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Deux étés irlandais

Louise Gauthier

Montréal 1998

Lundi 2 mars

Le matin grisaille mais l’atmosphère exhale une odeur de printemps précoce. L’épaisse couche de glace persiste en bravade. Au loin un cortège se transforme en bloc monolithique corbeau. L’homme à la démarche juvénile hâte le pas. La vingtaine débutante, l’air engoncé dans un complet anthracite qui n’avantage aucunement sa silhouette de quart-arrière. Il peigne des doigts sa tignasse sépia ce qui ne change rien à la pagaille des boucles chérubines presque incongrues mais adoucissant un visage carré aux traits francs et harmonieux dans l’ensemble. Un peu essoufflé il desserre avec un soupir de soulagement le col de sa chemise immaculée et cravatée instruments manifestes de strangulation. Il doit pencher ses six pieds deux pouces et quelques dixièmes pour planter un rond baiser sur la joue d’une belle femme  fine et racée à la quarantaine épanouie qui l’attend légèrement en retrait du groupe. Ils chuchotent.

Mes excuses aplaties maman chérie.

Vraiment Thomas tu sembles incorrigible! Ton père est furibond! Et sortir ainsi sans pardessus encore en plein hiver!

Tandis qu’elle rajuste la cravate pour qu’elle poursuive son oeuvre de torture Thomas jette un coup d’oeil à l’indigné dont il représente le portrait de jeunesse hormis la courte moustache. Le fils fait acte de contrition muet. L’autre implore le ciel des yeux puis sourit brièvement au regard mordoré souligné de longs cils et pétillant d’impertinence. Leur attention se cristallise sur le rituel cérémonieux des obsèques de feue Deborah Desmond née Beaulieu la nonagénaire grand-mère de Thomas Desmond. Que son âme repose en paix.

La sobre cérémonie achevée la vingtaine de participants se dispersent en grappes. Thomas s’empresse auprès de son paternel aux sourcils froncés sur fond d’air orageux.

Alors jeune homme quelle est l’explication justifiant ce retard impardonnable parmi le choix suivant : « j’ai omis de régler l’alarme du réveil » ou « je n’en ai pas ouï la satanée sonnerie » ou « j’ai noyé l’objet de malheur dans la cuvette et je me suis rendormi »?

Aucune de ces réponses. J’ai bifurqué au centre-ville pour dénicher rapidement un outil d’étranglement seyant seul accessoire qui manquait encore à ma tenue réglementaire mais j’ai oublié de faire le plein en revenant et je me suis retrouvé en panne sèche… J’ai pris le métro mais je me suis trompé de direction… J’ai rebroussé chemin, suis sorti à la bonne station mais j’ai emprunté la mauvaise porte.

Quel fameux tiercé!

Thomas prend un air ulcéré lors que l’autre tente de ne pas perdre son sérieux. Il y réussit finalement.

Enfin, tu es parvenu à bon port et je ne te lâche plus d’une semelle jusqu’à ce que tes obligations familiales soient remplies… Je réalise à ton air que tu ne te souviens plus de notre rendez-vous avec maitre Chamberland pourtant dument consigné par mes soins dans ton nouvel agenda quelques jours auparavant…

Je l’ai égaré…

Ah! Thomas est-ce qu’existent quelque évènement ou quelque chose que tu ne perdes ou n’oublies jamais?

Euh… Les objets tout le temps mais pas les gens que j’aime.

Le regard sévère s’adoucit; il prend son fils par le bras. La mère s’y joint en panier à deux anses. Avant de quitter le cimetière Notre-Dame-des-Neiges le reste de la famille vient saluer et présenter les condoléances d’usage qu’ils reçoivent avec la dignité de rigueur en la circonstance.

 

À l’heure convenue ils sont introduits devant le tabellion à la figure chafouine lequel se racle la gorge et entame aussitôt d’une voix compassée la lecture des dispositions testamentaires.

« Moi Deborah Beaulieu épouse de feu Henry Desmond saine d’esprit faute de l’être désormais de corps je lègue l’entièreté de mes biens en parts égales à mes descendants ici désignés soient mon fils Hugh Desmond ma fille par alliance Michelle Lafontaine ainsi que leur unique joyau Thomas Desmond. À celui-ci qui a éclairé de sa jeunesse joyeuse et aimante mon déclin sénile je laisse le plus précieux des héritages celui de ses racines au Canada. Le futur anthropologue saura apprécier à sa juste valeur le témoignage de son trois fois arrière grand-père un dénommé Riain (Ryan?) Lynch. Pour ma part ce que je connais de lui se limite à son origine irlandaise tout le document étant écrit en gaélique et d’après les dires de ma mère Grace O’Donnell-Lynch laquelle n’en savait guère plus. Le coffret et sa clef lui seront remis par l’officier public ou l’un de ses clercs à la fin de l’énoncé de mes dernières volontés. À ma descendance je souhaite longue vie et tout le bonheur du monde. En foi de quoi j’ai signé à Montréal en ce jour du premier janvier mil neuf cent quatre-vingt-dix-huit Deborah Desmond née Beaulieu. Ce testament olographe a été homologué le cinquième jour de la présente année par maitre Oscar Chamberland notaire. »

 

Les formalités réglées, la famille se retrouve sur le trottoir. Thomas enserre entre ses bras le coffret ancien. Ils prennent place dans la Mercedes argentée garée non loin. Ils s’arrêtent d’abord à une station-service pour se pourvoir de quelques bidons d’essence.

En quel lieu se trouve ta Rossinante?

Euh… Je ne me rappelle plus où exactement…

Quelque part en ville donc. Tentons de circonscrire l’endroit : à quelle station de métro as-tu embarqué?

Côte-Sainte-Marie… je crois. Quelle heure est-ce?

Ne serait-ce pas plutôt Côte-Sainte-Catherine? Précisément treize heures et cinquante-quatre minutes.

Peut-être… Je devais arriver chez Lori pour midi!

Tu dines en compagnie d’un psittacidé?

Mais non maman Lori n’est pas colorée à ce point! … C’est une amie.

Ah! … Très chère?

Oui. Et avant que tu poses la question : pas tout de suite pour les présentations officielles.

À ta guise… Mais comment…

Quelle rue Thomas?

Elle porte un prénom de reine… Je me souviens : Catherine!

Ne serait-ce pas plutôt Isabella?

Je n’ose plus rien avancer… Sans doute. Par là en tout cas… Hé! Je viens de te dire que… c’est à l’opposé.

Une intuition…

L’obstruction à la circulation fluide nantie de deux contraventions salées est gavée promptement. Monsieur Desmond empoche les contredanses.

Pour éviter des ennuis à ma tête de linotte de fils…

Thomas affiche une mine outragée et prend un ton rogue.

Tu crois que je vais oublier de m’en acquitter!

Ma foi oui.

Hugh laisse lui prendre ses responsabilités.

… D’accord. Pardonne-moi Thomas.

Les signalements de délit changent de poche.

Je me sauve! Je vous aime.

Ils s’étreignent avec une grande tendresse.

 

Au son du timbre la jeune femme au regard incendiaire ouvre à la volée. La beauté de ses traits encolérés frappe en coup de poing. Ses prunelles d’un outremer lumineux forment un contraste étonnant avec sa nuance de peau ambrée et son interminable chevelure jais en liberté révélant la métisse indienne.

Lori j’en ai hérité!

Mais de quoi au juste?

Du coffret pardi! Il appartenait à mon ancêtre. Grand-mère m’en avait appris l’existence sans m’en révéler davantage faisant même de sa possession une condition de réussite universitaire!

Les yeux émerveillés il tient l’objet tout contre son coeur tel un trésor. Son expression à la fois enthousiaste et respectueuse fait fondre à vue d’oeil la colère légitime de près de trois heures d’attente rageuse. Elle s’efface pour le laisser entrer.

Précautionneusement Thomas dépose son précieux butin sur la table de travail encombrée. Il sort de sa poche une clef ouvragée et la lui tend.

À toi l’honneur, princesse!

Ladite y répond tout autant curieuse mais c’est l’héritier qui en inventorie avec force détails le contenant et le contenu. Le coffret lui-même mesure approximativement dix pouces de large, douze en longueur et huit en profondeur. Il date probablement du début du siècle dernier. On en a pris un soin jaloux : pas une seule égratignure sur l’acajou sculpté. Ce vaisseau voguant sur une mer démontée tout comme les scènes de la vie à bord ornant les flancs apparaissent troublantes de vraisemblance. Voyons voir le reste. Ouvre-le de tes doigts tellement délicats… Une blague à tabac, un bourre-pipe et une pipe de bruyère… Des outils de sculpture! Il l’a lui-même ciselé! … Une chevalière en argent ornée d’un onyx au centre d’armoiries… Elle me va à l’auriculaire! … Enfin le cahier! … La couverture est façonnée de cuir lisse, souple et d’excellente qualité. J’estime les dimensions à sept et demi par neuf… Manipule-le : mes mains tremblent… Heureusement le vélin de fabrication soigneuse a résisté à l’usure du temps et le plus important l’encre a tenu : aucune trace apparente de délayement… Sur la première ligne incompréhensible, on peut je crois distinguer un prénom sous sa forme gaélique : Tomás! … Tourne les pages très doucement… Environ une soixantaine non lignées sans marges et sans paragraphes, aucun espace inemployé, une continuité serrée. L’écriture en pattes de mouches régulières sauf vers la fin devient fébrile et hative… Ce qui semble constituer un récit se termine par : « Riain Lynch Grosse Île, MDCCCXLVII »… 1847 si mes calculs sont justes. Ma grand-mère a mentionné Ryan comme équivalent anglais. Je n’ai jamais entendu parler de cet endroit. Demain j’effectuerai des recherches sur l’internet.

En ordre inverse ils remettent le tout dans le coffret. Thomas le referme et laisse la clef dans la serrure.

C’est extraordinaire Thomas ce legs de ton lointain passé! Mais ce manuscrit a été rédigé en gaélique irlandais…

J’ai l’intention de l’apprendre parce que je veux traduire moi-même ce récit.

Pas une mince entreprise même avec une pierre de Rosette!

Indéniablement. Mais pour le moment je meurs de faim!

J’ai préparé hier un cari de légumes : sers-t’en.

Pardonne-moi, Lori. Je pensais sincèrement pouvoir revenir à temps. Je te fais grâce de la liste de mes péripéties.

L’assiette copieuse réchauffée en moins de quelques minutes au four à micro-ondes est engloutie en deux temps trois mouvements.

C’était délectable. Veux-tu m’épouser?

Tant que tu te montreras incapable de t’organiser par toi-même adéquatement monsieur c’est N-O-N!

Ah Lori, tu es impitoyable!

Tu as davantage besoin de domestiques que d’une épouse! Ah les gosses de riches!

J’améliore mon sens pratique de jour en jour!

… En tout cas je te sens sincère… Enfin j’admets que tu te fends de louables efforts.

C’est mieux. Cesse de prendre ton air martyr!

 

Le reste de l’après-midi est employé à discuter interminablement, de tout et rien. Hormis quelques mineures frictions ils s’accordent comme larrons en foire et se rejoignent admirablement au plan intellectuel.

Est-ce qu’on soupe dehors princesse?

J’ai dû tirer le diable par la queue toute la semaine dernière à cause de nos sorties trop fréquentes!

… Ton jeûne censément pour « purifier le corps de ses déchets » prenait donc racine économique!

Noui… Comme une pierre deux coups. Le sujet est clos Thomas. Lorsque je jugerai la situation problématique,je n’hésiterai pas à recourir à ton assistance pécuniaire.

Ce soir je t’invite. Accepte pour une fois! … Une trattoria à l’atmosphère rétro et intime…

… Vil tentateur. C’est non!

Et si pour gagner ton consentement je t’offrais mes faveurs gratuitement?

… Peut-être… Faut voir d’abord…

Devant Lori assise sur canapé Thomas révèle graduellement des attraits qui se fondent dans une splendide harmonie sculpturale. Le souffle de Lori se raréfie et sa voix devient rauque.

Puis-je tâter la marchandise?

Il s’approche. Son pénis très bandé à hauteur d’yeux et à portée de lèvres.

Désolé mais c’est strictement prohibé de toucher… euh… avec les mains…

Elle prend le membre dans sa bouche et le suce comme un sucre d’orge presque jusqu’au point de non-retour. Brusquement il s’écarte d’elle.

Dévoile ton plumage ma belle oiselle.

Elle commence à se dévêtir mais y met une lenteur nettement intentionnelle. Le chemisier tombe finalement. Dessous elle ne porte que ses seins au galbe parfait. Il se rapproche à nouveau l’oeil prédateur. Il ne fait que tenter de s’en saisir car elle détale gracieuse telle une gazelle. Son rire résonne cristallin. Il la rejoint en deux enjambées de sept lieues mais insaisissable elle lui glisse entre les doigts et se réfugie dans la ruelle. Hativement il dégarnit le lit et s’apprête d’un saut à franchir l’obstacle lorsque la longue jupe dénouée choit révélant le mont de Vénus qu’elle a allongé et délicatement ourlé.

Que de trésors incomparables recèle ce triangle de la féminité! Que de plaisirs intenses peut connaitre ton homme entre tes cuisses fines m’amie…

Tu ressembles davantage à un setter à l’affut qu’à un poète érotomane…

C’est le drame de ma vie… À l’hallali!

Figée de surprise par le changement de ton elle se retrouve sous lui les poignets entravés par ses mains en étaux.

Tu m’écrases!

Thomas s’agenouille entre les jambes de son amante, la contemple amoureusement. Il effleure la ligne médiane du cou au pubis. Lori frémit.

Ta peau me semble un peu sèche : je vais y remédier.

Quoi? Mais je viens de… Non l’autre flacon.

Elle frissonne quand il verse une abondante quantité de lait d’amande douce sur son nombril. Il masse délicatement en rayonnant sur chaque centimètre de chair. Elle geint doucement puis devient languide. Au dernier orteil elle se retourne, passant son genou par dessus la tête bouclée.

Vision de rêve…

Thomas procède mêmement pour l’endos de la nuque aux pieds. Mais récidive sur les globes centraux qu’il pétrit sensuellement. Il prend Lori par la taille pour qu’elle remonte cette partie de son anatomie. Il pénètre sa féminité et se colle au long d’elle. Il englobe une mamelle de sa paume et insinue un doigt entre les pétales de sa vulve adoptant un va-et-vient rapide et délicat en y associant celui de son membre à l’intérieur d’elle, lent et puissant. Lorsqu’il ressent l’orgasme de son amante il s’immobilise chaque contraction lui arrachant un gémissement. Puis sous l’emprise du rut il la pilonne en crescendo en râlant toute sa force virile concentrée sur leur irrépressible accouplement. Lors que Lori hurle sa jouissance nouvelle et creuse les reins Thomas éjacule et son grand cri libérateur et primitif se prolonge. Ils demeurent rivés un long moment leurs corps secoués de soubresauts et haletants. Blottis l’un contre l’autre ils joignent leurs lèvres en un profond baiser.

 

Ils sommeillent, jusqu’à l’appel intempestif et audible de l’estomac de Thomas.

L’homme est l’esclave de ses besoins primaires.

Pas la femme?

… Parfois. J’ai faim aussi. On sort.

