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Ange (Le Messager)

Louise Gauthier

 

 

QUATRIÈME PARTIE : LA LUMIÈRE

« Les anges ne se fracassent jamais – jamais. Parce qu’on est idiots, on ne les entend pas. Mais si on se tient à l’aube, devant la naissance du jour, on peut, avec un minimum d’attention, entendre le bruissement des ailes de l’ange. Si on se tient très immobile, on peut sentir leur frémissement, comme un léger baiser. Les anges adorent l’aurore : leur nuit de veille s’achève et ils vont jouer un peu, délasser leurs ailes. »

Marie Laberge, La cérémonie des anges, Boréal

L’affaire Thanatos, fin

Rapport de l’inspecteur Rudy Vincenzo

Étant resté sans contact durant plus de douze heures avec l’inspecteur Léonidas Saint-Ignace et soupçonnant à juste titre qu’il suivait une piste criminelle lors de sa disparition, j’ai relaté les faits au lieutenant-détective Diane Régis, laquelle a requis l’escouade tactique pour cerner le périmètre où se trouvait présumément ledit, celui-ci étant muni d’un pisteur. Des activités quotidiennes normales semblaient animer quatre des six résidences ciblées. L’une d’entre elles s’est avérée inoccupée. Nous nous sommes déployés autour de l’autre. Une seule pièce semblait éclairée par l’âtre mais les fenêtres étaient occultées par des draperies.

À titre exploratoire, une caméra miniature a été insérée via une ouverture pratiquée à l’extrémité inférieure d’une fenêtre latérale. Suite au balayage d’une partie de la pièce, la lieutenant-détective Diane Régis a donné l’ordre d’investir les lieux sans plus attendre.

Sur le sol gisaient deux hommes. Pour le plus vieux,c’était manifestement trop tard pour intervenir, étant donné qu’un corps ne peut survivre sans sa tête. Le plus jeune baignait dans son sang, une dague fichée non loin du coeur. J’ai constaté que l’organe battait encore, bien que faiblement et irrégulièrement. Les ambulanciers, mandés au préalable en pareille opération, sont intervenus rapidement. Apparemment, nous étions en présence d’un meurtre, suivi d’une tentative de suicide.

Un examen sommaire des lieux ne nous a pas permis de découvrir l’inspecteur Saint-Ignace. Ce n’est que lors de la seconde fouille de la maison que nous avons retrouvé notre collègue séquestré, entravé et inanimé, dans un cagibi exigu bien dissimulé dans la pièce centrale. Il respirait difficilement. Il a été transporté à l’hôpital.

 

Rudy et Diane sont venus me visiter. Ils sont entrés dans ma chambre en se tenant par la main. Ils ont serré très fort les miennes. Odile s’est éclipsée discrètement en refermant la porte derrière elle.

Durant mes moments libres, j’ai rédigé un rapport, lequel se trouve dans le tiroir.

Je le prendrai tantôt. Es-tu en forme pour nous narrer ce qui s’est passé?

À quel titre venez-vous m’interroger?

En tant qu’amis?

Alors, asseyez-vous de chaque côté du lit : le récit sera long.

Pénible, aussi. Plusieurs heures m’ont été nécessaires pour raconter les tragiques événements. J’ai pleuré, je crois. Ma mère est revenue.

Alors? Il va bien?

… Hier, Ange a été transféré à l’unité de traumatologie de Sacré-Coeur… Son état est critique mais stable… Il se trouve dans un coma profond.

… Je ne comprends pas. Je veux connaitre la vérité!

Diane est intervenue.

Le jeune homme a tenté de se suicider au moyen de la dague qui l’avait blessé… La lame a frôlé le coeur et…

Ils se sont mis à trois pour me retenir. Le tranquillisant m’a fait sombrer dans le cirage.

 

Lieutenant-détective Diane Régis

Affaires spéciales

Section des enquêtes

Centre opérationnel Nord

Service de police de la communauté urbaine de Montréal

Par la présente, je vous fais part de ma démission du SPCUM. Celle-ci prend effet immédiatement.

Léonidas Saint-Ignace

L’annonce de Claire

Claire a refermé la porte sur mon nez.

Je t’en prie, écoute-moi.

Je me suis adossé contre le mur et j’ai attendu. Longtemps.

… Je croyais que tu avais fait une croix sur ma vie…

La croix. Jamais je ne pourrais penser ou voir ce symbole sans me mettre à trembler de tout mon être.

Léo?

J’ai refusé de te voir car je ne me trouvais pas en pleine possession de mes facultés mentales.

… Et maintenant?

Ça va à peu près… Je prends des petites pilules pour ça…

Elle m’a entrainé à l’intérieur. Elle pleurait et moi aussi. Elle a caressé ma chevelure écourtée.

Odile m’a dit qu’elle avait dû te raser la tête pour en finir avec les bestioles…

Elle t’a raconté ce qui s’est passé?

… Jusqu’à la semaine dernière… Ange?

Son corps s’est remis de ses blessures… Il se trouve dans un état catatonique… pronostiqué irréversible… Je passe de longues heures avec lui… Peut-être que la force de mon amour va pouvoir le ramener à la vie.

Le silence a perduré.

Pourquoi, Léo?

… Je ne voulais pas te faire souffrir de ma déficience.

… Je croyais que nous avions réglé ce problème…

Mais je ne parlais pas de… Tu as raison, j’ai repris le même schéma macho… Je me sens tellement vulnérable!

Moi aussi, Léo.

… Tu m’aimes!

Comme si ce n’était pas évident!

Au lieu de faire l’amour, nous avons regardé la télévision. « X-Files » sur la chaine Z.

Durant la nuit, Claire s’est blottie contre moi. Je ne dormais pas non plus.

Je ne peux pas t’offrir mon être entier. Toujours, il y aura Ange dans ma vie.

Je l’ai compris depuis longtemps… Léo, je porte notre enfant.

J’ai répété les derniers mots en écho.

