Ange (Le Messager)
Louise Gauthier
PREMIÈRE PARTIE : LA GENÈSE
Ainsi furent achevés le ciel et la terre… Or Dieu termina le sixième jour l’oeuvre qu’il avait faite, et il se reposa le septième jour de toute l’oeuvre qu’il avait faite. » La Genèse, Création du monde
Lorsque le pendule s’est arrêté
Entre la naissance et la mort d’un individu existe un intervalle de temps de longueur indéterminée (bien que pour certains cela le soit, déterminé) du moins lorsque n’entre pas en ligne de compte une manière volontaire d’échoir une vie trop mal vécue. Si j’étais devenu philosophe, je pourrais probablement préciser ce sujet au long de centaines, voire de milliers de pages; la brique s’intitulerait : « De l’existence humaine, une regrettable aberration de la nature ». Plus modestement et la tête hors des cumulo-nimbus, j’éprouve le besoin inexplicable de confier à la feuille immaculée (figure de style : c’est plutôt un cahier aux dimensions improbables de sept par quatorze pouces à la couverture rigide imitant le granit et renforcée aux quatre coins par des onglets de faux cuir noir, comportant plus de deux cents feuillets coquille d’oeuf lignés finement en rouge et dont j’ai fait l’acquisition à cette fin), le cours de ces quarante-huit heures ayant commencé dès potron-jacquet le dimanche neuf juillet de l’année deux mille et qui ont déterminé la poursuite de ma destinée vers sa fin inéluctable naturelle (quoiqu’on pourrait nuancer ici en considérant l’environnement urbain ainsi que les habitudes pas toujours saines acquises au fil du temps).
Brève présentation à un lecteur imaginaire (ou une charmante lectrice) en guise de parenthèse et d’introduction. Je me prénomme Léonidas mais je préfère nettement Léo au premier, en raison de mes iris félins étonnants, ou encore Léonid, pour la sonorité originale, vaguement slave, donc un brin mystérieuse et romantique. Mon matronyme, puisque mon père a disparu on ne sait où en apprenant sur le tard ma prochaine et fort indésirable (pour lui, s’entend) venue sur terre, je le qualifie de banalement terne : Saint-Ignace. Non, je ne suis pas « arrivé ici », j’y suis né, à Montréal, tout comme ma mère d’ailleurs, une orpheline ne sachant rien de ses origines, quelque part en Afrique coloniale peut-être, étant donnée sa couleur de peau de quarteronne (est-ce bien le terme approprié? En tout cas, la teinte précédant celle du chocolat au lait). Quant à la mienne, elle se nuance de café crème. Mon paternel présentait sans doute une carnation de lys, probablement fleurdelisée. J’ignore tout de lui et peu me chaut (j’aime bien l’expression; je crois qu’il s’agit du verbe chaloir, chu en désuétude).
Lorsque je m’examine devant une psyché (un miroir en pied ennobli par son substantif et acquis pour une bouchée de pain dans un marché aux Puces), je me trouve plutôt banal : de stature moyenne, une silhouette un rien enveloppé, bien que sans excès adipeux disgracieux, la musculature développée bien que pas autant que monsieur Univers, un visage vaguement ovoïde, avenant mais sans éclat, au menton manquant de fermeté virile, aux dents immaculées bornées de lèvres roses pulpeuses, peu sensuelles, au nez dénotant malheureusement une origine prolétarienne, aux joues pratiquement imberbes (je ne me rase qu’une fois la semaine, une routine davantage qu’une nécessité), aux sourcils fournis arqués, aux cheveux jais abondants, bouclés naturellement mais pas crépus, heureusement, que j’aime porter longuets et en cadogan, en raison de l’aspect un tant soit peu dix-huitième siècle de la coiffure. J’avoue rechercher une certaine élégance décontractée.
Mais trêve du portrait narcissique. Donc, ce dimanche du neuvième jour du mois de juillet de l’an de grâce zéro du nouveau millénaire (ou le dernier du précédent pour les puristes) avait bien mal commencé. En soulevant des paupières lourdes, cernées à cause d’une nuit presque blême mais agitée d’un cauchemar trop révélateur d’un état de fait indéniable, sur un message d’adieu laconique de Claire épinglé sur l’oreiller côté coeur. Bref requiem mélancolique. Les départs prévisibles font intrinsèquement partie de mon existence à vrai dire. Puisqu’avant ma blonde platine, cela a été ma rousse incendiaire, ma noire ébéniste, ma brune plombier, ma bleue poquée et ma grise interne, pour n’en mentionner que quelques-unes parmi les plus récentes. Toutes charmantes, toutes déçues par ma tiédeur amoureuse évidente, particulièrement au lit. Dur de ne pas lever une fois les culottes baissées. Pourtant, la mécanique fonctionne au quart de tour dans la solitude fade et sans fantasme de l’acte solitaire. Via l’internet, je me suis procuré l’onéreuse panacée bleue et, en évitant de le claironner sur les toits évidemment, je l’ai essayée. Sans effet secondaire et indéniablement aucun primaire. Peut-être était-ce une contrefaçon. En tout cas arrive toujours ce moment où mes caresses attentionnées et expertes, forcément et pour compenser, ne suffisent plus à combler, si l’on peut dire, les défaillances systématiques du désir masculin. Impuissance qui empoisonne ma vie et que je devrais faire soigner, sans doute. « Voyez-vous, docteure (puisque mon médecin en est une, à la cinquantaine fort belle), je me crois en resplendissante santé sous toutes les coutures et mes habitudes de vie s’avèrent relativement saines mais en duo, je ne réussis pas à b… suffisamment, ni par une implication logique à b… » Ouais.
Court-circuit dans le grille-pain, aussi. Je n’ai pas vraiment besoin de cet ustensile, non plus. Je l’ai jeté aux ordures. Impossible de faire de même avec l’autre accessoire ne servant à rien d’autre qu’uriner. Et plus de dentifrice, ni de papier cul, ni de chaussettes sans trous gênants au port, ni de caleçon de boxeur en état d’être porté (ayant découvert le sale objet manquant, bien que je ne le susse pas alors, derrière la porte de la salle de bain une fois la lessive hebdomadaire complétée). Minimalement revêtu, je suis sorti. La marchandise hétéroclite que l’on peut dénicher dans ce qu’on appelle improprement une « pharmacie » dépasse l’entendement.
De retour à ma tanière, une seule pièce meublée d’un futon posé à même le plancher de bois nu, d’un téléviseur et d’un magnétoscope, ce dernier appareil acheté aux Puces n’étant jamais utilisé, tout comme la chose ainsi que d’un tabouret se dressant assez haut, lui, pour rejoindre le comptoir délimitant une cuisine aussi menue qu’une virgule, autant perpétuelle que celle-là, le tout impeccablement propre du travail domestique de ma désormais ancienne petite amie, maniaque du chiffon à ses heures, « pour occuper des passages d’oisiveté », glissait-elle sur un ton ambigu, ce qui avait tendance à me porter sur les boules virtuellement châtrées. J’ai respiré par le nez et ai repris le tempo routinier.
Donc, j’ai pris une douche. Froide, puis glaciale, l’immeuble assurant de façon inadéquate la distribution d’eau chaude particulièrement en période de pointe et aux étages supérieurs. J’habite au quatorzième-douzième (le treizième n’existant pas et le rez-de-chaussée compté étant le premier). Mes mamelons sont dotés d’un fidèle réflexe d’érection, eux. Je me suis revêtu d’un pantalon de denim noir et d’un caban de même teinte. J’en possède sept paires pour n’avoir à laver mes vêtements qu’une fois la semaine à la blanchisserie du vingtième-dix-huitième. J’ai mangé la barre granola, verticale, également rapportée, avalé un verre d’eau, puis je suis sorti, via les escaliers en raison d’un détraquement, un autre genre, d’ascenseur. Pas de taxi en maraude évidemment. J’ai pris le métro. Lequel est tombé en panne, fatalement, loi du sieur Murphy oblige. Le service a fini par reprendre, lui. Pas d’affluence. Qui travaille le dimanche, hormis quelques bougres obligés?
Piéton jusqu’à destination, la section des enquêtes au centre opérationnel ouest du service de police de la communauté urbaine de Montréal, j’ai endossé au vestiaire l’uniforme du policier en civil : complet anthracite, chemise immaculée, cravate muraille passe-partout, un tout dont je suis nanti en cinq exemplaires et que j’apporte chez le teinturier le mercredi, pour les reprendre, impeccablement rafraichis, le matin du vendredi. Mon arrivée en pleine réunion d’affectation du personnel a été fortuitement remarquée par le Chef, lequel m’a fusillé de la mire. J’ai levé les mains en signe de reddition, ce qui n’a pas eu l’heur de lui plaire non plus. J’ignore pourquoi je perturbe son existence à ce point mais, s’il n’en tenait qu’à lui, je serais certainement muté dans le plus obscur des postes de quartier à m’occuper des toutous écrasés ou à vaquer à toute autre tâche similaire, malgré mes états de service sans bavure, bien que sans éclat, je dois bien l’admettre. L’histoire de ma vie.
Faute de victime alléguée, ce qui se trouvait tant mieux, j’ai dû achever par contre mes rapports en suspens toute la matinée durant. Écoeuré par la satanée paperasse, je suis sorti pour diner. Comme si le ciel m’en voulait, il s’est mis à pleuvoir des cordes et je ressemblais à un poulet mouillé lorsque j’ai atteint le restaurant situé à dix pâtés d’édifices plus loin que la centrale. Inspiré, j’ai pris une focaccia aux saucisses italiennes, lesquelles, en plus d’être servies sur du pain détrempé, se sont avérées immangeables. J’ai bouffé la portion de frites aussi dures que des pénis érigés (cesse, Léo!), avec d’abondantes giclées de ketchup pour les faire passer. En sirotant un ersatz de café crème, j’ai parcouru les grands titres du Devoir, de La Presse et du Journal de Montréal, toujours les mêmes de jour en jour à quelques variantes près. De retour au boulot, en avance je le signale, j’ai été requis pour m’occuper d’un noyé. La joie.
Un macchabée ayant séjourné un certain temps dans l’eau présente un aspect disgracieux : corps enflé utriculaire aux contours flous, teint d’une blancheur livide, et caetera. Les gars venaient tout juste de le ramener sur la terre ferme. L’estomac remonté au bord des lèvres, j’ai fait les constatations d’usage et j’ai communiqué avec la très jolie médecin légiste. À la morgue, j’ai pu examiner plus en détail ce qui subsistait des affaires du trépassé. Une carte d’assurance-maladie avec photographie m’a permis de découvrir l’identité présumée de l’individu de sexe masculin, à la figure avenante de son vivant, et âgé de vingt-cinq ans fermes. Vérification faite, l’homme avait été porté disparu par sa femme une quinzaine de jours auparavant. Procédure oblige, la veuve est venue l’identifier. Elle a tourné de l’oeil à la vue du cadavre. Il y avait de quoi. Après l’avoir reconduit chez sa mère à bord de la voiture de service et complété l’enquête, j’ai rédigé mon brouillon de rapport. Le suicidé, un joueur invétéré, avait tout perdu, même la modeste maison. La dame, déjà dépouillée de ses ressources, héritait du privilège discutable de s’occuper seule des deux enfants en bas âge. Pathétique. Affaire apparemment classée.