Nenni : j’ai oublié de faire un saut à la caisse pop et mon sésame au guichet se trouve dans mon jean lequel garnit le panier à linge sale en compagnie de mon portefeuille lesté par ailleurs de mon permis de conduire et de ma carte de crédit. Toutefois j’ai miraculeusement récupéré un cinquante dollars très propre du dernier lavage dans ma poche de chemise mais je n’en ai plus que cinq et des poussières à cause de ma garniture de col couteuse et de l’essence que j’ai dû acheter en raison de ma panne sèche de ce matin laquelle m’a valu deux contraventions salées  en plus d’arriver en retard aux funérailles de ma grand-mère…

Lori n’arrive plus à maitriser son hilarité.

Ce n’est pas drôle!

Elle réussit de peine et de misère à recouvrer son sérieux.

En passant as-tu garé ta voiture à l’endroit habituel?

Non ci-devant cette fois. Miraculeusement un emplacement venait tout juste de se libérer.

C’est strictement interdit de stationner devant l’immeuble après dix-sept heures…

Il se vêt à la vitesse de l’éclair et sort en trombe.

Thomas revient au bout de cinq minutes la mine déconfite en brandissant un autre billet assaisonné.

Quel fameux triplé! Une chance que tu sois riche! … D’accord j’arrête de t’asticoter. On sort quand même : je paie la pizza puisque tu salivais italien tantôt mais tu devras me rembourser demain.

On va faire comme tu dis, patronne.

… C’est de bonne guerre…

Debout devant le miroir de la salle de bain Thomas met la dernière main à sa tenue puis se peigne soigneusement mais sans que l’amélioration capillaire en soit perceptible. Lori l’examine des pieds à la tête.

Ton veston te siérait mieux si tu le portais déboutonné et ta cravate rose bonbon n’est pas soudée à ta chemise!

Contesterais-tu mes gouts vestimentaires? … Alors la prochaine fois que je magasinerai tu m’accompagneras madame!

J’en fais une promesse solennelle.

Ils s’embrassent avec passion. Thomas concède pour les boutons mais l’autre objet de dissension reste obstinément accroché au col du pendu la soirée durant.

 

Mardi 3 mars

À midi pile Thomas rejoint son amie à la cafétéria de l’université un bras encombré d’un cartable épais et tenant en équilibre précaire un plateau débordant de l’autre main. Lori pose ses cahiers sur le siège adjacent afin de dégager une surface utilisable.

Tu as raté le cours de Chevrier…

J’ai pensé que je pourrais photocopier tes notes…

Thomas examine incrédule la douzaine de pages pleines qu’elle lui tend.

Concentration double juste avant l’examen de la semaine prochaine… Ceci implique qu’il choisira des questions dans cette dernière partie…

Essaies-tu de me dire que je n’aurais pas dû sécher?

En quelque sorte. Il déblatérait tellement rapidement que je n’ai pas pu retranscrire tous les exemples. Enfin on étudiera ensemble…

Que signifie cet air martyr?

Lori omet d’expliquer. Thomas engloutit ses deux assiettes de hamburger frites. Ensuite il siphonne chacun des grands verres de lait.

Ça fait du bien! … J’ai omis de déjeuner.

Lori leur rapporte du café et pose enfin le commentaire manifestement tant attendu.

J’écoute religieusement le résumé succinct de tes recherches sur le réseau et probablement dans les quelques livres glanés à la bibliothèque…

La digue se brise.

Au milieu du fleuve Saint-Laurent à l’est de l’Île d’Orléans laquelle se situe à une cinquantaine de kilomètres de Québec on trouve la Grosse-Île mal nommée puisqu’elle ne constitue pas la plus étendue, avec environ ses un mille sur deux, des vingt et une îles qui forment l’archipel de l’Isle-aux-Grues. De 1832 à 1937 elle a servi de lieu de quarantaine, un transit mais souvent l’ultime escale pour plusieurs millions d’immigrants contraints d’y séjourner afin de contrer la propagation de maladies infectieuses. Dans la baie de Choléra les navires chargés de plusieurs centaines de passagers devaient attendre l’inspection avant de poursuivre leur périple. Dès son ouverture la station a dû faire face à une épidémie de choléra. L’année 1847 a été particulièrement sombre : durant la saison de navigation c’est autour de cent mille émigrants ayant navigué plus d’un mois dans l’entrepont des bateaux et dans des conditions insalubres qui y ont abouti en rade. Irlandais pour la majorité d’entre eux ils avaient été poussés à l’exil à cause d’une famine occasionnée par la perte des récoltes de pommes de terre alors l’alimentation de base des plus pauvres puisque le blé qu’ils cultivaient également, ils devaient l’exporter. Un afflux sous-estimé par les autorités du Bas-Canada, une catastrophe où plusieurs milliers de personnes, et autant en mer, ont été ensevelies dans des fosses communes pour la plupart, des victimes du typhus…

Thomas s’interrompt un moment le temps de consulter ses notes.

Mais comment ça se fait…

Que ce chapitre de l’histoire soit si peu connu? … Peut-être est-ce dû au fait que durant les deux décennies qui ont suivi, plus précisément de 1937 à 1957, la Grosse-Île a servi de base militaire où se sont déroulées sous le sceau d’un secret absolu des expériences reliées à la guerre bactériologique.

Oh! Comme si l’île devait forcément être entourée d’un halo de silence…

Après et jusqu’en 1980 elle a servi en  curieux retour du destin de station de quarantaine animale cette fois ainsi que de centre de recherches vétérinaires. Aujourd’hui elle est classée lieu historique national.

Lori observe un long silence que Thomas n’ose briser.

C’est fascinant! Bien plus passionnant que le cours de Chevrier… Mais nous en sommes à notre dernière session avant l’obtention éventuelle du bac…

Un avertissement censé tourner le fer dans la plaie?

… Un coup d’épée dans l’eau… Enfin mon message agira peut-être au plan subliminal… Revenons plutot à ta préoccupation de l’heure; fais comme si j’avais été muette comme une carpe.

Thomas reprend avec un enthousiasme inddéniable.

1847 : le récit de Ryan Lynch date justement de cette année charnière! Ce qui m’amène à te faire part d’une autre découverte réalisée grâce à la Toile d’araignée mondiale…

Cesse de me faire languir Thomas Desmond!

En cherchant sur le sujet j’ai trouvé un site où la personne francophone propose des cours de gaélique irlandais en plus d’en élaborer les rudiments sur une douzaine de pages! J’ai fait imprimer le tout. C’est un bon départ disons… Je lui ai écrit que je serai bientot bachelier en anthropologie… Oui Lori, j’ai très bien saisi l’allusion… Le manuscrit reçu en héritage et mon désir d’en comprendre le contenu sous l’égide d’un mentor qui guiderait mon apprentissage et enfin que, si le « défi » l’intéresse, ses honoraires seront les miens.

Excellente façon d’entamer des négociations! J’ose espérer qu’elle te répondra… dans deux ou trois mois…

… En tout cas mon plus grand souhait c’est qu’il, puisque son prénom me semble masculin. accepte de me rencontrer… Il réside au Canada en tout cas comme le révèle son adresse de courriel…

Au Québec si tu es né coiffé et encore mieux à Montréal ou ses environs si les farfadets existent…

Ce n’est pas interdit de rêver!

 

Mardi 10 mars

Au début de l’après-midi Thomas téléphone au paternel lequel ne peut rappeler qu’une heure plus tard.

Salut à l’auteur de mes jours et au gardien de ma jeunesse.

Ton accueil fait plaisir. J’allais justement t’appeler moi aussi. Pour t’inviter à souper quand tu le pourras.

Heureux hasard : je salivais pour un repas différent de la cafétéria et de la cuisine exotique.

… Je ne comprends pas.

Lori est métissée indienne et québécoise pour moitiés. Elle est surtout végétarienne et ces temps-ci adepte inconditionnelle des caris de légumes en alternance hebdomadaire avec des variations sur le tofu… Je n’en peux plus!

Ton cri est entendu… Un curry de poulet peut-être?

… Médaillon de veau aux fines herbes ou filet de porc aux pruneaux ou quelque chose du genre?

Je ferai part à ta mère de tes desiderata.

Quand?

Considérant l’urgence peut être samedi.

… Mais tu as dit…

… Quoique ce soir pourrait sans doute convenir mais la carte ne correspondra pas nécessairement à tes attentes.

Tu m’évites d’avoir à te supplier. Dix-neuf heures?

Tu seras le bienvenu en ton foyer mon fils bien-aimé. Je te le confirme tout de même.

 

Dans un silence religieux Thomas savoure le magret de canard aux truffes accompagné de riz sauvage.

Mes compliments à la chef Michelle.

Celle-ci accueille modestement l’éloge. Elle souligne gentiment l’apport inappréciable de son époux.

J’ai apprêté les pois mange-tout…

Et fait les courses ce qui importe tout autant… Aurons-nous bientôt l’honneur de recevoir ton amie de coeur?

Je lui en parlerai… Faute d’être amérindienne elle est tout de même un peu « sauvage ».

Hors propos Thomas as-tu…

Rubis sur l’ongle : je ne moisirai pas dans un lugubre cachot faute d’avoir omis de m’acquitter de mes billets doux.

Je les avais complètement oubliés ceux-là…

Mais… Désolé de t’avoir coupé le sifflet.

Hugh termine sa salade de fruits frais avant de reprendre la conversation.

As-tu songé à faire fructifier l’héritage de ta grand-mère?

Mais de quoi parles-tu?

De la somme respectable qui te revient par legs!

Je ne m’en souvenais plus. Le manuscrit vaut tout l’or du monde à mes yeux. À ce sujet…

Un legs d’approximativement un quart de million de dollars…

Tant que cela? Mais je n’ai nul besoin d’autant d’argent pour bien vivre! … Mais alors cela ne vous sera plus nécessaire d’alimenter mon compte : c’est génial! Vive l’indépendance!

Michelle intervient avant que la situation ne s’envenime.

Calme-toi Hugh! Et toi cesse de jouer avec ses nerfs!

D’accord, reprenons sereinement. De ta réponse je déduis que tu as simplement l’intention de déposer ce magot à la banque…

À la caisse pop.

Michelle pourquoi ai-je donné ma bénédiction pour que mon fils poursuive les études de son choix plutot que de l’encourager fortement à se diriger vers un domaine permettant l’acquisition d’un minimum de sens pratique tel que l’administration ou la finance?

Parce que tu souhaites son bonheur ce qui ne me semble pas en soi constituer un manque de jugement…

Que suggères-tu papa? Je suis peut-être rebelle mais quand même capable d’écouter un conseil même s’il sort de la bouche de mon paternel!

Et il fait des rimes en plus! … Je reste d’un calme serein Michelle.

Hugh se lève vivement, se dirige vers la fenêtre, l’ouvre à la volée, retire une liasse de billets de son portefeuille et les jette un à un dans le vent.

Qu’est-ce que tu fais? Mais arrête!

Hugh respire en profondeur l’air glacé puis referme calmement. Il range le reste de l’argent et se rassoit.

Une simple démonstration pédagogique. Ce que tu t’apprêtes à faire équivaut à ceci. En plus c’est nier un avenir meilleur pour ta descendance si tu en souhaites une un jour. Si j’avais dilapidé ainsi l’héritage de mes parents tu aurais dû trimer dur pour t’instruire!

CQFD et toutes mes excuses. J’écoute attentivement.

Au moins, utilise les services d’un conseiller financier lequel pourrait te suggérer de judicieux placements. En fait pratiquement seuls les intérêts sur le capital combleraient tes besoins même moins frugaux qu’actuellement. J’en connais quelques-uns qui sont fiables.

Thomas prend un air songeur.

C’est vrai que j’aurai probablement des enfants… deux-trois avec de magnifiques yeux d’outremer et des chevelures de jais et la peau dorée…

Lori?

C’est une déesse… Mais je connais déjà un conseiller financier fiable : toi papa!

Mais je suis loin d’être un expert! Et la médecine m’accapare trop…

Cela ne t’a jamais dérangée maman que ton époux fourrage dans les buissons d’autant de femmes?

Loin de s’offusquer Michelle éclate d’un rire joyeux, rayonnant.

Hugh me convainc chaque jour que je suis nanti du plus beau de toute la planète!

Ceci est avéré ma tendre épouse.

Thomas réfléchit durant un certain temps. Les deux autres demeurent cois en attente.

Voici ce que je vous propose. Ajoutez pour moitié chacun la totalité de mon héritage au vôtre ou faites un tout peu importe la formule. Et faites virer à titre de revenu ou je ne sais quoi le tiers des intérêts au total et selon l’option choisie sur mon compte à la caisse pop ceci remplaçant la pension trop généreuse que vous y versez d’ores et déjà! Ce serait le compromis idéal, la voie de la sagesse!

Toi qui proclames ton indépendance!

Je me retrouverais dépendant d’un crack en portefeuilles de toutes les manières! Et je ne veux rien savoir des cotations en Bourse : ce n’est pas mon domaine!

… Entendu. Je demanderai conseil là-dessus…

Ils se rendent dans la salle de séjour pour déguster le digestif.

Et en ce qui concerne ce fameux coffret…

Avec une ferveur communicative Thomas leur fait part de l’état de ses recherches.

Je ne suis pas loin de partager ton enthousiasme! … Mais ton ambition d’apprendre le gaélique ne saurait-elle attendre la fin imminente de ton baccalauréat?

Hugh jusqu’à maintenant Thomas s’est fort bien débrouillé comme capitaine de son propre bateau…

Mais je lui fais confiance là n’est pas la question!

Tes conseils se sont la plupart du temps avérés fort judicieux papa. Ils te sont dictés par l’expérience et par ton souci de mon bonheur. Je ne crois plus comme jadis qu’ils sont destinés à orienter ma vie et à entraver mon libre arbitre.

Le flottement dans l’air s’estompe rapidement.

Sur ces sages paroles remettons à un autre moment la poursuite de cette discussion : nous devons nous lever tôt.

Mais moi aussi! Je viens de réaliser qu’on est mardi et non dimanche et que j’ai un cours à neuf heures le mercredi! J’avais fomenté d’autres plans!

Hugh et Michelle répriment un fou rire.

Pas de commentaires!

 

 Mercredi 11 mars

En fin d’après-midi,  Thomas retrouve Lori chez elle. Ils sirotent un Coca-cola avant de se mettre à l’étude.

J’ai essayé de te joindre durant toute la soirée d’hier…

J’ai rendu visite à mes parents.

Tu aurais pu m’en avertir : nous avions convenu d’étudier ensemble…

Oups!

Et tu as omis de te présenter au cours de Perrier.

J’ai oublié de programmer mon réveil…

Il n’explique pas davantage. Sa soudaine mine rêveuse étonne son amie.

Deux-trois avec de magnifiques yeux d’outremer et des chevelures de jais et la peau dorée…

Mais de quoi parles-tu?

Des enfants que nous allons avoir.

… J’ai refusé de t’épouser.

Je suis un archange de patience : j’attendrai sereinement que tu sois prête…

N’affiche pas cet air martyr Thomas Desmond! Nous ne pourrons commencer à songer à former un véritable couple que lorsque tu auras vraiment compris qu’en amour cela ne suffit pas de prendre ce qui est offert mais aussi de donner, se donner à l’autre inconditionnellement. Viendra alors peut-être le temps de penser à faire des bébés.

Mais je…

Non… Thomas ce soir nous sommes ici pour travailler. Point.

Ce qu’ils font jusqu’à fort avancé dans la nuit. Ils s’endorment enlacés mais sages. Pas très érotique l’anthropologie. Leur discussion antérieure non plus.

 

Jeudi 12 mars

Après l’inévitable cari de légumes du souper Thomas relance son amie.