… Lorsque nous avons renoué, j’ai omis de t’avertir que j’avais cessé de prendre des contraceptifs anovulants… C’est impossible de savoir, du moins pour le moment, lequel de vous deux est le père biologique.

J’espère que c’est Ange. Quel fils magnifique pourrait naitre de vos deux bagages génétiques emmêlés!

… Le bébé pourrait être fille.

Mais non! Elle sera notre deuxième et sa carnation se nuancera de café au lait!

J’ai posé la main sur le ventre de Claire. Une légère bombance tout au plus bien qu’elle soit enceinte de deux mois. J’ai caressé son sexe humide. Elle s’est rétractée.

Je suis désolé… Je croyais ce problème résolu.

… J’ai plutôt l’impression que tu me sens préoccupée et que cela te déconcentre…

… Tu essaies de le cacher, je le ressens…

… La situation ne s’avère guère propice pour parler d’avenir.

… Ma vie se trouve suspendue au-dessus d’un abysse.

Je sais et c’est pour cela que je ne voulais pas aborder le sujet.

Au moins, je peux avancer quelques certitudes : je ne serai jamais un père manquant. Et la profusion régnera dans son existence. Profusion d’amour, de tendresse, d’attention, de protection…

Je n’en espérais pas autant… Je vis difficilement ton attente, devenue également la mienne… Cela m’aiderait à ne pas me sentir exclue que tu me fasses partager tes états d’âme.

Mais j’évitais de le faire pour ne pas t’attrister!

Très malin ton raisonnement, inspecteur Saint-Ignace!

Je ne fais plus partie de la police!

Quoi?

… J’ai remis ma démission il y a un bout…

… C’est vrai que tu n’étais pas obligé de me le dire.

Mais j’ai oublié… Je ne devrais pas avoir de difficultés à trouver un autre travail, lorsque le moment sera venu.

Je n’éprouve aucune crainte. Mon salaire seul suffirait à nous faire bien vivre. Mais avec le chômage en plus on a le temps de voir venir.

Oups! Demain, je m’en occupe : je ne vais certainement pas vivre à tes crochets  D’ailleurs à ce sujet…

Macho! N’ajoute rien surtout!

Où as-tu rangé mon gourdin, femme?

Se sont ensuivis des jeux de tendresse que nous nous sommes efforcés de ne pas teinter d’érotisme. Satané appendice caudal mou!

 

J’ai poussé un hurlement de joie. Claire a sursauté. J’ai placé ma main sur le récepteur.

Il est redevenu conscient.

J’ai repris l’appareil.

Monsieur Saint-Ignace… Votre… ami ne souhaite voir personne pour le moment. Il m’a prié de vous le transmettre.

… Il n’a rien dit d’autre?

Non… Comprenez que, d’une certaine façon, il revient d’entre les morts…

Pour renaitre à la vie, il doit se raccorder au passé.

En quelque sorte… Cela peut prendre des mois et…

Et?

… Avec ce qu’il a vécu, nul ne peut prédire qu’il s’en sortira sans séquelles importantes.

… Merci docteure de m’avoir prévenu.

Je rappellerai au besoin.

J’ai rapporté notre conversation à Claire. Elle m’a ramassé à la petite cuillère.

 

Claire m’a tendu un sachet de plastique. Perplexe, j’ai regardé à l’intérieur.

Merde!

Temps que tu les rapportes! Ça va te couter un bras… En tout cas, cela te forcera à sortir un peu, tu t’étioles.

… Tu as raison. J’y vais de ce pas.

Mais pas sans avoir pris une douche! Tu commences à sentir rance!

Pardonne-moi de me négliger autant.

Seulement si tu fais patte douce et propre!

Ce que maitresse veut…

Mes avances m’ont valu un coup de pied au derrière.

Ouste, sale cabot!

Luisant de propreté et flambant nu, j’ai fait le beau. Ça l’a fait rire.

À vrai dire, j’aime bien ce petit côté obéissant…

Misère, une dominatrice en puissance!

Où as-tu rangé mon fouet et les menottes?

Dans le placard, maîtresse.

En rentrant, tu me les apporteras.

D’un mouvement altier, elle s’est détournée de l’entité pour le moment négligeable.

Claire avait raison comme toujours. L’air frisquet a envahi mes poumons. Je n’avais pas eu de nouvelles de l’Ange depuis un mois et cela me pesait au coeur. Le sentiment de manque m’écorchait vif et j’étais devenu invivable. Pour Claire et pour notre enfant à naitre, je devais me ressaisir.

J’ai marché durant une heure en m’imprégnant de nature urbaine. Le club vidéo se trouvait ouvert mais désert. Le commis a à peine levé les yeux sur moi, absorbé qu’il était par la lecture d’un magazine, qu’il a délaissé à contrecoeur. Par curiosité, j’ai jeté un coup d’oeil. Manifestement, le jeune homme était un adepte du culturisme. Il a regardé la date d’emprunt plusieurs fois, mais n’a émis aucun commentaire.

Pendant les dix minutes qu’ont duré ses calculs, je l’ai observé car il était très beau. Une vague ressemblance avec Ange à vrai dire. Le grain de peau parfait, pratiquement imberbe, la mâchoire douce qui invitait à la caresse. Je me suis trouvé fasciné par ses longs doigts fins. Je me suis accoudé au bout du comptoir et très proche de lui. Je voulais le humer. Une odeur vanillée si fraiche. J’ai pensé à un parfait au caramel. Discrètement, j’ai reluqué de l’autre côté de la barrière. De petites fesses bien moulées dans un jean foncé. Je l’ai décontenancé, je crois puisqu’il a recommencé ses opérations arithmétiques.

Il s’est raclé la gorge avant d’énoncer d’une voix aigrelette un montant à trois chiffres.

Un cas de force majeure a entrainé ce retard, indu je l’admets… Je doute que vous ayez le droit de charger davantage que le réel cout d’achat de ces productions.

Laissez-moi faire un appel au patron, je vous prie.

J’ai parlé avec le grand boss et nous nous sommes entendus pour une facture plus raisonnable.

