : Anton Badler 68 ans fonctionnaire à la retraite veuf père de deux grands enfants.
Juré numéro 12 : Leonora Goldenberg 46 ans rentière veuve mère de deux enfants.
Après la séance du tribunal, la triade réussit à se faufiler par une porte latérale. Le procès se poursuivra lundi.
Au journal télévisé de vingt-deux heures on parle des versions modernes de César et Lucrèce Borgia… au grand dam de leur défenseur. Émile réchappe la télécommande des dommages irrémédiables des suites d’une autre chute vertigineuse. Stoïque il attend que l’ours calme sa rage. Ce qui prend du temps. L’entraine pour « faire une marche jusqu’au parc voisin histoire d’évacuer les miasmes de l’ire de mon peu commode conjoint ». S’endorment dans les bras l’un de l’autre densément proches. Armand et Émile décident de passer les prochains jours tel un « gentil couple pépère et sans histoire ». Sortir pour se sustenter et se cultiver. Rentrer sagement. Faire l’amour passionnément. Discuter pour rapprocher les âmes. Rebaiser accessoirement. Dormir profondément. Et recommencer le tout.
De retour chez elle Aglaé plonge dans un bain purifiant et régénérateur. On sonne. Encore dégoulinante les charmes stratégiques à l’abri d’un drap de ratine elle s’enquiert de l’intrus. Une. Le nez caché par un énorme bouquet.
Pour me faire pardonner…
De rien. Entre je gèle!
Je n’ai pas osé téléphoner…
Elles sont magnifiques ces roses! Merci Gabriella.
C’est une fleur qui te va bien.
Assieds-toi. Je passe un vêtement.
La robe de chambre en soie vert d’eau à large échancrure et moulante ainsi que ce qu’il y a dessous surtout coupent le souffle de l’admiratrice. Penchée au-dessus de la table basse Aglaé dispose l’arrangement floral dans un vase de verre soufflé. Inconsciente ou négligente de la provocation implicite. La spectatrice focalise sur la poitrine menue entièrement dévoilée. Elle a du mal à respirer. Décide de contempler ses ongles puis ses orteils. Mais son regard récidive.
Tu t’es enfuie bien inutilement hier.
La phrase l’arrache à sa vision de rêve. Les trajectoires de l’azur et du céladon convergent à mi-parcours.
J’ai été surprise c’est tout… Je ne m’attendais pas à une telle démonstration d’affection de ta part… Je me suis rendu compte que… je ne peux pas…
Aglaé j’ai compris. Ne tourne pas la lance dans la plaie.
M’empêcher de souhaiter partager avec toi une certaine intimité.
Aglaé s’assoit. Trop proche. L’ambiguïté alambiquée se clarifie : ses lèvres effleurent les siennes et expliquent. Leurs langues s’emmêlent en baiser brulant. Puis des caresses furtives accentuent le désir. Mutuel. Aglaé s’abandonne aux affleurements de son amie par-dessus le vêtement puis en dessous. Elle dénoue son ceinturon pour faciliter le rapprochement des peaux puis insinue sa main sous le pull souris, s’empare d’un globe au mamelon gonflé, remonte le chandail, se penche pour téter la mamelle. Gabriella se débarrasse de l’accessoire gênant. Aglaé passe à l’autre sein avec la même manœuvre excitante. Elle renverse son amante sous elle. Retourne s’abreuver aux lèvres charmantes. Sa langue darde dans la bouche de Gabriella. Ses doigts détachent le jean. Les ultimes oripeaux tombent. Contact intense de leurs nudités féminines frémissantes. Seins contre seins. Ventre contre ventre. Bouche à bouche. Aglaé surplombe et contemple le corps plein. Si désirable. Elle sillonne jusqu’à la toison jais touffue. Le clitoris tressaute au toucher délicat. Les jambes en V offrent la vulve en pâture. Aglaé cède à l’invite explicite, remplace le doigt par la langue. Odeur et saveur grisantes de femme en chaleur. Un écho dans son propre sexe. Plus tard. Cunnilingus. Aglaé accorde son embrassement à l’ondoiement du corps et de la voix. La fourre de l’index couplé au majeur. L’annulaire disparait dans l’autre intimité. Gabriella sursaute. Accepte la pénétration duale. Son orgasme ressemble au ressac. Les doigts enserrés s’immobilisent. Abandon entier au plaisir sexuel. Aglaé jouit aussi empathiquement. Lorsque la détente survient elle recommence le va-et-vient et les enroulements doux. Gabriella crie au faite de la vague du profond raz-de-marée qui la dévaste. Aglaé s’étire sur son amie et lèche les larmes qui s’écoulent aux commissures des paupières. Gabriella l’enceint. Renverse les positions. Elle sent aux frémissements qui animent sa bien-aimée que le moment n’est pas propice aux attouchements lents. Les joues et le cou rosés. Les mamelons saillants. Elle mord doucement chacun d’eux. Le ventre légèrement bombé retient son attention un instant. Elle enfouit son nez dans la toison claire et clairsemée odorante de la récente baignade de la déesse. Les mouvements d’Aglaé, cuisses ouvertes, projettent son organe érigé sous ses lèvres, la guide vers son sommet. Gabriella la met doublement. Lorsque le premier plaisir s’atténue mais pas trop elle approfondit ses investigations dans le corps accueillant. Deux doigts de l’autre main maintiennent le clitoris engorgé tandis qu’elle le frotte à petits coups de langue. L’orgasme est profond et ardent. Cri de femelle comblée d’un plaisir impossible. L’embrassement essoufflé des cœurs et corps suit l’embrasement. Le gout du sexe de l’autre. Le doux sourire à l’autre. Le silence languide après le tumulte interne et intérieur d’une intensité jamais connue auparavant. De part et d’autre. Aglaé et sa compagne choisissent le vase clos pour « accorder leurs sensibilités ». Elles s’y consacrent durant de nombreuses heures. Indubitablement le passage au plan personnel avait fait deux très heureuses.
Le procès : jour 4
FRATRICIDES PAR COMPASSION : LE PROCÈS DE L’HEURE Forte assistance attendue aujourd’hui au Palais de justice de Montréal où se déroule actuellement le procès pour meurtre d’Aglaé Bergeron la « charmeuse de serpents » et de son frère Émile Bergeron. Les jumeaux âgés de trente ans sont accusés du meurtre prémédité de leur frère Fabian quarante ans. Celui-ci sidéen en phase terminale est décédé dans des circonstances insolites et non de sa « belle mort » pourtant proche. La cause du décès serait subsidiaire à l’administration d’un poison concocté avec des sécrétions de serpents venimeux. Rappelons qu’Aglaé Bergeron est erpétologue. Ce serait Émile Bergeron qui aurait procédé à l’acte proprement dit. Le procès présidé par la juge Margaret Benson de la Cour du Québec est prévu pour durer un mois. Mercredi dernier un jury de sept hommes et cinq femmes a été constitué. Tout au long du défilement l’avocat de la défense maitre Armand Boissonneau a posé des questions destinées à vérifier l’impartialité des candidats-jurés. Le ministère public représenté par maitre Réginald Beaupré fera sa déclaration d’ouverture ce matin. Il résumera sa preuve pour le jury. Miville Parent |
Je t’accompagne jusqu’au tribunal : j’ai à faire au centre-ville avant d’aller à l’institut.
D’accord. Ta compagnie m’est précieuse Ella.
J’aime ce diminutif.
Et moi j’aime celle qui le porte.
C’est partagé.
La veille Aglaé avait convenu d’un point de ralliement avec les conjoints. En retrait du palais évidemment.
Ne pars pas tout de suite… Je voudrais te présenter à… aux deux autres pôles de ma vie lesquels se pointent justement.
Lesdits fringués à huit épingles rejoignent les deux femmes contrastantes. Aux mains unies.
Armand, Émile, voici Gabriella Milton ma fiancée.
Le premier domine rapidement son ébahissement : il commence à s’habituer à la manière Aglaé. La bouche du second bée. Quant à la réaction de l’intitulée elle-même : ramassée dans les yeux fixés sur son amie souriante, espiègle, émue. Le temps figé permet à Armand de détailler : petite de taille, visage doux, rondelet, cerné de courts cheveux foncés, yeux bleu clair sous des sourcils fournis, en arcs, grande bouche aux lèvres ourlées, poitrine opulente, nue sous le chemisier anthracite. L’ensemble un peu masculin s’harmonise d’une silhouette potelée mais pas trop. Pas mal la « fiancée ». Armand tend la main que l’autre saisit fermement. Le sourire révèle une dentition parfaite et immaculée. Émile répond à la poigne tendue. Se fend d’une grimace crispée. Gabriella. Sa voix est basse mais douce et timide.
Votre ressemblance avec Aglaé est proprement hallucinante!
On aime bien créer notre petit effet en apparaissant l’un après l’autre puis ensemble… Fiancées?
Depuis quelques secondes…
Armand interrompt : le temps presse. Ils se dirigent de concert jusqu’à une entrée latérale heureusement libre de fréquentations indésirables. Gabriella prend congé.
Chère sœur… nous aurons un tête-à-tête en fin de journée : je veux tout savoir!
Moi aussi!
Ma parole vous vous comportez en véritables coqs! Je ne suis pas votre poule!
Ça on avait déjà compris!
Ils pouffent puis s’enserrent. Aglaé présente acte de contrition. Accepte de leur parler d’Ella un peu plus tard et s’ils survivent à ce jour.
En raison de la nature particulière des accusations, de la polémique prévisible ayant trait au suicide assisté, de l’importante couverture médiatique qui s’annonce, pour éviter ainsi toute pression ou influence extérieures le tribunal ordonne la séquestration prématurée des jurés jusqu’à la fin du procès. Les dits essaient d’avaler la couleuvre stoïquement sauf le juré numéro 10 lequel demande à être libéré en raison de son métier qui requiert sa présence quotidienne et de ses responsabilités familiales importantes d’autant plus qu’un de ses enfants est atteint de leucémie et subit une chimiothérapie éprouvante. La magistrate accepte. Le juré numéro 10 est remplacé par Maria Gonzalez 36 ans d’origine sud-américaine naturalisée depuis sept ans mariée mère de deux enfants d’âge scolaire. La question réglée maitre Réginald Beaupré résume sa preuve pour le jury. Un premier témoin sera entendu lors de la reprise des audiences le lendemain.
La triade s’attable devant des triples espressos. Aglaé narre.
C’est toute l’histoire à l’heure actuelle. Beaucoup de non-dit, à l’évidence. Mais nous avons été créées l’une pour l’autre incontestablement. Bien qu’on ne puisse pas à proprement parler faire de projets communs d’avenir pour le moment… Vous ressemblez à deux rescapés d’une catastrophe nucléaire… Messieurs voyons! Soignez votre jalousie! Je vous aime. Rien n’est changé sous cet aspect.
Visiblement c’était ce qu’ils souhaitaient ouïr puisqu’ils cessent leur « bouderie » renfrognée et les yeux baissés. Leur pacte de silence persiste toutefois. Ils la contemplent. Leurs yeux prédateurs.
Vous voulez me prouver que vous êtes des mâles dignes de ce nom… et vous assurer de votre emprise sur moi!
Elle se lève précipitamment et recule terrifiée par les sourires… carnassiers. L’hallali est lancé. Leur proie tente de fuir mais est plaquée au sol au milieu du séjour. Elle se défend plutot mollement. Ils la déplument entièrement. Étendue sur le tapis de Perse. Ils se redressent. Les civilisés à épingles se muent en hommes très primitifs. Elle ne sait plus où donner du regard. Les nudités en progression excitent ses sens. La Femelle veut ses Mâles. Les paupières à demi closes, la gorge passée à l’émeri, les lèvres entrouvertes. Elle les humecte : trop sèches. À l’opposé des autres. Sa paume presse sa vulve. Ses narines palpitent à l’odeur sexuelle. Ses seins dressent des pointes stimulantes. Le rosé s’installe sur ses joues et son cou. Ils sont fascinés par la montée du désir chez leur déesse bien-aimée. Les phallus dressés se galvanisent. La posséder devient leur seul et unique besoin. Elle s’ouvre. Un appel. Émile râle de passion inassouvie. Il la couvre et la pénètre et la martèle. Elle feule. Et crie quand elle jouit. Armand rapporte de la chambre un condom. Le coït des jumeaux. Il tente de juguler son besoin de rut mais y parvient difficilement. Il s’agenouille prêt à prendre Grâce. Émile s’écarte enfin. Et Armand peut s’enfoncer dans sa féminité glissante du sperme de son amant et vibrante du récent orgasme. Il la fourre avec lenteur. Émile caresse son propre pénis en lent va-et-vient. Armand s’immobilise. Elle le prend en charge de ses muscles internes. Raz-de-marée dual et vagues océanes et volcan souterrain. Émile se rapproche des amants enceints. Éjacule à nouveau tout contre leurs cuisses. Armand se dénoue puis s’étend de l’autre côté. La main d’Émile rencontre celle de son conjoint sur le ventre de sa sœur. Elle presse le nœud ainsi formé.
J’ai peur. Serrez-moi fort.
Ils lui transmettent cette chaleur particulière celle qui signifie qu’ils sont là quoi qu’il arrive et qu’ils l’aiment. Le désordre réparé Aglaé rentre.
Gabriella. Qui l’attend depuis des heures. Qui ne formule aucun reproche. Qui l’enserre entre ses bras.