Lori, je voudrais que tu précises davantage tes attentes quant à notre union amoureuse.

… Je ne souhaite pas approfondir notre relation pour le moment. Elle est savoureuse et ludique pour le corps et l’esprit, une véritable joie à vivre. Tu veux précipiter les choses et je trouve que c’est prématuré. J’ai besoin que tu m’apprivoises comme le renard pour pouvoir créer de véritables liens, de ceux qui permettront à des êtres en devenir de s’épanouir. Fonder une famille c’est la plus grande des responsabilités; s’y engager à la légère à cause d’un rêve ou sur un coup de tête est irresponsable… J’ai vécu le résultat que cela donne et j’en subis encore les séquelles émotives…

Tes parents?

Lori hésite un long moment avant d’entamer sa confidence qu’elle lance ensuite d’une traite.

Ils se sont mariés une semaine après leur rencontre, sans vraiment se connaitre donc. Elle une francophone du Nouveau-Brunswick issue d’un milieu modeste; et très romantique, aussi belle qu’une princesse de conte de fée; lui un bel étranger fraichement naturalisé de passage à Fredericton; nanti d’une fortune personnelle et qui semblait sortir des pages d’un récit des mille et une nuits. Mon père a accueilli sa reine dans un royal écrin : une immense villa plutôt un chateau au bord de l’océan Pacifique à proximité de Vancouver. La lune de miel terminée, elle est restée seule bien qu’entourée des domestiques indiens. Il sortait beaucoup, plaisait aux femmes et ne se privait pas ouvertement de plaisirs adultères. Mais trois enfants sont nés avant qu’elle ne décide que les humiliations qu’il lui faisait subir impunément dépassent les bornes. Elle est partie pour Montréal avec nous encore en bas âge dans ses bagages. Pour assurer notre subsistance elle est devenue vendeuse d’objets hétéroclites durant la journée ainsi que serveuse de restaurant à service rapide le soir et la fin de semaine, des emplois précaires et exigeants à tous les points de vue et sous-payés. Lui n’a jamais rien donné pour la punir de son départ. Mais nous n’avons manqué de rien et le plus important nous avons grandi portés par son amour. J’ai revu l’auteur de mes jours à un moment donné mais le contact ne s’est jamais établi…

Dans l’expectative, Thomas attend la suite. Lori reprend mais conclut.

J’admire beaucoup ma mère car mener le bateau à bon port, dans de telles conditions a constitué une tâche surhumaine… La leçon que j’ai tirée de son exemple c’est que je ne veux pas m’engager à la légère avec un homme même s’il me plait plus que de raison et ainsi risquer plus tard que mes enfants souffrent de la désaffection de leur père.

Je ne suis pas un irresponsable!

Mais j’en suis convaincue : là n’est pas le problème!

Thomas presse les mains de Lori entre les siennes. Son regard intense plonge dans la clarté bleutée.

Je t’aime!

… Un tel sentiment ne se déclare pas inconsidérément Thomas. L’amour vrai se batit plutot au fil du temps entre deux personnes qui éprouvent des affinités certaines et qui s’entendent sur tous les plans.

Pour moi c’est le contraire! J’ai été ébloui par toi dès que je t’ai aperçu et j’ai compris aussitot que tu serais la femme de ma vie. Et si tu m’aimes comme je le pense et le lis dans tes yeux, le reste se construit parce que nous en aurons décidé ainsi… Je passerai victorieux toutes les ordalies qui mèneront à ta conquête Lori.

Tu es un rêveur doublé d’un macho!

Je ne nie pas le premier jugement mais je m’insurge contre le second!

Lori se fait ironique.

La princesse passive en attente du prince charmant lequel va l’éveiller à la vie d’un profond baiser empreint de toute la passion du monde…

Une image plaisante… Et si en plus le preux chevalier mi-irlandais peut baiser autrement que sur la bouche sa vierge mi-indienne…

Mais, une fois marié il découvre fort marri que virginité il n’y a plus, que la belle possède une langue bien pendue et comble de l’horreur s’avère capable de réfléchir. Saisi d’un grand frisson glacial il remonte prestement sur son blanc destrier et s’en va à la guerre abandonnant l’éplorée enceinte de ses oeuvres et bientôt veuve.

C’est avéré que tu parles beaucoup et réfléchis trop… J’amorce donc une réflexion là-dessus et sur bien d’autres thèmes… Mais je réussirai à te conquérir quoi qu’il advienne! J’imagine que je devrai aussi te mettre à l’épreuve car à sexe égal point d’égard…

Mon plumage hypersensible frémit prémonitoirement à l’audition de cette terrible assertion.

Parlant de plumes : si je t’en enlevais quelques-unes pour commencer?

Bas les pattes!

Thomas se lève vivement comme pour obtempérer mais l’emprisonne entre ses bras lorsque son amie l’imite.

On doit étudier!

Après… que j’aurai conquis la belle princesse prisonnière préalablement dénudée par mes soins en un tournemain.

Chose faite il la soulève prestement et la dépose sur la table après avoir tassé hativement le désordre studieux. Elle s’appuie sur ses coudes et le regarde défaire son pantalon. Enfiévrée elle écarte les cuisses offrant sa vulve en pature. Il s’y ancre et la martèle vigoureusement.

… Ça m’excite… de m’imaginer… qu’un autre homme que moi… t’a fourré ainsi… juste avant…

Il empoigne ses seins et s’y accroche en proie à la frénésie sexuelle. La femelle s’abandonne à son mâle et approfondit la pénétration. En jouissant il crie son amour pour elle. Elle y répond mêmement. Encore joints ils s’enserrent fort et longtemps.

Toilette sommaire accomplie et vêtements rajustés ils se blottissent l’un contre l’autre sur le canapé.

Une porte entrebaillée?

Oui Thomas… Plutot crue l’expression de ton fantasme…

… Je me sens très embarrassé… Je ne contrôlais plus mes lèvres ni mon esprit…

Ton corps non plus.

Que veux-tu que je te dise?

Rien. Je trouve fort intéressant de découvrir que de troubles et sombres zones logent dans une partie très enfouie de ton inconscient ce qui ajoute quelques nuances au portrait…

D’accord mets-en un peu plus encore si tu le souhaites! … Je veux mettre en lumière que la belle princesse prisonnière a manifestement adoré subir chaque instant de mon outrage à sa vertu…

… Cela est un fait Thomas Desmond. Maintenant on se concentre sur la préparation de ce satané examen.

Si on parlait plutot de tes obscurs fantasmes de viol?

Thomas! … Et ne prends pas cet air de contentement béat!

C’était de bonne guerre admets-le!

… Oui. Aux rames galérien!

 

Mardi 17 mars

Animé d’une expression mi-craintive mi-expectative, Thomas contemple sa compagne de diner.

Tu devrais plutot avoir le sourire fendu jusqu’aux oreilles! On a réussi une marque parfaite!

Avec toi comme maitresse d’études c’était couru d’avance.

Merci de l’éloge… Alors?

J’ai conversé avec mon père au téléphone… Je dois passer à la maison ce soir pour signer quelques papiers…

Quel est le problème?

Leur invitation à souper t’y inclut…

Lori se renfrogne aussitot.

Je sais que tu ne souhaites pas que nos familles respectives soient mises au courant de nos relations. Mais j’ai flanché aux questions de ma mère à laquelle j’ai confié avoir une amie très chère. Certes mes parents vivent de façon cossue et ils affichent de déplorables manières aristocratiques dont j’ai hérité quelques reliquats selon tes dires. Mais indépendamment du fait que je les aime ils sont formidables sous bien des aspects notamment celui rarissime et sur lequel ils travaillent constamment de ne pas juger qui que ce soit juste s’efforcer de comprendre et de s’enrichir de cette expérience. Ceci vaut également pour leur progéniture ci-devant.

… Et moi je porte jugement sans même les connaitre…

Je ne voulais laisser entendre rien de tel!

Tu deviens plus punché et cela me plait même si tu provoques des prises de conscience pas toujours agréables à absorber.

C’est réciproque disons.

Lori s’enferme dans un silence songeur avant d’entamer un autre épisode de son existence.

Quand j’avais seize ans alors en révolte très adolescente ciblée sur ma mère j’ai téléphoné à frais virés à mon père. J’ai tellement bien plaidé ma cause qu’il a consenti à me faire parvenir un billet d’avion à destination de Vancouver; un aller seulement ai-je constaté à la réception. Durant les deux premiers jours après mon arrivée j’ai été ensorcelée. Puis il a commencé à prendre au sérieux son récent rôle : pas le droit de sortir seule le soir, interdit de fréquenter telle ou telle personne en particulier de jeunes hommes pauvres et blancs de peau, défendu de porter des vêtements dévoilant le moindre centimètre de mes charmes. En deux semaines la liste s’est étirée d’un kilomètre. J’étouffais, dans cette prison dorée. Au comble de l’exaspération et avide de liberté je lui ai signifié que je souhaitais rentrer chez moi. Il a refusé de me laisser partir d’autant plus qu’il semblait avoir pris gout à sa paternité nouvelle et m’exhibait comme un joyau ostentatoire lors des nombreuses et interminables réceptions mondaines qui constituaient la plus grande partie de sa vie sociale. En désespoir de cause j’ai contacté maman laquelle remuait ciel et terre pour me retrouver. Toute honte bue je lui ai expliqué la situation problématique dans laquelle je m’étais enlisée. Comme elle est douée d’un sens pratique élevé à la puissance dix et que j’avais besoin d’une aide concrète elle a tôt fait d’élaborer un plan de sauvetage. Elle m’a d’abord demandé s’il m’achetait ce que je souhaitais. J’ai confirmé ajoutant toutefois que l’objet devait être couteux ou que le vêtement griffé devait être conforme à ses critères de décence. Puis elle m’a interrogé sur la façon de régler mes achats. Elle m’a suggéré de m’entendre avec les marchands pour accepter que mes chèques sur son compte dépassent d’une vingtaine de dollars le montant facturé et empocher ainsi la différence. J’ai effectué des dépenses folles en fanfreluches signées et en parfums; j’ai tout laissé là-bas d’ailleurs sans aucun regret. Dix jours plus tard je détenais un aller simple pour Montréal.

Lori s’interrompt brusquement.

Mais pourquoi est-ce que je te raconte cela?

L’invitation de mes parents semble toucher quelques cordes sensibles…

On dirait… Est-ce vraiment important pour toi Thomas?

Énormément.

Alors j’accepte.

 

La vaste demeure centenaire est construite en briques orangées sauf pour les combles à même le toit incliné en bardeaux cobalt lequel est pourvu de petites fenêtres quadrillées surmontées chacune d’un pignon. Au faite une balustrade de bois peint immaculé longe la façade entre les deux cheminées. Au centre de l’édifice s’élève une tourelle blanche aussi fenêtrée sur deux niveaux et se terminant par une girouette. Le rez-de-chaussée de plain-pied se trouve vaste de quatre longues et hautes ouvertures carrelées encadrant le portail surmonté de l’unique balcon de l’étage identique par ailleurs à l’autre. Sise au milieu d’un écrin étendu de trois fois la largeur de la maison. De vieux arbres présentent au regard des silhouettes à l’aspect tourmenté. Entourée d’un muret de même matériau s’ouvrant sur une entrée à demi-colonnes coiffées chacune d’une licorne de pierre pâle, une clôture de fer forgé y donne accès.

Michelle et Hugh les accueillent avant même qu’ils ne s’annoncent. Lorsqu’il présente sa dulcinée le regard rempli d’amour de Thomas éclabousse la terre entière et sa voix déborde de fierté.

Maman et papa voici mon amie très chère Lori Israni.

La mère sourit et saisit la main de l’élue de son fils.

Soyez la bienvenue. J’avais tellement hâte de vous rencontrer!

Ne vous offusquez pas si je vous dis que je me sens depuis l’instant devenir jaloux de Thomas!

Hugh gratifie l’invitée d’un baise-main cérémonieux.

Wow papa je retiens la leçon!

Ils éclatent de rire. En aparté mais suffisamment fort Thomas commente.

Vois-tu c’est pour cette raison que toutes les femmes se précipitent à sa clinique…

La Femme mon fils mérite tous les hommages!

Tu retiens la leçon Thomas?

Je devrais, tu crois?

Son air interrogateur et incertain lui vaut une tape symbolique sur le bras.

Qu’est-ce qu’on mange?

Le cri de l’estomac est le propre de l’homme!

Un must! Ta mère a concocté un tofu au gingembre.

La figure du jeune homme s’allonge un tant soit peu.

Mais viens fils on parle affaires pendant que la chef et son assistante veillent aux derniers préparatifs gastronomiques.

Il l’entraine vers son bureau alors que les deux femmes se dirigent, bras dessus bras dessous vers la cuisine. Pendant vingt minutes Thomas bénéficie d’un cours de finance de base.

… C’est ton septième baillement…

Excuse-moi papa… Je ne possède vraiment pas la bosse…

… As-tu suffisamment écouté pour comprendre les orientations majeures?

Je crois. Cela m’apparait impeccable. Où est-ce que je signe?

Levant les yeux au plafond Hugh le lui indique.

Je t’aime papa.

Moi aussi Thomas.

Leur étreinte spontanée les embarrasse tous les deux. La retenue reprend vite le dessus.

Allons souper.

… Du tofu au gingembre…

Tu verras c’est délicieux… J’en ai mangé sous diverses formes plusieurs jours durant… Ta mère est très perfectionniste quand elle met au point une recette exotique…

Je me rappelle ses nouilles chinoises avec du bok-shoy et au boeuf ou à l’agneau ou au veau ou au porc ou au poulet chaque mets assaisonné différemment dans la gamme très léger à trop épicé!

Même principe mais elle arrive toujours à obtenir un résultat qui en vaut la peine!

Cela est avéré… Quoique de la pâte de fèves de soja…

Michelle s’encadre dans l’embrasure. Le ton de sa voix emprunte à l’aridité de l’erg.

Je vous hèle depuis au moins trois minutes. Les plats refroidissent!

Ils obtempèrent contrits et s’attablent. Michelle distribue les pâtes d’abord pendant que Lori s’occupe de la préparation.

Cela atteint le sublime! Mes papilles gustatives en redemandent.

La conclusion de Thomas est identique à la presque unanimité. Hugh prétexte un léger dérangement gastrique pour refuser la seconde portion. Michelle lui lance un sourire goguenard. Il lève les yeux vers le plafond puis se dessine discrètement une auréole au-dessus de la tête. Thomas s’esclaffe silencieusement puis reprend ses agapes.

Après le calvados siroté dans la salle de séjour les deux jeunes gens prennent congé.

Les clefs : c’est moi qui conduis. Tu as bu quelques verres en trop.

Quand ma maitresse ordonne j’obéis…

Excellente résolution!

Parfois.

Il lui tend l’outil puis se tasse sur le siège du passager lequel s’aplatit comme l’autre de tous ses passages précédents.

Ta carrure ne laisse aucunement deviner le coeur tendre.

Mais je suis un dur ma belle oiselle ne l’oublie jamais!

D’accord desperado. Attache ta ceinture : on fonce!

Ce qui décrit de façon réaliste le trajet. Elle gare le véhicule devant l’immeuble anonyme haut de huit étages.

Je te vois palot, te trouverais-tu malade?

Pas exactement; secoué disons.

Oserais-tu critiquer ma façon de conduire?

Euh… Non. Mais, la prochaine fois enjoins-moi à modérer la consommation bachique.

Le rire s’éteint des yeux de Lori soudainement.