J’ai réglé par Interac. Lorsque je lui ai remis le terminal, nos doigts se sont effleurés. J’ai rencontré un regard franc.

Pourquoi les avoir rapportés?

Faute de réponse claire, j’ai haussé les épaules. Je me suis retourné pour partir. Il m’a rappelé.

Vous oubliez votre carte…

Il a contourné le comptoir pour me la remettre. Je l’ai empochée. Il se trouvait bien près de moi. Puis, il s’est accoudé, me tournant le dos.

J’ai caressé ses petites fesses fermes, puis je l’ai peloté par en dessous. Ses gémissements montraient qu’il était sensible à l’attention. Il a murmuré.

C’est donnant donnant et avec des condoms.

J’ai accepté. Il m’a tendu un sachet.

Quelqu’un peut entrer…

Il a abaissé son pantalon. Fébrilement, j’ai mis la gaine en place sur mon organe intumescent. Son antre intime m’a accueilli aisément. Le beau cul d’Ange, le sien. Je l’ai fourré à grands coups amples, jouissifs. J’ai saisi sa verge bandée.

Non, j’ai envie de te mettre.

Décidément, la crudité du langage m’aiguillonne. J’ai entendu le timbre de la porte.

Dépêche-toi!

J’ai accéléré la cadence. Ange. L’orgasme explosif.

Vêtements rapidement rajustés, je me suis éloigné pendant qu’il servait le client. Il m’a rejoint aussitôt après son départ.

Viens derrière le comptoir. Enlève le bas et place-toi à quatre pattes.

J’ai obéi. Ses index et majeur humides m’ont fouillé puis son gros pénis les a remplacés lorsqu’il est monté sur moi. J’aime être enculé, j’aime cette douloureuse domination du mâle, j’aime ressentir les prémisses d’une éjaculation. Ange, je t’aime.

Nous nous sommes embrassés longuement puis je suis rentré. J’ai pris un bain. Je me suis souvenu de l’ordre de Claire mais il n’y avait pas de fouet dans le placard. J’ai pris les menottes, lesquelles y trainaient effectivement. Je me suis entravé à la tête du lit. Le cliquetis l’a réveillée. Elle a allumé la lampe et m’a regardé, l’air ahuri.

Tu es dingue!

Je me trouve à ta merci.

Elle s’est assise. Devant elle, j’étais nu, vulnérable et bandé. Au début, elle a été très tendre et m’a caressé comme si j’étais une femme mais en évitant mes organes sexuels.

Tourne-toi sur le côté.

J’ai obéi. Elle s’est levée. Je suis resté en attente. Un contact, froid et visqueux à l’orée de l’anus. Elle a fait pénétrer l’objet dans mon rectum. J’ai gémi de plaisir. Elle m’a sodomisé jusqu’à ce que j’atteigne l’orgasme. Elle a laissé le godemiché en place, m’intimant l’ordre de me retourner doucement. Elle m’a donné sa vulve en pâture. L’odeur un peu fauve de ses sécrétions vaginales. Une saveur saline et légèrement acidulée, différente d’avant sa grossesse. Elle n’a pas eu besoin de stimuler mon pénis, tellement j’étais excité. Elle s’est empalée, mais pas complètement.

Fourre-moi.

Par mes mouvements, je m’enculais sur la chose tout en la fouillant. Je me trouvais aux anges, si l’on peut dire.

Maitrise-toi!

J’ai réussi à le faire assez longtemps pour que se manifestent les prémisses de sa jouissance. Nous nous sommes laissés aller.

Claire a effleuré ma joue.

Tu es dingue.

Tant que ça?

… Tu as mis à jour des tendances dont je ne soupçonnais même pas l’existence… J’aime te prendre.

Et moi t’appartenir…Délivre-moi, j’ai envie de pisser.

Mais où se trouve la clef?

Oups! … Possèdes-tu une scie à métaux?

Qu’est-ce que j’en ferais?

Plusieurs heures plus tard, le serrurier est arrivé. Il a tenté vainement de retenir son hilarité. Claire est devenue pivoine. Je me sentais dans mes petits souliers. Lorsqu’il est parti, le portefeuille lesté, je me suis précipité vers la salle de bain. Claire m’y a suivi. Mon besoin naturel satisfait, je me suis écroulé sur le carrelage, en proie au fou rire. Claire m’a rejoint tout autant hilare. C’est à ce moment que je me suis rendu compte que je l’aimais, elle aussi.

 

L’Ange déchu

Une lettre m’est parvenue. L’écriture d’Ange. Je l’ai serrée contre mon coeur. L’enveloppe contenait un poème. Le voici.

 

L’ange déchu

À l’orée d’une étendue aqueuse, quelque part.

Je me trouve nu de tout mon être,

en dehors et au-dedans dénué.

La forêt dense danse sur l’argenté cristallin,

mosaïque verdoyante mais brisée, fugace.

Des nénuphars affleurent l’onde diaprée,

les floraisons délicatement ciselées la parent

de leur immaculée blancheur, si pure.

Le vieux quai esquisse une forme déglinguée.

Il clapote sa grisaille existentielle inéluctable.

Incongru, un banc bancal accueille

mon pas chancelant et définitif.

Avant de m’asseoir, j’en détache les amarres.

À l’heure où l’aube embellie tressaille

s’amorce la dérive à la surface des choses.

L’oiseau m’interpelle de son chant si clair :

« Où es-tu? ». « Où es-tu? », répond Écho. Nulle part.

Des volutes de vapeur s’effilochent, disparaissent.

Beauté fantomatique, fantasmatique, fantasmagorique.

Les valseurs effleurent et pétillent en myriades.

Et meurent les cercles concentriques éphémères.

Le beau, le virginal s’altèrent de mon périple

vagabond, absurde, inutile, erratique, profanateur

d’une nature aux aurores transcendantes.

L’horizon se limite et s’étire de brume.

Il n’existe aucune destination à l’errance.

J’ai osé lever les yeux sur les cieux.