Quelques explications à fournir en ce qui concerne ma fiancée…
Tu n’as rien à justifier… Euh… Tu as l’air d’une chatte repue… Et ton odeur… est révélatrice… Armand est ton amant? Tu viens de baiser avec lui?
Non les deux et on fait l’amour : on ne baise pas… Cela te choque?
Oui… Je m’y habituerai je crois… enfin j’essaierai… Je te fais couler un bain.
Ella!
Pardonne-moi… J’ai un sérieux problème… à accepter qu’un… que des hommes te touchent…
Pourquoi?
L’appendice qu’ils ont entre les jambes… et surtout ce qu’ils en font… cela me répugne… Je t’aime… Ouste à l’eau!
Seulement si tu te joins à moi…
Ta libido est débridée et tes mœurs sont dissolues… J’espérais cette invitation au vice fiancée…
Une longue pause plus tard. Surgelés et vin blanc glacé. Elles refont l’amour ensuite. S’endorment enlacées.
La sonnerie du téléphone les agresse. Deux heures. Une jeune voix féminine paniquée demande « Gaby ». Précise que c’est urgent.
Il a une crise? Diane maitrise-toi! Dégage l’espace qui l’entoure pour qu’il ne se blesse pas. Vite! Non tu ne fais rien d’autre compris? J’attends.
Gabriella a donné ses ordres à l’inconnue d’un ton péremptoire. Elle patiente le visage fermé hermétiquement et les yeux voilés. Dix longues minutes s’écoulent. La figure de sa fiancée se fend d’un sourire soulagé à l’audition du « il » en personne.
Ça va? Veux-tu que je rentre? Elle se trouve en état de choc? Hum! J’imagine que tu sauras arranger cela à ta façon. Bonne nuit mon amour.
Elle raccroche. Se tourne vers Aglaé.
Mon fils Adam est épileptique… Sa copine bien qu’avertie n’avait jamais été confrontée avec cette réalité… J’espère qu’elle ne fuira pas celle-là… C’est dur pour lui de vivre avec cette maladie… Il n’a que seize automnes…
Gabriella pleure la tête sur l’épaule de son amie. Pour elle aussi ça l’est.
Je te dois des explications.
Ne t’y sens pas obligée cela peut souffrir d’un délai…
J’aurais voulu attendre effectivement mais maintenant que tu connais une partie de l’histoire…
Tu as un fils adolescent et tu es âgée d’à peine trente étés…
Oui… Il porte mon nom et uniquement celui-ci puisque c’est le seul… Il est le fruit de rapports incestueux… Mon père est… était à la fois le sien et son grand-père…
Mon Dieu!
S’il y avait eu un Être suprême il n’aurait jamais permis que de telles choses surviennent! J’étais âgée de cinq ans la première fois qu’il m’a violée! Et il l’a fait aussi à ma sœur ainée… Elle s’est suicidée à dix-huit ans…
Tu n’as mis personne au courant… de cette violence?
Véronique et moi étions terrorisées… Il nous menaçait de mort si nous révélions « notre secret ». Mon père trouvait tout à fait légitime de s’octroyer un droit étendu de cuissage sur ses filles… Une fois j’ai raconté à ma « meilleure amie » que mon papa me touchait partout et me faisait mal avec son zizi. Elle m’a regardé les yeux ronds. Elle a fait comme si elle n’avait pas compris ou a cru que j’affabulais. Par la suite dès qu’elle m’apercevait elle se détournait. J’étais devenue une pestiférée… Ma mère n’a jamais rien su : la révélation l’aurait tuée. Sa santé a toujours été fragile. Son cœur…
Mais…
Je lui ai raconté que j’avais été agressée au parc par un inconnu. Il n’a pas été question d’avortement ni de plainte d’ailleurs : la honte.
Et ton père?
Il est mort peu de temps avant la naissance d’Adam des suites d’une mauvaise chute dans l’escalier. Les vertèbres rompues… Ma sœur avait « oublié » de ramasser une raquette de tennis… Véronique s’est pendue le jour même de l’enterrement… C’était horrible elle…
Aglaé l’enserre fort. Gabriella est secouée de tremblements irrépressibles. De l’horreur à l’état pur. Elle hurle ainsi qu’alors. Véronique a la figure cyanosée, les yeux exorbités fixés sur rien, le corps, appuyé sur rien. Le sceau du silence rompu pour la première fois. Les émotions doivent suivre leur cours exutoire. Des bras chaleureux, une oreille attentive. Nécessaires. Pour retrouver la vie, survivre aux tragédies.
Le procès : jour 5
FRATRICIDES PAR COMPASSION : PREUVE CIRCONSTANCIELLE ÉCRASANTE La preuve qu’Aglaé et Émile Bergeron ont assassiné de sang-froid leur frère Fabian n’est pas parfaite mais aucune ne l’est par définition a avancé d’entrée de jeu l’avocat du ministère public. À la quatrième journée du procès pour meurtre des jumeaux hier au Palais de justice de Montréal maitre Réginald Beaupré a résumé sa preuve au jury maintenant six hommes et six femmes en raison d’une demande de libération du juré numéro 10. Le tribunal a ordonné la séquestration du jury pour la durée du procès afin d’en préserver l’impartialité. Le 8 février dernier vers 15 h 30 Aglaé et Émile Bergeron se trouvent ainsi qu’à l’accoutumée au chevet de leur frère. Celui-ci logeait dans une maison d’accueil privée pour sidéens en phase terminale. Lorsqu’ils quittent les lieux deux heures plus tard Fabian Bergeron avait cessé de vivre depuis au moins une demi-heure. Aucun membre du personnel n’a été averti de cet état de fait. C’est lors d’une visite de routine que l’infirmière Julie Grandchamp a constaté la macabre découverte. Le docteur Richard Blais a alors avisé les autorités compétentes de ce décès nébuleux tant en raison des circonstances que des symptômes de mort clinique. Le rapport d’autopsie et les analyses toxicologiques effectuées sur le cadavre ont confirmé que c’est un composé de substances extraites des sécrétions de serpents venimeux qui ont entrainé l’issue fatale. Aglaé Bergeron est erpétologue et effectue des recherches dans le domaine. Elle possède à la fois les connaissances et les moyens pour concocter œuvre de mort de cette façon. Quant à Émile Bergeron une forte présomption existe qu’il ait été le bras de la Grande Faucheuse. De fait et bien que les instruments qui ont servi à la prodiguer aient été irrémédiablement détruits la preuve circonstancielle converge vers une seule et unique direction : les jumeaux Bergeron ont assassiné conjointement et d’une façon délibérée Fabian Bergeron. Miville Parent |
La photographie qui accompagne l’article montre Aglaé Bergeron en avant-plan. Élégance froide, yeux dissimulés par des verres opaques. Escortée de son jumeau et coaccusé Émile Bergeron et de l’avocat de la défense maitre Armand Boissonneau. La « charmeuse de serpents » souligne la légende.
La salle est comble à l’entrée de la juge Margaret Benson. Avant même que ne commence l’audition du premier témoin le greffier audiencier s’avance et entame un conciliabule. Les deux avocats sont convoqués peu après en consultation rapprochée. À la fin un accord intervient. La magistrate annonce aux jurés que malgré le processus inusité le tribunal accepte de recevoir un témoignage prioritaire non prévu à l’ordre du jour mais dont les dires seraient susceptibles d’éclairer le jury dans cette cause. Le procureur de la Couronne procédera à l’interrogatoire après l’assermentation du témoin.
Maitre Louis-Philippe Dozois cinquante-huit ans notaire.
Vous avez demandé à vous faire entendre par cette cour en prétendant apporter des éléments essentiels à la compréhension de la cause. Quels sont-ils?
Mon client feu Fabian Bergeron m’a confié une mission bien particulière celle de faire écouter son témoignage post-mortem si et seulement si des doutes subsistaient concernant son décès et si procès il y avait. Autrement la cassette devait être conservée intacte dans un coffre-fort et détruite après prescription.
Les murmures sont fermement réprimés. Les accusés sont blêmes. Leur avocat reste imperturbable. La bouche de maitre Beaupré bée. Le flottement finit par cesser. Le messager précise sèchement.
C’est la moindre des choses que de respecter les dernières volontés d’un être humain.
Aucune objection n’est présentée quant à l’audition de la bande magnétique enregistrée en tant que pièce à conviction. La voix d’outre-tombe s’élève. Faible, hésitante, empreinte d’une terrible souffrance. Elle touche au cœur.
Si vous écoutez ceci c’est que mon frère et ma sœur se trouvent au banc des accusés. (Long silence ponctué de râles sibilants.) Je me nomme Fabian Bergeron… Je suis sain d’esprit… faute de l’être de corps… J’enregistre ce témoignage le 8 février… soit le dernier jour de ma vie j’espère… Maitre Louis-Philippe Dozois pourra témoigner de la date et de l’heure de l’enregistrement bien qu’il ne soit pas au courant de son contenu… (Long arrêt de cinq minutes; la souffrance est palpable; les larmes s’écoulent des yeux des accusés et l’émotion étreint leurs gorges.) Cette enveloppe qui m’emprisonne à l’intérieur d’elle… est ravagée par la maladie… le SIDA… Je suis devenu aveugle… Je n’ai plus la force de lever le petit doigt… La drogue à la fois cause et effet de mon tourment ne… soulage plus de cette… douleur constante et in… insupportable… Mon corps pourrit… et… Je reprends ici l’enregistrement après une interruption d’une heure… Je veux mourir… J’ai trop attendu pour prendre cette décision… Velléitaire… Je me trouve dans… l’incapacité physique… de passer à l’acte de… suicide… sans assistance… Je ne peux plus endurer ce… mal qui ronge cette… souffrance inhumaine… (Les sanglots entendus déchirent les auditeurs émus.) La semaine passée j’ai supplié Aglaé et Émile… ma sœur et mon frère presque… mes enfants… de m’aider à mourir… doucement et dignement… Puisse Dieu permettre qu’ils m’aiment assez… pour le faire aujourd’hui.
Le silence qui s’ensuit est définitif. Aglaé sanglote dans les bras d’Émile lui-même en pleurs. La juge Margaret Benson déclare une levée d’audience. Le procès se poursuivra demain.
Aux actualités télévisées de dix-huit heures on voit les accusés visiblement secoués précédés de leur avocat quitter le palais de justice. On commente largement le coup de théâtre.
Les jumeaux s’isolent. On ne sait où. Chacun de son côté conjoint et fiancée s’inquiètent. Se téléphonent. Armand raconte ce qui s’est passé. Se promettent de communiquer à la moindre nouvelle des introuvables. Le frère et la sœur finissent par refaire surface : ils se trouvent chez madame Églantine Desmarais. Émile a éprouvé le besoin de se confier à sa très sage amie. Aglaé a suivi. Ils sont calmes maintenant. Vont rentrer incessamment en leur « demeure respective ». Soulagé Armand en informe Gabriella.
Je sors Adam.
Chez ta mystérieuse amante je suppose?
Oui… Ma fiancée.
C’est donc du très sérieux… Je soupçonnais quelque chose du genre… Tes multiples absences répétitives…
Un reproche?
Mais non maman chérie… À mon âge tu sais, les mères… on les préfère pas trop proches… mais pas trop loin quand même… Je sais où te trouver en cas de besoin : cela me suffit…
L’adolescent passe la main dans ses cheveux trop longs.
En passant Diane m’a laché… Je vais survivre à la déception… Longue liste quand même… À propos de relations amoureuses : quand vais-je rencontrer ta future conjointe?
La situation… n’est pas tellement propice en ce moment… Bientôt… peut-être…
Mes déductions de grand détective sont donc exactes : c’est Aglaé Bergeron la « charmeuse de serpents » n’est-ce pas?
Mais comment as-tu…
Très simple. Zéro : depuis que tu travailles à l’institut ton lit s’est progressivement dégarni des nombreuses et incroyables minettes punks et éphémères que tu y étalais sans aucune répétition. Un : tu ne sors quasiment jamais sauf pour aller travailler et faire les courses; c’est donc difficile de faire des rencontres. Deux : ton boulot est intimement lié à Aglaé Bergeron et quand tu parles d’elle si tu voyais tes yeux! Trois : depuis que vous sortez ensemble tu fais du zèle pour suivre l’actualité particulièrement la judiciaire… et ce que tu lis et vois et entends t’affecte énormément beaucoup plus que si celle-ci n’était que ta collègue… Très intéressant cette cause… On en discute Isabelle et moi…
Isabelle?
Une copine de classe… sans plus. Enfin je comprends ta remise à plus tard. Sauve-toi… Elle a surement besoin de tes bras consolateurs…
Je t’aime mon grand.
Cesse de m’appeler ainsi! Je t’aime.
N’oublie pas de prendre…
Oui je sais! Bye!
Ressourcements respectifs dans les bras aimés. Emmagasiner la chaleur prodiguée pour affronter le lendemain. L’amour réchauffe parfois.