Hors propos pourquoi ton père se prend-il pour un saint?

Oh ça! C’est un peu embarrassant de t’en confier les raisons…

Satisfais ma curiosité intellectuelle.

… C’est parce qu’il a dû servir de cobaye culinaire durant un certain nombre de jours…

… Comme pour ma lasagne au tofu et mon cari de légumes?

… À peu de choses près.

Hum… Puis-je dormir chez toi? Tu ne m’as jamais invitée…

Parce que l’état des lieux tient du capharnaüm : je ne suis pas encore entré dans ma phase ménagère… D’accord mais tu es prévenue!

Médusée, Lori contemple le désordre indescriptible.

Une chance que tu m’as avertie!

La semaine dernière tu aurais trouvé l’appartement impeccablement propre et rangé.

Tu fonctionnes comme pour le cycle menstruel si j’ai bien compris.

Une façon de voir les choses… Tu es menstruée…

Comment as-tu deviné?

Les comparaisons…

Bien sûr, Sherlock!

On pourrait s’épivarder quand même : cela ne me dérange aucunement…

Moi oui et tu le sais très bien. Alors respecte ce fait.

Quelques sombres blocages?

Pense ce que tu veux. C’est ainsi.

Ils conversent pendant qu’ils s’apprêtent.

J’ai compris que ton père exerce la médecine gynécologique en cabinet privé.

Gynécologue-obstétricien, pour préciser et mi-bureau mi-hôpital.

Et ta mère?

Psychanalyste. Sa clientèle se compose dans sa quasi-totalité, d’enfants psychotiques. Elle n’en parle quasiment jamais. Elle dit qu’elle doit cloisonner pour pouvoir préserver une enclave de bonheur familial qui lui permet de poursuivre ce qu’elle considère davantage comme une mission si impossible est-elle que comme un simple travail.

Thomas je suis très heureuse d’avoir accepté de t’accompagner.

Au sortir de la salle de bain elle apparait en slip échancré et camisole suggestive. Elle a noué ses cheveux en torsade. Il dessine une auréole au-dessus de sa tête et prend un air de saint martyr.

Éteins avant que je ne devienne excommunié de facto!

Elle s’endort entre ses bras. Thomas éprouve de la difficulté à rejoindre Morphée.

 

Mercredi 18 mars

Thomas s’éveille des sensations prodiguées par les lèvres de Lori sur sa verge. Il gémit de plaisir. La bouche effectue un va-et-vient régulier autour de l’axe rigide. Les doigts effleurent plus bas. Secoué de soubresauts il se répand dans la gorge complaisante.

Veux-tu devenir mon réveil-matin mon amour?

J’ai été saisie de pitié : tu bandais très fort.

Je devais rêver à ma déesse mi-indienne.

Wow en quelques jours je suis passée de la famille royale au panthéon des divinités de ton royaume onirique!

Tu es la Femme de mes rêves…

… On va être en retard pour le cours de Perrier. Au galop!

Triste sort que le mien : de prince je deviens palefroi. Quelle déchéance!

Allez Rossinante!

Il obtempère quand même.

 

Ils arrivent de justesse : seulement quelques secondes avant que la porte ne claque. Ils sont bons derniers à s’installer papier devant et crayon levé en attente du départ. Le professeur les considère, réprobateur.

L’examen de la semaine prochaine portera sur…

Quelques mains se lèvent.

Les chapitres un à six inclusivement et se présentera sous la forme de deux questions lesquelles feront appel à vos facultés d’extrapolation, de déduction et de critique.

Monsieur…

Ceci implique que vous avez compris par opposition à anonné l’entièreté des textes ainsi que leurs contextes d’émergence dans une perspective d’analyse des théories avancées. C’est pourquoi…

S’il vous plait…

Il m’en déplait monsieur… euh…

Thomas Desmond.

Mais je vous écoute.

Vous avez avancé la date d’examen par rapport à l’emploi du temps prévu.

En effet j’ai fait erreur dans celui-ci. Et je l’ai corrigée justement lors du dernier cours, celui où vous et quelques autres mains levées se sont absentés pour raisons personnelles graves sans doute.

… Pardonnez-moi.

Gérard Perrier reprend ses explications comme s’il n’avait pas été interrompu. Il martèle ensuite sa matière. Tous se concentrent, comme des setters à l’affut  durant les trois heures ininterrompues d’un feu roulant communiqué avec une passion tangible.

Merci et à la semaine prochaine.

Mais c’est le septuagénaire qui s’éloigne à pas comptés visiblement épuisé. Plusieurs minutes flottent avant que les étudiants manifestement sonnés se bousculent à la sortie.

 

Atterré, Thomas attend Lori.

Tu aurais pu me faire signe!

Mais j’ai essayé : autant envoyer un sémaphore à un aveugle!

Ça va être l’enfer cette semaine : j’en suis au premier chapitre!

Calme tes nerfs : je vais venir à ta rescousse une fois de plus en t’aidant à distinguer le bon grain de l’ivraie. J’ai déjà compris quelles seront ses questions. Mais attention : tu lis tout  mais tu attaches une plus grande importance aux chapitres trois et six. Pour ceux-là tu tentes d’en déduire les principes de base; puis en utilisant l’exemple du chapitre cinq tu développes une grille et tu la critiques ensuite…

La Femme de ma vie se révèle un génie!

Mais non il est revenu sur ces pages lors du dernier cours et a fourni maints exemples…

Que ferais-je sans toi ?

La même chose; cela te prendrait juste un peu plus de temps pour terminer ton bac… Mettons six ans au lieu de quatre.

Je m’inscris en faux. Cinq tout au plus!

Ils éclatent d’un rire joyeux. Ils cheminent de concert plutot d’humeur ludique.

Thomas, la cafétéria se trouve dans cette direction…

Je passe d’abord à la bibliothèque… pour vérifier mon courriel…

C’est pourvu de deux plateaux et d’un cartable sous le bras et d’un feuillet plié entre les dents que Thomas se fraie un chemin dans la cohue. Quand il ouvre la bouche le papier atterrit dans la soupe.

Il m’a répondu! Et on doit croire à l’existence des farfadets : Ciaran Milne reste à ville Saint-Laurent. Il semble intéressé à se rendre compte s’il peut relever le « défi »…

Lori repêche la feuille et la lit après avoir réparé sommairement les dégats.

Cent cinquante ans et des poussières peuvent bien attendre sept jours de plus n’est-ce pas?

… Je viens tout juste de lui téléphoner… Je le rencontre ce soir…

Lori se concentre sur son assiette végétarienne. Après le diner meublé par le brouhaha ambiant assaillant leur enclave de silence ils vaquent à leurs occupations respectives.

 

La porte s’entrebaille avant même que Thomas n’appuie sur le bouton.

Ciaran Milne?

Non Cíaran : KEY-ar-awn.

Thomas Desmond.

Le mince jeune homme s’efface et l’enjoint la voix trainante et légèrement nasillarde à prendre place dans un fauteuil au salon.

Une bière? Un Coca?

Thomas accepte de l’eau. Il suit du regard la silhouette de taille moyenne, à l’arcature vertébrale légèrement voutée et aux épaules étroites un peu tombantes. L’hôte revient précautionneusement avec deux grands verres aux trois quarts pleins et gréés incongrument de pailles. Cíaran lui en tend un et s’assoit en face de Thomas sur le canapé.

Le surprenant visage sans pilosité se dessine en triangle aminci. Les lèvres minces bien tracées se colorent d’un beau rouge foncé naturel en contraste avec la matitude du teint. Le nez aquilin se termine par de petites narines ovales. Les cheveux courts et ondulés sont teintés d’un ocre cuivré dominant tout comme les nets sourcils arqués. Les oreilles légèrement décollées encadrent les joues creuses et s’ornent d’anneaux de cuivre, disparates. Ce n’est qu’ensuite que les yeux étonnés de Thomas se soudent à ceux de son vis-à-vis. Les fascinantes prunelles aux olivines mouchetées de pépites d’or sont immenses pour la figure et portent une profonde intensité. L’orbiculaire inférieur gonflé se plisse avec le sourire. Au moins dix minutes s’écoulent avant que Thomas ne s’arrache à sa contemplation pour fixer le bout de ses souliers le rose aux joues. Cíaran attend patiemment que l’autre entame tout en le détaillant des pieds à la tête.

Faute de réponse dans un délai raisonnable Cíaran humecte ses lèvres avant de glisser doucement.

Puis-je voir le manuscrit?

Ah. Oui bien sûr. Excuse-moi.

Cíaran pose le cahier sur ses genoux et feuillette avec un grand luxe de précautions les pages jaunies. Thomas se concentre sur les mains aux longs doigts fins.

Tu devrais réaliser une photocopie… « Riain Lynch Grosse Île 1847. »

RI-an?

C’est l’équivalent gaélique de Ryan. J’ai déjà entendu parler de l’endroit l’année dernière plus précisément lorsque les médias ont couvert la commémoration solennelle de la tragédie d’il y a cent cinquante ans. Que sais-tu de lui?

Seulement qu’il est mon ancêtre.

Cíaran referme le cahier et le dépose sur la table basse. Il se donne un temps de réflexion avant de poursuivre.

Sans me poser en expert je connais bien l’erse mais celui d’usage courant puisque nous le parlions… à la maison. Par contre je ne suis pas né pédagogue alors que le désir d’apprendre semble au centre de tes préoccupations…

Je veux comprendre mon héritage, découvrir mes racines en quelque sorte…

C’est un travail de longue haleine…

Je dois bien commencer quelque part et ce manuscrit constitue un excellent point de départ… Mais je ne suis pas d’un tempérament autodidacte et je ne possède pas la bosse pour apprendre facilement une langue.

Une autre hésitation cette fois plus prononcée surprend Thomas.

Le tempo?

Pas trop lourd jusqu’à la fin de la session universitaire. Soutenu ensuite mais selon tes disponibilités.

… Le défi me semble intéressant… Je ne peux rien promettre pour le rythme.

Cela importe peu je m’ajusterai.

D’autres considérations?

Que tu lises en même temps que moi… Et qu’aucun des deux ne commente le texte même, du moins pas avant d’en avoir traduit la dernière ligne.

Entrave à ma curiosité naturelle pour la première et le moindre des respects pour la seconde. Mais soit : j’accepte… Je me sens un peu mal à l’aise d’aborder des conditions terre à terre…

J’ai précisé dans ma lettre que ceci ne constitue pas un problème.

… Quinze dollars l’heure payable à la semaine?

C’est peu!

Mais suffisant en ce qui me concerne.

D’accord… Euh… J’accepterais bien une bière finalement.

Cíaran leur rapporte deux bouteilles de la cuisine. Thomas rattrape de justesse la sienne.

Je suis un peu gauche… Parle-moi un peu de toi.

Thomas raconte succinctement : ses études, ses aspirations à la maitrise, sa passion pour l’anthropologie motivée par son « désir de comprendre pourquoi nous sommes ce que nous sommes en étudiant ce que nous avons été ».

Et toi?

Je suis un aède. Mais je ne disserterai pas sur ma poésie : étire ton bras jusqu’à la première tablette et donne-moi un disque compact ainsi qu’un livret… Merci. J’ai produit In the apple of your eyes à compte d’auteur.

Il emprunte un crayon à Thomas et inscrit la main tremblante et fébrile une dédicace sur la première page. Curieux Thomas la lit : « Au bel inconnu qui heurta un soir ma porte et m’ouvrit celle du passé »; la signature suit mais illisible. Leurs yeux se rencontrent. Thomas rosit. Cíaran lui tend la main. Thomas s’en saisit vivement et la retient un très long moment. Le temps finit par se remettre en marche pour Thomas et il prend congé.

 

Lori l’accueille d’un sourire, le froid de l’après-midi miraculeusement envolé. Ils s’attablent autour d’un café.

Il a accepté.

As-tu laissé ton enthousiasme au vestiaire?

Hein?

Tu me parais plutot songeur pour quelqu’un censé sauter de joie…

Peut-être… Cíaran me semble doté d’une personnalité très intense plutot écrasante d’une certaine façon… Sans m’appuyer sur rien j’éprouve la nette impression que mon mentor va me faire traverser quelques mauvais quarts d’heure existentiels… Quoi qu’il en soit je crois qu’il possède la rigueur nécessaire pour mener à bien son double défi, diriger mon apprentissage constituant sans doute le plus important.

Il aura à faire…

Qu’est-ce à dire madame?

Rien. Ce n’est pas une insulte Thomas. Je trouve que ton regard sur la vie, toujours neuf, rafraichit l’esprit; il contamine aussi. Mais revenons à Cirian Milne.

Cíaran. C’est un aède tel qu’il se définit lui-même. Un individu hors normes au regard tourmenté. Intriguant. Il m’a offert In the apple of your eyes pour me faire connaitre sa poésie.

… « Au bel inconnu… »… Est-ce qu’il est gai?

Hein? … Peut-être. Mais qu’importe!

Bien sûr ce n’est pas vraiment important qu’il le soit ou non…

Tes yeux démentent tes propos.

Crois-tu? … On écoute tout en lisant et en regardant?

Au salon et tête contre tête.

 

Le premier poème intitulé Whispering est chuchoté presque dans son entièreté mais les mots sont crûs et percutent. Une chambre misérable, une couche sale, pourvue aux extrémités, de barreaux de fer. Le corps d’un homme dénudé étalé sur le dos. Sa laideur se transmute au fil des caresses et attouchements prodigués par des mains, par une bouche, accrochés à rien, et s’occulte derrière la beauté des angles et des replis de chair à fleur de peau. L’accouplement avec un membre en érection rattaché à nul être, bref et intense, se conclut par un cri suivi d’un silence absolu. La page où se termine le poème est illustrée de taches à l’encre de Chine habilement disposées et manipulées par coulis ou stylet. Le dessin, oeuvre d’un artiste à la dextérité consommée, est assez explicite pour que l’équivoque s’il en subsistait encore, soit levée.

Fall in love, dont les vers touchent le coeur cette fois; ils rayonnent sur les auditeurs lecteurs et les englobent dans une ronde de bonheur simple très touchant. La griserie d’un amour naissant qui se batit de petits riens alors que les ors d’automne parent magnifiquement le sordide quartier. Voir la beauté de la nature par le prisme des yeux de l’autre. Se réchauffer du vent glacial dans l’étreinte des bras aimés. L’illustration suggère deux mains dépareillées jointes à un bouquet de feuilles.

Evil spell les cloue sur place par un « NO » qui s’étire en un long hurlement inhumain. Empreintes de désespoir les strophes décrivent la lancinante et inéluctable dépérissement d’un être vigoureux. Le quotidien médical pour masquer le prévisible déchirement de vie. L’homme est représenté gisant nu et émacié sur le lit aux barreaux de fer les pupilles poignantes, agrandies par une tristesse incommensurable, fixées sur le vide.

The shroud suits you well commence dans l’émerveillement de l’amour retrouvé transcendant le corps qui défaille, rejoignant l’essence de l’être. La sérénité d’une mort acceptée, souhaitée même. L’homme offre ses poignets à son bien-aimé. Le poignard effilé tranche les veines. Le sang contaminé gicle puis s’écoule en mares sanglantes sur le sol et sur la couche. L’homme, les bras en croix, vit son agonie dans les prunelles de l’autre. Quand le souffle de la vie le quitte l’ombre d’un sourire continue à flotter sur ses lèvres et ses yeux à refléter l’amour désormais éternel. Le silence de l’absence. Sur la dernière page d’immenses prunelles dans lesquelles on peut distinguer deux mains dépareillées jointes à un bouquet de feuilles d’automne sont imprégnées d’une tristesse sans nom.