Ils m’ont ébloui de leur souveraineté bleutée.

Jadis je connaissais mon office et mon ordre,

ma place dans l’univers issu d’un dieu hypothétique.

Alors je savais la certitude de l’inéluctabilité.

Comme Adam dans l’ombre de l’arbre édénique,

Orgueilleux, je me suis targué

de la connaissance du bien et du mal.

Et d’ores, j’erre hors de l’éternité en allée

tel un ange déchu devenu créature aptère

et mortelle, dénaturée, interdite d’infini.

J’abhorre la vie; la mort me fuit d’effroi.

Je tourne en rond dans l’étang de mon existence

en points de suspension,

incapable d’affronter le dessus et le dessous.

Ni mes crimes infames, ni le remords,

ni le chatiment, ni le pardon, ni la paix.

Ni, surtout – surtout, l’amour de l’homme

qui m’attend, peut-être…

 

« En douterais-tu, Ange? Toujours je serai là à t’attendre, mon amour.

Léo »

 

Un mois plus tard, Ange a demandé, par l’intermédiaire de sa psy, que je lui remette la suite de mon journal. Le raccord avec le passé? Claire le croit. Moi, je ne sais pas. Il me manque.

Le procès de l’Ange

Une fois résolu l’imbroglio juridique concernant son absence d’existence légale, Ange a été jugé apte à comparaitre devant la Chambre de la jeunesse. Pour homicide non prémédité. J’ai été assigné à titre de témoin.

Pour la première fois depuis six mois, je revoyais l’Ange. Il avait changé. Un homme avait remplacé l’adolescent. Il ne m’a pas regardé.

J’ai été appelé à la barre. J’ai décliné mes nom et prénom. J’ai précisé que j’étais actuellement en chômage mais que j’avais été policier employé par la SPCUM. Il y a eu comme un flottement dans l’atmosphère. La juge a consulté ses notes. Elle a suspendu l’audience jusqu’à ce que la clarification de mon statut professionnel soit faite. Diane m’a envisagé, les prunelles limpides. Apparemment, je me trouvais en congé de maladie et non démissionnaire.

Ceci étant réglé, du moins dans le cadre des procédures, j’ai commencé par répondre aux questions qui m’étaient posées. Constatant la vacuité de celles-ci, je me suis adressé à madame la juge Cartier.

Je vous demande de me laisser raconter les événements à ma manière et sans carcan. Lorsque cela s’avérera nécessaire, d’autres témoins corroboreront mes dires. Bien que la procédure soit inhabituelle et étant donné la complexité de la cause, la magistrate a accepté.

J’ai entamé mon récit, lequel s’est étendu sur trois jours d’audience. Tout au long de mon témoignage, une semaine dans le temps, Ange est resté imperturbable, prostré. Odile a témoigné également, de même que Victor Senneville, Claire, Gilbert, Rudy et Diane, entre les épisodes. Des pièces ont été amenées : les divers rapports concernant l’affaire Thanatos, le contenu de ma boite vocale, l’enregistrement du récit fait à mes deux collègues, les comptes rendus de Gilbert et de l’escouade tactique, et caetera.

Ange, officiellement dénommé Malik Déri, a été appelé à la barre. D’une voix monotone, exempte d’émotions, il a passé outre aux questions de son avocate pour s’adresser directement à la juge.

Du fait de mon manque de jugement, je suis responsable de la mort de quarante-neuf personnes, probablement davantage. Je passerai le reste de mon existence à expier. Par mon étourderie et mon absence de maitrise de soi, j’ai pratiquement tué l’homme que j’aime. Je suis jugé ici pour le meurtre de mon père. J’ai accompli le parricide et rien ne peut atténuer la portée de mon acte. Pourtant, je vous demande de me libérer. Car je veux consacrer ma vie à aider ceux qui se trouvent dans le besoin, à apporter le réconfort là où il n’existe que solitude. Je veux parler aux démunis avec le langage de l’amour. Je ne suis adepte d’aucune religion, ni ne veux faire de prosélytisme. Juste porter assistance.

Le silence a perduré longtemps. La juge a suspendu l’audience.

Le dernier témoignage entendu a été celui de la psychologue Hélène Lavoie. Elle a tracé un portrait psychologique d’Ange. Elle avait assez bien cerné son sujet, du moins ce qu’Ange avait bien voulu laisser paraitre. Toute une vie me sera nécessaire pour découvrir les autres facettes. J’ai cherché en vain son regard d’azur. Selon la docteure, ce serait judicieux qu’Ange puisse poursuivre sa thérapie à l’Institut, ne le croyant pas encore en mesure d’affronter le monde. Peut-être.

La juge Cartier a prononcé une condamnation avec sursis quant aux accusations pesant sur Ange. Elle a également suivi les recommandations du médecin.

Ange a disparu de mon champ de vision.

 

Renaissance

Un mois s’est écoulé depuis la fin du procès. Claire a subi une échographie. Nous aurons un fils. La future mère se porte à merveille. Odile est ravie et constitue un trousseau pour notre nouveau-né. Monsieur Senneville orne très souvent son décor. J’ai l’impression que ces deux-là roucoulent à l’unisson. Monseigneur cohabite avec Aube Jaspe II, laquelle semble filer le parfait bonheur. J’aime voir tout ce monde heureux autour de moi.

Quelquefois, je suis retourné à l’endroit où Ange m’avait redonné la vie. Comme une sorte de pèlerinage. C’était seulement en ce lieu que je me permettais de me laisser aller à mon chagrin. Comme une soupape au mal d’être.

Ange…

 

Un soir à la fin de juin au soleil déclinant, Ange m’attendait au bord de l’eau.

Temps que tu arrives!

Je l’ai pris entre mes bras. Je me suis mis à pleurer. Lui aussi. Il tremblait d’émoi. Et bandait, je l’ai senti même à travers les vêtements trop épais pour la saison dont il s’était revêtu. Il a ri. J’ai touché d’un peu plus près.