Le procès : jour 6
FRATRICIDES PAR COMPASSION : UNE VOIX D’OUTRE-TOMBE CONFIRME Coup de théâtre hier au Palais de justice de Montréal où se déroule le procès pour meurtre d’Aglaé et Émile Bergeron. Un témoin surprise a réussi à se faire entendre par le tribunal. Madame la juge Margaret Benson a autorisé maitre Louis-Philippe Dozois notaire à apporter sa contribution dans la compréhension de la cause. Celui-ci a déclaré être investi d’une mission confiée par feu Fabian Bergeron. Le notaire a alors produit une bande magnétique enregistrée par la victime le jour même de sa mort. Il a confirmé sa présence ainsi que la date et l’heure de l’enregistrement. Il a ajouté : « c’est la moindre des choses que de respecter les dernières volontés d’un être humain ». La voix d’outre-tombe faible et empreinte de souffrance a touché au cœur. En voici de larges extraits. « … Je me nomme Fabian Bergeron… J’enregistre ce témoignage le 8 février dernier jour de ma vie j’espère… Cette enveloppe qui m’emprisonne à l’intérieur d’elle est ravagée par… le SIDA… La drogue… ne soulage plus de cette douleur constante et insupportable… Mon corps pourrit et… je veux mourir… Je me trouve dans l’incapacité physique de passer à l’acte de suicide sans assistance… Je ne peux plus endurer ce mal qui ronge cette souffrance inhumaine… J’ai supplié Aglaé et Émile ma sœur et mon frère presque mes enfants de m’aider à mourir doucement et dignement… Puisse Dieu permettre qu’ils m’aiment assez pour le faire… » La belle et jusqu’ici froide charmeuse de serpents Aglaé Bergeron ainsi que son frère jumeau Émile ont pleuré tout au long de l’audition du témoignage. Les sanglots contenus et les raclements de gorge abondaient dans la salle. L’audience a été suspendue peu après. Le procès se poursuit aujourd’hui avec la reprise du cours normal soit la comparution des témoins. C’est important de rappeler ici que légitimité ne coïncide pas toujours avec légalité. Miville Parent |
Le procès : jour 7
FRATRICIDES PAR COMPASSION : NUL NE PEUT SE SUBSTITUER AU CRÉATEUR Deux témoins ont été entendus hier au procès d’Aglaé et Émile Bergeron pour meurtre prémédité qui se déroule actuellement au Palais de justice de Montréal. Un premier témoin et le deuxième au procès l’infirmière Julie Grandchamp a narré au jury les circonstances entourant la découverte du corps sans vie de Fabian Bergeron le 8 février dernier. C’est vers 15 h 30 que sont arrivés Aglaé et Émile Bergeron soit leur heure habituelle une fois par semaine depuis plus de six mois. Lors de sa visite de routine vers 16 h la famille devisait calmement et les jumeaux se trouvaient chaque côté du malade. Comme d’habitude elle les a salués aimablement puis a refermé la porte les laissant seuls et afin de respecter leur intimité. Aglaé Bergeron est sortie vers 17 h 30 et Émile Bergeron vers 18 h. Lorsque l’infirmière est entrée dans la chambre du malade peut-être un quart d’heure plus tard elle n’en est plus certaine Fabian Bergeron présentait les signes de mort clinique. Elle a fait mander le médecin traitant du sidéen. Le docteur Richard Blais a ensuite été appelé à la barre. Constatant aux symptômes inhabituels que ce décès ne semblait pas « naturel » il en a avisé le bureau du coroner. Le corps a été transporté au laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale. Le médecin a également précisé qu’il a mis en garde Aglaé Bergeron du fait lors d’une rencontre impromptue avec l’intimée. Le docteur Blais s’est retrouvé sur la sellette en contre-interrogatoire par l’avocat de la défense. D’entrée de jeu maitre Armand Boissonneau lui a demandé des précisions ayant trait à l’état de santé de Fabian Bergeron une semaine avant son décès. Le malade était atteint du SIDA et se trouvait en phase terminale de cette maladie dégénérative. A suivi une liste passablement longue d’infections opportunistes et de cancers dont son patient se trouvait l’hôte bien involontaire. À une autre question le témoin a répondu que Fabian Bergeron avait exigé contre son avis éclairé la cessation de tout traitement autre que palliatif. S’agissait-il alors d’une cure expérimentale? Le médecin a confirmé. Restait-il un espoir? Un miracle est toujours possible a rétorqué le docteur Richard Blais. Dans l’hypothèse où aucun miracle ne se produisait quelle était son espérance de vie? Trois semaines au mieux. Est-il exact que vous avez refusé d’augmenter la dose de morphine destinée à le soulager de ses souffrances ceci sept jours, avant sa mort? Oui puisque cela l’aurait tué étant donné son état. Maitre Boissonneau l’a remercié de son témoignage éloquent. Le docteur Richard Blais s’est senti obligé de rajouter : « Seul le Créateur peut décider du moment de notre mort et je ne suis pas Dieu ». L’avocat de la défense a répliqué du tac au tac : « Vous ne serez certainement pas mon médecin non plus… » Miville Parent
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Le procès : jour 8
FRATRICIDES PAR COMPASSION : DU VENIN DE SERPENTS A APPORTÉ LA MORT Le pathologiste Conrad Blake du laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale s’est présenté à la barre hier pour témoigner au procès pour meurtre prémédité d’Aglaé et Émile Bergeron qui se déroule actuellement au Palais de justice de Montréal. Le docteur Conrad Blake a fixé l’heure de la mort de la victime Fabian Bergeron quarante ans à 17 h le 8 février dernier. En se fiant au témoignage donné hier par l’infirmière Julie Grandchamp qui a découvert le corps sans vie les jumeaux Bergeron étaient présents au moment du décès de leur frère ainé. Leur départ respectivement une demi-heure et une heure plus tard s’est pourtant effectué tel qu’à l’accoutumée. Quant aux causes de la mort le vétilleux docteur Blake s’est lancé dans de longues explications de nature technique dans un obscur jargon médical. Personne d’autre que lui dans la salle n’étant diplômé en médecine légale la juge Margaret Benson l’a enjoint à recommencer son exposé dans un langage susceptible d’être compris par le jury. Le médecin a présenté ses excuses et a repris son rapport. La mort est survenue des suites de l’action conjuguée des deux principaux composants des poisons administrés par intraveineuses. Les substances létales employées font l’objet d’une ordonnance de non-publication. Il suffit de savoir que ce sont des sécrétions de serpents extrêmement venimeux. Le décès est survenu par paralysie graduelle de tout le corps jusqu’à la cessation complète des fonctions vitales. La victime était probablement inconsciente quand elle a cessé de vivre puisque les analyses toxicologiques ont également révélé la présence d’autres substances pouvant affecter l’état de conscience. Tout ceci s’ajoutant au fait que Fabian Bergeron se trouvait sous forte dose de morphine au moment de son agonie. Rappelons qu’Aglaé Bergeron est erpétologue responsable d’un institut de recherche privé et que les lieux dits hébergent des dizaines d’espèces de reptiles tous plus venimeux les uns que les autres. Le procès se poursuit aujourd’hui avec l’audition du très coloré lieutenant-détective David Ben Simon de la section des homicides du SPCUM lequel a mené l’enquête conduisant à l’arrestation d’Aglaé et Émile Bergeron. Miville Parent |
En raison d’un malaise subi de maitre Réginald Beaupré le représentant du ministère public l’audience est suspendue jusqu’à lundi.
Après le journal télévisé de dix-huit heures on annonce un débat sur le suicide assisté lequel se tiendra en fin de soirée. Sur la chaine Découvertes on signale la rediffusion tardive d’un documentaire sur les serpents les plus venimeux de la planète. Le Journal du Jour prévoyait la publication pour le samedi d’un dossier complet sur l’erpétologie et pour le dimanche d’entretiens avec des intervenants en psychologie et éthique ayant pour thème l’assistance au suicide. Sur Internet un forum de discussion sur le même sujet était des plus populaires; les autres sites plus ou moins reliés connaissaient une forte affluence. Bref la cause faisait jaser et couler beaucoup d’encre et consommer des mètres de pellicule.
L’institut où œuvrait la « charmeuse de serpents » se mit à « jouir » d’une popularité dont Gabriella se serait bien passée! Elle dut requérir en catastrophe les services d’une agence de sécurité pour filtrer les visiteurs. Trop de temps passé à refuser les visites guidées (non cet endroit n’est pas ouvert au public!), les entrevues (non nous n’avons rien à déclarer!), les demandes d’information de toutes les sortes, dont certaines loufoques (non nous ne vendons aucun produit!) et d’autres désespérées (désolée nous ne fournissons aucune « recette » ou quoi que ce soit d’autre!)… C’est au comble de l’exaspération que Gabriella part de l’institut le vendredi soir. Ça et avec en plus son inquiétude pour Adam qui avait encore oublié de prendre ses médicaments : il avait eu une crise en pleine classe! Elle commençait à se demander s’il ne jouait pas à la roulette russe intentionnellement ou encore inconsciemment. Peut-être se sentait-il rejeté d’autant plus qu’elle passait presque tout son temps avec Aglaé. À moins qu’il ne se serve de sa maladie pour faire passer des tests à son entourage. Comme avec Diane en a-t-elle l’intuition. Elle se promet une petite conversation avec son grand. Quant à la « fiancée » : évanouie dans la nature. Elle téléphone chez Armand et Émile : le fichu répondeur ad hoc. Puis chez elle. Personne bien entendu : un ado de seize automnes le vendredi soir se trouve certainement ailleurs qu’à la maison! Retéléphone chez les « autres pôles ». Émile répond. Elle demande sèchement Aglaé. Émile tend le combiné à sa jumelle, lui murmure bonne chance…
Viens je t’en prie. Cela ne va pas? Oui non. J’arrive… d’ici une heure. Ce qui veut dire que je te prépare un bain… Tiens je n’y avais pas pensé mais je trouve que c’est une excellente suggestion… Aglaé je t’étrangle à ton retour! Tu me rejoindras plutot dans l’eau; tu veux que je te décrive ce que je vais te faire? Oh! Je t’aime Gabriella. Moi aussi… quand je ferme les yeux sur tes mœurs dissolues! Je ne m’attarderai pas trop fiancée…
Elle est jalouse?
C’est un peu plus compliqué que cela. Je ne souhaite pas en dire plus pour le moment. Et je suis fatiguée alors je rentre.
Tu as mentionné « d’ici une heure »…
C’est impoli d’écouter les conversations privées!
Émile se rapproche, la prend dans ses bras.
Je suis lasse… et énervée…
À plus forte raison… tu as besoin de te détendre…
Il caresse son postérieur et colle son ventre au sien. Commence à remonter la jupe trop longue à son gout. Aventure un doigt polisson à l’entre-jambes. Il sent son clitoris se gonfler à travers l’étoffe soyeuse… et humide.
Arrête.
Il cesse effectivement.
Non.
Il sourit en fanfaron. Puis tendre. Puis animé d’une passion communicative. Le sous-vêtement se retrouve au sol sans qu’elle ne lève le petit doigt pour le retenir. Il dégage sa poitrine du chemisier miraculeusement déboutonné. La contourne. Accole son bassin à ses fesses nues et empoigne les seins aux pointes durcies. Le canapé est proche. Elle se laisse glisser sur le tapis de Perse le torse appuyé au cuir frais. Il défait ceinture et braguette. S’agenouille derrière elle. L’épée s’enchasse dans son fourreau. L’indiscret voyeur rentré de juste contemple l’accouplement olé olé des jumeaux. Qui se termine à leur satisfaction mutuelle à en juger par les halètements de plaisir orgasmique des deux oiseaux.
Quand le chat n’est pas là…
Les souris baisent…
Aglaé rajuste sa dignité et passe à la salle d’eau sa culotte à la main. Ressort au bout de quelques minutes. S’apprête à partir.
Tu t’en vas déjà?
Sa mine désappointée la fait rire. Elle pointe du doigt un gonflement caractéristique.
À l’évidence, tu vas profiter du pis-aller pour te consoler…
Comment ça « pis-aller »!
Armand se gausse de l’air outré du désigné. Aglaé leur envoie un baiser volant.
À plus tard les amoureux…
Émile encore partiellement dénudé et assis par terre jette un regard flamboyant à la porte.
Elle m’a traité de « pis-aller »! Et tu n’as rien dit! Tu as ri!
L’autre le fait de plus belle. Ce qui détend un peu en tout cas. Armand zyeute le pénis au repos à peine pudiquement dissimulé. Décide de profiter effectivement du joli cul du « pis-aller ».
Au viol!
En tentant de se relever Émile se retrouve en judicieuse (ou facheuse c’est selon) posture pour le profiteur prestement prêt à pourfendre. Et qui l’encule illico. Sans ménagement.
Aie! Tu aurais au moins pu…
Toutes mes excuses…
Contrit mais incapable de stopper sa prise de possession. Le sujet de son désir irrépressible faisant fi de la douleur se donne à son conjoint. Totalement. L’autre le ressent. Mon amour. Son murmure trouve écho. L’importune sonnerie du téléphone interrompt leur étreinte postcoïtale. Armand accueille rêchement son interlocuteur.
C’est Pierre Alban. Je te dérange?
Pour être poli je répondrai que non.
Tu sembles essoufflé… Un peu tot pour baiser…
Je ne baisais pas je faisais l’amour à mon conjoint. Cela s’appelle ainsi aussi entre hommes!
Je fais amende honorable… C’est un peu tot quand même…
Père et rejeton rient.
Il est dans de beaux draps ton demi…
Nous vivons sous tension extrême.
J’imagine aisément… Papa…
Vas-y assène!
Je t’aime et je respecte ton choix.
Ce n’en est pas un fils c’est l’amour peu importe l’étiquette qu’on y appose.