 

Un long moment passe avant que Thomas et Lori ne réussissent à se ressaisir.

Viens, on va se promener.

La tempête fait rage : écoute le souffle du vent.

J’en ai besoin.

Moi aussi à vrai dire.

L’hiver agonise d’un dernier soubresaut glacial. Ils rentrent quinze minutes plus tard frigorifiés et claquant des dents.

J’ai l’impression qu’un rouleau compresseur m’a aplati le coeur et pour faire bonne mesure que le grésil m’a achevée en mitraillant mon corps.

Idem pour moi.

Pelures de saison enlevées Lori se fait caline.

Préparerais-tu le bain odoriférant de ta princesse mi-indienne?

Déesse. Pas d’études? … Je suis ton incurable adorateur.

C’est mieux… Ouste!

Thomas demeure immobile les bras croisés.

Tu attends une faveur! Me vénérer devrait te suffire!

Avec lenteur, la tête basse et les épaules accablées, Thomas tel un ilote obtempère. Il y gagne une claque bien sentie sur son postérieur rebondi.

Madame je suis outré! D’autres déesses ont été déchues pour une moindre offense.

Mais pas par un simple mortel.

Il ouvre la bouche et la laisse en l’état.

… Réflexion faite je daignerai accepter que tu procèdes à la toilette de mon corps parfait.

Thomas tombe à genoux reconnaissant. Brusquement il l’enserre fort le nez tout contre son ventre.

Je t’aime Lori.

Je t’aime Thomas… Mais j’ai peur en même temps : l’amour écorche l’être.

N’en vaut-il pas la peine?

Je ne sais pas… Je me sens entre deux eaux.

Parlant d’onde…

Tu as raison : mieux vaut se remettre d’abord du choc.

Tout frais issus d’un bain de tendresse ils s’enlacent sous les couvertures.

Ce que l’artiste a réalisé révèle l’homme… Je ne trouve pas cela très rassurant.

Je ne suis pas loin de partager ton impression… Tu as au moins obtenu réponse certaine à ta question… Mais pas moi.

Je ne la possède pas mon amour. Pas encore. Que la nuit te soit douce mon bien-aimé.

Puissent tes rêves s’emplir du bonheur de l’être m’amie.

 

Mardi 24 mars

Thomas parcourt les méandres de nombreux couloirs, s’arrêtant à chaque porte pour vérifier l’identité de l’occupant. Il frappe discrètement sans obtenir de réponse. Le professeur Gérard Perrier ouvre au moment où Thomas s’en allait.

Puis-je vous rencontrer monsieur?

Si c’est pour vous excuser vous l’avez déjà fait; si cela concerne l’examen de demain je refuse.

Ce n’est ni pour l’un ni pour l’autre.

Alors suivez-moi.

Le bureau surpasse en désordre l’appartement de Thomas au plus sombre de sa période de refus global des tâches domestiques. Le vieillard marmonne de vagues excuses, dégage un fauteuil et l’invite du geste à y prendre place.

Alors monsieur Desmond?

Au lieu de répondre Thomas sort le trésor de son emballage et le dépose en équilibre sur deux piles approximativement égales de documents. L’autre émet un sifflement extasié comparable à celui qu’a dû se permettre Howard Carter lorsqu’il a contemplé pour la première fois le masque funéraire de Toutânkhamon.

Quelle oeuvre d’art! Quel artiste! … Presque le milieu du XIXe siècle certainement… La vie en mer telle qu’elle s’étirait à cette époque… On sent en cet homme un amoureux de l’océan, étonnant pour ce temps où il représentait pour les marins une menace constante et très réelle mais empreinte de superstition… Le navire est un trois-mâts  et sort d’un chantier naval anglais, quoique le sculpteur d’une extrême sensibilité ne le soit pas… Irlandais peut-être… Certainement pas inculte, un intellectuel plutot qu’un paysan… Un médecin de bord pourrait correspondre à ce profil mais seule l’intervention de Sherlock Holmes permettrait de s’avancer davantage… Le coffret a été sculpté postérieurement à sa fabrication quelques siècles auparavant… Ces ferrures tarabiscotées dénotent une facture ottomane sans que je ne puisse préciser davantage toutefois; réaliser des analyses plus fines serait nécessaire…

Thomas lui tend la clef. Le vieil homme porté par un enthousiasme quasiment juvénile tourne délicatement le sésame. Précautionneusement il en inventorie le contenu.

Un bourre-pipe… Cette pipe de bruyère…

Il se dresse comme un ressort et fourrage dans un des nombreux obélisques d’ouvrages de références qui s’empilent depuis le sol.

1840 tout comme la blague à tabac; fabriquée en Irlande… Voyez.

En effet l’illustration concorde.

Les outils : burin, fermoir, fluteron, gouge, macaroni, rape, rifloir, couteau et herminette sont incontestablement ceux qui ont été utilisés pour réaliser l’oeuvre… Hollandais je pense. Les équipages des navires étaient alors fort cosmopolites. Avec de la patience, du temps et des ressources l’histoire de ce vaisseau pourrait être retracée… Je ne vous dis rien au sujet de la chevalière : un exercice relativement facile; vous me ferez part de vos découvertes…

Thomas se racle la gorge. Timidement il mentionne l’existence du cahier. Précautionneusement le professeur examine celui-ci attentivement tout en émettant à peu de choses près les mêmes commentaires que l’autre plusieurs semaines auparavant.

« Riain Lynch, Grosse Île 1847. »

RI-an. Mon ancêtre. Quant à cet endroit, il…

Je connais fort bien cette partie de l’histoire… Je possède quelques références susceptibles de vous intéresser…

Il repêche quelques livres et les lui tend.

Ce sont les mêmes que j’ai consultées, monsieur.

Ah oui? Excellent…

Le professeur retire ses lunettes à la sombre monture d’écaille et dévisage Thomas.

Que comptez-vous faire avec ce manuscrit écrit en gaélique irlandais?

Le traduire tout en apprenant la langue. J’ai trouvé quelqu’un qui m’aidera à réaliser les deux. Et…

Je constate que vous débordez d’enthousiasme à vous atteler séance tenante à ce défi. Mais avant de commencer votre mémoire de maitrise encore faudrait-il terminer votre baccalauréat.

Vous croyez vraiment que…

Vous pourriez fignoler un projet qui pourrait concilier les chasses gardées de mes distingués collègues… Mais nous en reparlerons au moment opportun…

Le vieil homme consulte ostensiblement sa montre de gousset.

Que faites-vous à vous attarder ici au lieu de vous trouver en train de plancher sur vos chapitres?

Je me sens fin prêt monsieur.

Vous avez manqué un certain nombre de cours importants… C’est vrai que vous côtoyez de près la jeune Lori Israni, très brillante et fine mouche… Ne soyez pas froissé de ma remarque monsieur Desmond provoquée par la suffisance de votre ton et constituant en même temps un rappel à l’ordre. Je ne mets aucunement en doute vos capacités intellectuelles mais votre persistance.

Sans rancune, monsieur… Mais vous verrez.

Le professeur émet un petit rire joyeux. Thomas fait chorus finalement.

 

Cíaran l’accueille fraichement.

Je ne t’attendais plus.

Je voulais rencontrer un de mes profs et notre entretien que j’escomptais bref s’est prolongé d’une heure… J’ai oublié de te prévenir… Désolé…

C’est bon mais c’est trop tard pour travailler.

Je sais. Et je passe un examen casse-cou demain matin… M’invites-tu à prendre une bière?

… Installe-toi.

Cíaran rapporte deux bouteilles et l’outil pour les ouvrir. Il tend le tout à Thomas. Celui-ci les décapsule et les pose en vis-à-vis sur la table basse qui les sépare. Ils restent silencieux. Cíaran cherche en vain le regard mordoré.

J’attends la balle…

Draconiennes tes méthodes de test. Excellent produit pour faire le ménage dans tes relations… Nous avons absorbé le choc. Quant au fait que tu sois homosexuel…

Je ne le suis pas du moins pas seulement. Homophile dans le sens de sensible aux hommes m’apparait d’un usage plus approprié… Nous?

Mon amiE très chère. Quant à ton « homophilie » je la respecte mais cela te concerne. Si tu crains le rejet, il n’y en a aucun.

Mais tu prends bien garde de te protéger en proclamant d’emblée ton hétérosexualité.

… Peut-être…

Les choses ne m’apparaissent pas aussi simples que tu sembles le croire.

Impulsivement Thomas lance.

Est-ce que je te plais?

Indéniablement. Cela m’a semblé important que tu le saches dans les deux cas puisque nous allons nous cotoyer de près durant plusieurs mois… Si tu le souhaites toujours du moins.

Cíaran hormis Lori tu es l’être le plus fascinant que j’aie jamais rencontré. Travailler avec toi constitue un privilège.

Thomas lui tend la main que l’autre enserre entre les deux siennes. Thomas ne semble pas conscient des dix minutes que dure cette étreinte manuelle captivé qu’il est par le rayon vert.

Le chemin entre ma coupe et tes lèvres ne sera peut-être pas si long…

… Que signifie cette remarque?

Cíaran se contente d’un sourire énigmatique. Ils conviennent d’un rendez-vous pour le lendemain à dix-huit heures.

 

Mercredi 25 mars

Au sortir de l’examen quinze minutes avant la fin du délai imparti Thomas destine à Lori le signe de la victoire. Elle répond mêmement. Toutefois son air manifeste de supériorité intellectuelle sur le pauvre mâle de l’espèce lui vaut en retour un geste fort irrespectueux. Le professeur Perrier observateur involontaire de la scène s’autorise un bref sourire. Lori rejoint Thomas à l’entrée de la cafétéria.

Grossier personnage!

Mégère!

Ils s’esclaffent puis tombent dans les bras de l’autre.

Leur plateau garni à la main ils se frayent un chemin dans la cohue jusqu’à la dernière table libre.

On aurait pu aller diner chez moi : c’est moins cher et meilleur.

… C’est vrai… Sincèrement Lori.

Juste que tu ne peux pas supporter de manger plusieurs fois le même plat bien que ce soit plus économique… Je pensais apprêter des burgers végétariens…

Ah oui? … Qu’est-ce qui remplace la viande hachée?

… Du tofu… D’accord je laisse tomber la pâte de fèves de soja pour un bout de temps quoique cela constitue un aliment passe-partout très sain et à haute teneur en protéines… La recette de ta mère?

Excellente mais je n’en peux plus!

Je vais tenter de trouver autre chose susceptible de combler ton palais indélicat et le mien délicat. Je manque de temps, toutefois.

Toute ma vie pour te prouver ma reconnaissance

À voir…

Ils terminent leur repas respectif en silence.

Je prends une pause ce soir. Je me sens vidée de toute ma substance. Viendras-tu?

Euh… J’ai déjà pris rendez-vous avec Cíaran…

Je croyais que tu devais le rencontrer hier.

Oui mais je suis allé au bureau du professeur Perrier pour lui montrer le coffret. Notre entretien a duré une heure de plus que je l’escomptais. Cíaran m’a reçu fraichement mais il a accepté mes explications. J’ai pris une bière avec lui… Je voulais surtout fixer quelques balises quant à nos relations futures.

« Au bel inconnu… ».

Entre autres. Il connait maintenant ta présence féminine remplissant ma vie très hétérosexuelle.

Tu t’es servi de mon existence pour te protéger!

J’ai trouvé que c’était une manière délicate de lui présenter les choses telles qu’elles sont.

Vraiment Thomas!

Thomas va chercher deux cafés et se rassoit en face de son amie.

N’as-tu jamais été tenté de vivre une expérience sexuelle avec un homme?

Hein? Jamais de la vie! … Enfin je peux concevoir que quelqu’un puisse être attiré par une personne de son propre sexe tout comme l’opposé; la sexualité étant à mon sens une profonde pulsion de la nature humaine. En ce qui me concerne tes attraits féminins me comblent de bonheur… Et toi? Même question mais inversée.

… Oui… Mon premier amour… C’était ma meilleure amie mais il y avait cette dimension supplémentaire entre nous. Notre liaison a cessé quand Myriam s’est rendu compte que je reluquais du côté des beaux jeunes hommes…

Ce qui prouve…

Rien. Qu’est-ce que tu crois? Que ce qui vous tient lieu de protège-cervelle soit l’unique instrument de tous les plaisirs?

Baisse le ton on nous regarde!

Qu’en pensez-vous les filles?

Des commentaires variés sont émis à partir de la table voisine : « Vive l’amour sans homme », « Vive l’homme sans queue », « Vive la queue sans homme » ainsi que « Vive l’homme lesbien ». Le brouhaha des conversations reprend ponctué d’éclats de rire.

CQFD.

Vraiment Lori!

J’aime beaucoup ce que tu fais avec ta matière grise par ailleurs…

C’est avéré que je suis pourvu d’une intelligence exceptionnelle.

Tu me le prouveras demain…

Tu ne perds rien pour attendre ma belle.

Cesse de prendre ton air machiste! … Est-ce que Cirian te plait?

On prononce Cíaran. Oui… C’est un être très complexe, d’une extrême sensibilité, que je sens à la fois fort et vulnérable. Ses prunelles expriment un intense appétit de vivre mais s’y côtoie un profond désespoir permanent, qui le nuance… Il n’est pas beau selon les canons de l’esthétique mais il possède un charisme indéniable… Enfin, je veux dire qu’il ne m’attire pas sexuellement mais il exerce sur moi une espèce d’attraction que je ne saurais définir davantage…

Ils quittent la cafétéria bras dessus bras dessous.

Est-ce que tu referais l’amour avec une femme?

Ma mère répète souvent : « Ma fille on ne doit jamais dire  » jamais  » »… Pour l’instant et pour longtemps j’espère c’est toi que j’aime.

Redis-moi cela encore avec ce même regard ainsi que sur un ton identique et je ne me maitrise plus…

Lori réitère. Il la saisit, l’attire tout contre lui et l’embrasse longuement avec une passion tangible. Leur enlacement crée un embouteillage mais personne ne proteste.

On fait un saut chez toi?

Elle accepte d’un signe de tête. Des applaudissements fusent. Embarrassés ils dégagent la sortie.

 

Cíaran ouvre la porte à la volée les reins ceints d’une minuscule serviette.

Il n’est que dix-sept heures trente!

Toutes mes excuses… J’ai égaré ma montre et j’avais peur de me trouver en retard…

… Est-ce que cela arrive que tu te pointes au moment convenu?

Un sur trois : ce n’est quand même pas si pire!

Ils rient.

Assieds-toi pendant que je termine ma toilette grossièrement interrompue.

Un bruit sourd se fait entendre suivi d’un juron. Thomas se précipite. Cíaran se redresse mais chute à nouveau. Thomas l’aide à se relever. Cíaran prend appui sur son bras. Le cache-sexe se dénoue. De sa main libre Thomas le rattrape avant qu’il ne choie et lui tend le morceau d’étoffe lequel reprend sa fonction première.

Ça va?

Merci… Mes jambes sont parfois prises de folie… Tout baigne je t’assure.

La porte se referme sur ses pas hésitants, décoordonnés même. Thomas regagne le fauteuil du salon.

Quinze minutes plus tard Cíaran s’encadre dans l’embrasure.

Tout garni et les cheveux mouillés. Tu es beau ainsi aussi…

… As-tu soupé?