Obsédé sexuel! … Des thérapies existent…

Je suis fol de toi à jamais.

Alors, trouve un endroit pour exprimer ta folie!

Le nid, en fait une chambre de passe, présentait une bien piètre allure mais nous n’en avions cure. Le corps nu de mon homme. Les cicatrices se démarquaient nettement. Son torse dessinait une forme trapézoïdale accentuée, sa pilosité avait augmenté, sa musculature saillait légèrement et ses hanches étaient devenues plus étroites. Par tous les sens, nous nous sommes imprégnés de l’autre. Il a murmuré.

Je veux t’enculer.

Son pénis allant et venant à l’intérieur de moi. Ses doigts pénétrant ma bouche. Ses prunelles me fouillant. Ses râles de plaisir à l’aboutissement du désir. Je l’ai pris de la même façon, face à face, ses jambes cernant ma tête. Il s’est donné, tout autant que je l’avais fait. J’ai crié.

Je t’aime, Ange.

Nous avons partagé une cigarette.

Pas très bon pour la santé…

La paix!

… Euh… Est-ce que je devrais t’appeler Malik?

Un mot hébreu signifiant « ange » mais je préfère nettement la traduction à l’original.

… Tous ces mois…

Pour toi, je suis devenu un inconnu.

En quelque sorte… Je ne connais pas le nouvel être qui a émergé au monde.

Pas si différent en somme… Léo, tu dois me laisser le temps d’organiser ce marasme qu’est encore ma vie.

Où vis-tu? Disposes-tu de tout ce dont tu as besoin?

Au Refuge pour le moment. Et j’y travaille… Pourquoi cet étonnement?

Tu as répondu à mes questions indiscrètes! 

Il m’a embrassé. Nous sommes restés silencieux.

Mais pourquoi n’abordait-il pas l’important?

Parce que je ne sais pas comment… Parle-moi de ce que tu ressens.

… J’ai vu notre fils lors de l’échographie. Il est encore minuscule mais il pousse de jour en jour. Il se nourrit de Claire et elle le protège. Je lis des livres et des magazines destinés aux futures mamans. Claire a l’impression que je vais être encore plus maternel qu’elle!

Je me suis rendu compte que mon amour avait les larmes aux yeux.

Ange, tu restes complètement libre de…

Mais je ne veux pas! C’est également ma responsabilité! … Tu as écrit que tu espères qu’il me ressemble… Le souhaites-tu toujours?

J’en serais tellement heureux! Mais jamais quiconque ne souffrira s’il s’avère que je suis le géniteur et pas toi… J’espère que Claire et toi consentirez à récidiver, alors.

Tu m’aimes vraiment!

Ange, ce sursis que tu m’as donné, je voudrais le consacrer à…

Il m’a fait taire en posant un doigt sur mes lèvres.

Je ne suis pas encore prêt à assumer le fait que tu puisses m’aimer malgré tout ce qui s’est passé… D’autant plus que ce n’est que depuis que je suis devenu libre que je peux enfin tenter de rafistoler les pots cassés!

J’ai éclaté de rire. Il m’a regardé, perplexe.

La cause de mon hilarité, c’est de découvrir que j’avais raison quant à tes déboires avec la réductrice de tête!

Comme essayer d’interpréter une partition de… Rachmaninov en n’employant que les touches noires et sans pédales!

Joues-tu du piano?

… Plus maintenant. J’ai commencé à apprendre la musique à l’âge de Beethoven… Mon père disait qu’elle ouvrait l’âme sur l’infini et la délivrait l’espace d’une symphonie de sa condition captive… Je suis allé me recueillir sur sa tombe, hier… Comprends-tu?

« Ni tout à fait noir, ni tout à fait blanc »…

 

 Ange m’a réveillé en allumant la lampe.

Que se passe-t-il?

Je veux que tu me fasses ce que tu lui as fait.

Je l’ai regardé, encore ensommeillé et tout à fait ahuri.

Dans ton journal, ce commis…

Oh! … Habille-toi… Appuie tes coudes sur la barre de serviettes dans la salle de bain… Éclaire à pleine intensité lumineuse… Reste immobile.

J’ai peloté Ange par en dessous, tâtant de l’autre main la braguette. Il a gémi comme l’autre.

Descend ton pantalon jusqu’à mi-cuisses.

La salive a fait office d’onction. Je l’ai enculé et l’ai sodomisé rudement, le maintenant par le sexe durci.

Déjà!

Quelqu’un s’approchait et il a fallu aller vite. Et tu as demandé…

 Je sais! Je vais te mettre comme il l’a fait.

J’ai enlevé la partie inférieure de mes vêtements et je me suis placé en levrette.

Fouille-moi avec tes doigts avant de me couvrir.

Il l’a fait puis est monté sur moi.

Plus haut, quasiment à la verticale… Ah! Plus vite! Plus fort! … Ange!

Plus tard, alors que nous récupérions assis sur le plancher, il a glissé, mine de rien.

Crois-tu que je lui plairais?

Le contraire m’étonnerait! … En duo ou en trio?

Nous pourrions l’inviter à prendre un verre… Bon, maintenant que ta libido est satisfaite, nous pourrions rentrer chez vous, voir Claire.

Il a baisé ma bouche qui s’ouvrait.

 

La lumière de l’aube donne à Claire un teint bien particulier d’albâtre fin. Elle a ouvert les yeux.

Je commençais à être inquiète… Je constate qu’un Ange est revenu dans ta vie.

J’ai tourné la tête.

Et il m’apparait dans toute sa beauté virile. Bienvenue à toi, que je ne connais pas encore.

Il a baisé sa paume tendue.

Viens.

Ils se sont embrassés longuement. Il a posé une main sur son ventre proéminent.

Regarde, explore, touche, caresse, ressens.

Elle a repoussé le drap qui la recouvrait.

Durant un moment, j’ai observé Ange examiner Claire. Puis je me suis senti comme un intrus : ces instants leur appartenaient à tous les deux. Aussi bien préparer le petit déjeuner.