Encore nauséeux, je suis rentré vers vingt heures et demie et je me suis affalé devant la télé. Sur les ondes de Télévision Quatre Saisons, « Le dernier anniversaire » a capté mon attention vagabonde. Le film racontait l’histoire d’un homosexuel atteint du SIDA en phase terminale, bien que ce soit peu apparent pour le dernier cas de figure, qui a planifié sa mort pour le soir même, ou le jour après, et qui reçoit dans sa villa cossue ses nombreux amis et parents. Pas joyeuse, la fête. J’ai fermé l’appareil au moment où le type revoit son père ayant quitté depuis un certain temps son épouse trompée. Nul besoin d’émotions supplémentaires.
Ma mère se trouvait chez elle, comme toujours le soir, et m’a accueilli d’une tendre effusion toute maternelle. À ma réponse négative, et probablement attendue, elle a décongelé du rôti de boeuf, mets reconstituant qu’elle me sert invariablement quand elle ressent que cela ne va pas vraiment. Pour la peine, je ne lui ai pas mentionné la défection de Claire, certain à ma triste mine qu’elle avait compris ce qui en était. Nous avons parlé de choses et d’autres. Je me suis forcé à manger.
Peut-être avec…
Non, maman. Laisse tomber les mises en contact pour le moment : j’ai besoin d’une trêve…
… Je te présente la fine fleur des clientes de mon agence… Qu’est-ce qui l’a fait fuir, celle-là?
… Mon odeur corporelle…
Ah, oui? … Je me demande si… je ne devrais pas te faire rencontrer… un garçon…
Cesse de plaisanter! Je ne suis pas de cette sorte d’homme!
Elle n’a pas répliqué mais j’ai constaté à son regard qu’elle avait sérieusement pris en considération la question! Ma mère est une personne très ouverte aux réalités de la vie, ayant été plongée dedans dès son plus jeune âge. Étant donné cela, je n’aurais pas dû me sentir offusqué. Jaspe, une très vieille calopsitte élégante à la robe jaune tendre un peu sale, est venue se percher sur mon épaule au lieu d’atterrir sur la table, son intention première et sa prédilection. Elle a failli piquer du bec, lequel était devenu démesuré et se recourbait sur lui-même. Effrayée par ce mauvais aiguillage, elle a repris son vol laborieux à destination de sa cage, qu’elle a réussi à atteindre, non sans avoir au décollage laissé un souvenir sur mon caban. Maman a réparé les dégâts.
Après ma dernière bouchée de pain dégoulinant de sauce et au moins un litre de lait, j’ai brisé le silence qui s’était installé. Aussi bien crever l’abcès tout de suite.
Tu gâteras certainement un petit-fils un jour mais donne-moi le temps! … Je ne souhaite pas fonder une famille avec une femme que je ne pourrai pas aimer et réciproquement durant de longues années!
Brillant : j’avais tourné le fer dans la plaie et je l’avais peinée. Odile était une entremetteuse hors pair et nous le savions tous les deux. Les jeunes dames qu’elle m’avait successivement trouvées disposaient toutes d’excellents atouts pour faire basculer dans leurs rets le célibataire trentenaire que j’étais. Elle a balayé mes excuses d’un geste magnanime.
Pardonne-moi, toi… Au fond, je te connais moins bien que ce dont je me targuais.
Peut-être… J’ignore ce qui ne va pas.
De ceci, Léonidas, tu ne me convaincs pas… Au contraire, je crois que tu le sais très bien et bien que ce soit difficile de l’admettre, fort d’y remédier.
Elle a enchainé sur les actualités pendant qu’une mouche volait. Avant de partir, je l’ai serrée contre moi. Elle a esquissé une caresse sur ma joue.
Prends bien soin de toi, mon fils.
J’ai promis.
Onze heures du soir. L’estomac encore alourdi d’une double assiettée de nourriture trop terrestre, j’ai trainé mon spleen au hasard. Je suis entré dans un bar obscur où j’ai commandé au comptoir, moi qui ne bois jamais, un triple whiskey irlandais. Après avoir payé le bras que la consommation me coutait et laissé un pourboire trop généreux faute de petite monnaie, je me suis retourné pour observer la faune locale. Mais où diable avais-je fait escale? À l’horizon enfumé, pas une seule midinette en mal d’amourette et dans tous les sens du mot. Que des hommes de tout acabit. Près de moi, un adolescent longiligne s’est laissé embrasser par un quadragénaire ventripotent vêtu comme un motard et qui lui a mis la main aux fesses. Extrêmement gêné, j’ai détourné les yeux. De Scylla en Charybde, ou l’inverse, cette journée, vraiment! J’ai avalé la mixture imbuvable d’une traite et j’ai évacué les lieux sulfureux.
Je me sentais en complète déréliction. Tel un bateau ivre, j’ai erré longtemps. J’ai donné quelque numéraire à de pauvres hères qui sollicitaient l’obole. Mes pas titubants m’ont mené sur les rives du Saint-Laurent. En contemplant le miroir aqueux à la lueur de la lune presque pleine, j’ai soigneusement évité de songer au décédé de l’après-midi et surtout à ce qui subsistait de son enveloppe corporelle. Avant d’entrer dans l’onde fluviale, froide mais certainement polluée, j’ai murmuré : « Pardonne-moi maman ». J’ai vite perdu pied et je me suis laissé couler. Vers l’ataraxie.
Lorsque j’ai ouvert les yeux, un Ange mouillé et essoufflé me surplombait. Subitement pris de nausée, je me suis détourné pour vomir les liquides absorbés et le rôti de boeuf mal digéré. L’autre s’est exclamé de dégout. La voix tremblante, j’ai dégluti et articulé péniblement.
Désolé… Suis-je au paradis ou en enfer?
Il a ri. Puis, malgré les relents, m’a embrassé à pleine bouche. Nous avons recouvré notre souffle. Dans la pénombre de la nuit urbaine ses prunelles brillaient. Irrésistiblement mes bras ont cerné son cou et j’ai repris ses lèvres. Nos corps sont entrés en étroit contact. Le retour à la vie, toute velléité suicidaire écartée. Il s’est allongé sur le gravier et sa main a trouvé gite dans la mienne en creuset. La pluie s’est mise à tomber et la créature angélique à grelotter. J’ai suggéré d’aller s’assécher chez moi puisque, quant à y être, aussi bien éviter de trépasser en raison d’une pneumonie. Il a acquiescé sans mot dire.
Ce n’est que le troisième véhicule de transport privé qui a accepté de prendre à son bord les volatiles mouillés que nous avions l’air. Nous étions transis. L’Ange s’est blotti contre moi pour se réchauffer. Dans son rétroviseur, le chauffeur a lancé un regard désapprobateur. Il nous prenait faussement pour un tandem. Pour dériver le gai cours de ses pensées, j’ai déclaré.
Plutôt frisquet, ne trouvez-vous pas?
Il a grommelé sa réponse indécodable à ma question oiseuse. Le trajet s’est étiré et j’étais devenu en nage à destination. J’ai donné un vingt dollars trempé en guise de règlement. Nous sommes descendus du véhicule. Même à l’abri du vent, dans le hall d’entrée, l’Ange a continué à chercher ma chaleur. Heureusement, la cage d’ascenseur se trouvait vide et le couloir désert.
Je me suis détourné pudiquement pendant qu’il se dévêtait devant moi sans pudeur aucune et je lui ai tendu mon peignoir. Dans la salle de bain, j’ai uriné, me suis déshabillé et j’ai enfilé le caleçon de boxeur du matin, lequel trainait sur le rebord de la baignoire. J’ai fourré nos effets humides dans un sac, ai pris six vingt-cinq cents dans le récipient à petite monnaie, une idée géniale de Carole, moi qui me trouvais invariablement en quête de pièces, et suis monté garnir la sécheuse, laquelle a voracement englouti son tribut avant de se mettre fidèlement à ronronner. Machinalement, j’ai consulté ma montre censément anticatastrophe. La buée m’a empêché de voir l’heure mais mon horloge biologique me signalait qu’on approchait de minuit. J’ai baillé de lassitude.
Allongé sur le futon et un bras sous la nuque, l’Ange m’attendait. Sa beauté m’a frappé comme un coup de poing au coeur. De courtes boucles couleur de paille humide encadrent un pale visage triangulaire glabre aux traits ciselés mais indéniablement masculins. Haut front intelligent, sourcils légers et bien dessinés, prunelles azurées bordées de longs cils foncés, nez aristocratique, bouche aux lèvres découpées sensuelles d’un délicat rosé. Je me suis demandé quel âge il pouvait bien avoir. Probablement…
Dix-sept ans, environ.
Je l’ai regardé bouche bée. Il a ajouté.
Mon véritable nom importe peu mais j’aime bien que tu m’appelles Ange.
Tu lis dans mes pensées!
Je peux capter une gamme d’émotions très fortement émises, parfois des mots… Léonidas?
Muet de saisissement, j’ai acquiescé.
Viens t’étendre auprès de moi.
J’ai obtempéré mais à bonne distance. D’emblée il a réduit l’hiatus à des poussières et a posé son index sur mes lèvres entrouvertes. J’allais lui dévoiler l’embarras de me retrouver dans cette situation… particulière. Ses yeux ont captivé les miens. Il a amené ma main sous le vêtement et sur son sexe gonflé. Je ne l’ai pas retirée. Une peau de satin à fleur de désir. Il a posé ses phalanges sur le mien, à travers l’interstice, et l’a caressé, très doucement, puis fermement, gainant la hampe de sa paume. Je l’ai imité. Sa langue a exploré ma bouche. J’ai approfondi notre baiser. Soudainement saisis par l’urgence, nous nous sommes dénudés. Nos épidermes se sont épousés, moi sous lui et lui sur moi, nos pénis bandés se stimulant mutuellement d’intenses frottements. Il a crié de jouissance.
Ange s’est placé à quatre pattes, jambes écartées. En attente. Dans un état second, je me suis agenouillé derrière lui. J’ai oint ma verge avec son sperme. Aussitôt, j’ai investi son intime pertuis. Je l’ai tenu par les hanches pour raffermir ma prise de possession virile. J’eus voulu m’enfoncer tout entier au dedans de lui. Je suis devenu un gigantesque organe sexuel à la force de frappe indépendante de ma volonté, impitoyable. Ses cris se sont atténués petit à petit. Il s’est complètement ouvert à moi. Et j’ai joui, comme jamais auparavant je ne l’avais ressenti. Et encore, peu après. Ange nous a désunis. Mes paroles de remords ont reflué lorsqu’il a chuchoté.
Tu as pu me prendre parce que je l’ai voulu… C’est la première fois que je fais l’amour… Toi aussi, je crois.
J’ai confirmé. Dans les bras l’un de l’autre, nous avons sommeillé.
Je me suis réveillé en érection. Ange me suçait. J’ai râlé de plaisir. Son majeur mouillé de salive s’est insinué dans mon rectum et s’est agité. J’ai été sensible à cet insolite va-et-vient. Instinctivement, j’ai relevé le bassin. Ma liqueur séminale a fait office d’onction. Cela fait très mal d’être enculé. Ses prunelles m’ont transpercé autant que son énorme phallus. Malgré la douleur inouïe, je me suis donné à lui, tout comme il s’était offert à moi. Et j’ai aimé ce dur contact tout autant. Après, tremblants, nous nous sommes embrassés profondément. Il a léché mes larmes. Il s’est endormi sur moi, encore lié par l’intérieur. Malgré l’inconfort, j’ai sombré à mon tour.