Disons que tout le monde ne le comprend pas ainsi… En tout cas pas ton ex « douce » moitié… Pour faire court elle te chatrerait volontiers… Elle crie au scandale et joue la martyre!
Je ne comprends pas un traitre mot de ce que tu me racontes!
N’es-tu donc pas au courant?
Mais de quoi?
Des séquences vidéo qui circulent sur le WEB et dont ton couple très homosexuel est devenu la vedette!
Explique Pierre Alban.
L’hebdomadaire Vie privée a publié quelques photographies tirées de ces images en une et à la page suivante. Il invite ses lecteurs à en savoir plus en se branchant sur le site du journal à la rubrique Les dessous de l’Affaire.
Je ne lis jamais ce genre de torchon… Et je suis perplexe…
L’enregistrement montre hors de tout doute raisonnable la « vraie nature » des relations entre le coaccusé dans l’affaire de la « charmeuse de serpents » et l’avocat de la défense notoirement connu soit toi-même.
Quoi? Mais voyons donc! C’est impossible!
Une certaine promenade au clair de lune en amoureux transis… Jolaine lit « ce genre de torchon » et s’en amuse : une véritable étude des mœurs québécoises trouve-t-elle. Enfin… Et le beau-père aussi se « cultive ». Il ignorait le caractère particulier de ton adultère. Il est au courant maintenant… Il s’est fait un plaisir de te pointer du doigt et d’en faire des gorges chaudes… Je le déteste pour cela et tout le reste… Papa?
Parlons d’autre chose… Et toi ça va?
Oui… Je me demandais si tu pouvais nous accorder l’hospitalité pour un soir préférablement demain… Nous vous dérangerions le moins possible… Et cela me donnerait l’occasion de te voir un peu : cela fait longtemps… Et de te présenter ma fiancée…
Tiens donc! N’es-tu pas un peu jeune pour te marier?
Papa!
De quoi je me mêle! Vous serez les bienvenus.
Et si en plus… euh… Émile cuisinait un délicieux rôti… comme l’autre fois…
Voyez-vous ça! La gourmandise te perdra! J’en parlerai au chef. À demain donc.
Armand rajuste sa tenue débraillée. Se dirige vers la porte d’entrée.
Qu’est-ce qui se passe? Où vas-tu?
Au dépanneur.
Mais encore?
L’autre ne répond pas. Sort. Émile fait sa toilette et revêt son peignoir cadeau d’anniversaire. Attend que les explications reviennent. Ce qu’elles font un quart d’heure plus tard. Armand fulmine. Il lui lance une feuille de chou. La photo en une se passe de commentaire. Deux hommes dans un boisé marchent côte à côte par une nuit éclairée. On les voit de face. En page deux autres clichés. De profil. Mains jointes à hauteur de poitrine ils se font face. Et se regardent amoureusement. Sur le dernier ils s’embrassent passionnément la main d’Armand pressant le « joli cul » la sienne dissimulée mais indéniablement dirigée vers la partie très caractéristique de l’anatomie masculine de son amant. Émile se sent violé dans ce qu’il a de plus intime. Il se place derrière Armand assis face à l’ordinateur. Qui pitonne rageusement. Pose les mains sur les épaules de son bien-aimé. La séquence filmée rend très bien la scène lascive. Que dire? Sa gorge se serre. Ils se croyaient seuls alors. Armand referme l’appareil. Toute trace de colère est disparue de sa figure. Seules subsistent accentuées les rides profondes qui sillonnent des ailes du nez aux commissures des lèvres. Émile les parcourt tendrement alors qu’ils sont blottis l’un contre l’autre sur le canapé. Sans le claironner sur les toits Émile vivait très bien avec son orientation sexuelle majeure et ne s’en cachait pas vraiment. Évitait l’ostentation en fait. C’était plus un hasard qu’autre chose qui faisait que très peu de personnes se trouvaient au courant. Pour Armand par contre… À son âge et avec sa réputation le coup était extrêmement dur et vicieux. Et pouvait sérieusement compromettre carrière et crédibilité. Au mauvais moment.
Tout ce que nous pourrions dire ou faire éclabousserait davantage.
Je suis assez grand et fort pour vivre avec cette… ceci désormais.
Je ne t’aurai donc apporté qu’un million d’ennuis! Comme gros lot on peut avoir mieux!
Ce n’est rien. Et la tonne de catastrophes non plus. Je n’ai qu’une seule certitude et c’est là le plus important : l’Amour existe et il porte ton prénom Émile.
Et le Bonheur existe aussi et il porte ton prénom Armand mon amour.
Émile pose la tête sur la poitrine de son aimé puis sur ses cuisses.
J’ai peur.
Moi aussi.
Des chinoiseries pour souper. Armand annonce la visite des « fiancés ». Fait part au chef du cri de l’estomac de Pierre Alban. Émile clame haut et fort la supériorité de ses talents culinaires. Mais est surtout heureux de l’évolution de la situation entre père et fils prodigue. Un peu de baume sur le cœur. Se couchent tôt : la semaine a été dure. Les suivantes le seront davantage. Ils font l’amour pleins de tendresse. S’endorment enserrés.
Tout comme l’autre couple à quelques kilomètres de là. Qui se murmure des mots doux après l’avoir fait au bain. Puis après souper surgelé au lit.
Jolaine. Excentrique. Exubérante. Exotique. Des dizaines de tresses africaines aux couleurs de l’arc-en-ciel. C’est naturel? Des yeux qui pétillent plus sombres que sa peau laquelle l’est énormément. Son sourire ouvert sur des lèvres purpurines éclabousse et embellit ses traits un peu ingrats. Une liane sauf pour la poitrine opulente aux gestes empreints de grâce aristocratique. Gainée d’un jean moulant et d’un chandail noir et d’une veste de denim. Presque aussi grande que son six-pieds-quatre-pouces-moins des poussières de fils. Un oiseau de paradis. Comme Pierre Alban la surnomme. L’arrivée sur la table du rôti finement découpé et des pleurotes sautés qui l’accompagne apportés par le chef boiteux en personne se fait dans un silence total. Les attentes étaient grandes. Elles ne sont pas déçues.
Émile devant témoins je te demande de devenir mon époux.
Je veux être l’invité d’honneur à la noce… si le nouveau marié se transforme en marmiton pour la circonstance.
J’accompagnerai l’invité d’honneur.
Flatté Émile cabotine un peu pour la galerie. Vante le dessert qui serait servi : poires Bel Émile…
Parlant mariage…
Papa!
Pierre Alban ne commence pas à monter sur les grands chevaux! Explique à ton père plutôt.
Le regard amoureux s’adoucit instantanément.
Wow!
Le semoncé s’efforce quant à y être d’ignorer l’onomatopée exclamative et admirative du paternel envers les méthodes de dressage de l’oiseau de paradis.
C’est simple. Que nous soyons mariés facilite les choses et augmente les revenus. Et de toutes les manières nous nous aimons alors c’est inutile d’attendre davantage. Voilà c’est tout.
Continue Pierre Alban.
Jolaine ne possède qu’un visa étudiant; à la fin de ses études elle devra quitter le pays pour rentrer à Abidjan. Que nous soyons mariés facilitera son immigration. Et Jolaine souhaite exercer ici du moins quelques années. Voilà c’est tout.
Pierre Alban!
Non. Continue.
Notre enfant naitra dans sept mois à quelques jours près.
Et vos études?
Ne seront que retardées d’une session en ce qui concerne Jolaine.
À ce que je vois vous avez planifié au mieux l’imprévu…
Une dernière chose papa. Notre mariage se fera à l’insu de Marcelline. Je voudrais que mon père se trouve à mes côtés et qu’Émile soit notre témoin.
Pierre Alban… Je suis touché mais je ne peux accepter d’emblée tu le comprends…
Bien sûr Émile. Tu es en quelque sorte mon beau-père. J’espère que le jury fera coïncider légitimité et légalité.
Rien n’est moins sûr… C’est d’accord conditionnellement.
Merci. Papa?
La question ne se pose même pas : bien sûr que je le veux! Mais ta mère?
Va finir par accepter le fait accompli. Point.
Et ta famille en Côte d’Ivoire?
Va finir par accepter le fait accompli. Point.
Ils font honneur au dessert tant loué. Débarrassent la table. Sirotent calvados, cognac, scotch et eau (alcool à éviter quand on a un bébé au ventre) en devisant familièrement et familialement. Musique jazzée en fond. Bougies allumées. Soirée merveilleuse pour les deux couples qui s’étaient rapprochés d’instinct au fil des heures. Émile s’endort, la tête sur les genoux de son conjoint. Jolaine installée confortablement sur ceux de son fiancé un bras autour de son cou sommeille bercée par le murmure des voix du père et du fils qui rattrapent le temps perdu à bouchées multiples. Les deux en baillant finissent par réveiller les endormis pour les mener à leur chambre respective. Avant de se retirer, Pierre Alban étreint son père. Le cœur d’Armand a chaud. Sa main sur l’épaule de son fils. Son regard rencontre l’identique au sien. Je t’aime transmettent ses yeux. Le miroir reflète. L’amour comble de bonheur parfois.
On frappe doucement. À la réponse ensommeillée mais positive une tête hirsute se montre en travers du battant.
Je constate que tu as appris les bonnes manières! Un progrès.
Ouais… Mais la porte était plus qu’entrebâillée cette fois-là.
Hum… Qu’est-ce que tu veux?
Des crêpes pour le petit déjeuner apprêtées par un expert dans le domaine est-ce que cela vous plairait?
Oui!
Ce qui vous laisse… vingt minutes de grace pour la grasse matinée… Je frapperai quand ce sera prêt.
Tu ferais mieux en effet!
Pierre Alban éclate de rire au regard de prédateur d’Armand envers son conjoint lequel se cache sous les couvertures en criant à l’aide. Il s’éclipse. Finalement il finissait par s’y habituer.
Plutot chaud lapin, le paternel…
C’est de famille…
Sa bouche se fraye un passage dans la jungle de tresses, dépose un baiser gourmand sur la nuque de l’oiseau de paradis, la chatouille de la langue. Se rend coupable sous le plumage de quelques libertés osées.
CQFD… J’ai faim!
Moi aussi mais de toi.
Cesse! J’ai vraiment faim!
Moi aussi mais de toi.
Tu oses insister! Curieux cela me coupe l’appétit soudain…
Le mien est déjà très éveillé… Constate.
Viens on va d’abord régler ton problème sexuel.
Ce qu’ils font à corps et cœur joie.
Non!
J’ai envie de toi…
Et moi j’ai mal par où tu as péché cavalièrement hier…
Il existe d’autres possibilités des plus intéressantes…
Si c’est donnant-donnant… je veux bien reconsidérer mon refus…
Les bouches pleines ne commentent pas davantage. Leur acte d’amour se prolonge bien au-delà du délai imparti sans qu’ils ne soient dérangés.
La cuisine est déserte lorsqu’ils se pointent l’estomac grondant. Armand frappe à leur porte. Pas de réponse nette mais des murmures étouffés et des éclats de rire. Il rejoint Émile qui quant à lui procède. Tout est prêt quand ils surgissent l’air à peine contrit des promesses non tenues. Ils dégustent. Pierre Alban ose prétendre qu’elles sont presque aussi bonnes que les siennes… Le rayon vert le manque de peu. Quelques remarques bien senties sur les fils ingrats des conjoints chauds lapins se terminent dans l’hilarité générale.
Allo!
Est-ce que je dérange?
Non… Mon amabilité naturelle…
Je vois… Il fait beau…
Pour une telle remarque pas besoin d’un doc en météorologie!
Vous perdre dans la nature cela vous dirait?
Cela dépend du conjoint boiteux : il déteste les longues marches… Précise.
À des fins thérapeutiques j’ai décidé de soumettre Ella à une dose homéopathique de vous deux…
Tu veux soigner sa jalousie?
C’est un peu plus complexe… mais de cela aussi… Nous pourrions pique-niquer à la montagne… Bières et yogourt et pizzas arméniennes… Nous nous chargerions d’apporter la bouffe…
Attends je consulte…
Il raconte à mon fils et à sa fiancée que son conjoint lui fait souffrir le martyr en l’obligeant à faire de longues marches malgré sa cheville esquintée mais que résigné il accepte puisque c’est à de nobles fins même si sa jumelle ne mérite guère qu’on lui accorde des faveurs… Il t’en veut de l’avoir traité de pis-aller…
Tu déteins Armand… Présente-lui mes plus plates excuses…
Il pardonne magnanimement.
J’ignorais que tu avais un fils et assez âgé pour bientôt convoler…
Il a presque vingt et un ans. Et je vais être grand-père en plus!
Quant à se retrouver à six on pourrait tout aussi bien pique-niquer à huit et un peu plus…
Six?
Le fils d’Ella et sa nouvelle petite amie…
Ta fiancée est nantie d’une progéniture!
Adam est âgé de seize automnes. Je l’ai rencontré hier… Ella a jugé qu’elle devait m’inclure dans son cercle familial du moins en partie… Je vis bien avec cet état de fait… Mais trêve c’est oui à six ou à huit?
À huit et un peu plus. On pourrait se retrouver au chalet. Et n’oublie pas d’inclure quelques bouteilles d’eau de source : l’alcool ne sied pas aux futures mamans.