 

Je suis sorti de l’appartement en catimini, pour ne pas réveiller Claire finalement endormie. J’ai dû m’administrer du Ventolin car je parvenais à peine à respirer. La quinte de toux a fini par se calmer. Par instinct, mes pas m’ont mené jusqu’au Refuge. J’ai remercié la dame avec reconnaissance. Ce verre d’eau arrivait à point nommé. En raison de la canicule, les lieux se trouvaient remplis de monde. J’ai cherché Ange des yeux mais je ne l’ai pas aperçu. Une certaine agitation, palpable, régnait dans l’air. J’ai avisé la femme aux cheveux gris.

Je cherche Ange… Enfin, Malik Déri.

Elle a ri.

Tout comme vous, nous l’appelons Ange puisqu’il en est un. Mais pour l’heure il en a plein les bras. Parlant de bras, venez donc m’aider à faire les lits qu’on vient d’installer.

J’ai obtempéré. Elle a posé une pile de draps sur mes avant-bras tendus.

D’ici soixante minutes, votre ami aura fini. Aussi bien les employer à bon escient.

J’ai observé comment elle procédait, puis je l’ai imité.

Dans le dortoir improvisé, nous nous trouvions loin du brouhaha. Nous avons travaillé un bon moment.

Je me nomme Laurette Desgagnés.

Léonidas Saint-Ignace.

Léo… Son ami donc, l’inspecteur de police… Ne soyez pas étonné : je suis la directrice du Refuge et par le fait même au courant d’une bonne partie de sa terrible histoire…

J’ai sursauté jusqu’au plafond avant de me retourner vivement. Ange riait aux éclats.

Quelle sorte de flic es-tu pour ainsi négliger tes arrières?

Je ne le suis plus, je te le rappelle!

Comme si cet état s’oubliait!

Il m’a embrassé avant que je ne réplique. Sa manière de me faire taire.

Que me vaut ta visite?

Une invitation à s’ébattre dans la nature.

Par cette chaleur infernale? On va aller prendre une bière plutôt : le pub n’est pas loin et j’ai atteint la majorité sage.

Voire!

Les lieux se trouvaient enfumés. J’ai toussé. Et encore plus quand il a allumé une cigarette.

La fumée secondaire va te tuer et la primaire me faire mourir à petit feu : c’est dans l’ordre des choses.

Ange a payé les pressions. Je l’ai remercié.

Je dispose d’arrhes maintenant… Je te sens… préoccupé… en proie à l’angoisse même!

Claire…

La voix étranglée, j’ai éprouvé du mal à poursuivre.

Ce soir était celui de sa troisième crise de panique en autant de jours… Comme lorsque je me trouvais sur le point de passer sur le billard mais en dix fois pire… Après, elle dort durant douze heures, erre dans la maison durant plusieurs, puis cela reprend de plus belle. Elle refuse de manger, de parler, et caetera

… Je vais venir demain matin… Toi aussi, tu es mal en point.

… Je n’arrive pas à dormir… J’ignore quoi faire… J’ai peur.

Ange a sorti un minuscule sachet de sa poche et l’a posé devant moi.

Qu’est-ce que c’est?

De quoi te procurer une bonne nuit de sommeil… J’en prends, parfois… Pour échapper à mes cauchemars.

Ange…

Je ne peux pas rentrer avec toi. Cette nuit particulièrement je prévois qu’on va avoir besoin de moi.

J’ai ressenti l’atmosphère, aussi.

J’ai reconduit Ange jusqu’au Refuge puis je suis revenu au bercail en taxi. Claire se berçait toujours dans les bras de Morphée. J’ai avalé les pilules d’origine inconnue puis je me suis allongé à côté d’elle. J’ai caressé son ventre mûr. Elle s’est blottie contre moi.

 

Claire a jeté l’assiette sur le plancher; elle en a pris une deuxième qui a subi le même sort. Et ainsi de suite. Elle a hurlé.

Non! Je refuse! Quiconque ne peut m’y obliger! Tu m’entends? Je ne suis pas enceinte! Je ne vais pas accoucher! Personne ne me fera de mal! Je ne veux pas de bébé!

Elle a éclaté en sanglots déchirants. J’ai tenté de m’approcher mais elle m’a repoussé violemment.

Va-t’en! Je me trouvais heureuse avec Bijou! Jamais il n’a mis mon corps à mal, lui!

Ange est arrivé sur les entrefaites.

Tiens, l’autre coupable de mon état! Sors d’ici tout de suite! Je vous hais tous les deux! De ma vie, je ne baiserai plus! Pas de baise, pas de procréation! Je m’en fous de la perpétuation de l’espèce! Jamais je ne serai comme la vache qui met bas!

Claire… J’ai autant peur que toi… C’est vrai que tout peut arriver : on ne peut jamais savoir.

Ange tremblait de tout son être et moi avec.

Oh! Tu comprends!

Bouche bée, je l’ai entendu énumérer tout ce qui pouvait tourner dramatiquement lors d’un accouchement! Le fruit de ses lectures sans doute. J’ai senti mes cheveux se dresser sur ma tête. Elle écoutait littéralement suspendue à ses lèvres : il concrétisait ses pires craintes, devenues également les miennes.

Léo va avoir une crise d’asthme : il n’arrive plus à respirer.

Tous deux se sont empressés auprès de moi! Des moments de tendresse ont suivi.

Claire endormie, j’ai secoué Ange qui sommeillait.

Viens me rejoindre dans la salle de bain.

Même à voix basse, le ton signifiait qu’un refus n’entrait pas dans le domaine des possibilités. J’ai bouclé la porte.

Désolé Léo. Je ne voulais pas aviver tes craintes.

Ange!

On doit affronter ce qui nous hante. De tenter de mettre un baume s’avère cosmétique… Dans l’immédiat mon aide lui a été efficace.

Je le reconnais! Sauf qu’elle va accoucher de notre fils dans moins d’une semaine!

… Ces derniers jours vont être difficiles…

C’est tout ce que tu trouves à dire?