J’ai soulevé les paupières. Je me trouvais seul, le rêve inimaginable évaporé. Le coeur serré, j’ai caressé l’oreiller. J’ai entendu un bruit de chasse d’eau, sans doute celle du voisin, les murs étant dénués d’isolation adéquate. Puis, une exclamation a fusé, proche celle-là. Je me suis redressé d’une traite. L’Ange stationnait devant le réfrigérateur béant et vide. Je me suis rapproché silencieusement de lui. J’ai poussé un hurlement de Sioux sur le sentier de la guerre en le saisissant à bras le corps, puis je l’ai emporté jusqu’au lit. Il s’est esclaffé. Un moment où le bonheur devient saisissable. Nos rires se sont emmêlés tout comme nos corps, soudainement en état de manque de l’autre. Il s’est empalé sur moi. J’ai empoigné son épieu. Lorsque j’eus atteint l’orgasme, il a enduit son sexe circoncis de sa propre laitance. J’ai appuyé les jambes sur ses épaules. Il m’a possédé tout doucement, sans me faire trop mal. Je suis devenu tellement excité que j’ai éjaculé en même temps que lui.
Il m’a chatouillé pour me réveiller.
J’ai faim!
Je me sentais affamé également. Nous avons pris une douche presque sage, hormis une séance de masturbation mutuelle initiée par mon amant. Faiblard, je suis monté quérir nos effets. Apparemment, un locataire appréciait le denim noir et ce qui allait avec : ne restait plus que les vêtements d’Ange, des Levi’s délavés et rapiécés. J’ai haussé les épaules : ceux de l’avant-veille feraient l’affaire.
Main dans la main dans le couloir désert. Au huitième étage, les portes de l’ascenseur se sont ouvertes mais Ange a approfondi notre baiser. On a toussoté d’embarras. Au rez-de-chaussée, j’ai gardé les yeux fixés sur le sol droit devant moi. Ange n’a pas commenté mes gestes mais il s’est éloigné perceptiblement. Sur le trottoir, j’ai renoué le contact : aussi bien assumer cette étrange sexualité. J’ai ressenti sa joie comme une chaleur au coeur.
Ange mangeait comme il baisait : passionnément, sensuellement, goulument. Un rare plaisir que de l’observer faire. Abondamment, aussi : après sa deuxième respectable portion de hamburger-frites, je lui ai ironiquement demandé s’il souhaitait un dessert. Un gigantesque parfait au chocolat, parfaitement indigeste, a suivi. J’ai essuyé les traces de sa gourmandise aux commissures de sa bouche Ses prunelles d’azur pétillaient. J’ai entrelacé ses doigts aux miens. Il a chantonné des paroles d’une chanson de Gerry Boulet qui, incongrument, me trottaient dans la tête depuis un moment.
Je suis celui qui frappe dedans la vie à grands coups d’amour.
Je redoutais son départ. Il est resté. Nous avons flâné main dans la main, insouciants. Sans parler mais à l’écoute exacerbée d’autrui. Tard le soir, au lit, nous avons dégusté une pizza au format digne d’un appétit de dinosaurien, les deux tiers pour sa part ainsi qu’un litre et demi de Coca-Cola et dans les mêmes proportions. Repus de tous les sens, nous nous sommes endormis accrochés l’un à l’autre.
J’avais omis d’amorcer le réveil. Ange en a fait office éminemment plus agréable à coups de petits baisers brulants partout. J’ai arrêté sa progression juste là où il le fallait. Il a interrompu ce qu’il avait amorcé.
J’ai l’impression que tu vas te trouver en retard.
J’ai consulté l’instrument empêcheur de tourner en rond. Je me suis exclamé d’une grossièreté impolie. Il a souri.
Tu es malheureux dans ton travail.
Un boulot alimentaire… Travailles-tu?
Curieusement, il a hésité un long moment.
En quelque sorte… Je remplis des obligations… Ne crains pas de me voir partir puisque je reviendrai, bien que je ne puisse te dire précisément quand.
Il m’a embrassé longuement. J’aurais voulu pouvoir le retenir. Malgré son assertion, j’ai eu l’impression d’un déchirement aux entrailles.
À mon arrivée au bureau, le Chef mettait fin à la réunion d’affectation. Il a tonné.
Saint-Ignace!
Il s’est tu et l’oeil sévère a examiné ma tenue négligée. Une mouche s’est mise à voler, puis un ange est passé. Avec une espèce de rage outrancière, il a martelé sa diatribe.
À la demande du grand Boss lui-même, vous êtes muté aux Affaires spéciales sous les ordres du lieutenant-détective Diane Régis, ceci pour une durée indéterminée… Je vous accorde la journée, sans heures supplémentaires réclamées, pour boucler les besognes pressantes et évacuer les lieux. Vous commencez demain à huit heures.
Le murmure s’est intensifié. Tout raide, le dignitaire outragé est sorti de la pièce. J’ai eu droit à une kyrielle de félicitations envieuses.
On dirait presque un roman! En quarante-huit petites heures, je suis revenu de la mort, je me suis découvert homosexuel amoureux d’un Ange puissamment sexué au masculin et au boulot je suis passé de dix à deux de pique!
De considérations en quatre temps
On dirait que cela devient une habitude de coucher sur le papier mes faits, gestes et réflexions en plus de mes états d’âme. Tous ces bouleversements dans ma vie autrefois si prévisible et sans attraits… En me sauvant de la noyade, Ange m’avait octroyé un sursis d’existence inespéré. Je m’en sentais heureux bien que passablement emmêlé, le cerveau en capelli d’Angelo pour tout dire.
Primo tempo : mon inversion soigneusement refoulée désormais révélée au grand jour versus les préjugés que je ne croyais pourtant pas entretenir mais qui dans les faits m’avaient empêché de voir clair depuis l’éveil de ma génitalité à l’adolescence tardive. Figure géométrique : pentagone dressé vers le ciel.
Côté sexuel, puisque tout a commencé par cet accomplissement sublime : faire l’amour avec un homme, c’est la même chose qu’avec une femme, enfin dans la situation où l’organe mâle puisse se redresser fièrement, fidèlement et longuement lorsqu’il est normalement stimulé bien qu’avec une dimension supplémentaire, ou plutôt concrètement intégrée, c’est-à-dire le don physique de soi à l’autre partenaire, sujet du désir. La sodomie dite passive provoque une douleur, certes térébrante, mais qui s’avère relativement surmontable et qui devient finalement de moindre importance eu égard au reste.
(Nota bene : Ne pas oublier d’acheter de l’onction; quelques draps supplémentaires de bonne qualité et infroissables aussi; éviter le blanc)
Côté coeur : l’Amour, sentiment au summum de l’irrationnalité humaine, se passe fort bien de la notion de genre, qu’il soit masculin, féminin ou même androgyne. Et je suis profondément et irrémédiablement amoureux de cet Ange mystérieux, pourtant bien trop jeune pour frayer avec ma soi-disant maturité rationnelle. Réflexion à poursuivre.
Côté avenir : mon état d’inverti désormais avoué implique forcément la renonciation à l’acte de procréation que par ailleurs je n’ai auparavant jamais été capable d’accomplir de quelque façon que ce soit et ceci malgré les attouchements féminins les plus torrides pour me mettre en condition, faute d’attirance suffisante envers le sexe opposé, comme je le crois maintenant, et donc à la descendance. J’éprouve du mal à soutenir cette idée. Problème non résolu.
Côté social : la poursuite de mes relations avec Ange sous-entend par une implication logique certaine que je vive ouvertement cet état de fait, que l’on réduit généralement sous le terme « homosexualité », avec tout ce que cela peut comporter de conséquences malheureuses. Je pense notamment à l’attitude de certains de mes collègues policiers, pas forcément ouverts à ce chapitre délicat. (Style d’humour : « Saint-Ignace possède effectivement des couilles mais ce ne sont pas les siennes! Ah! Ah! Ah! » ou pire et moins drôle encore, en plus des appellations incontrôlées employées dans le langage courant : tapette, pédale, pédéraste, fifi, et caetera.) L’homophobie fait mal, point.
Côté familial : malgré sa grande ouverture d’esprit, je redoute le rejet viscéral de ma mère lorsque je sortirai du placard, l’expression consacrée parait-il. Par ailleurs, il faudrait qu’Odile soit fêlée pour se réjouir que son fils soit homosexuel. À suivre.
Secundo tempo, ma nouvelle affection aux Affaires spéciales versus mes attentes bien qu’au départ je n’étais pas conscient d’en avoir. Cas de figure : triangle à la pointe basse et au point d’interrogation inversé central.
La lieutenant-détective Diane Régis. Environ la trentaine d’années. Taille et stature mannequin mais pas du genre Twiggy quant au développement mammaire. Chevelure longue et frisottée d’un noir charbonneux, tout comme ses iris de panthère aux aguets. Carnation et épiderme de lys, visage affiné, noble même. La déesse chasseresse incarnée planant sur la plèbe des mortels. D’une intelligence exceptionnelle, largement au-dessus de la moyenne des ours, sans doute la bolée de l’école primaire jusqu’à l’université. Baccalauréat en sociologie, maitrise en anthropologie, doctorat en je ne sais trop quoi. À ce que j’ai entendu dire, elle a été recrutée en vertu de la nouvelle politique mise en place pour redorer le blason terni du service de police en y ajoutant des ressources humaines formées préalablement dans des disciplines éclectiques et suivant un entrainement intensif en techniques policières. Parfaitement invivable, aussi. Sèche et incisive, pointilleuse à l’extrême. N’existe désormais que pour sa mission collée au bras droit de la Justice, et veut faire vivre les Géhennes aux criminels qui auront la malchance de tomber dans son collimateur ainsi qu’aux larbins sous ses ordres, soit l’inspecteur Rudy Vincenzo et moi.
La Méthode, comme on surnomme parfois le premier, a certainement dû effectuer durant sa jeunesse quelques virées chez les scouts, ou plus probablement chez les cadets de l’armée canadienne. Toujours prêt, raide, tiré à quatre épingles. Se montrant d’une efficacité militaire, redoutable, je le sais pour l’avoir déjà vu à l’oeuvre sur le terrain à quelques occasions.
Quant à moi, on dit que c’est mon sens intuitif « hors du commun » qui m’a amené à bord de cette galère para normale (en deux mots et au sens de « à côté de » la plaque), puisque nous devons traiter ce genre de cas défiant et déviant de la « normalité » criminelle. Quelle idée! D’autant plus que l’équipe ne serait constituée qu’au besoin, histoire de rationaliser les ressources humaines. Une promotion temporaire, en quelque sorte, et sans émoluments supplémentaires!
Tertio tempo, notre affaire spéciale, faits et traitement. Cas d’espèce : pieuvre aux bras tentaculaires s’étendant dans toutes les directions.