Toilettes faites avec quelques échanges acrimonieux des soupes au lait concernant l’utilisation et le nettoyage des lieux dits et calmés par les moitiés ils s’ébranlent finalement. Douceur d’un dimanche après-midi bucolique en familles. Gabriella dégèle un peu en ce qui concerne les « autres poles » dans la vie de sa fiancée. Les jeunes (et presque) fraternisent. Les vieux aussi. La « gaieté » ne dérange personne.
Le procès : jour 9
Murmures et remous dans la salle déjà comble à l’entrée des accusés et de l’avocat de la défense. Lorsqu’il croise le regard de maitre Réginald Beaupré apparemment rétabli de son malaise la gorge d’Armand se noue. Voilà la genre de traitement qu’il devra désormais affronter. Celui appliqué par ceux qui savent et méprisent du haut de leur supposée normalité. Comme si tout ce qu’il dirait et ferait était en perte de valeur du fait. Instinctivement il se tourne vers Émile. Le velours Véronèse de ses yeux. Il peut se ressaisir. Le sourire goguenard de Cyrano témoin de l’échange visuel meurt sur ses lèvres quand le faisceau noir et le rayon vert convergent vers lui. Il éprouve la nette impression de recevoir un cinglant soufflet. Il plonge le nez dans ses dossiers. Le témoin appelé à la barre le lieutenant-détective David Ben Simon du SPCUM fait une entrée remarquée. Théatralement il salue la ronde de plusieurs hochements de tête à droite et à gauche. Croisant les bras sur sa respectable panse il attend les questions du représentant du ministère public.
Je voudrais que vous informiez la Cour des circonstances qui ont mené à l’arrestation des prévenus.
Considérant les conclusions du rapport d’autopsie ainsi que les résultats des analyses toxicologiques une enquête a été instituée. L’interrogatoire des membres restants de la famille s’imposait. Les déclarations faites le 19 février par Émile Bergeron ont forcé sa mise en état d’arrestation. Idem et même date pour Aglaé Bergeron.
Précisons davantage. Est-ce exact que vous avez éprouvé certaines difficultés à mettre la main au collet de l’accusé Émile Bergeron?
L’éclat de rire tonitruant étonne.
Votre façon de présenter les choses… Toutes mes excuses. J’ai obtenu l’adresse domiciliaire ainsi que celle au travail à partir d’un registre tenu par la résidence où était soigné Fabian Bergeron. Même chose pour sa sœur. Lorsque je me suis présenté chez Émile Bergeron j’ai trouvé porte close. Je suis allé le quérir chez Trudel, Massicotte, Boissonneau et Associés. Monsieur Bergeron exerce la profession de criminaliste (les chuchotements dans la salle sont vivement réprimés). J’y ai appris que maitre Bergeron se trouvait actuellement en congé de maladie. Retour au domicile toujours désert. J’ai interrogé ses voisins immédiats. Émile Bergeron avait laissé un message à madame Églantine Desmarais.
La Cour précise aux jurés que suite à une entente intervenue entre les parties le témoignage de celle-ci n’est pas absolument nécessaire en contexte d’autant plus que la dame âgée de quatre-vingt-deux ans se déplace difficilement. La teneur de la note déposée en pièce à conviction est récitée par le greffier audiencier : « À qui de droit de la police. Vous pouvez me joindre à l’adresse mentionnée ci-dessous tous les jours après onze heures. Veuillez prendre patience et m’accorder un délai de cinq minutes en réponse au coup de loquet cela motivé par un handicap affectant ma mobilité. Une dernière précision : ne pas débarquer avec l’escouade tactique. Émile Bergeron ».
Quel était ce présumé « handicap »?
Une jambe platrée. Maitre Bergeron a été renversé par une voiture le jour même du décès de son frère ainé.
Est-ce exact que la nouvelle adresse domiciliaire de l’intimé correspond à…
Objection!
Celle de l’avocat de la défense?
Objection acceptée! Maitre Beaupré, veuillez vous en tenir à ce qui présente un intérêt réel à la cause.
Le sourire en coin du procureur de la Couronne n’échappe à personne. Il avait indéniablement passé son message pour le « bénéfice » du jury sous séquestre : l’accusé n’est qu’une tapette et son défenseur ne vaut guère mieux. Un coup bas difficilement avalé mais malheureusement prévisible.
Reprenons. Après l’avoir informé de ses droits que s’est-il passé?
Maitre Bergeron a requis la venue de son avocat.
C’est donc en sa présence qu’a eu lieu l’interrogatoire?
Non. Maitre Bergeron a fait la majorité de ses déclarations avant son arrivée.
Veuillez résumer ces propos aux jurés.
Il a confirmé sa présence sur les lieux au moment du décès de Fabian Bergeron. Et que c’est pour répondre à la supplique de celui-ci alors en phase terminale d’une maladie incurable le SIDA et qui éprouvait des douleurs insoutenables qu’il a accepté d’être le bras qui l’aiderait à accomplir son suicide. Il a avoué lui avoir injecté les substances létales. Il a soutenu qu’il a agi seul et a refusé de dévoiler la nature des poisons employés ni comment il était entré en leur possession.
L’accusé a donc menti sur des faits pourtant fondamentaux!
Objection! Ceci constitue une interprétation personnelle de maitre Beaupré. Mon client a voulu exonérer sa sœur et c’est tout à son honneur. Ceci anticipe d’ailleurs des déclarations qui n’ont pas encore été amenées.
C’est également une interprétation personnelle!
Objection retenue justifiée par l’anticipation. Poursuivez.
Qu’est-il arrivé ensuite?
Compte tenu des faits avoués je me suis trouvé dans l’obligation de mettre en état d’arrestation Émile Bergeron.
Les déclarations du prévenu ont-elles été enregistrées en bonne et due forme?
Maitre Bergeron a répété ses propos sans modification notable lors de l’interrogatoire formel. Les aveux n’ont toutefois pas été officialisés de sa signature.
Passons maintenant à Aglaé Bergeron.
Dans l’après-midi du même jour je me suis présenté à l’Institut Roberta Baldwin où œuvre madame Bergeron en tant que chercheure.
Quel genre de recherches?
Sur les serpents et les amphibiens : Aglaé Bergeron est erpétologue.
Ce qui implique que les lieux sont truffés de ces… bestioles répugnantes…
Objection! C’est une vision des choses personnelle à l’avocat du ministère public.
Accordée! Maitre Beaupré veuillez épargner le tribunal de considérations qui vous appartiennent en propre.
Ledit consent à obtempérer fort satisfait par ailleurs d’avoir instillé une certaine défaveur quant à la nature du travail accompli et forcément à l’encontre de celle qui le fait ceci en tablant sur la peur atavique et le dégout quasi universels pour les serpents.
Vous avez donc informé l’accusée de ses droits.
Oui. Madame Bergeron n’a pas tenu à la présence de son avocat. Elle a déclaré être au courant de l’arrestation de son frère.
Comment?
Elle ne l’a pas précisé. Elle a mentionné qu’elle compléterait les informations omises par son jumeau.
C’est de la collusion!
Objection! Maitre Beaupré nage dans le détournement de sens!
Objection accordée. Le terme employé implique préjudice à un tiers. Poursuivez maitre Beaupré en évitant l’emploi du péjoratif.
Veuillez résumer ces déclarations.
Madame Bergeron a avoué posséder les connaissances et les moyens nécessaires à la composition des solutions ayant causé… le « suicide » et qu’elle était avec Émile Bergeron présente au moment du décès de Fabian Bergeron des suites de l’injection des substances en question. Madame Bergeron a finalement déclaré que ce qui avait servi à dispenser la mort « souhaitée » a été irrémédiablement détruit par ses soins.
Destruction volontaire de preuves…
Objection!
Le jury appréciera…
Accordée! Vos commentaires personnels quant à l’interprétation qu’en feront les jurés sont inopportuns maitre Beaupré.
Qu’avez-vous fait ensuite?
Madame Bergeron a été mise en état d’arrestation. Ses déclarations ont été consignées mais non signées.
L’avocat de la défense n’effectuant aucun contre-interrogatoire du témoin l’audience est levée.
Le procès : jour 10
FRATRICIDES PAR COMPASSION : LA COURONNE ÉMET DES DOUTES Long témoignage hier du lieutenant-détective David Ben Simon du SPCUM au procès pour meurtre au premier degré d’Aglaé et Émile Bergeron. Rappelons que les jumeaux âgés de trente ans sont accusés d’avoir causé la mort de leur frère ainé Fabian Bergeron en lui injectant des substances tirées de venins de serpents. En interrogatoire par le représentant de la Couronne maitre Réginald Beaupré le témoin a relaté à la Cour les circonstances qui ont mené à l’arrestation des suspects. Il a d’abord fait état d’une certaine difficulté à retrouver la trace d’Émile Bergeron puisque celui-ci en congé de maladie avait également changé de lieu de résidence entretemps. La défense s’est objectée quand maitre Beaupré a peu subtilement tenté de faire comprendre au jury séquestré pour la durée du procès qu’Émile Bergeron résidait de fait chez son avocat maitre Armand Boissonneau jetant ainsi sur les deux hommes un certain discrédit en présumant de la nature particulière de leurs relations. Le lieutenant-détective David Ben Simon a ensuite raconté les faits qui ont provoqué l’arrestation d’Émile Bergeron. Celui-ci était présent lors de la cessation de la vie de Fabian Bergeron et a été le seul bras qui l’a aidé dans son « suicide ». Maitre Beaupré a souligné les termes mensongers émis par l’accusé. L’avocat de la défense s’est opposé quant à cette interprétation toute personnelle à laquelle il a pris soin d’y ajouter la sienne : l’accusé a menti pour protéger sa sœur et coaccusée. Finalement le témoin a précisé que les prévenus ont refusé de signer leurs aveux. Aglaé Bergeron a avoué au témoin avoir préparé les substances létales à partir de sécrétions de serpents venimeux et avoir ensuite détruit ce qui avait servi à dispenser la mort. Maitre Beaupré y est allé d’interprétations et considérations très personnelles quant à la profession d’Aglaé Bergeron laquelle est erpétologue et chercheure à l’emploi de l’Institut Roberta Baldwin. Répugnantes bestioles (les serpents), collusion (avec son frère), dissimulation de preuves lui ont valu de sèches réprimandes de la juge Margaret Benson laquelle n’a pas caché son agacement. Le procès haut en couleur se poursuit aujourd’hui au Palais de justice de Montréal. Miville Parent |
Le procès : jour 11
FRATRICIDES PAR COMPASSION : LE JUMEAU VICTIME DE SA DÉPENDANCE AFFECTIVE? Premier témoin de la défense hier au procès pour meurtre au premier degré d’Aglaé et Émile Bergeron. La docteure Élisabeth Léger psychologue interrogée par maitre Armand Boissonneau a été invitée à faire état du profil psychologique établi par ses soins pour les deux accusés. Selon son expertise Émile Bergeron jouit d’un équilibre mental indéniable. C’est un être responsable sans l’ombre d’un profil criminel. D’intelligence supérieure et extraverti et idéaliste il a un degré de sociabilité élevé et ses valeurs morales sont à l’avenant. Il était de plus en considérant aussi sa profession d’avocat-criminaliste tout à fait conscient de la portée de son geste. Tel est grosso modo le portrait intimiste d’Émile Bergeron tracé par la psychologue. Au sujet de la nature de ses rapports avec son frère ainé la victime la docteure Léger a parlé de relations affectueuses davantage parentales que filiales Fabian Bergeron étant l’ainé par dix ans et de plus tuteur des jumeaux orphelins depuis l’âge de neuf ans. En contre-interrogatoire le procureur de la Couronne maitre Réginald Beaupré s’est attaché à mettre en évidence les « bibittes » selon le terme employé. Il a fait une allusion à peine voilée aux « mœurs troubles » de l’accusé. La psychologue a rétorqué vivement que l’homosexualité n’était plus considérée depuis belle lurette étant une maladie mentale mais tout au plus une déviation ceci dit sans connotation péjorative par rapport à une norme sociale. À une dernière question du représentant du ministère public la docteure Léger a concédé qu’Émile Bergeron pouvait souffrir d’une assez forte dépendance affective. Me Beaupré l’a cavalièrement interrompue pour demander si c’était synonyme d’immaturité. La psychologue a répliqué du tac au tac : « à ce compte-là plus des trois quarts de l’humanité en étaient affligés! » Le témoignage de la docteure Élisabeth Léger se poursuit aujourd’hui. Miville Parent |
Le téléphone sonne à la moitié de la nuit entamée.
Qu’est-ce qui se passe?
Grand-père. Le feu. Il s’est probablement endormi avec une cigarette allumée. Quand l’incendie s’est éteint tout était détruit… et lui avec… Cela s’est passé hier… Un voisin a confié mon numéro aux pompiers… Père?
Je te rappelle.
Armand repose le combiné doucement. Se lève. Titube jusqu’au canapé de la salle de séjour. S’y laisse tomber. Lorsqu’Émile le rejoint plusieurs heures plus tard il ne distingue que la lueur rougeoyante qui éclaire vaguement la figure burinée accusant davantage les rides profondes.
Qu’est-ce qui se passe?
Aucune réponse. Émile interloqué claudique jusqu’à son conjoint. Se laisse choir à ses côtés. Au rougeoiement suivant il remarque les sillons tracés par des larmes. Il passe son bras autour des épaules aimées. Armand se dégage vivement.
La paix!
Émile recule mais seulement jusqu’à l’autre extrémité. Il attend. Armand porte les mains à son front. Son dos est secoué de sanglots silencieux. Émile récidive d’une autre manœuvre d’approche. Ses bras sont bienvenus cette fois. Son conjoint reprend le contrôle alors que l’aube pointe.