Je n’en ai pas eu le temps.

… Une pizza aux fruits de mer avec des anchois et des câpres en supplément?

Plutôt une telle que tu dis puis une autre simplement au saucisson italien…

Comme tu veux mais tu ne sais pas ce que tu manques!

Pendant que Cíaran commande, Thomas se rend à la salle de bain. Tout en satisfaisant son besoin de miction il observe avec curiosité les lieux d’aisance. La cuvette est surélevée et un appui est vissé solidement au mur adjacent; la baignoire est surmontée d’un banc et d’une barre de soutien transversale. En sortant il remarque que le seuil s’incline.

Tu sembles perplexe… Sans doute à cause des aménagements de support et en y additionnant les incidents de tantot?

Thomas confirme d’un signe de tête.

… C’est mieux que tu sois prévenu pour cela aussi puisque nous allons nous rencontrer fréquemment… Je suis atteint de sclérose en plaques.

La bouche de Thomas s’ouvre, inquisitrice.

Le sujet est clos.

Le pas précautionneux Cíaran se dirige vers le salon avec Thomas à sa remorque.

En attendant la bouffe nous allons travailler. La meilleure méthode serait probablement de procéder à partir du manuscrit. La première phrase nécessitera au moins toute la soirée.

Et c’est un départ… maitre!

Excellente attitude mon cher élève. Le mot facilement reconnaissable donc : Tomás. En gaélique les accents sont aigus sur toutes les cinq voyelles et il n’existe aucune autre forme d’accentuation. D’une manière générale ils prolongent les sons. Ce prénom se prononce Tom-AWS…

Cela fait tout drôle de voir Thomas orthographié ainsi. J’ai effectué quelques recherches sur les langues celtiques en fin d’après-midi. J’ai appris que vers le milieu du XIXe siècle alors que la mainmise anglaise s’établissait sur les terres irlandaises une véritable campagne d’éradication s’est propagée jusque dans les établissements scolaires. À un point tel que ce n’est que cent ans plus tard que le gaélique a recommencé à recouvrer ses lettres de noblesse. J’ai également lu que la grande famine qui a été la cause majeure de la diaspora a débuté en 1845. Ainsi environ un million et demi de personnes sont mortes et autant s’est embarqué vers les États-Unis ou le Canada.

Connais-tu les raisons de cette disette?

La faillite des récoltes de pommes de terre l’alimentation de base des Irlandais parmi les plus pauvres c’est-à-dire la majorité de la population.

Cíaran frotte ses yeux. Il les pose ensuite sur Thomas lequel s’égare une nouvelle fois.

C’est moi qui t’invite pour ce repas.

J’accepte volontiers.

… Mais si tu peux me le facturer vendredi j’apprécierais… Je n’ai pas pensé à faire un saut à la caisse pop… Quoique… Ah ! Un salvateur billet de vingt dollars tout propre du lavage : l’honneur est sauf! … On reprend?

Tu m’as fait perdre le fil avec tes digressions historiques et pécuniaires!

Désolé… Je ne suis pas un élève très discipliné je le crains.

Sa mine allongée fait sourire le professeur.

Comment diable vais-je pouvoir comptabiliser des instants de travail pour te présenter une facturation honnête si l’on procède de cette manière désordonnée?

C’est simple : on peut inclure les frais afférents dans la tarification!

Qu’est-ce que c’est que ce charabia à saveur financière?

Enfin quelque chose du genre… Mon père m’a déjà parlé d’un truc semblable… Enfin je veux dire compte toute l’heure…

Cíaran détourne son regard vers la porte. Il se lève, fait quelques pas et vacille. Il se rassoit.

Va ouvrir je t’en prie.

Mais on n’a pas sonné!

Pas encore mais le livreur va le faire dans les dix secondes.

Thomas obtempère. Les pizzas embaument les narines et leur porteur pointe le doigt sur le timbre. Thomas règle la note. Un fracas de verre brisé se fait entendre alors qu’il rapporte le butin vers la cuisine. Agenouillé sur le carrelage Cíaran réunit les fragments de porcelaine. De l’armoire ouverte Thomas saisit deux autres assiettes, fourrage dans le tiroir à ustensiles puis se met à la recherche de verres. Cíaran lui indique l’endroit. Ils s’attablent. Thomas ouvre le premier carton.

Beurk! Chiures d’oursin, tentacules de pieuvre, morceaux d’hippocampes le tout recouvert d’une méduse gélatineuse… Certainement la tienne!

Cíaran lui rend la monnaie de sa pièce.

Horreur! Des boyaux de porc tranchés sous de la gomme à macher préalablement vieillie en bouche de cuistot… La tienne sans doute!

Thomas s’esclaffe, Cíaran sourit. Après s’être servi Thomas entame sans plus attendre. L’autre tente à plusieurs reprises de couper une pointe mais soit le couteau, soit la fourchette ou encore les deux dérapent.

Termines-tu ton bac cette année?

Cíaran renonce à utiliser les instruments récalcitrants et sépare une portion avec ses doigts.

Enfin! Cela m’a pris quatre ans au lieu de trois y incluant les étés… J’éprouve quelques problèmes pour gérer mon temps et m’organiser adéquatement.

Cíaran connait quelques ratés avant d’atteindre sa bouche. Il plante ses deux coudes sur la table finalement. Thomas abandonne lui aussi l’usage des ustensiles.

Ah oui? Je ne m’en étais pas rendu compte!

Ta remarque me semble teintée d’ironie.

Un tout petit brin… D’où vient ton apparente aisance financière?

Thomas va quérir des pailles en montre sur le comptoir et en grée leur verre d’eau.

Mes parents jusqu’à tout récemment. J’ai hérité de ma grand-mère de quoi me permettre de vivre sans que j’aie à m’occuper outre mesure de gagner ma croute. Et toi que fais-tu pour survivre en ce bas monde mercantile?

… Je me débrouille disons… Je travaille quand je peux.

… Toutes mes excuses. La curiosité c’est une maladie incurable chez moi… Désolé… S’il te plait ne prend pas cette mine faussement étonnée!

Cíaran cesse de s’alimenter à la moitié.

Je ne mange pas beaucoup. En veux-tu?

Pour gouter… Je dois reconnaitre que c’est savoureux.

Thomas engloutit le morceau en très peu de bouchées.

Te voir dévorer constitue un plaisir pour les yeux… Et une torture pour certains autres sens.

… Toi tu as plutôt tendance… à picorer.

C’est bon aussi… Je constate à ton teint que je t’embarrasse : toutes mes excuses.

On devrait peut-être arrêter de se désoler pour nos travers respectifs.

Ah! Le début de la sagesse… Si…

Cíaran se raccroche à la table comme à une bouée de sauvetage. Thomas l’interroge du regard.

Mes yeux me jouent des tours parfois… Je ne me sens pas en état de travailler ce soir… Je n’exerce aucune maitrise sur cette chose qui me squatte… Cela vaudrait mieux que tu reviennes à un autre moment… Après demain?

Aucun problème… Cíaran je t’ai déjà précisé que ton rythme fait le mien.

Spontanément Thomas presse sa main et l’y laisse longtemps.

… Veux-tu le dernier morceau avant de mettre les voiles?

C’est vrai que j’ai encore faim… À froid c’est moins bon.

… Certainement…

La figure de Thomas se teinte d’un pivoine délicat.

 

Jeudi 26 mars

Lori prend place en face de Thomas mais celui-ci absorbé par sa lecture ne semble pas remarquer sa présence discrète. Quinze minutes s’écoulent durant lesquelles la jeune femme termine son repas. Thomas n’a pas entamé la pizza… aux fruits de mer. Alors qu’il dépose enfin son document elle en lit le titre à l’envers.

Pourquoi t’intéresses-tu tout à coup à la sclérose en plaques?

Que sais-tu à ce sujet?

Pas grand-chose… Elle atteint le système nerveux, se manifeste sans coup férir et laisse à sa victime divers handicaps. Beaucoup de collectes de fonds sont organisées pour financer la recherche d’un traitement curatif qui stopperait sa progression voire guérirait… Pourquoi?

Cíaran.

Dis-m’en plus.

Thomas résume le résultat de ses recherches d’un ton clinique.

Les causes de cette maladie auto-immune atteignant des femmes en majorité semblent relever à la fois de facteurs génétiques et environnementaux. Cela consiste en une destruction progressive, en plaques, de la myéline gainant les fibres nerveuses permettant la communication entre les neurones du cerveau, les nerfs optiques et la moelle épinière. Les lésions entrainent une détérioration de la transmission des influx nerveux affectant diverses fonctions sensitives et motrices et laissant des séquelles transitoires ou permanentes. La SP se manifeste par intermittence et l’évolution en est imprévisible mais se présente le plus souvent sous la forme de poussées sur plusieurs journées ou semaines alternant avec des rémissions en mois ou années. Au fil du temps elle conduit à une infirmité croissante. Parmi les symptômes les plus fréquemment rencontrés on peut retrouver : la vision double ou brouillée, les troubles de la parole et de l’audition, les démangeaisons, spasmes ou raideurs musculaires, tremblements, incontinence urinaire, impuissance sexuelle, douleurs faciales, déséquilibre, maladresse, une coordination imparfaite, des vertiges, paralysies et perte de la sensibilité cutanée auxquels on peut ajouter dépression et fatigue excessive. Un médicament l’interféron bêta permet de réduire le nombre d’exacerbations et retarder l’évolution du handicap. Des substances variées sont utilisées pour traiter les manifestations symptomatiques en plus de la kinésithérapie.

Thomas se lève pour jeter la pizza intacte. Il se rassoit. Lori leur rapporte deux cafés.

C’est terrible! Il doit vivre si on peut appeler cela ainsi dans un état de tension constante. Le sentiment d’impuissance quant à la maitrise du corps. L’envie de pouvoir s’en échapper. Il me semble que je deviendrais à fleur de peau, amer, révolté, désespéré, suicidaire, que je me cloitrerais du fait que ma vulnérabilité pourrait à tout moment s’étaler devant les autres!

J’ai l’impression que tu traduis assez bien ce qu’il doit probablement ressentir… Cela t’affecte beaucoup…

Énormément…

Thomas as tu déjà eu un ami, quelqu’un avec qui tu partages des affinités, qui écoute tes problèmes existentiels autant que l’inverse, à qui tu peux livrer, sans crainte, tes sombres secrets, qui peut t’épauler devant les difficultés que tu rencontres et réciproquement?

Te souviens-tu comment j’étais au tout début de notre relation?

Un timide solitaire et un introverti boutonneux. J’ai dû frapper fort pour abattre la double carapace!

Qu’est-ce qui t’a attiré vers moi lors que j’étais affligé de toutes ces tares?

Franchement je ne sais pas. Un illogisme typiquement féminin sans doute… Je me rappelle : le rosé s’installait sur tes joues dès que j’entrais en classe. Si je regardais dans ta direction tu baissais vivement la tête sur tes cahiers et rougissais de plus belle. Dès que je me détournais tu reprenais ton observation captivée, je le sentais. Tu partais toujours le premier. Des semaines durant le même manège. J’ai aperçu par hasard, la note de ton intra. J’ai ressenti de la culpabilité devant ton lamentable échec. Manifestement je te plaisais vivement mais tu te trouvais dépourvu de moyens pour l’exprimer et cela risquait de compromettre ta réussite. Au cours suivant je me suis assis non loin de toi une rangée au-dessus histoire de t’observer de plus près. Je t’ai trouvé encore plus attirant malgré l’acné et ton attitude me touchait beaucoup…

En m’adressant la parole directement j’ai été bien obligé de te répondre même si c’était un monosyllabe…

Et j’ai pu enfin apercevoir tes magnifiques yeux mordorés. J’ai été conquise par ce qui s’y reflétait. C’est comme si tu m’avais donné accès à ton âme…

Le coup de pouce de la déesse de la nature… J’ai muté à ton contact mon amour, peau incluse.

Lori revient sur le sujet premier de leur conversation apparemment au sommet de ses préoccupations.

J’ai l’impression que tu t’intéresses davantage à sa personne qu’à sa fonction.

Tu as raison : je suis en train de développer un sentiment d’amitié envers lui!

Lori acquiesce sans mot dire. Ajoute ensuite beaucoup plus bas.

J’essaie de m’en convaincre, du moins…

Qu’as-tu dit?

… Que je préférerais passer la soirée seule : une céphalée.

Ah. J’avais pensé t’inviter au cinéma… Happy together un film de Wong Kar-Wai. J’ai lu une critique élogieuse dans La Presse de samedi dernier. L’action se déroule à Hong-Kong et à Buenos Aires et raconte…

Je consulte le même quotidien. Ce « genre » de production ne m’attire pas Thomas.

Mais cela donne des éléments pour mieux comprendre…

Non. Vas-y en solitaire… Est-ce qu’on se voit demain?

… Le jour après d’accord?

… Comme tu voudras.

Elle le plante là. Il contemple le siège vide l’air ahuri. Revient à ses feuillets.

 

Thomas passe l’après-midi à effectuer le ménage, récupère sa montre sous le canapé, pense à faire le plein à la station-service du coin et réussit à s’installer dix minutes avant le début de la séance. Le film s’ouvre sur une scène d’amour charnel tournée en noir et blanc, brève et très crue engageant les principaux protagonistes tous deux de genre masculin. Le souffle raréfié, la bouche ouverte comme les yeux, Thomas est fasciné. L’histoire des relations entre les amants est captivante même si elle évolue en chinois avec sous-titres français. La fin le laisse un peu triste quand même. Désoeuvré il se promène. Il feuillette un journal qui trainait sur un banc. Se rend à un autre cinéma mettant à l’affiche Le jardin suspendu de Thom Fitzgerald narrant le retour au bercail une décennie plus tard et à l’occasion du mariage de sa soeur d’un jeune homme jadis obèse et toujours homosexuel. Le long-métrage fort bien fait, oscillant du passé au présent, le captive tout au long. Il rentre ensuite dans son trois-pièces impeccablement rangé et d’une propreté méticuleuse. Il laisse sur place les vêtements défraichis et s’étale entièrement nu, bras et jambes en croix par dessus les couvertures de son lit. Il bande. Il s’adonne à l’onanisme. Il s’endort tremblant et le sexe pulsant encore.

 

Vendredi 27 mars

La voix en provenance de l’intérieur le fait sursauter. Elle répète plus fort.

Entre c’est ouvert!

Mais comment fais-tu pour deviner?

Un sixième sens sans doute… Je ne me trompe presque jamais… On dirait que je ressens la présence de quelqu’un environ une dizaine de secondes avant son arrivée effective… Si tu n’as pas soupé un demi-sandwich club traine au frigo et les frites peuvent être réchauffées aux micro-ondes.

Ne te dérange pas je me sers.

Thomas revient rapidement de la cuisine chargé d’une assiette remplie et de deux bouteilles de bière décapsulées. Thomas engloutit l’assiettée en quelques minutes. Cíaran le regarde manger, les yeux à demi fermés et les lèvres entrouvertes.

J’avais tellement faim! Je n’ai rien avalé de la journée…

… En forme pour t’attaquer au sésame du monde de Riain Lynch?

Reposant la porcelaine sur la table basse Thomas du même mouvement sort la grammaire ainsi que le dictionnaire et lui tend le manuscrit photocopié. Il se lève du fauteuil et va s’asseoir auprès de lui. Cíaran récite la première phrase. La voix nasillarde prononce lentement des syllabes qui n’ont pratiquement rien en commun avec ce que Thomas lit simultanément en s’étirant le cou.