Pour résumer les nombreux faits, bien que le dossier soit mince, le premier indice probant d’une anomalie consistait dans le nombre élevé de victimes alléguées : vingt-quatre. On s’était rendu compte que quelque chose clochait après la dix-huitième personne envoyée prématurément ad patres, peut-être, puisqu’on conservait des doutes là-dessus aussi. Des autopsies avaient été effectuées sur les corps des trois derniers trépassés présumés reliés à notre enquête. Aucun résultat probant. Ces individus, indifféremment de sexe masculin ou féminin, étaient décédés de leur maladie, différente pour chacun mais toutes incurables et mortelles à échéance, bien que celle-ci ait été probablement devancée de quelques mois, voire de quelques années en raison d’une aggravation subite de leur état, la plupart du temps difficilement explicable médicalement parlant. Une autre étrangeté : tous les décédés, sans exception aucune, avaient donné leur matière première à la science. En réalité, la vague initiale de cas recensés, et il y en avait peut-être d’autres qui avaient échappé aux investigations, avaient fini en morceaux dispersés à l’échelle québécoise. Une bizarrerie truffée d’anomalies statistiques : trop, c’est trop, à Montréal et en banlieue seulement, ce qui avait fait sortir le Coroner du sac.
Quant au traitement de l’affaire Thanatos, comme nous l’avions unanimement appelée, Rudy a été assigné à repasser au peigne fin les décès antérieurs et moi à me concentrer sur les trois derniers, où rien n’avait encore été entamé, faute de temps et de ressources humaines ainsi que sur les nouveaux qui ne sauraient vraisemblablement tarder à se présenter. Mon collègue m’a lancé un regard de chirurgien au scalpel prêt à inciser. La raison de ce partage inégal de tâches sautait aux yeux, pourtant mais distillée sur un ton hautain par notre charmante docteure, elle passait plutôt mal dans la gorge à la pomme d’Adam saillante. De nous deux, Rudy se trouvait le seul qui disposait de la patience, de la méticulosité et de la ténacité nécessaires pour mener à bien un tel travail avec les meilleures chances de succès. Elle aurait pu le souligner, mais non. J’ai été tenté de le mentionner à l’offusqué en aparté mais il décourageait systématiquement toute tentative de communication sur le mode personnel. Quant à l’autre… Arriver à des résultats probants avec une telle synergie dans la soi-disant équipe frôlait le zéro absolu.
Quattro tempo, mes désirs versus la réalité. Traits de figures : du Jean-qui-rit au Jean-qui pleure au fur et à mesure que le temps passe.
Je me trouve trente-six degrés sous la barre du mercure et sens dessus dessous. Pour la première fois de ma nouvelle vie, et de l’ancienne à vrai dire, je suis en manque d’amour. Aux moments les plus incongrus, j’entends un éclat de rire, je ressens un éclair de chaleur au coeur et un élan au sexe. Un visage, celui d’Ange, s’encadre entre mes mains en coupoles. Ses prunelles pétillent d’un bonheur qui éclabousse. Alors, tout s’évanouit. Mes battements cardiaques désordonnés s’arrêtent, puis reprennent leur cours normal, accusant plus durement à chaque accès, le sentiment criant de l’absence.
Deux longues semaines. Je tente de maintenir l’espoir.
Un Ange est passé
Dimanche soir, je suis rentré avec les humeurs au laid fixe, certes relativement persuadé que je devais continuer à vivre, mais que mon existence d’amputé de l’amour depuis vingt jours maintenant, s’avérait emplie de vacuité. Ange se trouvait assis adossé au chambranle. Visiblement ankylosé, il s’est levé à mon arrivée. Mes yeux ont affirmé : « Enfin! » Les siens ont répondu mêmement. Avec une violence dont je ne me serais jamais cru capable, je l’ai plaqué contre le mur et je me suis emparé voracement de sa bouche. Ses bras ont cerné mon cou. En allant quérir ma clef, j’ai tâtonné sa braguette. Il bandait dur pour moi, tout comme moi pour lui. Après plusieurs tentatives infructueuses j’ai réussi à ouvrir la porte puis à la refermer d’un coup de pied. Nous étions devenus deux hommes primitifs en état de rut et absolument rien, et certainement pas le téléphone inopportun, ne pouvait arrêter notre quête animale de chair à nue. Sauf son regard. Ses prunelles agrandies se sont écarquillées davantage. Les membres ballants, entièrement dévêtus, nous sommes restés longtemps face à face.
Je me suis agenouillé et je l’ai enserré à la taille. Son odeur familière, chaude, vibrante, composite de multiples effluves a envahi mes narines.
J’ai besoin que tu m’aimes concrètement tout de suite.
Son sexe épanoui a trouvé gite entre mes lèvres comblées. Sa sève a jailli aussitôt. Il a ronronné de bonheur. Je l’ai emporté jusqu’à notre lit. Ses caresses orales et digitales se sont égaillées par tout mon corps lascivement abandonné à ses ardeurs sexuelles.
Je veux te monter.
La crudité de son langage, la raucité de sa voix impérative m’ont galvanisé. Sur son gland, j’ai mis de l’onction acquise une semaine auparavant. En appui sur mes genoux écartés et mes coudes, je me suis placé en lordose. Il s’est enfoncé aisément à l’intérieur de moi. Insoucieux de la douleur, mon cul cambré se portait à la rencontre de son pénis. Accroché à mes épaules, il a accéléré la cadence, me fouillant tel un marteau-piqueur le macadam. Ma laitance s’est répandue ça et là, en jaillissements saccadés, et la sienne au dedans de moi.
Ange a étouffé mes râles de ses baisers brulants. À mon tour, je l’ai renversé, puis j’ai entrepris de le lécher partout, également sur son phallus à l’odeur fauve et au gout rance. Ça l’a excité. Moi également.
Tourne-toi.
J’ai entamé le même manège sur l’avers, du haut vers le bas. La rosace anale s’est ouverte sous la pression de ma langue. Il émettait des soupirs languides, bandants. J’ai oint mes index et majeur que j’ai fait pénétrer le plus profondément possible à l’intérieur de son rectum. Il s’est mis à onduler de la croupe.
J’aime que tu me prépares à te recevoir.
N’y tenant plus de désir, je l’ai enculé. Je me suis lové étroitement au long de son corps. Lancinante sodomie au plaisir sans égal et dont je tentais de retarder l’issue certaine.
Fourre-moi plus fort.
J’ai perdu la maitrise de mes sens et je l’ai pilonné avec une rudesse inouïe. En jouissant, il s’est exclamé entre deux gémissements.
Oh, oui! … Mon homme!
Râlant sourdement, j’ai été emporté par le maelström d’un paroxysme impossible suivi peu après d’un sommeil stupéfait.
Mes yeux se sont ouverts sur son beau visage tout ensommeillé. J’ai mordillé ses doigts qui s’accrochaient à mes lèvres.
Je t’espérais depuis quelque temps, déjà…
Le doux reproche à peine voilé l’a rendu sur la défensive. Il s’est assis, jambes relevées, les bras entourant ses genoux. Je suis resté étendu.
Le sentiment amoureux semble susciter une réaction qui pourrait être qualifiée de pavlovienne, déclenchant une irrépressible envie de s’adonner à des activités particulièrement généreuses de gratification, en l’occurrence des rapports sexuels d’une intensité quasiment insoutenable.
Tu en redemandais et pas un peu, toi aussi!
… J’essaie simplement de définir l’amour… pour tenter de comprendre ce qui m’arrive… Peut-être une question de phéromones, au fond.
Je l’ai considéré avec perplexité. Je l’ai rejoint à sa hauteur, physique du moins. Ange s’est senti obligé d’expliciter ses propos à l’ignare.
Chez les insectes, les phéromones se composent de sécrétions glandulaires rejetées hors de l’organisme et captées par… un ou une, je ne m’en rappelle plus… congénère sensible à celles-là entre toutes les autres. Des études sont réalisées sur les papillons notamment mais le phénomène pourrait tout aussi bien concerner les êtres humains… En corollaire, la composition chimique de ces philtres olfactifs expliquerait également la propension de certains individus à rechercher instinctivement des partenaires particulièrement attirants de leur propre sexe…
Sans doute Mendel mais laisse faire les hormones en ce qui me concerne : le sexe ne sert qu’à traduire en termes limpides ce que je ressens pour toi… C’est plus fort et incontrôlable qu’un simoun, aussi percutant et meurtrier qu’un shrapnell!
J’éprouve également de telles pulsions… et cela m’effraie.
Il s’est échappé du dialogue amorcé par des caresses. Mes tentatives malhabiles pour le relancer sont restées lettre morte.
Nous avons pris un bain moussant ludique, nous avons refait l’amour avec une passion exacerbée. Affamés et rhabillés, nous nous sommes mis en quête d’un restaurant. On approchait de vingt-deux heures. Une trattoria a accueilli les deux homos (nous nous tenions par la main). Pendant que nous attendions le placier, j’ai entendu une dame chuchoter à la personne placée en vis-à-vis : « … Si jeune par rapport à l’autre, comme c’est navrant, ma chère… Il semble avoir l’âge de ton fils… » Le reste des propos s’est figé dans un silence gêné. Nous nous sommes assis côte à côte sur la banquette. Ange m’a embrassé. J’ai répondu ardemment à son baiser. Le serveur, survenu entre-temps, a attendu sur le mode neutre la fin de la démonstration et a pris notre commande.
Ange a englouti sa gigantesque assiettée de spaghettis sauce arrabiata et a fait disparaitre le contenu restant de la mienne, soit près de la moitié. Pour combler le petit creux qui subsistait, il a dégusté une honorable portion de gâteau au mascarpone et du lait. C’est vrai qu’il se trouve encore en plein développement physiologique et…
Pourquoi ressens-tu un sentiment de culpabilité eu égard à ma jeunesse?
… Je ne sais pas exactement… Peut-être parce que j’ai l’impression de contribuer à la corrompre.
Quelle prétention! Je te rappelle que je t’ai séduit, pas toi!
L’évidence m’a rendu coi.
J’ai réglé les additions en laissant un pourboire généreux, et nous nous sommes remis en route, reliés par la taille. Ange s’est exclamé.
J’aime notre contact à la face du monde!
Je m’y habitue, j’y prends gout même… J’aimerais que tu me parles de toi, de ta vie.
Policier jusqu’à l’âme à ce que je constate… Je ne veux pas subir d’interrogatoire, sergent-détective Saint-Ignace.
Je me suis figé.
Rien de surnaturel : ta plaque trainait sur le plancher tantôt.
… Nos fols ébats…
Il m’a enlacé et a insinué sa langue dans ma bouche. Je l’ai enserré à l’étouffer. Nous sommes rentrés tendrement énamourés.
À l’aube grisâtre, Ange s’est lové derrière moi et m’a sailli sans préliminaires et sans onction. Le téléphone s’est mis à sonner avec insistance. L’autre insistait dans mon cul sapé.
Donne-toi à moi, vraiment, tout comme je t’appartiens.
Le prix élevé de l’amour homosexuel.
Corps, coeur et âme… Ange…
Je t’aime.
Impossible oaristys, d’une telle intensité que nous avons crié, ri et pleuré tout à la fois, nous rejoignant dans une explosion de bonheur extasié.
En fin de matinée, je suis allé acheter des croissants et du lait, que nous avons dégustés au lit. Nous avions à peine terminé que le timbre annonçant de la visite s’est fait entendre. J’ai enfilé un caleçon et j’ai ouvert la porte. Odile s’y encadrait, le teint terreux.