Mon père est mort dans un incendie. La rupture est définitive et irrémédiable alors que j’espérais tellement… Je l’aimais tant malgré son reniement… Ma mère et mon père disparus à jamais…
Le procès : jour 12
FRATRICIDES PAR COMPASSION : LA JUMELLE UN ÊTRE FRAGILE! La froide charmeuse de serpents s’humanise dans le portrait impressionniste tracé par la docteure Élisabeth Léger témoin de la défense au procès pour meurtre prémédité des jumeaux Aglaé et Émile Bergeron âgés de trente ans. Interrogée par maitre Armand Boissonneau la psychologue a été incitée à tracer le profil psychologique d’Aglaé Bergeron tout comme elle l’avait fait pour le frère hier. D’entrée de jeu la docteure Léger a affirmé qu’Aglaé Bergeron ne souffrait d’aucune maladie d’ordre mental. Elle est un être impliqué socialement et possédant un net sens des responsabilités qui lui incombent. Sa vie professionnelle consacrée en majeure partie à des recherches scientifiques sur des vaccins destinés à sauver des vies humaines prouve qu’elle est dotée d’une conscience sociale élevée. Elle a un tempérament de chercheure : solitaire, indépendante, méticuleuse à l’extrême, d’une grande rigueur. Elle ne présente aucun profil criminel. Elle était de plus consciente de la portée de ses actes au moment des faits qui lui sont reprochés. La psychologue a également mis l’accent sur cette apparente froideur qui fige ses traits et réfrigère son entourage. Aglaé Bergeron a précisé la docteure Léger est dotée d’une grande réserve et est hypersensible; on peut facilement la blesser très profondément. C’est pour cette raison qu’elle s’entoure d’une barrière de protection blindée. Peu de personnes peuvent franchir cette enceinte mais lorsque quelqu’un est accepté il peut bénéficier de son indéfectible fidélité. Tout comme son jumeau ses relations avec la victime Fabian Bergeron âgé de quarante ans étaient davantage parentales que filiales. En fait les trois constituaient une famille des plus unies sans aucune trace de dysfonctionnalité. Aucun des jumeaux n’a subi de traumatisme majeur autre que la mort de leurs parents. En contre-interrogatoire maitre Réginald Beaupré le procureur de la Couronne a orienté la psychologue sur les rapports des jumeaux entre eux. Beaucoup d’amour, profonde estime mutuelle et haut respect de l’un pour l’autre. Rien qui n’est exceptionnel entre deux personnes jumelles a conclu la docteure Élisabeth Léger. À la suite d’une objection de l’avocat de la défense le représentant du ministère public a encouru les foudres de la juge Margaret Benson laquelle préside le procès lorsqu’il a demandé au témoin si l’accusée avait plus ou moins les mêmes « mœurs troubles » que son frère et coaccusé. Maitre Réginald Beaupré a été enjoint à éviter de projeter ses propres « bibittes » par ailleurs non pertinentes à la compréhension des motivations des accusés. Le procès se poursuit demain au Palais de justice de Montréal avec l’audition du deuxième témoin de la défense Aglaé Bergeron. Miville Parent |
En raison du décès dans des circonstances tragiques du père de maitre Armand Boissonneau le procès est ajourné jusqu’à lundi.
Pierre Alban agit rapidement et efficacement malgré son chagrin. En plus de se charger des formalités il téléphone à Londres chez Réginald. Impossible qu’il se déplace. Il se montre désolé. Il a fait la même chose quand grand-mère est morte. Les liens familiaux sont lâches. Georges Boissonneau a fait de Pierre Alban son unique héritier. Dans son testament il ne mentionne aucun de ses fils comme s’ils n’avaient jamais existé. Flashs d’un passé lointain où ce père était Dieu. Craint et vénéré. Georges Boissonneau est enterré en cercueil fermé après une brève cérémonie.
Le procès : jour 13
Sur appel, Aglaé Bergeron s’avance à la barre. D’une élégance altière accentuée par ses couleurs. Les verts se marient aux yeux Véronèse et à la chevelure longue et chataine en liberté. Elle jure de dire la vérité récitant la formule consacrée avec la voix empreinte de raucité mais ferme et audible.
Difficile pour les jurés de reconnaitre en cette beauté glaciale le portrait dépeint par la psychologue. Le regard fier surplombe. (Descends de ton piédestal petite sœur!) (Ne perturbe pas ma concentration!) (Confier et non raconter nuance… Et aux jurés seulement…) (D’accord j’y veillerai mais plus d’intrusion intempestive!) (Silence mental puis écho de l’amour profond ressenti.) Elle pose ses iris sur Armand. Le noir regard est rempli d’amour. La panique reflue.
Le procès : jour 14
FRATRICIDES PAR COMPASSION : COBAYE AU SANG(-)FROID! Brouhaha et remous hier au procès de l’heure : Aglaé Bergeron a avoué calmement avoir procédé au calcul du dosage des substances venimeuses en servant elle-même de cobaye! À plus forte dose elles ont entrainé la mort de Fabian Bergeron provoquant notamment une paralysie graduelle des organes vitaux. « Quel sang-froid! » s’est exclamé le représentant du ministère public maitre Réginald Beaupré. Imperturbable l’accusée a rétorqué : « simple déformation professionnelle ». Rappelons qu’Aglaé Bergeron est erpétologue ce qui signifie qu’elle étudie et effectue des recherches sur les reptiles et les amphibiens lesquels sont des bêtes à sang froid… La charmeuse de serpents a explicité ensuite : « ce n’était pas un jeu d’essais et erreurs. Fabian souhaitait une mort exempte de souffrance et rapide. Je n’avais pas la possibilité de me tromper et de corriger. C’était logique que j’agisse ainsi. Et les risques étaient minimes étant donné que j’avais également composé le sérum antivenimeux. » À une autre question du procureur de la Couronne Aglaé Bergeron a précisé qu’elle avait aussi prévu le cas où Fabian demanderait un retour en arrière; une demande qui selon les dires de l’accusée n’a pas été faite par feu Fabian Bergeron. Apparemment au moment de son « expérience » Aglaé Bergeron se trouvait en compagnie de son jumeau et coaccusé Émile Bergeron. Celui-ci devait lui injecter l’antivenin au moment convenu. Et réagir en cas de « pépin majeur ». Mis à part cet épisode à donner froid dans le dos le témoignage de la prévenue guidée par les questions de son avocat maitre Armand Boissonneau peut être qualifié de sobre et net. Tout l’aspect émotif a été soigneusement mis en sourdine toutefois. Aglaé Bergeron a fait montre d’une grande réserve plutôt que de la froideur glaciale accoutumée. De façon chronologique elle a raconté son enfance dorée en sa Gaspésie natale, la mort tragique de ses parents perdus en mer alors qu’elle avait neuf ans, la prise en charge des jumeaux orphelins par leur frère Fabian, le déménagement à Montréal, la vie studieuse pour les uns, laborieuse pour l’autre, l’aura de secret dont leur ainé s’entourait, sa maladie, son emménagement à leur insu dans une résidence privée pour sidéens en phase terminale six mois avant son décès, l’aggravation dramatique de son état de santé puis finalement sa demande d’assistance au suicide. Le témoignage d’Aglaé Bergeron se poursuit aujourd’hui au Palais de justice de Montréal. Miville Parent
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Le procès : jour 15
FRATRICIDES PAR COMPASSION : L’AGONIE D’UN SIDÉEN… Le témoignage d’Aglaé Bergeron coaccusée dans l’affaire des fratricides par compassion s’est poursuivi hier au Palais de justice de Montréal. La veille l’intimée avait relaté son histoire familiale, la demande d’assistance au suicide de Fabian Bergeron âgé de quarante ans ainsi que les préparatifs entourant la composition et les essais sur elle-même des substances venimeuses utilisées pour répondre à la demande de l’ainé de la famille. Hier guidée par les questions de l’avocat de la défense maitre Armand Boissonneau l’intimée a raconté sa version des évènements ayant conduit à la découverte du cadavre de Fabian Bergeron le 8 février dernier. Ce jour-là elle et son frère le coaccusé sont arrivés à la résidence de leur frère ainé vers 15 h 30 comme ils en avaient pris l’habitude depuis plus de six mois. Fabian Bergeron se trouvait dans un état de faiblesse extrême mais possédait toute sa conscience. Voici le dialogue qui s’est déroulé tel qu’il a été rapporté par la première. « Vous voilà enfin! » Les jumeaux s’installent de part et d’autre du gisant. Ils devisent difficilement de choses et d’autres mais doivent attendre que l’infirmière ait effectué sa visite de routine. Après son départ la main du malade a tatonné vers la sienne (rappelons que Fabian Bergeron était devenu non voyant). « Tu as apporté ce qu’il faut? » « Oui… » « Explique-moi comment ça se passera… » « Une paralysie graduelle de tout ton corps à la suite à la première injection; la deuxième effectuée immédiatement après t’amèneras vers une douce inconscience. Tu auras l’impression de flotter sur un nuage puis de t’endormir… » « C’est parfait… Ce corps souffre trop… Cette vie est pire que la mort… » « Fabian j’ai préparé aussi… » « Chut je m’en doute bien… Il n’y aura pas de retour en arrière… Merci de m’aimer à ce point ma sorcière… ». Elle l’a serré dans ses bras. Aglaé Bergeron a éclaté en sanglots à ce moment-là mais a repris vite son calme. Elle a narré finalement la préparation des seringues qu’elle a confiées à son frère. C’est vers 16 h 30 que les injections ont été faites. Fabian Bergeron avait cessé de vivre vingt minutes plus tard. Doucement et dans la sérénité. Aglaé Bergeron ne se souvient plus à quelle heure elle est effectivement repartie. Quant à ce qui a servi à dispenser la mort elle en a irrémédiablement détruit toutes preuves. Le procès pour meurtre prémédité se poursuit aujourd’hui avec le témoignage du coaccusé Émile Bergeron. Miville Parent |
Le procès : jour 16
FRATRICIDES PAR COMPASSION : L’AVOCAT PROCÈDE… Le témoignage d’Émile Bergeron avocat-criminaliste de profession et coaccusé dans l’affaire des fratricides par compassion a repris essentiellement les éléments majeurs du témoignage d’Aglaé Bergeron la veille et le jour précédent. Quant aux gestes qui lui sont reprochés en propre Émile Bergeron a confirmé d’un ton calme et définitif être celui qui a injecté les substances létales à son frère ainé Fabian Bergeron âgé de quarante ans le 8 février dernier. Il a fixé l’heure des piqures à 16 h 30. Vingt minutes plus tard Fabian Bergeron avait cessé de vivre. Émile Bergeron ne se souvient plus de ce qui s’est passé dans l’heure qui a suivi. En raison d’un malaise de nature cardiaque affectant le juré numéro 11 la juge Margaret Benson a décidé d’un ajournement jusqu’à lundi. Le procès pour meurtre au premier degré tire à sa fin tous les témoignages ayant été entendus. À l’ouverture le jury toujours sous séquestre en raison de l’importante couverture médiatique et des polémiques suscitées assistera à la plaidoirie de l’avocat de la défense maitre Armand Boissonneau un poids lourd du Barreau connu sur la scène judiciaire pour son incisive dureté et sa logique implacable. Suivra le lendemain le réquisitoire du ministère public représenté par maitre Réginald Beaupré réputé pour sa grandiloquence tout aussi efficace. Lorsque le jury aura conclu ses délibérations le verdict tombera. Miville Parent |
Ainsi je suis connu pour mon « incisive dureté » et ma « logique implacable ». Moi qui croyais que c’était pour mon charme fou pourtant flagrant sous une mince couche de rudesse! Quoi? Tu n’es pas d’accord!
Euh… Je tiens à conserver ma tête sur les épaules!
Pourtant tu as cédé à ce charme fou! Et tu en redemandes!
C’est vrai! La vie est trop courte : je n’aurai jamais assez de temps pour me lasser de mon conjoint bien-aimé…
Au charme fou…
À la dureté incisive sauf avec moi et à la quasiment implacable logique… Et qui épargnera magnanimement la décollation à son esclave avoué et dévoué même s’il ose s’inscrire en faux à ses propos…
Hum… C’est vrai que je fais preuve d’une rare magnanimité à ton égard… Je t’accorderai la grace donc… si tu t’abaisses pour me rendre hommage…
Tout ce que tu veux mon amour… si tu considères la réciprocité des bons procédés.
Commence, je jugerai…
Un peu plus tard jugement rendu l’embrassement passionné devient mutuel. Savourent ensuite leur grasse matinée. Tentent vainement d’évacuer la tension extrême qui les habite.
J’irai prendre le thé chez Églantine cet après-midi; est-ce que cela te dérange?
Pourquoi?
Tu as peut-être fomenté d’autres sombres projets…
Non… pour ce soir seulement…
C’est quoi? … En tout cas je rentrerai vers dix-huit heures.
Armand vient c’est urgent! Avec ma sœur.
Qu’est-ce qui se passe?
Un sanglot pour toute réponse. Émile raccroche. Gabriella tend le combiné à sa fiancée. Se frotte l’oreille.
Émile se trouve chez Églantine. M’a demandé de débarquer illico avec toi. Il pleurait.
Descends. J’arrive tout de suite.