Mais cela ne concorde pas! Hors propos qu’est-ce qu’on entend?

… De la musique celtique censée te plonger dans l’ambiance de travail!

Oups.

Et tu ne t’es pas donné la peine de mettre à ta disposition au moins un crayon et du papier!

J’ai une excellente mémoire.

… Mais autant de concentration qu’un pinson!

Marrante ta comparaison.

Imitant le vol supposé de l’oiseau Thomas enroule une aile autour des épaules de Cíaran et presse le bras.

Mais mon vrai problème émane du prof : il est terriblement attirant et me captive.

Cíaran se laisse embrasser. Douceur tendre et désir qui s’épanche dans le baiser de Thomas.

… Ne précipite pas les choses Thomas… Je ne me sens pas prêt… à aller plus loin avec toi… pour le moment. Ce n’est pas un rejet.

… D’accord j’attendrai… Je comprends.

Les mots claquent et le font sursauter.

Non tu ne comprends rien!

Cíaran reprend plus doucement mais fermement.

On travaille maintenant… En gaélique le premier mot d’une phrase commence par un verbe…

Après deux heures de martèlement mental et non sans fierté Thomas tape le résultat sur l’ordinateur portatif de Cíaran : « Tomás est entré dans ma vie de la plus simple des manières : par la porte d’entrée. »

Cíaran tente de se saisir des béquilles que l’autre a déplacées en s’assoyant. Thomas les lui tend. Cíaran s’y accroche pour se redresser; il vacille. Se levant vivement Thomas stoppe sa chute prévisible mais les soutiens choient. Les bras de Cíaran s’ansent autour du cou de Thomas et il se serre étroitement contre lui. Passion retenue et désir contenu dans le baiser de Cíaran. Thomas y répond ardemment et resserre son étreinte.

Non. Pars Thomas.

Qu’est-ce que je ne comprends pas?

… Que je le veux… mais ne le peux.

On va chambrer l’envie alors. Pardonne-moi.

Thomas se penche pour ramasser les aides au déplacement. D’une main Cíaran prend appui sur le dos de l’autre; la gauche s’appesantit au milieu supérieur du postérieur. Thomas frémit perceptiblement. Il reste immobile jusqu’à ce qu’il le libère. Les joues incendiées; les lèvres de Thomas effleurent celles de Cíaran; ses mains pétrissent les fesses du sujet de son intense désir. À contrecoeur et à contre-corps aussi, Thomas s’éloigne. Il referme la porte. Le fracas d’objets lancés contre le mur et brisés en morceaux le fait sursauter à maintes reprises. Au seuil de l’ascenseur il hésite. Des larmes sillonnent ses joues. Il rentre finalement.

 

Samedi 28 mars

La jeune femme tarde à ouvrir. Thomas insiste en frappant de nouveau. Lori crie à travers la porte.

Qui est-ce?

Livraison du déjeuner madame!

Elle entrebaille de dix pouces.

Vous trouver ainsi chiffonnée au saut du lit : tel sera mon paradis pour toute la vie.

Livreur, rimailleur et emmerdeur.

Et fleurs. Pour me faire pardonner sinon conquérir ton coeur.

Il lui tend un bouquet d’oiseaux de paradis.

C’est moi qui dois m’excuser Thomas. J’ai éprouvé de la jalousie devant ton intérêt sincère envers une autre personne que moi. Nous ne vivons pas en vase clos et je ne possède aucun droit pour choisir tes relations. Et j’ai fait montre de préjugés : ce n’est pas parce qu’il est homosexuel qu’il ne peut pas entretenir un lien d’amitié avec un hétérosexuel et qu’il va sauter sur le premier beau gars venu même s’il lui plait.

… Et moi je me suis montré indélicat envers toi. J’en suis désolé.

Ne reste pas planté là entre…

Des croissants tout chauds… Si je préparais le café? On parlera en mangeant.

Lorsque Thomas dépose les tasses fumantes sur la table juste à côté du panier odorant elle sort de la salle de bain en robe d’intérieur.

Tu es magnifique mon amour. Lori je…

Avant que tu entames je voudrais te faire part d’une série de considérations primordiales… Je suis inscrite à six cours. Il ne reste qu’un mois et des poussières avant la fin de la session. Je ne peux pas me permettre de ralentir le rythme ni que ma concentration soit affectée par des problèmes de couple ou des envolées existentielles. J’ai besoin de ce diplôme et maintenant. Ma mère se prive du nécessaire pour m’aider et c’est la moindre des choses que je réussisse et très bien de surcroit puisque je compte obtenir une maitrise, essentielle comme tu le sais pour gagner sa vie avec l’anthropologie. Je te demande d’observer une trêve : on se rencontre, on se détend, on ne parle pas du manuscrit de Ryan Lynch et surtout tu ne me casses pas les oreilles avec ton Cirian.

Cíaran.

Peu importe. Acceptes-tu?

… Ai-je vraiment le choix? Je vais respecter ton souhait Lori.

Devant sa tristesse évidente Lori s’adoucit, tergiverse puis entrouvre la porte fermée.

Nous disposerons de tout l’été ensuite pour asseoir les bases de notre relation… Que voulais-tu me dire tantôt?

… Cela peut souffrir d’un délai… Donne-moi la confiture s’il te plait.

Si c’est vraiment important on peut en parler…

Non. Je vais tenter de démêler l’écheveau avant… Passe-moi le beurre aussi… Merci.

Lori se lève, se mord les lèvres et piétine sur place incertaine. Thomas l’attrape par la taille et la ramène vers lui. Il enfouit son front entre ses seins.

Que je t’aime Lori c’est bien de ce seul sentiment dont je sois certain.

Et moi je voudrais bien me sentir capable de te croire.

Après déjeuner ils font l’amour avec beaucoup de tendresse.

Thomas part en fin d’après-midi.

 

Thomas erre longtemps au hasard des rues, ruelles et impasses. Il téléphone chez Cíaran sans obtenir de réponse. Il tente plusieurs fois de le joindre. Il se rend quand même jusque chez lui et stationne derrière la porte d’entrée. Un quart d’heure plus tard l’autre hurle.

La paix!

Malgré la très nette interdiction Thomas entre. Il se met aussitot à tousser. L’atmosphère est irrespirable et la fumée délétère à trancher au couteau. Il ouvre la fenêtre en grand, pour aérer.

J’ai dit : « la paix! » Qu’est-ce que tu viens faire ici?

J’étais inquiet.

Il était « inquiet »! J’ai le droit d’ignorer les sonneries intempestives et répétées émanant de cette invention de malheur! Et j’ai passé l’âge de me pendre aux basques d’une nounou!

Sans conteste. Excuse-moi.

… Cela veut dire : déguerpis!

Thomas ignore l’ordre péremptoire et reste immobile devant Cíaran assis en tailleur sur le sol. Les béquilles gisent à plusieurs pieds.

Tu ne m’as pas donné de facture pour la semaine…

Je ne l’ai pas faite… Je ne vais rien te facturer. J’ai commis une erreur en acceptant et… je ne souhaite pas la perpétuer.

Pourquoi?

Thomas on arrête les frais et on s’en va chacun de son côté. Cela vaut mieux pour tous les deux.

Thomas répète la question précédente. Sans répondre, Cíaran allume une autre cigarette. Toute la table de verre se trouve jonchée de mégots à demi ou aux trois quarts fumés. Thomas adopte la même position que son vis-à-vis. Il s’empare d’un clou de cercueil

Hé! C’est ma dernière!

Thomas tire une bouffée et la rejette vers le haut.

J’irai t’en chercher tantôt.

Tu es plutôt du genre sain et sans vice et soucieux de la clarté de ses poumons.

Je boucane à l’occasion.

Alors va m’acheter ces clopes et vas-t-en ensuite… Je t’en prie, Thomas.

Lorsque Thomas revient rien n’a changé hormis la relative limpidité de l’air et le froid glacial. Il referme la fenêtre aux sept huitièmes et reprend sa place antérieure.

Est-ce que cela fait longtemps que tu vis avec la sclérose en plaques?

Je ne « vis pas avec » cette saleté de maladie! Je végète en sa débilitante compagnie depuis quatre éternelles années… Sous l’égide de ma muse je n’ai pas composé une seule ligne valable. Je suis d’une totale et double inutilité. Qu’a-t-on à faire des poètes? Qu’a-t-on à faire des infirmes? Cela reviendrait beaucoup moins cher pour la société de les euthanasier tous! Un autodafé de parasites! Pourquoi est-ce que je te parle? Pourquoi es-tu encore là?

Parce que tu en as besoin.

Je soliloque encore mieux tout seul!

Et qu’il y a un trop-plein à déverser ce soir.

Je te déteste Thomas. Parce que tu portes en toi la quintessence de ce que je ne pourrai jamais atteindre sauf en son contraire : vigueur, virilité, appétit de vivre, équilibre mental et j’en passe. Alors fais-moi la charité de détaler illico!

Ce n’est pas moi que tu hais mais une représentation chimérique de ce que je parais être que tu compares avec celle que tu t’es construite de toi-même. Je ne te perçois pas étant un être faible, dévirilisé, désespéré, mentalement déséquilibré et j’en passe mais vulnérable comme chacun l’est à sa manière, fort dans l’adversité la plupart du temps, viril et je le sens depuis la pointe des cheveux jusqu’au bout des orteils quoiqu’en panne temporaire et ma foi pas plus dérangé que la moyenne des ours… Ne me rejette pas Cíaran…Des larmes ruissellent sur les joues de Cíaran et sur celles de Thomas.

Cíaran tente de se redresser en s’appuyant sur le coussin. Il retombe sur le sol avec une grimace de douleur.

Combien de temps es-tu resté sans bouger?

Je ne sais pas… Plusieurs heures… trois ou quatre je crois.

Déplie juste un peu les jambes. Je vais les masser pour rétablir doucement la circulation. D’accord?

Cíaran accepte. Il observe sans mot dire les gestes de Thomas empreints d’une tendre douceur. Ils se blottissent l’un contre l’autre sur le canapé. Cíaran s’abandonne au long et profond baiser de Thomas puis y répond. Ils bissent. Des nuances d’urgence dans la voix Cíaran réclame ses béquilles. Thomas les lui tend aussitôt. Avec toute la vélocité dont il est capable, Cíaran se précipite vers la salle de bain de laquelle émane un juron.

Un problème?

… Non… Apporte-moi la robe de chambre qui traine sur mon lit.

Thomas la suspend à l’avant-bras qui dépasse de la porte puis se gare au milieu du couloir. Cíaran ressort des lieux ainsi vêtu.

Séduisant… Heureusement que je n’éprouve aucune crainte pour la préservation de ma vertu!

Vraiment!

… Donc tu ne refuseras pas de t’étendre auprès de moi…

Bien sûr que non! Et sans hésitation de toutes les manières.

Charmant, le rosé sur tes joues… Installe-toi je te rejoins.

Sur fond d’opéra Cíaran s’étire sur le flanc face à Thomas.

Callas…

Fantastique!

Encore meilleur avec ça…

Il place un cendrier entre eux. Avec curiosité Thomas examine la mince cigarette et la porte à son nez

Du cannabis! Ah si ma mère me voyait! Cet homme me fera connaitre tous les vices!

… Allume-le s’il te plait.

Thomas aspire largement et s’étrangle.

Doucement!

Ils partagent le joint.

Attention! Tu te brules le bout des doigts!

Cíaran hausse les épaules et pose le cendrier sur la table de chevet en s’étirant par-dessus Thomas lequel en profite pour ébaucher une caresse pectorale. Cíaran s’étale sur le dos et Thomas agit à l’instar lentement.

Je suis étourdi… Mon cerveau est tout cotonneux.

Cíaran se déplace et enfouit le nez dans le cou de Thomas.

Serre-moi fort.

Je t’aime Cíaran.

Rien là-dessus Thomas : c’est trop tôt.

La main de Cíaran erre à la fois caressante et nonchalante sur le corps de l’autre.

… Cesse tes attouchements… Tu me fais bander.

La marijuana est censée calmer la libido…

C’est sans compter l’effet Cíaran.

Thomas n’émet aucune velléité de protestation quand peu après Cíaran défait maladroitement la ceinture puis la fermeture éclair. Il s’enhardit sous le caleçon et le repousse. Thomas geint sourdement. Le membre érigé se gorge davantage quand les lèvres de Cíaran complètent puis que sa bouche prend possession de l’entièreté de la verge alors qu’il caresse un peu plus bas. Le va-et-vient se rythme aux gémissements de plaisir. Cíaran fait descendre les vêtements jusqu’aux chevilles et remonte la chemise jusqu’aux aisselles. De la paume il écarte davantage les cuisses de Thomas. Il enduit son majeur de salive et l’introduit dans l’anus. Thomas sursaute mais relève les genoux en accent circonflexe et se laisse pénétrer itérativement. Cíaran abandonne tout mouvement sur le pénis et concentre fermement et avec une régularité approximative l’action de ses doigts libres au centre du périnée. Les signes avant-coureurs d’un orgasme imminent et intense se précipitent. Cíaran lèche le frein et le sillon du gland puis la couronne. Il recueille entre ses lèvres le long écoulement de sperme. Il regagne les bras de Thomas. Ils échangent un profond baiser passionné. Ils s’endorment liés étroitement. Au milieu de la nuit Thomas se dégage doucement. Il embrasse Cíaran sur la joue. L’autre sourit dans son sommeil. Thomas l’observe longuement avant de se résoudre à partir.

 

 Dimanche 29 mars

Thomas ferme la radio, s’étire, attrape le combiné et compose le numéro.

Bonjour ô mon presque amant…

Je ne t’insulterai pas en demandant qui parle…

Chouette je suis l’unique homme de ta vie!

Thomas je n’ai jamais laissé entendre rien de tel!

J’attendrai que tu y viennes…

… Double sens intentionnel?

Je ne comprends pas…

Laisse faire saint Thomas. M’appelles-tu pour parler de la pluie et du beau temps?

Du beau temps printanier qui ne peut qu’alléger l’humeur et ouvrir le coeur.

C’est moi qui suis censé faire des rimes!

Pourtant tes poèmes cadencent mais ne riment pas.

Quand j’écrirai sur toi ils rimeront.

Super je suis ton muse! Une balade en attendant la ballade? En dehors de la ville et en automobile?

Seigneur!

J’arrive dans deux heures avec tout le nécessaire culinaire et nous partons à l’aventure dans la nature…

Je n’aime pas beaucoup sortir quand je suis invalide… Le regard des gens…

Nous éviterons la plèbe ô mon aède.

Heureusement que tu as choisi l’anthropologie… Je cède rimailleur et vil tentateur.

Et toi la poésie. À tantôt.

Toilette, courses et préparatifs accomplis Thomas se rend chez Cíaran.

J’aimerais que tu apportes le disque de Callas.

Cíaran le sort de la poche de son veston.

… Ainsi que ta chaise roulante.

Il grimace mais approuve. Thomas lui tend les béquilles et referme le siège à roues. Rendu à la voiture et tant bien que mal Cíaran s’installe côté passager.

En route pour le nord, le sud, l’ouest ou…

À l’est d’Éden?

Attachez vos ceintures on décolle!

Peut-être remplir le réservoir avant le décollage commandant : la jauge avoisine le zéro…

Je me félicite du choix d’un copilote doué d’un tel sens pratique… Enfin j’espère que je n’ai rien oublié d’autre…

La journée est splendide. Ils prennent de petites routes au hasard et écoutent à plein volume la divine soprano.