… Je me sens impuissant.

Tu devrais te découvrir stupide plutôt!

… Je ne comprends pas.

Tu sais bien comment tu peux l’aider à atténuer concrètement et efficacement son angoisse, et toi seul peux le faire!

Ange s’est détourné de moi. Il a uriné. J’ai pris la suite. Il s’est assis sur le rebord de la baignoire, tête baissée, dos bombé, accablé. Je me suis agenouillé devant lui.

Je ne peux pas faire ce que tu me demandes… C’est mal!

Tu sais ce qu’elle craint le plus au monde… Tu possèdes ce don sinon tu n’aurais jamais pu faire obstacle à la volonté de ton père… Il peut être utilisé à bon escient… J’ai lu que cela s’avérait possible… Je t’en supplie…

Léo…

Ange s’est mis à pleurer. Je l’ai pris dans mes bras.

Je suis désolé de te secouer autant.

… Je comprends… J’apprends l’amour, et ses limites aussi… Laisse-moi seul, maintenant. 

 

Claire a ouvert un oeil vague. Ange lui souriait. Elle a caressé sa joue. Puis elle s’est laissée aller.

Tu resplendis quand tu jouis… J’ai toujours rêvé de prendre une femme enceinte.

Voire!

Péniblement elle s’est tournée vers moi.

Très doucement… Moins profondément… Accélère un peu… Oh, Ange! C’est trop bon … Ah!

Est-ce que je peux t’enculer?

Claire a consenti.

Ça fait mal! Mollo! … Oui… J’aime que tu me traites en garçon… Léo!

J’ai cessé les manoeuvres sur sa vulve. Le ventre de Claire était agité de houle.

Ange m’a sollicité.

Léo, prends-moi.

Je veux te voir agir, Léo.

Ange a enjambé Claire et s’est placé de manière à exposer son cul. J’ai oint mon pénis avec les eaux de la fontaine claire. Mes amples mouvements ont fait crier mon Ange. Attentive, Claire observait. J’ai perdu la maitrise de mes sens.

 

Ange a posé le plateau sur le lit. Des croissants, du beurre, de la confiture ainsi que du lait et du jus d’orange, en plus des ustensiles idoines.

Apporterais-tu quelques assiettes et des verres?

On devra en acheter d’autres.

Claire n’a pas commenté mais s’est rembrunie. Nous avons expédié vitement le petit déjeuner lugubre.

Finalement, Ange s’est décidé à parler.

Je peux t’apprendre à contourner la douleur lorsque cela s’avère nécessaire.

Tu veux m’hypnotiser, peut-être?

Ange a acquiescé.

Jamais quiconque ne prendra la maitrise de mon esprit!

Mais ce n’en est pas la question! Nous ne jouons pas sur scène!

… Explique-toi.

La suggestion mentale est beaucoup plus subtile que ce que l’on en comprend lors d’un spectacle. Premièrement, la relation de confiance entre l’émetteur et le récepteur augmente la qualité de la réceptivité. Secondement, l’hypnotiseur ne peut pas faire accomplir à l’hypnotisé une action qui entre en conflit avec ses valeurs morales. Ainsi, si je t’ordonnais de tuer Léo, tu ne le ferais que si tu mijotais d’ores et déjà, même inconsciemment, de le détruire…

Faudrait essayer pour voir.

… Tertio, et là se trouve son pouvoir réel, c’est possible d’agir sur la volonté de quelqu’un bien qu’à l’intérieur des limites précédentes…

… Ton père…

… Oui… En ce qui concerne l’atténuation de la douleur, je peux t’apprendre comment sortir virtuellement de l’enveloppe de ton corps, le temps qu’elle te traverse, puis à la réintégrer en douceur, une fois l’alerte passée.

… Quand je panique, j’ai tendance à tout oublier de mes apprentissages.

Sauf les réflexes… Nous pourrions filmer chaque séance, de sorte que tu puisses revoir fidèlement ce qui s’est passé. En plus, tu resteras tout à fait consciente, bien qu’en lien mental avec moi…

… Je croyais qu’on utilisait un pendule pour endormir le sujet puis qu’on lui rappelait qu’il ne se souviendrait plus de rien, et caetera.

Show-business… La suggestion d’oubli forcé provoquerait un sentiment de manque, une impression de déconnexion dans les gestes suggérés accomplis automatiquement… Avec une caméra pour enregistrer le tout, je ne pourrais même pas t’inciter à devenir une ménagère dépareillée ou une esclave sexuelle.

Dans le premier cas de figure, je le suis déjà! Dans le second cas, j’ai découvert récemment mes tendances de dominatrice! … Pourquoi, toi, peux-tu hypnotiser quelqu’un et pas moi?

On peut apprendre à s’autohypnotiser… En ce qui me concerne, j’ai dû expérimenter par l’envers ou plutôt déconstruire la trame tissée par mon père… afin de m’en libérer… Le don de persuasion n’est pas donné à tout le monde non plus, et heureusement!

… J’accepte dans les conditions précisées… Autrement, je crois que je vais perdre la raison… Léo?

Assistera à tout, une assurance supplémentaire.

On commence dès que Léonid aura acheté le caméscope.

 

Les réglages effectués, j’ai posé la caméra sur son socle. Je me suis installé de manière à ce que tous les deux se trouvent dans mon champ de vision. Claire était allongée, nue, le haut de son corps soutenu par de nombreux coussins. Ange était assis en tailleur légèrement de biais. J’avais choisi un éclairage net mais apaisant.

Ange paraissait calme.

Regarde-moi… Détends-toi…

Plusieurs minutes se sont écoulées.

Ta confiance m’est-elle acquise Claire?

Pleine et entière… Mais cela ne fonctionne pas ton truc.

Elle était tout à fait délicieuse cette tarte à la lime que tu as confectionnée pour le dessert…

Tu as raison : j’en ai encore la saveur dans la bouche!

Quand je toucherai ton genou, tu reprendras la maitrise de soi et tu te souviendras de tout ce qui s’est passé à partir de maintenant.