Aglaé conduit vite mais avec sang-froid. Se gare devant l’immeuble délabré. Au pas de course ils se précipitent. Madame Desmarais git inerte. Les miasmes pestilentiels prennent à la gorge. Émile est assis en tailleur sur le sol et à ses côtés le nez enfoui dans un bouquet d’églantines. Il ne s’aperçoit pas de leur intrusion. Il sanglote. Ils entrainent leur amour hébété hors de l’appartement. Aglaé referme.
Armand heurte à la porte du voisin. Une figure patibulaire s’encadre.
Une urgence. Vous devez appeler la police : votre voisine est morte.
L’abruti hésite mine de dire qu’il s’en fout royalement. Armand menace d’entrer en ébullition. Aglaé s’interpose.
Je vous en prie permettez-nous de téléphoner!
Il les laisse entrer finalement. Aglaé s’efforce d’ignorer les bestioles répugnantes qui courent partout. L’ancien logis de son jumeau s’est dégradé et c’est là un euphémisme! Armand demande à parler au lieutenant-détective David Ben Simon en personne. L’obtient rapidement au bout du fil. Explique brièvement. Ils attendent l’arrivée des policiers dans le corridor. Émile a recouvré ses sens. Il contemple le regard vague et les yeux embrouillés le bouquet qu’il voulait offrir à son amie Églantine.
Je suis arrivé vers seize heures trente. Nous avions pris l’habitude de prendre le thé ensemble la plupart du temps le samedi. Aujourd’hui j’ai décidé de devancer ma visite quasi hebdomadaire. Une impulsion subite. J’ai trouvé porte close. J’ai attendu un moment puis je suis allé voir à la salle de lavage au cas où. J’ai refrappé chez elle : toujours personne. Je suis allé m’informer chez le voisin : peut-être était-il au courant d’un départ temporaire ou d’une brusque hospitalisation. Il m’a dit que ce que faisait la vieille à côté ne le concernait en rien et m’a claqué la porte au nez. Ainsi Églantine n’avait plus d’aide pour ses courses ou sa lessive. J’aurais dû m’en enquérir avec plus d’insistance et passer plus souvent. Tellement orgueilleuse qu’elle m’a menti. J’avais présumé de l’assistance du voisinage. Maintenant c’est trop tard… Oui. Je reprends. Je suis descendu chez le concierge. Il me connaissait et cela n’a pas été difficile pour qu’il consente à me prêter son passe-partout. Il faudra le lui redonner. Je l’ai trouvée ainsi. J’ai téléphoné à Armand. C’est tout. Non. À ma connaissance elle n’était affligée que d’arthrite mais une forme aiguë qui la faisait beaucoup souffrir par intermittence. Autrement cela allait relativement bien. Se sentait seule. Avait peur de perdre son autonomie du fait de l’âge. Elle dépassait les quatre-vingts ans quand même. Églantine Desmarais. Non pas de famille vivante. Sauf moi d’une certaine façon. Elle était ma grand-mère adoptée…
Émile pleure dans les bras d’Armand. Les policiers font leur travail rapidement. Le corps décharné est emporté. Ils rentrent le cœur serré.
AUTRE AFFAIRE DE COMPASSION : LE JUMEAU IMPLIQUÉ… Branle-bas de combat hier au 1280 de la rue Durocher à Montréal où était découvert le corps en état de putréfaction de madame Églantine Desmarais 82 ans sans famille connue. L’octogénaire vivait seule. Mort naturelle? Le lieutenant-détective David Ben Simon du SPCUM a signalé aux journalistes présents sur les lieux que rien n’infirmait cette hypothèse. Et que le fait qu’Émile Bergeron coaccusé dans l’affaire des fratricides par compassion soit celui qui ait fait la macabre découverte n’induit aucunement qu’il ait pris part active à ce décès. Émile Bergeron était un ami de longue date de la vieille dame et lui rendait visite régulièrement. Aglaé Bergeron la sœur du premier également coaccusée du meurtre prémédité de leur frère ainé ainsi que leur défenseur dans cette même cause maitre Armand Boissonneau mandés par Émile Bergeron se trouvaient sur place avant l’arrivée des policiers. L’autopsie d’Églantine Desmarais devrait avoir lieu aujourd’hui au laboratoire des sciences judiciaires et de médecine légale de Montréal. Tous les policiers et témoins repartis le corps enlevé, dans le corridor redevenu désert seul subsistait abandonné un bouquet piétiné d’églantines… Miville Parent |
MORT DE L’OCTOGÉNAIRE AU BOUQUET D’ÉGLANTINES : AUCUNE ACCUSATION NE SERA PORTÉE Le rapport d’autopsie est formel : Églantine Desmarais âgée de 82 ans est décédée des suites d’une rupture d’anévrisme au cerveau. Le docteur Conrad Blake pathologiste au laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale de Montréal l’a confirmé hier en conférence de presse. Des doutes planaient sur les causes réelles de la mort feue Églantine Desmarais étant une amie proche d’Émile Bergeron coaccusé dans l’affaire des fratricides par compassion. Émile Bergeron sort blanc comme neige de l’enquête menée par le lieutenant-détective David Ben Simon du SPCUM. Les obsèques de Madame Desmarais seront célébrées aujourd’hui dans l’intimité. Miville Parent |
Le procès : jour 17
Bien que les jours précédents Armand s’était senti à la limite d’une éruption volcanique en cette matinée cruciale pour leur vie à tous les trois une sérénité quasiment incongrue s’abat sur lui comme une chape apaisante alors qu’il revet sa toge. C’est avec des yeux sereins d’une douceur inattendue qu’il affronte les regards de chacun des douze jurés. À sa manière habituelle mais avec une sobriété que personne ne lui connaissait en tressant la voix du cœur ignorée de toutes ses plaidoiries antérieures avec celles du droit et de la raison il démolit pierre par pierre les assises de l’argumentation établie tout au long du procès ou anticipée par le ministère public. Dont la figure du représentant d’abord fanfaronne se transforme graduellement en incrédule puis en pale masque. Maitre Armand Boissonneau entame par son traditionnel.
Mesdames et Messieurs membres du jury…
Après une pause tout autant coutumière il entame.
À l’instar de maitre Réginald Beaupré pour la Couronne tout au long des procédures nous allons également examiner des faits. Ceux-ci seront toutefois connotés des motivations prouvées celles-là qui les ont amenés à être réalisés. Tous les gestes que nous posons dans notre vie ne peuvent s’expliquer ou se comprendre par la seule récitation chronologique des évènements. C’est leur enlever tout sens que de les soustraire de leur contexte d’émergence et de leur accomplissement. Et n’est-ce pas une des finalités de la justice humaine que la compréhension d’un acte avant de le sanctionner à la juste mesure de la faute si celle-ci est avérée?
Maitre Boissonneau s’interrompt le temps de reprendre son souffle. S’efforce vainement de ne pas regarder du côté des jumeaux figés en statues figures stoïques aux grandes prunelles fixées sur lui.
« Famille dysfonctionnelle » ce sont les termes utilisés au cours du procès par le représentant du ministère public pour caractériser les liens familiaux des frères et sœur Bergeron. Lorsque leurs parents ont été portés présumés morts les jumeaux alors âgés de neuf ans ont été placés sous la responsabilité de leur ainé un jeune adulte de moins de vingt années lequel rêvait d’horizons différents pour son avenir que fardeau de famille. Fabian a travaillé d’arrache-pied pour que son frère et sa sœur encourent toutes les chances d’entrevoir un avenir meilleur que le sien. Le produit de la vente de la demeure familiale gaspésienne ainsi que les revenus tirés des deux emplois concomitants de Fabian ont permis à Aglaé et Émile de faire des études supérieures. Qu’en cours de parcours les enfants aient été laissés à eux-mêmes cela ne fait aucun doute et on ne peut s’attendre à ce qu’un frère remplace complètement à la fois un père et une mère. Quant à l’accoutumance de Fabian à la drogue les jumeaux n’en ont jamais rien su et n’en ont certainement pas souffert. Aglaé Bergeron est détentrice d’un doctorat en erpétologie responsable de l’Institut de recherche Roberta Baldwin affilié à l’Université de Montréal et est considérée avec le plus grand respect par ses pairs. Émile Bergeron a passé les examens de l’école du Barreau et œuvre pour une firme reconnue de criminalistes. Difficile de les percevoir en tant qu’êtres perturbés par leur enfance dans une famille dysfonctionnelle. Leur réussite académique et plus tard professionnelle ils la doivent en grande partie au support financier et moral de leur frère-père-mère. Quand celui-ci est devenu malade et qu’il a dû cesser de travailler ils ont pris la relève en juste retour des choses. Mais Fabian Bergeron n’a pu supporter de devenir un poids mort pour eux. Du moins c’était son interprétation toute personnelle de la situation. À leur insu il a emménagé dans un établissement d’accueil pour sidéens en phase terminale. Lorsqu’on atterrit dans un tel endroit on n’a plus à se leurrer sur une hypothétique guérison : on en sort les pieds devant avec une certitude quasi absolue. Que faire d’autre que de respecter sa décision? Néanmoins Fabian n’était pas laissé à l’abandon. Aglaé et Émile ensemble ou séparément s’organisaient pour passer de longs moments auprès du malade. Ceci avec une constance jamais démentie et preuves à l’appui sans qu’aucun doute ne puisse subsister. Toutes les familles dites « normales » nanties d’un père et d’une mère équilibrés peuvent-elles présenter un bilan de vie aussi empli d’affection et d’abnégation et d’amour mutuel?
La question flotte dans l’air un moment. Maitre Armand Boissonneau reprend son implacable argumentation.
Dans ce contexte d’émergence nous avons une famille unie dont le pilier est atteint d’une maladie incurable encore considérée inévitablement mortelle. Le SIDA s’attaque au système immunitaire de l’hote et ouvre la voie à tout un contingent d’infections opportunistes et qui s’amoncellent. Fabian Bergeron souffrait atrocement. Comme tout un chacun il avait peur de la Mort. Et il a lutté pour sa vie avec acharnement de traitement connu en cure expérimentale. Jusqu’au jour où la douleur a vaincu la terreur et par le fait même le désir de s’accrocher à la vie à tout prix. Son médecin le docteur Richard Blais a refusé d’augmenter la dose de morphine laquelle ne le soulageait plus d’évidence sous prétexte que cela le tuerait. Son corps ravagé, siège d’une douleur des plus horribles, était devenu aveugle, médicalement dépendant et d’une extrême faiblesse physique. Il était dans l’incapacité de mourir de sa propre main. De ceci il a témoigné sur bande magnétique. Vous avez tous entendu sa voix incertaine mais parfaitement audible et cohérente et sans aucune apparence de folie. Son souhait de mourir pour faire taire cette souffrance inhumaine occasionnée par ce qui pourrissait son corps cela aussi vous l’avez ouï.
Les larmes perlent aux yeux des accusés. Qu’ils retiennent difficilement. Fabian. Ils reviennent au présent.
Cet après-midi du 2 février Fabian Bergeron a prié les jumeaux de lui prêter assistance pour mettre un terme à sa vie. On a parlé d’un manque de discernement dans leur acceptation. Aurait-il fallu consulter un psychologue lequel aurait aidé Fabian à mieux « vivre » son atroce agonie? Qui lui aurait appris quelques techniques de relaxation visant à contrôler la douleur? Qui l’aurait convaincu de servir à nouveau de cobaye pour le temps qui reste? On parle ici de quelqu’un qui ne dispose au mieux et de l’avis même de son médecin que de trois semaines de sursis à moins d’un miracle. En tout cas on doit vraiment avoir la foi pour croire en la circonstance qu’un retour à un meilleur état de santé entrait dans le domaine du possible. À ce compte on a davantage de chances de gagner une fortune dans un jeu de hasard! Je cite maintenant les paroles de Fabian écoutées ici même. « La semaine dernière j’ai supplié Aglaé et Émile ma sœur et mon frère presque mes enfants de m’aider à mourir doucement et dignement. Puisse Dieu permettre qu’ils m’aiment assez pour le faire aujourd’hui. » Et de fait les jumeaux Bergeron l’ont aimé jusque-là et de leur aveu même l’ont aidé à mourir doucement et dignement de la manière qu’il souhaitait.
Le frémissement finit par se calmer.