Maman! Mais que se passe-t-il?
Jaspe.
Des larmes s’écoulent, irrépressibles. Je l’ai fait asseoir sur le tabouret. Ange a calmement rassemblé ses vêtements éparpillés et s’en est allé s’habiller dans la salle de bain.
L’attachement de ma mère pour son oiselle allait chercher profond. Elle répétait souvent : « Je l’adore d’autant plus qu’elle est fondamentalement aussi chipie que moi ».
Sa vie a cessé, n’est-ce pas?
Je l’ai emmenée chez le docteur Wong. Il a diagnostiqué une maladie du foie, incurable. Très délicatement, il a taillé son bec démesuré, un symptôme parait-il, de même que sa robe sale, et m’a prescrit je ne sais plus quoi pour équilibrer son alimentation en tenant compte de cet état de fait… Jaspe s’est laissée manipuler, plutôt pitoyable devant tant d’outrages à sa dignité… Le fait que j’aie dû la contraindre à entrer dans sa cage, elle qui vivait constamment en liberté, ma conduite cahoteuse, les manipulations vétérinaires… Sur le chemin du retour, elle… Va voir.
Vêtu en vitesse, je suis descendu. L’oiseau avait trépassé et gisait. Je suis remonté. Ange caressait la main d’Odile. J’ai confirmé d’un signe de tête.
Probablement d’un arrêt cardiaque.
… J’ai éprouvé un pressentiment fatal toute la matinée… J’ai tergiversé… J’aurais dû écouter mon intuition au lieu de ma raison : elle aurait pu exister encore quelques mois paisibles malgré ses handicaps… Elle n’a pas vécu une belle mort, comprends-tu?
J’ai acquiescé. Il n’y avait rien à ajouter et beaucoup à faire. Pour commencer, je l’ai prise dans mes bras.
Nous nous sommes rendus jusque chez elle. En cherchant dans le capharnaüm familier de la chambre de débarras, mon ancienne piaule, j’ai dégoté un emballage cartonné dont les faibles dimensions paraissaient convenir. Odile a déniché du papier de soie jaune pâle. J’ai enterré Jaspe dans un coin retiré du jardin. Puis, je suis devenu une épaule pour que les pleurs s’épanchent et un soutien pour la soudaine faiblesse au coeur. Pendant que nous procédions solennellement à la cérémonie funéraire, Ange avait nettoyé la cage et préparé du café. Maman s’est remise petit à petit. Pas complètement, évidemment : un autre pli amer s’était dessiné sur son visage. Lorsqu’elle s’est sentie en état de vivre à nouveau, nous sommes partis.
En attendant le métro, j’ai commencé à manquer d’air. En proie à la panique, je me suis précipité vers la sortie, Ange à mes trousses. Une fois dehors, haletant, je me suis adossé au mur de ciment. Mes râles sibilants se sont apaisés petit à petit. Jusque là attentif, Ange m’a pris dans ses bras.
Pardonne-moi, je ne sais pas ce qui m’a saisi…
Le remords…
… Mon suicide l’aurait tuée!
À ce moment-là, tu ne te trouvais pas en état de songer aux conséquences de tes actes… Je suis encore plus heureux d’avoir sauvé deux vies plutôt qu’une. Est-ce que cela t’est déjà arrivé?
Une fois… Lors d’un accident de voiture, un homme a eu une jambe sectionnée… Il a toutefois succombé à ses autres blessures le lendemain.
… La frontière entre vivant et mort… aussi ténue qu’un souffle…
Pour exorciser mon malaise persistant, j’ai raconté ma mère à Ange. J’ai parlé de sa vie difficile, de sa façon d’être, tellement particulière, traçant son portrait au fil des anecdotes, esquissant par le fait même celui de mon enfance, pauvre mais comblée d’amour et de mon adolescence solitaire mais épanouie. Soudainement, j’ai cessé de ressasser pour ensuite lancer à brule-pourpoint une quête d’informations.
Et la tienne?
… Décédée quand j’ai eu dix ans…
Je me trouvais fort désolé de ma gaffe.
Je n’éprouve pas de sentiment de manque.
Ce qui a clos le sujet.
Cette soirée et cette nuit ont été des moments d’un bonheur sans mélange, indicible, impossible mais réel, concret. Nous expérimentions une telle liberté d’être ainsi qu’une telle communion, qu’en même temps nous en étions apeurés.
Le mardi matin, Ange parti, je me suis fait porter pale. Durant deux heures, je suis resté couché sur le dos, bras en croix, une incroyable augmentation de la force de gravité m’empêchant même de lever l’auriculaire. Puis, mes bouleversements intérieurs et antérieurs ont affecté de nouveau mes capacités respiratoires et ont provoqué une crise d’asthme. J’ai dû employer du Ventolin, un dernier recours en ce qui me concerne.
Ayant fort bien compris la leçon précédente, j’ai répondu au téléphone, la respiration encore sifflante. Ma mère se trouvait encore dans tous ses états mais pas pour la même raison, forcément. Stoïquement, j’ai laissé couler la rivière de ses paroles.
Léonidas, comment as-tu pu faire une chose pareille! Jamais cela ne me serait venu à l’idée que tu puisses y penser!
Comme elle y avait déjà songé, j’ai soupçonné que nous n’étions pas tout à fait sur la même longueur d’onde. Je suis allé à la pêche.
Mais de quoi s’agit-il, au juste?
Un moment de flottement.
Mais de Jaspe II! … Quoique le prénom de « Aube » lui conviendrait davantage… Bien que les deux noms accolés à une particule…
Maman, je ne comprends strictement rien à ce que tu racontes!
… Ce n’est pas toi?
Narre-moi tout du début jusqu’à la fin.
Odile a pris le temps de rassembler ses idées et par le fait même à rendre son discours cohérent pour son interlocuteur sur la sellette.
… Tantôt, vers dix heures, je pense, je suis sortie pour aller faire des courses à l’épicerie et à la pharmacie. À mon retour, environ vingt-cinq minutes plus tard, une petite boite de carton, ajourée avait été déposée sur le seuil. J’ai entendu une kyrielle de pépiements indignés. Je me suis rapprochée de l’objet mais je ne pouvais rien apercevoir en raison de la faible dimension des interstices. Je l’ai apporté sur la table de la cuisine et j’ai défait les attaches…
Bien avant la fin de sa troisième phrase, j’avais deviné ce qu’elle y avait découvert ainsi que ses probables caractéristiques.
Son portrait tout craché mais en beaucoup plus jeune! … Mais qui d’autre que toi aurait pu… Ton ami qui a l’air et la chanson d’un ange?
Possible. Et si tu ne crois pas à l’intervention du Saint-Esprit c’est certain.
Je ne suis plus très croyante… Viens-tu diner?
J’ai accepté.
Pas très en forme, j’ai pris un taxi. En arrivant chez elle et de crainte de me trouver trop abondamment nourri, j’ai lancé.
Mais je n’ai pas faim. Un café suffira.
J’y songe, nous sommes mardi…
Congé pour maladie subite.
Elle est demeurée coite.
Circonspect, je me suis rapproché de la cage de Jaspe II, enfin de Aube (ou d’Aube? Un prénom qui commence par une voyelle provoque des dissonances et des hésitations), laquelle (lequel ?) m’a menacé de représailles sanglantes. J’ai reculé vivement.
Tu as beaucoup de boulot devant toi!
Elle a ri de contentement.
Grâce à ton ami… Comment s’appelle-t-il?
… Ange… Je ne connais pas son véritable nom… Cela parait un peu bizarre, sans doute…
… Un Adonis, et de partout, en tout cas!
Si j’avais pu rougir! J’ai levé les bras en signe de reddition.
Mine de rien, elle avait préparé une cafetière et sorti du réfrigérateur des petits gâteaux au chocolat, tellement moelleux et savoureux, mes préférés. J’ai commencé à saliver! Je lui ai dirigé un regard noir avant d’en enfourner un en deux bouchées, l’air extatique.
Je constate que l’appétit est miraculeusement revenu… Ils sont plus consistants que des croissants… Veux-tu du lait, aussi?
J’ai levé des bras implorants au ciel.
De quoi te sens-tu coupable, au juste?
… Je ne crois pas que tu berces jamais un petit-fils.
Léonidas, tu es issu de mes entrailles. Ce fait compte bien davantage qu’une hypothétique descendance au destin tout autant aléatoire… Réflexion faite, cela me plait d’avoir donné naissance à un fils hors normes.
Tu es givrée!
Arrive en ville! Je t’ai déjà mentionné, je crois, que le tiers de ma clientèle affiche pour tendance dominante l’homosexualité.
Je ne suis pas devenu ton client!
Benêt! Comme si cela avait quelque chose à y voir et comme si je ne m’étais pas rendu compte que pour l’amour ceci ressemble à blanc bonnet et bonnet blanc!
J’ai bu le nectar lacté pour faire passer le second délice. Tendrement, elle a essuyé les commissures de mes lèvres.
Comment vous êtes-vous rencontrés?
… Euh… Nous nous baignions…
… Je croyais que tu détestais nager.
… Question de maintenir la forme…
Ah… Tu sembles amoureux de ton bel adolescent.
Ce n’est pas un ado! … Il a dix-sept ans. Je l’aime et ce sentiment est partagé… Je ne sais pratiquement rien sur lui. À vrai dire, j’erre en plein brouillard.
La sensibilité, l’empathie dont il a fait preuve à mon égard, moi qu’il ne connait pas, m’a sidérée… Dis-m’en plus.
Avant de me lancer dans les confidences, si habilement sollicitées (une experte en ce domaine, Odile), j’ai pris le temps de récapituler.
Il est perspicace. Son intelligence plane au-dessus de la moyenne des têtes. Sa culture éclectique étonne. Il se dégage de lui une aura composée de pureté et d’intégrité mais aussi d’une envie irrépressible de vivre pleinement et avec tous les sens… Il n’éprouve apparemment aucun problème à assumer… ses différences à la face du monde entier.
Tu as toujours été un brin pusillanime.
J’ai décidé de ne pas relever.
… Il semble capter les émotions très fortement émises, des paroles parfois… Il a tendance à paramétrer son environnement, ce qui semble lui procurer une certaine sécurité, tout en répondant avec un bel enthousiasme à ses pulsions… Il est à fleur d’épiderme…
.. Et tu l’as dans la peau… Continue.
Je me suis raclé la gorge.
Dans les faits, je sais que sa mère est morte voilà sept années. Il dit devoir remplir des obligations mais il n’en a pas précisé la nature. Je ne crois pas qu’il dispose de revenus faramineux. Toutefois j’ignore l’endroit où il gîte, ni quelles sont ses conditions d’existence… Il ne semble pas entièrement libre de ses mouvements : « Ne crains pas de me voir partir puisque je reviendrai, bien que je ne peux te dire précisément quand ».
… Comme il est étrange, ton Ange… C’est étonnant qu’un… homme aussi jeune s’entoure d’une bulle si mystérieuse… Ce qui me rend extrêmement heureuse, c’est de ressentir le bonheur qui t’anime… Comme si tu revivais, enfin!
Tu es une sorcière, voilà le mystère!