Durant la première heure, Ange a aidé Claire à visualiser son corps par l’intérieur, du squelette aux muscles, puis des organes jusqu’aux terminaisons nerveuses. Je m’attendais à ce qu’il poursuive sur sa lancée en enchainant avec les réponses du cerveau à un influx douloureux mais il a bifurqué sur une voie étrange.

Cette enveloppe te contient et elle fait intrinsèquement partie de toi. Mais tu es bien plus que chair, laquelle constitue le placenta protégeant et nourrissant ce qui te constitue, ce qui t’anime.

Mon âme?

En quelque sorte… Ou ton anima… Puisque cette entité est incorporelle, elle peut se déplacer à l’extérieur du corps mais elle reste reliée à celui-ci par un cordon ombilical, également invisible. Ce n’est qu’à la mort que ce lien est rompu… Essaie de décrire cette forme…

… Comme moi mais transparente, telle une image altérée.

Tellement légère, aussi… Avance ta main de l’esprit pour toucher mon visage.

Oh!

Ce n’est rien. Tu as peur parce qu’elle m’a traversé… Tu vas t’habituer à cette sensation et ne plus en être effrayée.

Ange a touché le genou de Claire.

C’est incroyable!

Nous allons poursuivre demain… je suis fatigué.

Je te trouve bien pâlot… Si on récidivait sur le dessert? J’ai très faim, tout d’un coup, et cette tarte à la lime, quel délice! Nous en rapporterais-tu, mon amour?

J’ai fixé Ange, lequel a avalé sa salive de travers. Il a balbutié.

C’est que… euh… voulant vérifier si tu te trouvais réceptive à mon influence, je t’ai suggéré que nous avions dégusté ta délectable préparation à la fin du souper…

… Comment se fait-il que je ne m’en souvienne pas?

C’est après que j’ai prononcé les paroles te demandant de te souvenir de tout, à partir de maintenant.

… As-tu déjà entendu parler des envies bizarres qui saisissent parfois les femmes enceintes?

Elle s’est tournée vers moi.

Que dirais-tu d’une petite course avant la fermeture du supermarché?

Je me suis rhabillé en maugréant contre les apprentis sorciers et les créatures féminines capricieuses par définition et non par état. Les éclats de rire m’ont poursuivi jusque dans le corridor. Au moins, la gaieté de Claire était revenue, ce qui ne pouvait que s’avérer bénéfique pour notre bébé… Jordan? … Aurèle? … Nathan?

 

Sitôt rentré, Ange nous a considérés gravement et nous a interpellés.

Considérez-vous que notre enfant doive grandir dans un si petit espace de vie?

… Franchement, je n’y ai pas songé… Un endroit ou un autre…

Quant à moi, je n’ai pas osé aborder le sujet… Léo semblant s’accommoder de la situation… En fait, je me suis dit que tôt ou tard il y viendrait…

Vraiment! Et à une semaine de sa naissance! … Habillez-vous et venez… Euh… Disposez-vous de vingt dollars pour prendre un taxi?

La course en a nécessité beaucoup moins. Sur le trottoir, j’ai regardé Ange, incertain. Il nous a pris par la main. Le jardin était paré de nuances estivales subtiles.

Quel magnifique endroit!

J’en ai conçu l’aménagement… J’ai vécu ici mes moments heureux… Mon père m’a donné sa maison en héritage, nous pourrions y vivre…

Ange…

J’y suis allé avant-hier… Je voulais savoir… Un lieu devient ce que l’on en fait, Léo… Quelques aménagements rendraient la maisonnée conviviale… et chasseraient les fantômes du passé.

Toutefois, c’est avec appréhension que j’ai emboité le pas d’Ange. Claire a suivi sans mot dire. La collection d’armes anciennes ne couvrait plus les murs de la pièce où s’était déroulé le drame.

Je l’ai donnée à un musée… L’Armée du Salut est venue chercher les meubles et ustensiles… Une belle vieille résidence qui pourrait se remplir de bonheur, si vous êtes d’accord. Claire?

Elle a acquiescé, muette, puis elle a placé ses bras autour du cou d’Ange.

Je suis heureuse que tu aies décidé que nous allions bâtir un monde ensemble.

Léo?

Je me suis serré très fort contre eux.

 

Après plusieurs séances, Claire avait maitrisé le processus et n’éprouvait plus aucune crainte. Deux semaines supplémentaires se sont écoulées. Le moment venu nous nous sommes rendus sereinement à l’hôpital. La chambre des naissances se trouvait prête à l’accueillir.

Bien que l’accouchement ait duré dix-sept heures, notre bébé est venu au monde en douceur. Au grand étonnement du médecin et de l’infirmière par ailleurs. Lorsque notre fils a poussé son premier hoquet, car il n’a pas pleuré, Ange a murmuré, juste assez fort pour n’être entendu que de nous deux.

Aubin est né.

 

J’ai ouvert un oeil vague. Claire allaitait et Ange l’observait. Est-ce qu’un bonheur plus complet existe?

Quoique tu en penses, je ne crois pas que tu te trouves totalement heureux, Léo.

Tu racontes n’importe quoi.

Je me suis rendormi, je crois.

Le téléphone m’a réveillé. J’ai répondu, maugréant.

Ne trouves-tu pas que ton congé de maladie a assez duré?

Diane!

La section des affaires spéciales a été remise en fonction. Rudy et moi avons besoin de toi. Viens-tu?

… Dans une heure, le temps de faire ma toilette et de me rendre sur les lieux.

Je me suis précipité sous la douche. Ange m’y a rejoint, goguenard.

On dirait que j’avais raison…

Hum… Je ne me sens pas très sûr de moi à vrai dire…

… Ton sentiment d’échec est stérile… Ce n’est que dans les romans que le grand détective dénoue l’intrigue avec une admirable maestria et le temps de lire trois cents pages…

Ange s’est soumis à mon désir féroce de lui. Je suis arrivé en retard…