Aglaé Bergeron est erpétologue. Puisque cette profession s’avère directement impliquée dans cette cause c’est essentiel d’apporter un minimum d’éclairage et faire en sorte que le vernis d’exotisme éclate pour mettre en lumière les aspects réalistes de cette science et de la recherche qui se fait dans ce domaine. Les serpents provoquent une réaction de répulsion quasiment atavique du moins dans la plupart des sociétés occidentales. On leur prête à tort et par anthropomorphisme des caractéristiques qui suscitent peur et dégout et répugnance. Aglaé Bergeron n’a jamais éprouvé cette phobie des reptiles. Leur grâce fluide a fasciné la petite fille qu’elle était et a guidé son cheminement académique : étudier leurs mœurs, leur habitat, ajouter par son travail une autre brique au mur des connaissances humaines. Un aspect important de ses recherches et de celles de ses peu nombreux pairs présente une finalité humanitaire. Dans de nombreux pays les morsures de serpents venimeux constituent une calamité et provoquent des victimes. Vingt-cinq milles par an approximativement. Et c’est pour éradiquer ce fléau que des scientifiques à travers le monde cherchent à découvrir une panacée qui permettrait d’enrayer ou au moins d’atténuer de la manière la plus efficace possible et au moindre cout la virulence du venin et par le fait même sauver d’une mort certaine des milliers d’enfants et d’adultes qui y sont exposés par leur mode de vie. Un brin d’exotisme peut-être mais surtout un travail au quotidien. Forte de ses connaissances de les utiliser pour répondre à la supplique de Fabian allait de soi. On doit pousser au-delà des apparences d’horreur pour se mettre en contexte. Et dans celui-ci rien n’est horrible ce n’est qu’un choix guidé par la praxis. Aglaé Bergeron a préparé les substances létales tout en prévoyant son contraire c’est-à-dire la possibilité de revenir en arrière et de contrer les effets du poison. Qu’est-ce qui le prouve? Elle l’affirme. Et Aglaé Bergeron a fait preuve de transparence devant la Cour tout au long du procès. Et sa crédibilité professionnelle est moulée en béton. Fabian Bergeron avait la possibilité de stopper le processus enclenché. Il a choisi de ne pas le faire. Il a requis que les injections lui soient administrées par Émile Bergeron son frère cadet et de laisser suivre son cours la cessation de sa vie. L’agonie a duré vingt longues minutes a précisé le représentant du ministère public. Il n’a été conscient que de cinq d’entre elles la deuxième injection lui procurant l’inconscience. Il avait souhaité une mort douce et digne. Son vœu a été exaucé. Aglaé et Émile Bergeron ont aidé Fabian à se suicider certes mais ils ne l’ont pas tué. Voilà pourquoi ils ont plaidé non coupables.
La juge Margaret Benson requiert le silence. Maitre Armand Boissonneau poursuit son martèlement mental.
Quant aux allégations de mensonge délibéré et de dissimulation de preuves examinons-les d’une façon un peu moins simpliste. Ils ne se sont pas livrés à la police immédiatement après le fait. Soit. Mais ils se sont assurés preuves à l’appui que les policiers pourraient les retrouver le plus facilement du monde. Lorsqu’Émile Bergeron est sorti de la maison d’accueil ce 8 février dernier un accident est survenu : il a été renversé par une voiture et a été conduit à l’hôpital souffrant notamment d’une commotion cérébrale et d’une jambe fracturée. Une fois son congé obtenu et lors qu’il changeait de lieu de résidence une pure coïncidence il a fait en sorte que sa voisine de palier en avise qui de droit de la police. Le message a été déposé en pièce à conviction. Lors de son interrogatoire il a omis de mentionner la participation d’Aglaé. Combien d’hommes nantis d’une sœur n’ont pas entendu un jour ou l’autre et dans n’importe quelle langue : « prends garde à ta sœur »? Nous pourrions avancer avec peu de chances de se tromper que cela fait partie des us et coutumes sociaux. Émile Bergeron a voulu protéger sa jumelle et non l’accabler. Aglaé Bergeron quant à elle et loin de se cacher est retournée au travail dans l’attente de la visite prévisible des policiers. Elle a fait disparaitre de son propre aveu ce qui avait servi à dispenser la mort. Dissimulation de preuves? On peut l’admettre. Ce geste peut s’expliquer par le fait qu’elle a détruit ce qui restait des substances extrêmement dangereuses et que des accidents auraient pu survenir du fait de leur manipulation par des non-spécialistes. Cela peut se comprendre également par un réflexe humain de négation de l’acte. Ce n’est pas de gaieté de cœur que l’on peut accepter de répondre à une telle requête. On a beau démontrer un sang-froid étonnant les émotions et sentiments existent même s’ils s’affichent peu ou prou. Aider un frère bien-aimé à mourir tel qu’il le souhaite ça brasse fort l’âme quel que soit le tempérament.
Il décante un peu. Son cœur brasse fort aussi.
Les personnes qui se trouvent au banc des accusés ne sont pas des criminels. Aglaé et Émile Bergeron croient en la justice humaine et ils y font face la tête haute. En aucun temps ils n’ont tenté d’y échapper. Ni à dissimuler ni à minimiser la portée des gestes qu’ils ont posés. Vivant en société ils se sont soumis à ses règles et à ses lois. Ils ont voulu répondre de leurs actes. Les circonstances et la compassion envers leur frère Fabian les ont poussés à prêter leur assistance dans un acte grave un suicide pas un assassinat fratricide. De ce fait je crois j’ai foi hors de tout doute qu’ils doivent être absous de toute accusation quelle qu’elle soit.
Le silence perdure. L’audience est levée.
Le procès : jour 18
Mesdames et Messieurs les jurés…
Maitre Réginald Beaupré s’interrompt sur sa lancée pour plonger le regard dans les yeux de chacun des membres du jury. Il reprend avec emphase.
Un meurtre a été commis. Supprimer sciemment la vie d’un individu lui retirer ce qu’il a de plus précieux soit la capacité d’être c’est commettre un meurtre peu importe les considérations et circonstances ou plutot l’interprétation que nous endossons de celles-ci lesquelles s’apparentent davantage à la philosophie qu’au droit criminel.
Il désigne d’un geste ample les accusés stoïques.
Aglaé et Émile Bergeron ont tué. De leur aveu même. Ils ont comploté pour perpétrer ce crime contre la vie. En droit criminel cela s’appelle un meurtre prémédité ou encore au premier degré. Le verdict se présente étant très clair.
Il pose et pause pour un panoramique des jurés. Prend un ton sévère.
Récapitulons les faits et laissons de côté la psychologie de bas étage. Le 8 février dernier les jumeaux Bergeron se présentent vers quinze heures trente au domicile de leur frère ainé. Fabian Bergeron, en phase terminale du SIDA, cancéreux et aveugle, obnubilé par sa souffrance, qui leur avait demandé, le dimanche précédent, de l’aider à mourir. Puisque le malade avait cessé et cela contre l’avis éclairé de son médecin le traitement qui aurait été susceptible d’améliorer son état de santé c’est permis de douter que Fabian Bergeron ait bénéficié de toute sa santé mentale lorsqu’il leur a soumis cette requête. Sans discernement aucun et sans même requérir pour leur frère de l’aide et du soutien psychologiques de professionnels pourtant formés pour traiter ce genre de situation Aglaé et Émile Bergeron ont accepté. Et c’est avec un empressement certain qu’ils ont procédé à la mise à mort…
Il s’arrête pour laisser aux esprits le temps d’assimiler ces faits. La voix fracassante pour les nerfs tonne.
Qu’on en juge! Une seule petite semaine soit six jours pour se montrer plus précis ont suffi à Aglaé Bergeron pour concocter un poison extrêmement dangereux à base de venins de serpents parmi les plus mortels de la planète. La praxis quant au choix du moyen… Fort loin de la médecine douce en tout cas. Elle a été aidée en cela par Émile Bergeron. C’est à tout le moins montrer beaucoup de sang-froid pour des êtres soi-disant compatissants. Remarquable solidarité familiale que celle-là en vérité unissant un drogué notoire psychologiquement perturbé et des jumeaux aux mœurs et valeurs à tout le moins déviantes voire dissolues. Quant à la précipitation je me garderai bien de la qualifier ce serait plonger dans l’interprétation. Mais revenons aux faits qui ceux-là ne mentent pas…
Il s’assure que toute leur attention lui est conservée.
Aglaé Bergeron a avoué avoir préparé les injections létales au nombre de deux. Émile Bergeron a avoué avoir effectué les piqures à seize heures trente ce 8 février.
Le représentant de la Couronne reprend son souffle. Sa voix empreinte de tristesse chuchote presque sauf en insistance.
Fabian Bergeron a mis vingt longues minutes à mourir. Aucune preuve qu’il n’a pas été conscient durant cette éternité n’a été faite. Un à un ses organes vitaux ont cessé de fonctionner. Ils ont assisté à son agonie sans réagir d’aucune façon.
Maitre Beaupré attend qu’on assimile.
Ensuite on les a vus fuir les lieux du crime. Aglaé Bergeron a avoué avoir détruit ce qui avait servi à tuer Fabian Bergeron. Émile Bergeron a tenté de semer le doute dans l’esprit des enquêteurs…
La voix s’empreint de gravité.
Voilà les faits Mesdames et Messieurs du jury… Et ainsi la preuve est faite… Une question cruciale demeure toutefois : à qui profite le crime? Aux jumeaux Bergeron sans conteste. Nageons un peu dans l’interprétation on pourra dire que l’une vaut l’autre… Ils croyaient agir en toute impunité considérant la gravité de la maladie de la victime. Ils ont voulu hater les choses histoire de profiter plus rapidement de la très respectable prime d’assurance qui leur reviendrait à la mort de leur frère. Mais attention les accusés ne vivaient pas dans le dénuement mais ils ne roulaient pas sur l’or non plus. N’eut été de la conscience professionnelle du personnel médical ils seraient aujourd’hui passablement confortables financièrement parlant et fort heureux. Eu égard à cela on ne parle pas ici d’altruisme.
Le représentant du ministère public termine son réquisitoire en tonnant.
Les meurtriers croient pouvoir profiter impunément de leur crime et cela s’avère être le cas pour la quasi-totalité d’entre eux. Ceux-ci se sont lourdement trompés puisque le bras de la Justice est long. Et c’est pourquoi ils sont ici devant vous en attente du seul verdict possible eu égard aux faits sanctionnés par ce Code criminel que nous nous sommes donnés pour régir la vie en société : Aglaé et Émile Bergeron sont conjointement coupables du meurtre prémédité de Fabian Bergeron.
Un silence de mort plane dans la salle. L’ultime diatribe de maitre Réginald Beaupré a eu l’effet d’un coup de hache au cerveau. Les jurés semblent ébranlés. La juge Margaret Benson lève la séance.
Le procès : jour 19
FRATRICIDES PAR COMPASSION : COUPABLES OU NON-COUPABLES… Fin de parcours au procès d’Aglaé et Émile Bergeron accusés du meurtre prémédité de leur frère ainé Fabian Bergeron qui se déroule actuellement au Palais de justice de Montréal. Salle comble hier où avaient lieu le réquisitoire du ministère public et avant-hier la plaidoirie de la défense. Le procès est suivi attentivement par plusieurs groupes d’intérêt et on pouvait remarquer parmi l’assistance des représentants connus de l’importante communauté homosexuelle de Montréal laquelle est frappée de plein fouet par l’épidémie de SIDA et son sillage macabre. La Défense : non coupables… La Couronne : coupables… Coupables ou non coupables… Miville Parent
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Le procès : jour 20
Le jury délibère. Le temps est suspendu pour Armand et les jumeaux.
Le procès : jour 21
Les jurés se trouvent toujours en délibérations. Le temps n’existe plus pour Armand et les jumeaux.
Le procès : jour 22
Armand a l’impression qu’il fait partie d’un tableau vivant sur la scène judiciaire figée dans une immobilité intemporelle. Des figurants stoïques aux masques empreints de morgue : les accusés au banc, les jurés aux yeux fixés ailleurs et alignés sur plusieurs rangées, le procureur de la Couronne aux demi-lunettes perchées sur le bout du nez et consultant un dossier, l’avocat de la défense lui-même à la fois acteur et spectateur, la galerie au souffle imperceptible, la magistrate marmoréenne… Qui demande au jury s’il a rendu verdict. Le président et porte-parole le juré numéro 8 confirme. Se tait.
Et quel est-il?
L’éternité se perpétue avant la réponse.
Non coupables.
L’infinité du temps se manifeste toujours jusqu’à ce que les deux mots porteurs du destin se frayent un chemin à travers les neurones. Le ralenti cesse brusquement. Les lieux s’animent. Sauf pour Aglaé et Émile et Armand. Le dernier se ressaisit en premier. S’avance les jambes cotonneuses vers les deux autres qui se lèvent soudainement mus par un même ressort. Les trois s’étreignent fort. Personne n’ose déranger leur emmêlement. La salle est vide quand ils prennent conscience des alentours.
Lorsqu’ils sortent du Palais de justice le soleil brille de tout son éclat matinal chassant la brume de leurs cerveaux. Ils ont l’impression de renaitre à la vie. Fabian repose en paix, dans un autre espace, un autre temps, sans souffrance tel qu’il le souhaitait. Et eux peuvent continuer à vivre en paix avec eux-mêmes et avec la justice humaine le temps que la destinée leur accordera. Ensemble.
Dans le Journal du Jour un dernier article accroche avant que les protagonistes ne regagnent un anonymat bienvenu.
FRATRICIDES PAR COMPASSION : LE VERDICT TOMBE Non coupables a tranché le jury après deux jours de délibérations au procès d’Aglaé et Émile Bergeron pour le meurtre prémédité de leur frère ainé Fabian Bergeron. La « charmeuse de serpents » ainsi que son jumeau n’ont d’abord pas réagi au prononcé du verdict d’acquittement. Ce n’est que lorsque l’avocat de la défense maitre Armand Boissonneau s’est approché d’eux qu’ils ont vraiment réalisés. Leur très longue étreinte a ému toutes les personnes présentes. Ce procès présidé par la juge Margaret Benson revêt une importance cruciale. Le verdict fera certainement jurisprudence dans des causes semblables de suicide assisté pour de grands malades du SIDA ou du cancer ou souffrant d’autres maladies incurables. Interrogé au sortir de la salle d’audience maitre Réginald Beaupré le procureur de la Couronne inhabituellement laconique a précisé que le ministère public n’interjettera probablement pas appel du jugement rendu. Miville Parent |