J’ai souffert de brulements à l’estomac tout le reste de la journée. Ange m’obsédait. À peine parti que je me trouve en manque de lui. De son rire, de sa façon d’être et d’exister, de ses bras et de tout le reste.
L’affaire Thanatos
Après un mois d’un travail laborieux, nous ne disposions que de peu d’éléments nouveaux. Quatre autres victimes présumées s’étaient ajoutées à la liste déjà trop longue. Vingt-huit individus dorénavant. La lieutenant-détective a tenu une réunion afin de faire le point.
Rapport du sergent-détective Rudy Vincenzo
(écrit à la main, non photocopié et récité; difficile de ne pas cogner des clous en entendant sa voix soporifique)
Nombre de cas étudiés : Vingt et un, dont quinze femmes et six hommes.
Âge : Variant de cinquante à soixante-quinze ans, avec plus de la moitié (onze, soit huit femmes et trois hommes) à l’intérieur de la tranche soixante-cinq à soixante-dix années; respectivement quatre (trois femmes et deux hommes) et six (cinq femmes et un homme) pour les deux autres intervalles.
Statut professionnel : Retraités pour la plupart; deux femmes en congé prolongé de maladie, quatre (trois femmes et un homme) vivant de leurs rentes depuis nombre d’années.
État matrimonial : Veufs (quatre), veuves (neuf), séparées ou divorcées depuis longtemps (trois) ou célibataires convaincus (deux) ou endurcies (trois).
Religion : Tous et toutes catholiques, pratiquant leur culte, bien qu’avec quelques variantes dans la même veine religieuse.
Information légale : Aucun démêlé avec la justice, même dans un lointain passé, sans exception.
Aspect social : Seize personnes (onze femmes et cinq hommes) résidaient en maison d’hébergement, privée et luxueuse, différente pour chacune, trois femmes en la villa familiale, avec une infirmière occasionnelle et une employée domestique (rien à signaler en ce qui concerne celles-là) et deux (un homme et une femme) en leur résidence personnelle cossue, mais sans aide aucune.
Entourage : Personne ne vivait dans la réclusion; ils et elles menaient une vie plus ou moins active déterminée par leur handicap, plus qu’épisodiquement entourés de leurs proches : fils ou fille, parent ou parente, amis ou amies de longue date.
Autres relations : Factuelles, c’est-à dire jardiniers, médecins, pharmaciens, commis bancaires, dépanneurs, facteurs, épiciers, tous du quartier ciblé ou des environs immédiats.
Maladies : Cancers variés pour huit femmes et cinq hommes, carences pulmonaires telles que l’emphysème (deux femmes et un homme), sclérose en plaques pour deux femmes, défaillances cardio-vasculaires chroniques pour les trois autres.
Événements notables dans les semaines ou mois précédents la mort : Rien de particulier, sinon que tous et toutes, sans exception aucune, avaient annoncé solennellement qu’en cas de décès ils et elles souhaitaient « donner leur corps à la science ». L’expression employée s’est avérée toujours la même, en français, puisque c’était la langue d’usage de toutes les victimes.
Faits saillants un à trois jours avant le trépas : Aggravation subite et fulgurante, dans la plupart des cas médicalement inexplicable, des symptômes létaux.
Autres particularités : Néant.
La docteure a laché sèchement.
C’est tout?
Euh… Oui.
Reprenez vos investigations à partir de zéro. Interrogez de nouveau les proches mais de manière approfondie. Rapportez-moi l’enregistrement de vos entretiens avec leurs entourages; encouragez-les à préciser leurs souvenirs même si cela ne semble pas se rapporter au contexte. Examinez méticuleusement les testaments à l’affut de legs, même insignifiants, à une personne autre que les héritiers légaux. Creusez la rubrique « Autres relations ». Raffinez vos statistiques, établissez des tableaux de corrélations, utilisez l’ordinateur, cela aidera. Ceci en plus de prendre la peine de rédiger vos conclusions ainsi que vos recommandations quant à la poursuite de l’enquête. Ajoutez également les découvertes du sergent-détective Saint-Ignace aux vôtres. C’est renversant de prendre connaissance d’un travail aussi baclé accompli par un enquêteur pourtant chevronné.
Rudy a opiné, concentrant le regard sur ses notes.
Rapport du sergent-détective Léonidas Saint-Ignace
(verbal et enregistré au moment présent)
Aux trois victimes alléguées s’en sont ajoutées quatre autres, portant le nombre total à vingt-huit cas vraisemblablement hors statistiques. Sans montrer autant de précision méticuleuse que mon collègue, les cinq femmes et deux hommes s’inscrivent parfaitement dans le portrait que l’on peut dégager des propos du sergent-détective Vincenzo. Soit : des personnes d’âge mûr, à nette prédominance féminine, catholiques, francophones, sans dossiers judiciaires, vivant dans un milieu aisé mais non en couples, et, pour reprendre le rapport initial, dans des enclaves relativement nanties, sur l’ile de Montréal uniquement, à savoir, Westmount, Mont-Royal, Outremont, Hampstead, Saint-Laurent et Notre-Dame-de-Grâce. Ces arrondissements se trouvent aisément accessibles en automobile, en métro ou en autobus. Dans tous les cas, on pouvait tirer la même phrase solennelle annoncée aux proches : « Je veux donner mon corps à la science ». En général, les gens auraient plutôt tendance à mentionner qu’elles ont signé l’autocollant accompagnant le formulaire de renouvellement et apposé celui-ci au dos de leur carte d’assurance-maladie, acceptant ainsi le don de leurs organes aux fins de transplantation… Je pense que ce serait important de colliger les dates présumées de ces annonces intempestives ainsi que toutes les autres afin de voir s’il n’y aurait pas eu des périodes d’activité ou de ralentissement notables et si existe une progression temporelle quelconque… J’ai effectué deux enquêtes dans le West Island, à Pointe-Claire précisément mais ces individus sont vraisemblablement décédés de façon tout à fait naturelle des suites d’une longue maladie… Tout comme vous, je nage en plein brouillard…
La voix a claqué comme un coup de fouet, provoquant un frisson qui m’a fait émerger brusquement de ma rêverie inopportune. J’ai sursauté.
Avez-vous terminé?
… En quelque sorte… Si l’on cherche à qui profite le crime, on se retrouve Gros-Jean comme devant, pour ainsi dire.
Élaborez, je vous en prie.
En ce qui concerne la parenté plus ou moins lointaine, ne restait qu’à attendre de quelques semaines à quelques mois la fin naturelle inéluctable et ils encaissaient l’héritage… On doit noter, et l’information n’est pas diffusée en campagne publicitaire, qu’existe une différence notable entre faire don de ses organes aux fins de transplantations ou de greffes et donner son corps à la science, donation souhaitée par le défunt avant son trépas. La personne, majeure, ne doit pas être morte des suites d’une maladie contagieuse, telle le SIDA, en guise d’exemple, ou hépatique. Les dépouilles non réclamées ainsi que ceux qui en ont manifesté la volonté de leur vivant sont cédés aux établissements autorisés qui en font la demande, ceci pour une modique somme couvrant les frais de transport, de manutention et d’administration. Les cadavres aboutissent pour la plupart dans les laboratoires d’anatomie des écoles de médecine où ils sont réfrigérés et utilisés dans les deux mois suivant le décès pour des études anatomiques, des dissections, des expérimentations sur les techniques d’urgence et d’embaumement ainsi que pour la formation en chirurgie.
L’interruption se prolonge. Impatiente, la lieutenant-détective a insisté.
Mais avez-vous fini votre rapport?
… Euh… Je crois… Je me souviens vaguement d’un article de La Presse faisant état qu’aux États-Unis existe un commerce de restes humains qui rapporte dans les très gros chiffres à des compagnies soi-disant à but non lucratif…
Effectuez des recherches pour retrouver ces informations, voire les approfondir. Et, lacune majeure de votre travail, lequel souffre de votre tendance à la procrastination, je veux un rapport écrit et mieux structuré le plus tôt possible. Quelles sont vos conclusions ?
Aucune, pour le moment.
Rapport de la lieutenant-détective Diane Régis
(verbal en version courte, tapé au long et photocopié pour les sous-fifres)
Je ne reprendrai pas ici les principaux éléments puisqu’ils recoupent plus ou moins ce que vous avez déclaré. J’ai particulièrement épluché les comptes-rendus d’autopsie des trois victimes dont le corps se trouvait encore intact. Faute d’anomalies détectées, j’ai demandé et obtenu l’exhumation des cadavres, pour lesquels j’ai souhaité des analyses plus approfondies, que j’ai également requises pour les quatre derniers cas. J’attends les résultats.
Elle s’est raclé la gorge avant d’ajouter.
Malgré les faiblesses de vos rapports, messieurs, je crois que nous pouvons au moins conclure avec certitude que des crimes ont été commis, et que nous devons tout mettre en oeuvre pour retrouver le, la, ou peut-être les assassins.
Bien maigre conclusion pour quatre semaines de travail. Rudy-Saint-Ignace-Fox-Mulder aurait bouclé le tout en une heure, au plus deux et notre Diane-Dana-Scully aurait mené tambour battant les dissections et découvert ce qui clochait les doigts dans le nez, si je puis me permettre l’expression.
L’Ange a déployé ses ailes
Le lendemain après-midi, de nouveau incapable de fixer mon esprit vagabond, le lavage fait, un semblant de ménage aussi et bien que ce soit jour de congé puisqu’un policier ne cesse jamais vraiment de l’être même une fois chez lui, enfin telle est ma conviction, je me suis rendu à la bibliothèque de l’Université du Québec à Montréal, au centre-ville afin d’y consulter les journaux. Après plusieurs heures de recherche, j’ai fait imprimer les lignes dont il avait été question lors de cette désagréable réunion.
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Le commerce des cadavres se révèle très lucratif
Associated Press
SANTA ANA
Même si la loi l’interdit, des restes humains légués par les défunts ou leurs familles servent à fabriquer des produits médicaux qui rapportent à des sociétés américaines des centaines de millions de dollars, écrivait hier le quotidien californien Orange County Register.
Alors qu’on vante aux familles des disparus le « don de vie », des parties de cadavres alimentent une industrie dont le chiffre d’affaires pourrait atteindre un milliard en 2000, écrit le journal.
« Je croyais donner à une société sans but lucratif », déplore Sandra Shadwick, qui avait offert le corps de son frère décédé à une banque de tissus humains de Los Angeles. « Je ne croyais pas enrichir une compagnie. Ça me rend furieuse, je suis scandalisée. Si ce n’est pas illégal, ça devrait l’être. »
La Loi américaine sur les transplantations d’organes, adoptée en 1984, interdit tout profit issu de la vente de parties de corps humains. Mais les compagnies et les banques de tissus humains à but non lucratif peuvent exiger des « frais raisonnables » pour prélever et transformer des parties de corps humains. La loi ne précise pas ce que l’on entend par « frais raisonnables » – elle n’a jamais subi le test des tribunaux.
À partir d’un seul cadavre, les banques de tissus humains peuvent accommoder jusqu’à 100 patients. Les parties de corps sont ensuite vendues à des fabricants de produits utilisés par les médecins et les dentistes. Les banques de tissus humains et les compagnies se partagent les revenus.
Les campagnes de sensibilisation évoquent habituellement les dons d’organes vitaux tels le coeur ou les reins, mais la plupart des parties du corps prélevées servent à bien autre chose que de sauver des vies. La peau peut aussi servir à rendre les lèvres des mannequins plus pulpeuses, à grossir le pénis ou à faire disparaître les rides.
D’un seul cadavre, on peut prélever des parties qui vaudront environ 220 000 $ – la peau, les tendons, les valves cardiaques, les veines, la cornée et les os.
La Presse, 17 avril 2000
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Je devais nécessairement creuser le sujet, même si je trouvais douteux au premier abord que le genre de crime auquel nous avions affaire y trouvait une explication vraisemblable puisqu’on ne devait négliger aucune piste, si improbable était-elle. Mais par où commencer?
De nouveau perdu dans ma rêverie redevenue céleste, j’ai déambulé entre les rayons chargés de livres, me disant en passant que je devrais indéniablement m’astreindre à me cultiver davantage, moi qui ne lisais plus beaucoup depuis la fin de l’adolescence, période durant laquelle j’étais devenu un rat de bibliothèque particulièrement vorace, et qu’il y avait dans tout ce savoir humain ainsi étalé une source de profondes réflexions sur le sens de la vie. Puis en me retournant je me suis transformé en statue de sel.
Attablé Ange accordait son intense attention à un volume d’une épaisseur respectable. Je me suis rapproché. Devant lui s’étalaient d’autres ouvrages visiblement consultés et un bloc-notes dont la première page révélait une écriture hâtive. Affublé de lunettes à monture d’écaille noires aux lentilles corrigeant une presbytie qui lui faisait des yeux immenses, il m’apparaissait autre, austère. Son dos courbé le faisait paraître engoncé dans ses vêtements de denim bleu, habituels, ceux-là.
Se sentant observé de près sans doute, Ange a levé la tête en ôtant du même geste ses drôles de besicles. Ses prunelles se sont brouillées puis ont clignoté avant de s’éclaircir. À ma profonde stupéfaction, il a semblé gêné de me voir surgir devant lui.
Non, simplement surpris… Je me trouvais ailleurs.
Je suis désolé d’avoir troublé ta concentration…
Il a haussé les épaules, est demeuré silencieux en fixant vaguement la table. Faute d’encouragement, je me suis tourné vers la sortie.
Euh… À un de ces jours…
Ange m’a retenu par le bras.
… Léo, ne joue pas au garçon de l’air… Cela ne m’est pas très souvent possible de me libérer… de mes obligations… Avec toi, j’apprends que le bonheur existe ici et maintenant.
J’ai souligné la réciprocité en effleurant tendrement sa joue.
Dix longues journées… Tu me manques.
À moi aussi… Mais je ne… Tu travailles, demain…
Je crois que je vais plutôt me trouver atteint d’une maladie subite…
Donne-moi cinq minutes pour rassembler mes papiers et pisser.
Il s’est éloigné hâtivement, le pas résolu.
Durant le temps qu’il se trouvait aux toilettes, j’ai jeté un coup d’oeil sur les piles de bouquins : dictionnaire Larousse de la langue française, poésie (Nelligan et Rimbaud), philosophie (Nietzsche et Socrate) et psychologie (Freud et Jung), en plus de quelques oeuvres de Charles Darwin.
Je suis un autodidacte… Les après-midis de la semaine, je passe plusieurs heures à approfondir mes maigres connaissances.
Avec cette humilité, tu devais certainement être un bolé à partir de l’école primaire et jusqu’au collège!
… Je ne suis jamais allé en classe ni davantage au cégep ou à l’université.
Hein?
Aussi loin que je me souvienne, ma mère, puis à sa mort, mon père ainsi que quelques précepteurs ont guidé mon apprentissage… Je suis devenu autonome depuis peu quant à l’aspect éducation, alors j’en profite pour combler des lacunes qui me sont apparues… As-tu faim?
Manifestement, Ange ne souhaitait pas pousser plus loin ses étonnantes confidences. Je n’ai pas insisté : une question de respect d’autrui. Je suis d’un naturel patient aussi. Il a souri et m’a embrassé. Je l’ai enserré tout contre moi, les mains plaquées sur son postérieur ferme. Quelques têtes se sont levées pour nous observer. J’ai repris ses lèvres. Indéniablement et à ma grande surprise, la consécration publique de notre liaison me plaisait beaucoup.
Simple tendance à l’exhibitionnisme.
Pour qui te prends-tu?
Nous avons ri. L’agent de sécurité nous a rappelé que l’enceinte de la bibliothèque constitue un lieu où le silence règne par égard pour les autres. Il ne s’est pas risqué à mentionner les bonnes moeurs qui vont sans doute avec. Contrits nous avons quitté les lieux.
S’est ensuivie une longue discussion non concluante quant au choix d’un restaurant. Lui penchant vers l’Occident américain et moi voulant élargir l’horizon vers l’Orient vietnamien. Faute d’entente, nous avons décidé de rentrer afin de consulter la pléthore de dépliants cosmopolites que je conservais et pour commander notre pitance.
Mais je dois passer au marché Loblaws avant : papier cul, détersif pour la lessive, lait pour le veau que tu es… ampoule de cent watts pour la lampe et… ah, oui, mouchoirs et shampoing. Probablement ai-je oublié d’ajouter d’autres items à la liste… Enfin, on verra sur place.
Peut-être un pain tranché et du beurre pour les rôties demain matin.
Le nouveau grille-pain a lâché. Ces machins électroniques ne valent pas un clou.
J’adore bien les tartines de beurre d’arachide crémeux.
À coup sûr, c’était la première fois qu’Ange mettait les espadrilles dans un mégamarché et peut-être même dans un super. Il a semblé étourdi par tous les étalages sollicitant le regard. Il a mené l’imposant chariot pendant que je le remplissais : vingt-quatre rouleaux de papier cul, deux fois six boites de mouchoirs, près de quatre kilogrammes de détersif pour la lessive.
Je n’aime pas beaucoup magasiner.
Je suis revenu sur mes pas pour les soins à la chevelure. J’ai choisi un format géant assez doux pour les cheveux d’Ange. Cela l’a fait sourire. Réflexion faite, il a ajouté un gros tube de pâte dentifrice formule complète ainsi qu’une brosse à dents à la forme tarabiscotée et aux couleurs fluorescentes, qu’il a mis une éternité à sélectionner. J’ai effleuré sa joue.
Ange est resté en arrêt prolongé devant le rayonnage de produits plus ou moins exotiques. Il a mis ses lunettes. Je le trouvais joli avec cet accessoire.
J’en ai besoin pour lire les petits caractères… « Nouilles à la Singapourienne »… À la façon ou à la manière de Singapour constituerait une expression plus juste… Mais le reste semble imprimé uniquement en anglais… Je n’en connais pas un traitre mot… Lacune que je vais combler incessamment… Ça a l’air bon…
J’ai lu en diagonale le mode de préparation.
… Je me trouve pas mal nul en cuisine… Bien que ceci ne semble pas trop difficile à réaliser… Un poivron, vert mais j’aimerais mieux rouge, des champignons, du poulet en lanières… et aussi du bouillon de volaille ainsi que de l’huile végétale, d’olive, celal vaut mieux… Je possède une casserole qui pourrait convenir, je crois. On manque de liquide pour nettoyer la vaisselle.
Tentant.
On écrit que tout est prêt en quinze minutes.
… Nous pourrions prendre un verre de vin… Je n’ai jamais gouté au nectar des dieux…
Quelle idée plaisante! Plus un tire-bouchon, donc. Va pour une merveilleuse aventure gastronomique maison!
Nous avons effectué le reste des emplettes nécessaires puis lourdement lestés de nombreux sacs, nous sommes rentrés chez nous.
Je ressens cela, aussi.
Ange…
Je meurs d’inanition… On baisera après.
Ce que l’homme veut…
Il a éclaté de rire.
Comportement sexuel compulsif!
Plutôt que d’entamer les préparatifs, il a baissé son pantalon et a pris appui sur le tabouret. Aussitôt l’organe idoine dégagé, je l’ai sailli. Tremblant de tout mon corps, j’ai épousé le sien et… Il s’est exclamé.
Déjà!
… Désolé.
Mais quel bel hommage à mon cul
Je t’aime.
Je ne peux pas encore laisser libre cours à mes sentiments… J’ai vraiment faim!
Au sortir de la salle de bain, il s’est présenté torse nu et en caleçon de boxeur, mon préféré avec un joli motif d’ours en peluches, laissé sur le rebord de la baignoire le matin même.
Séduisant mais l’objet a été porté.
Je sais… Je suis sensible à tes effluves, l’impression de me trouver encore plus proche de toi… On s’y met? Je salive juste à regarder l’illustration!
En premier lieu, j’ai fait une toilette sommaire, puis revêtu de ma nouvelle robe de chambre en soie noire, je l’ai rejoint dans la cuisine.
Ange n’a pas remarqué la nouveauté. Il avait aligné sur le comptoir tous les ingrédients nécessaires à la préparation et trépignait d’impatience.
Mais traduis donc!
« Faire bouillir sept tasses d’eau. »
Où se trouve la mesure?
Je n’en ai pas. Autant de grands verres feront l’affaire. Tablette à gauche de la hotte.
Et la casserole?
Armoire du bas.
Plantés devant la cuisinière, nous avons attendu que la chaleur remplisse son office.
« Éteindre le feu. Ajouter les nouilles… » On dirait des cheveux d’ange. « Laisser tremper cinq minutes. »
Montre en main, le temps s’écoule lentement.
« Rincer à l’eau froide, égoutter immédiatement et réserver. » Je ne possède pas d’égouttoir.
Un cornet de papier en a fait office plus ou moins efficace.
Nous étions maintenant fins prêts pour l’étape numéro deux, l’avant-dernière. Je nous ai servi un verre de vin blanc d’appellation contrôlée que, faute de deuxième accessoire, brisé, nous avons partagé, prenant bien garde de boire exactement au même endroit. Tout en lisant, je me suis rendu compte que des préliminaires semblaient nécessaires. Je suis remonté consulter la liste des ingrédients.
En premier lieu, on doit couper le volatile en morceaux d’une bouchée, tailler le poivron en allumettes et les champignons en fines tranches.
Ange s’est occupé des lamellibranches. Ne disposant que de deux couteaux aux lames émoussées, un quart d’heure de travail intensif et conjugué a été nécessaire pour mener à bien ces opérations et avec des résultats mitigés. Ange s’impatientait.
Quinze minutes, qu’on écrivait!
La prochaine fois, on pourrait simplement étudier le mode de préparation au complet avant de passer à la phase de réalisation et ainsi voir quelles sont les tâches qui pourraient être exécutées en parallèle. Mais continuons, je me sens faible.
… Je n’ai pas beaucoup d’expérience en la matière : mon père est frugal… En ce qui concerne la faiblesse : trop de sexe. Et, à trente ans, l’irréversible déclin est déjà commencé.
Morts de rire et affamés, nous nous sommes remis à nos préparatifs.
« Chauffer l’huile dans un poêlon antiadhésif à température moyenne élevée »… Voilà, c’est fait. « Saisir le poulet et frire tout en brassant durant soixante secondes »… Prépare la moitié d’un verre de jus de volaille selon les instructions d’emploi…
Ma montre a fait office de chronomètre encore une fois. Puis, j’ai tenu l’ustensile légèrement au-dessus du feu durant le délai. J’ai utilisé deux fourchettes pour effectuer les délicates manipulations.
« Incorporer les nouilles ainsi que le sachet de pâte épicée Jiang et frire-brasser durant trois minutes »… Enfin, la fin! « Additionner les végétaux, la demi-tasse de liquide et poursuivre la cuisson durant autant de temps. Servir chaud. » Point final.
En comparant la réalité avec l’idéal illustré, nous nous sommes regardés, un brin consternés. Puis, Ange a haussé les épaules, posé le poêlon sur le comptoir et m’a donné une des fourchettes. J’ai rempli notre verre. Il a refusé le tabouret.
Eu égard à ton âge.
… J’en achèterai un autre demain.
Il a acquiescé. Nous avons festoyé dans les proportions habituelles. Notre repas s’est avéré délicieux, bien que trop peu épicé à mon gout.
La tête me tourne!
Habituellement, on ne boit pas du vin en même quantité et aussi rapidement que du Coca-Cola…
Oups!
De nouveau, le fou rire contagieux nous a envahis.
Pour alléger notre estomac alourdi et éclaircir nos cerveaux embrumés puisque je l’avais imité pour le nectar, nous sommes sortis nous promener (habillés, bien sûr). Ange se sentait euphorique. Il a hurlé.
Je suis libre!
Il a étendu ses bras comme s’il déployait ses ailes. Tant de Beauté!
Tes prunelles me voient ainsi. Ton regard posé sur moi m’embrase de mille feux. Ton amour me porte aux cimes du bonheur… Je croyais qu’un tel état d’âme relevait de l’utopie.
Je suis rené pour t’aimer, Ange. Et je souhaite le faire durant tout ce qui reste de cette nouvelle existence et tant que tu voudras de moi.
Je ne me trouve pas en mesure de te promettre la réciproque.
Je ne le demande pas non plus.
Nous avons continué notre promenade. Ange s’est arrêté devant la vitrine voyante d’un magasin de location de vidéocassettes.
J’ai vu que tu possédais un magnétoscope… Je n’ai jamais visionné de films pornographiques…
… Va pour la leçon d’éducation sexuelle 101 : « Techniques fondamentales et applications », bien que tu n’aies pas la majorité requise et que je doute que l’on mette à disposition du grand public le genre particulier qui nous intéresse.
Je me trompais. Arrive en ville, Saint-Ignace. Sans piper le moindre commentaire, le préposé au comptoir a enregistré nos deux productions classées quatre X, intitulées pompeusement « Songe d’une nuit torride » ainsi que « Amour, délices et… orgies ». Puis, gentiment, il nous a rappelé que le prêt prenait cours jusqu’au surlendemain en précisant que l’amende prévue en cas de retard se montait quotidiennement à deux dollars et cinquante cents par cassette, en sus du cout de la location. D’accord. J’ai payé également le gigantesque sac de maïs soufflé et le deux litres de Coca-Cola qu’Ange s’était senti tenu de nous offrir.
Le scénario de la première bande était d’une simplicité déconcertante. Un soir estival de pleine lune, un jeune homme, bâti comme une statue de dieu grec, revêtu en tout et pour tout d’une feuille de vigne, se promenait nonchalamment et baisait au hasard des rencontres avec un ou plusieurs mâles particulièrement bien musclés. En une heure et vingt minutes, durée prévue du film, le pauvre se ferait certainement enculer au moins six fois, au rythme où les scènes se déroulaient. Somme toute, pas très excitant en ce qui me concernait. Je me suis mis à observer Ange, littéralement captivé par le déroulement des accouplements semblant torrides, et bandant ferme, tout en machant mécaniquement du maïs soufflé.
Monte un peu le son… Cela m’excite d’entendre les râles de plaisir et de douleur.
J’ai obtempéré. Il m’a demandé de le masturber. Ce que j’ai fait, très lentement, rythmant mes caresses à celles des protagonistes. Plusieurs fois, je me suis abreuvé de son lait opalin.
Des tambourinements intempestifs sur la porte ont interrompu notre embrassement post-générique. Vivement, j’ai enfilé ma robe de chambre et suis allé ouvrir.
Je n’en peux plus! Je veux dormir! Cessez votre chahut, sinon j’appelle la police!
Un voisin de palier dans la soixantaine au naturel manifestement fort malcommode. Je me suis confondu en excuses. Soudain, sa figure est devenue cireuse. J’ai fait un pas dans sa direction pour lui porter secours, croyant à tort, qu’il se trouvait mal. Il a reculé vivement puis a balbutié.
Vous devriez avoir honte! … Un être si jeune!
Ange, aussi nu qu’un enfant qui vient de naître, s’est accroché à mon épaule. Contrairement à la chanson, il a visé le blanc mais a tué le noir.
C’est vrai que tu cries beaucoup lorsque je t’encule. La prochaine fois, tu me lécheras les doigts pendant que je te sodomiserai; ainsi cela t’occupera la bouche et monsieur s’en trouvera moins dérangé.
L’homme s’est enfui sans demander son reste. J’étais estomaqué. J’ai éprouvé une très nette envie de battre comme plâtre mon Ange.
Baise-moi, plutôt, tu en seras plus satisfait. Garde ta nouveauté, aussi.
Il est retourné au lit et s’est étiré sur le ventre. Je n’ai pas résisté à l’appel de sa chair tendre. Il a fait l’amour buccal à mes extrémités digitales pendant que je mettais à mal son intime pertuis puis le remplissais de la source de ma jouissance. Il m’a fait la même chose. J’ai sucé ses doigts-pénis avec volupté. Effectivement je n’ai pas crié mais gémi du bonheur de lui appartenir.
Je me suis réveillé pour me faire porter pale, puis je me suis rendormi. Satané téléphone! On a raccroché lors même que j’y répondais. Par acquit de conscience, j’ai composé le numéro d’Odile, laquelle s’est révélée encore prise dans les rets du sommeil.
Léonidas! Mais… Ça doit être sacrément urgent pour que tu m’appelles à une heure pareille! Qu’est-ce qui se passe?
… Euh… Je croyais que tu tentais de me joindre… Désolé… Tout va bien?
Mais oui! … Et le présent aviaire de l’Ange également… Quant à y être, se trouve-t-il à côté de toi?
J’ai passé le combiné à la créature angélique.
… La dame chez qui elle gitait était devenue très malade et n’avait plus la force de s’en occuper. Le mois dernier, elle me l’a confiée pour que je lui trouve un nouveau foyer… J’ai pensé que… La nuance du soleil à l’aube brumeuse… Une femelle de trois ans, environ… Oui, bien entendu… Merci.
J’ai repris l’appareil.
Tel que convenu avec Ange, je vous attends pour le souper dimanche soir prochain… Retourne te coucher mon grand. Je t’aime.
L’accessoire de conversation censément bilatérale est devenu muet. Moi, je le suis resté. Ange s’est blotti dans mes bras. Je l’ai enserré très fort.
Au lever du corps et sous mon regard de plus en plus étonné, Ange s’est enfilé derrière la cravate virtuelle six tartines de beurre d’arachides et a siphonné les deux litres de lait, moins un grand verre, lequel m’était destiné. J’ai cru entendre sonner l’instrument de malheur lors que nous prenions une douche, cette fois brulante, assaisonnée d’attouchements nettement libidineux. J’en sortais, jambes flageolantes, lorsque des coups discrets ont retenti à la porte. Encore!
Le beau tout de Claire s’est encadré au chambranle.
Séduisante, la tenue grecque…
Mais que viens-tu faire ici?
Oh! Tu n’as pas lu mon message! Rien de nouveau, d’ailleurs! … J’y disais que je passerais ce matin avant que tu n’ailles travailler… pour reprendre mon poêlon… En fait, surtout pour m’excuser de mon départ cavalier… Je ne souhaitais pas te blesser mais en même temps… c’était devenu intenable…
… Je comprends, Claire. Je ne t’en veux pas.
… As-tu le temps de prendre un café ?
Je n’en ai plus… À un autre moment?
D’accord.
À cet instant précis, l’Ange est apparu à Claire, les reins ceints d’une minuscule serviette puisque j’avais pris le drap de bain.
Oh! … C’est donc ça! Je l’avais soupçonné… Où as-tu pêché ce bel éphèbe?
Elle s’est adressée directement au jeune homme.
Vous êtes aussi beau qu’un ange descendu du ciel!
Il a souri puis a viré à l’écarlate.
Je vais laver le poêlon.
Tu cuisines, maintenant?
On fait des expériences en la matière…
Mais en un tournemain, Claire avait nettoyé l’ustensile, le verre, le duo de fourchettes et les deux couteaux, en plus d’avoir récuré le comptoir et disposé des déchets de la veille.
… Je sais que tu n’aimes pas ce travers, bien que ce soit plus fort que moi… Comme une manière déplorable de maitriser l’environnement… Je m’aperçois que je n’ai pas vraiment essayé de communiquer avec toi ni toi non plus.
… Je me sentais obnubilé par le scénario trop prévisible de notre relation… Je te voyais davantage telle une montagne à escalader qu’un être humain tout autant vulnérable que moi.
Quel beau gâchis, on a fait! … À vrai dire, tu me manques…
… Claire, je suis homosexuel…
Maintenant que c’est clair, tes… défaillances ne me dérangent plus… D’une certaine façon, j’en suis heureuse : je comprends que ton rejet de mon corps n’est pas relié à ma personne mais à la nature… Dommage, quand même… Tes caresses… Ton ami aime-t-il les femmes, en plus?
… Euh… Je l’ignore.
Moi également.
Ange et son grain de sel. À ma grande stupéfaction, ce qu’elle paraissait sous-entendre a provoqué des réactions discernables sous la soie. Elle a effleuré juste à l’endroit incriminé.
Intéressant… Tu connais mon numéro de téléphone…
Elle est partie vitement, oubliant d’emporter le poêlon. Je suis allé m’asseoir sur le lit.
C’est vrai que je ne le sais pas… Elle porte bien son prénom… Claire… Belle et blanche et blonde et douce… et chaude…
Je suis resté sans voix.
Claire à peine envolée et voilà que le timbre se faisait entendre de nouveau! J’ai ouvert avec fracas. Rudy Vincenzo.
Ton téléphone sonnait occupé… Désolé de te déranger à ton domicile, mais…
Je suis malade!
L’hécatombe se poursuit et j’ai besoin de tes dossiers… pour raffiner mes analyses. Or, tu les as apportés…
Je te présente mes excuses pour mon accueil impoli et disgracieux.
À la vue d’Ange, encore en petite tenue et dans la cuisinette, il a figé net durant un court moment. Il est passé dans la pièce principale, les yeux baissés, lesquels sont inévitablement tombés sur la bande-annonce très explicite de la vidéocassette visionnée la veille. Il s’est mis à regarder le plafond. J’ai placé les documents dans un sac d’épicerie.
Viendras-tu, demain?
Certainement.
Il a pris congé poliment.
Trop, c’en était trop! Devant ma charge explosive dangereusement amorcée, Ange a opté pour la tendresse. Elle m’a enveloppé, a apaisé la tension trop forte qui m’animait. À petits coups d’amour, cette fois.