Je voudrais que tu fasses une halte à toutes les heures.

Bien sûr… Mais pourquoi?

Pour pisser! J’ai fort peu de maitrise là-dessus non plus.

En début d’après-midi ils s’engagent sur un chemin de gravier. Le bout du monde est des terres inondées à l’orée d’une forêt dévastée. La triste beauté des lieux s’illumine des rais. Thomas arrête le moteur et aide Cíaran à s’extirper de l’automobile. Côte à côte ils contemplent la nature.

Ce paysage te ressemble mon amour… Dinons-nous en ce cadre magique?

Tu vas sans doute déployer une jolie nappe à carreaux bleus et blancs sur celle de boue…

… Euh… Mieux que cela !

Thomas retire la chaise roulante du coffre arrière et la place face au lac étale. À côté il dépose la glacière neuve. Il en sort quelques sandwichs et de la salade de pommes de terre qu’il dispose sur le couvercle refermé.

Et voilà le travail!

Mais où vas-tu t’asseoir?

Rieur Thomas prend siège.

Tu profites de la situation!

Mes genoux ou la boue…

Cíaran fait mine de s’écrouler sur le sol mais y renonce ostensiblement à contrecoeur. Il finit par échouer sur les cuisses de Thomas lequel l’enserre au niveau de la taille. Itérativement Cíaran presse son derrière contre le bas-ventre de Thomas.

Tu insistes! C’est de la provocation! … Cesse! Cela me donne envie de… enfin de…

Dis-le.

 … T’enculer.

Fais-le.

Non. Je préfère attendre que nous soyons au diapason.

Je veux que ton désir me comble ici et maintenant.

Cíaran s’appesantit puis se frotte sur lui encore plus insistant. En s’appuyant aux accoudoirs il se soulève. Thomas dégage son sexe. Cíaran retombe. Haletant Thomas défait le jean et dénude les fesses.

Enduis ton pénis de salive.

Chose faite Cíaran s’y empale. Il crie.

Continue Thomas. Cette douleur me ravive…

… J’aime comme tu prends ton plaisir.

Peu de temps après, Thomas perd la maitrise de ses sens. Il le sodomise avec fougue. Il exprime bruyamment sa jouissance alors qu’il éjacule au dedans de son amant.

Ils restent noués étroitement. Thomas caresse tendrement le corps de l’autre partout.

Cíaran…

Vite rajustons nos basques : quelqu’un vient!

Non loin le bruit d’une portière se refermant brusquement. Ils procèdent vitement et tant bien que mal. Cíaran a tout juste le temps de prendre une posture moins compromettante une trentaine de secondes plus tard que surgit le représentant de la loi bedonnant dans son uniforme les yeux dissimulés par de grosses lunettes noires. Il chaloupe vers eux la main sur son étui.

Ciel il va tirer son arme et nous flinguer!

Ils lèvent les bras en l’air. S’esclaffant l’homme parvient à leur hauteur. Leur air apeuré accentue son hilarité.

Magnifique journée pour pique-niquer messieurs… Vous pouvez relâcher…

Ils abaissent soulagés. L’agent s’adresse à Thomas.

Monsieur Desmond vous avez laissé votre voiture déverrouillée, votre permis de conduire dans la boite à gants et vos clefs sur le volant…

Mais comment savez-vous…

J’ai vérifié avec l’immatriculation. Vous avez également omis d’éteindre vos phares… Si je peux vous rendre service…

Thomas demeure immobile. L’autre regarde Cíaran étonné.

Il y a que je ne peux pas me tenir debout sans aide et que mes béquilles ont chuté accidentellement et hors de ma portée. L’homme les lui tend et s’éloigne. Cíaran se redresse péniblement.

Thomas rajuste sa chemise en empruntant le sillage du policier. Il tente de démarrer vainement.

Effectivement mon accumulateur a rendu l’âme.

Un peu d’adrénaline et elle redeviendra comme neuve… Votre fermeture éclair bée…

Thomas rougit et répare. L’autre déplace son véhicule pour que les capots se touchent. Il positionne ensuite les câbles.

Qu’est-ce qu’il a, votre ami?

Sclérose en plaques.

Pénible… Ma belle-soeur en est atteinte depuis quinze ans. Il y a des hauts, il y a des bas. Mais elle est tétraplégique, maintenant. Curieusement c’est une femme qui respire la joie de vivre et qui remonte le moral de tout son entourage; c’est un vrai rayon de soleil.

Son secret?

L’amour. Mon frère l’aime vraiment, concrètement serait plus juste; par les gestes du quotidien sans même qu’elle ne s’en rende compte ou qu’elle n’y porte une attention particulière et lui non plus d’ailleurs mais il bonifie son environnement, lui donne les ailes du bonheur que le destin a scié… Essayez maintenant.

L’automobile fait acte de fidélité. Thomas a les larmes aux yeux et sa voix est rauque lorsqu’il en ressort.

Comment vous remercier?

L’homme hausse les épaules.

Tant que je peux rendre service… sans tirer… Bon pique-nique!

Il s’installe au volant et le salue de la main. Thomas contemple le sillage de poussières en suspension jusqu’à ce qu’elles retombent. 

 

Thomas revient auprès de Cíaran lequel déguste avec délectation un sandwich au salami.

Tu aurais pu m’attendre!

J’avais faim. Sers-toi c’est délicieux.

Je ne peux pas m’asseoir sur toi sans t’écraser…

Pas envie de bouger. Mais sur ce rocher là-bas on dirait qu’il y a moins de boue…

Comme un taureau sauvage Thomas fonce.

Il soulève Cíaran lequel anse un bras autour de son cou et le porte jusqu’au lieu-dit. Cíaran s’étouffe de rire.

Est-ce que je te laisse choir?

Tu n’oserais pas…

C’est ce que tu crois!

Car je t’entrainerai dans ma chute…

La bête se mue en agnelet. Ils reprennent leur position dernière dans le fauteuil.

Où se trouvent les ustensiles?

Oups!

Cette salade de pommes de terre me parait tellement appétissante… Dommage.

La fourchette représente le summum du raffinement occidental… Mais je suis affamé! Et toutes ces émotions… Vive l’homme primitif!

Ils dévorent avec les doigts en poussant des grognements, les lèchent pour s’essuyer puisque Thomas a également négligé de se munir de serviettes de table. Ils rotent impoliment pour faire bonne mesure. Après leur frugal repas ils admirent longuement la beauté sereine, silencieux et étroitement enliés.

Ce lieu en est un d’enchantement Thomas.

Avec toi c’est magique Cíaran.

Celui-ci se détourne. Leurs yeux se noient dans le regard de l’autre. Ils s’embrassent longuement.

Je dois uriner.

Thomas se contorsionne pour récupérer les soutiens aux jambes. Cíaran s’éloigne pudiquement. Thomas remet les restes dans la glacière. Il s’ajuste au tempo pédestre de Cíaran et ils retournent à la voiture.

As-tu apporté de l’eau?

Oups! Pas de problème : onde ou bière au premier village venu… Dépanneur ou débit de boisson?

 Je sens que le dernier te ferait infiniment plus plaisir que l’autre… Pourquoi?

Je ne sais pas… Peut-être que j’ai envie de montrer au reste du monde que je me trouve le plus heureux des hommes d’avoir été accepté dans la vie de celui que j’aime…

Va pour l’estaminet… Tu ne te trompes pas on dirait… Tu me déroutes Thomas… Je ne comprends rien de toi.

L’accoutumance croit avec l’usage…

Ils prennent un demi à l’unique bar d’un hameau perdu au milieu de nulle part. Leur intimité apparait évidente. Ils sont examinés comme des bêtes curieuses par les habitués qui se mettent à chuchoter entre eux. Ils n’en ont cure. Ce n’est que la nuit tombée et après maints détours qu’ils regagnent la ville si belle de ses lumières. Ils se quittent d’une tendre étreinte. Thomas se douche en rentrant puis s’étale sur le lit flambant nu. Le trop-plein se déverse en sanglots. Avant de s’endormir recroquevillé il murmure : « Cíaran, Lori ». 

 

 Lundi 30 mars

L’appelé répond au dixième coup.

Bonjour ô mon quasi-amant.

Il n’est que onze heures! Quelle impolitesse que de réveiller un honnête travailleur aux aurores!

Pas précisément l’aube naissante pourtant… Parlant travail…

Pas aujourd’hui patron : je prends un congé maladie… Sérieusement Thomas je suis incapable de me lever : mon corps pèse douze tonnes.

Alors repose-toi mon amour. Je te rappelle demain.

Le téléphone sonne au bout d’une trentaine de secondes.

Cíaran?

J’ai une faveur à te demander… Je me trouve en chômage technique depuis une semaine… Et je n’ai pas gagné de quoi payer une partie de mon loyer… Si tu pouvais m’avancer cent dollars cela me dépannerait… Enfin ceci pourrait constituer un…

Cesse! Je t’apporte le magot ce soir. Ne fais pas tout un plat avec des broutilles c’est de l’orgueil mal placé… Quoique maintenant que j’y pense je vais te comptabiliser des intérêts.

À quel taux?

Cent pour cent mais il tendra vers le zéro au fur et à mesure de tes explications concernant le « chômage technique » : cela m’intrigue.

C’est du chantage usuraire! … Ai-je le choix que de céder? … D’accord saint Thomas je te dévoilerai une partie de mes secrets contre acompte en espèces sonnantes et trébuchantes. Dix-huit heures?

Qu’est-ce qu’on mange?

Je ne t’ai pas invité!

Moi oui. On pourrait commander du poulet rôti…

… D’accord.

L’appareil se fait de nouveau entendre une minute après.

Cíaran?

… Ce n’est que Lori.

Excuse-moi je viens tout juste de lui parler et je croyais qu’il me rappelait pour une précision.

J’ai pensé que nous pourrions aller au cinéma ce soir histoire de décompresser…

… Je préférerais demain : j’ai pris rendez-vous avec Cíaran… Quoique je peux…

Non laisse faire cela ira. Salut Thomas.

Lori je peux vraiment…

Je répète : non… Tout compte fait je préfère que ce soit jeudi. Mets une croix pour moi dans ton agenda.

Lori… Est-ce que ça va?

… Oui très bien… Non pas vraiment… J’ai pris une mauvaise décision en te demandant cette trêve. Je crois qu’on ferait mieux de discuter toi et moi.

Je peux venir mardi.

Vaut mieux pas : j’ai un examen à préparer et un exposé à fignoler… Et puis il y a…

J’ai une proposition à te faire : vendredi, samedi et dimanche pascal nous partons quelque part où il n’existera que toi et moi, nous faisons le plein d’énergie pour le sprint final et on parle… Moi aussi j’en ai besoin. Qu’en dis-tu?

C’est tentant…

Dis oui tout simplement.

C’est d’accord… Je t’aime Thomas… À bientôt.

Je t’embrasse fort amour de ma vie.

 

Thomas se pointe chez Cíaran pourvu de deux cartons abondamment garnis.

J’ai pris de quoi satisfaire tous les gouts : poulet en filets et en demi ainsi que des côtes-levées. Est-ce que cela te convient?

Cíaran acquiesce.

Je te trouve palot… Est-ce que tu as mangé aujourd’hui?

Installons-nous au salon. J’apporte de l’eau.

Thomas fixe tristement la chaise roulante qui s’éloigne lentement vers la cuisine. Il dispose le tout sur la table basse. Un bruit sourd le fait se précipiter. La voix exaspérée de Cíaran le stoppe net dans son élan.

Ce n’est rien, laisse-moi tranquille!

Quand il le rejoint il précise.

Tu viens à la rescousse si je demande de l’aide compris?

… Ne fais pas cette tête… J’ai besoin d’espace aussi Thomas… Je ne veux pas dépendre de qui que ce soit peux-tu comprendre cela?

Oui. Désolé…

Tant bien que mal Cíaran dispose pot, verres et pailles. Sans trop déchoir il passe du fauteuil au canapé. Thomas lui fait face assis en tailleur sur le sol. Cíaran dévore à belles dents. Malgré tout il en reste encore.

Range le tout au frigo s’il te plait je le ferai réchauffer demain.

Le moins que l’on puisse dire c’est que le contenu du réfrigérateur se réduit à peu de choses. Thomas prépare du café instantané et apporte les tasses de plastique munies de couvercles qu’il déniche dans l’armoire.

Je cours chercher du lait. Des cigarettes aussi?

Si cela ne t’ennuie pas… J’ai du mal à m’en passer ces temps-ci… Est-ce que cela te gêne?

Pas si on aère.

Quand Thomas revient la table est débarrassée de ses reliefs et la fenêtre entrouverte.

Ce n’était pas nécessaire d’en acheter deux litres et de prendre toute une cartouche!

Cela t’évitera d’avoir à y aller.

… C’est gentil merci.

C’est mieux… Le temps des confidences est venu : telles étaient les conditions du marché.

Aboule le pognon avant mec!

Thomas obtempère.

… Tu ne sais pas compter c’est tripler la somme!

Toujours été fort en math pourtant… Tu manques de sens pratique mon amour… L’attaque peut durer encore quelque temps… N’aie crainte je comptabiliserai cet acompte jusqu’au dernier sou.

… Tu as raison. J’ai la fierté mal placée comme tu dis.

N’oublie pas le taux d’intérêt… J’avais présumé que tu vivais principalement avec l’aide de l’État.

Plutot me tuer que de quémander!

Mollo! Je ne pensais pas à mal ni ne portais de jugement avec préjudice.

Jusqu’à maintenant je n’ai pas été très souvent invalide. Notre rencontre a coïncidé avec le début d’une crise.

Je sais. Je me suis renseigné…

Aucun résumé clinique ne te fera comprendre ne serait-ce qu’une infime parcelle de ce que c’est que de « vivre » avec la SP.

Disons que j’en découvre les effets sur le caractère aussi.

C’est vrai que je ne suis pas très facile à cotoyer.

Mets-en!

Cíaran demande l’aide de Thomas pour rejoindre sa chaise. Il s’éloigne vers la salle de bain puis refait le parcours inverse quinze minutes plus tard. Thomas occupe une extrémité du canapé; il s’installe à l’autre.

Satisfais ma boulimique curiosité. Mes oreilles béent.

Voilà. Je suis un homme de compagnie. C’est ainsi que je gagne ma vie principalement.

98 %. J’aimerais comprendre.

Tu me fais suer saint Thomas. Ne prends pas cet air candide en plus cela m’horripile!

… Quand je le peux je travaille de neuf à dix-sept heures la plupart du temps et du lundi au vendredi. Actuellement et pour une journée à tour de rôle je me loue à cinq messieurs. Ils disposent de ma personne comme ils l’entendent et selon leurs besoins. Le tarif est quotidien et fixe quelles que soient les activités.

50 %. Donne-moi des exemples.Cíaran hésite à poursuivre mais il se décide.

C’est varié : converser, diner, faire le ménage, se balader, et caetera.

25 %. Baiser figure-t-il aussi dans l’ainsi de suite?

… Certainement. Mais avec l’âge la libido s’assagit. À plus de soixante-dix ans un homme ne passe pas toute la journée à faire l’amour. Mes vieux sont veufs ou célibataires, esseulés, aux prises avec tous les problèmes inhérents à leur condition. Je les aide à se faire entendre lorsqu’ils ne sont pas traités correctement à la résidence, je les accompagne chez le médecin, j’écoute les anecdotes qu’ils me racontent. Quant aux rapports sexuels quand il y en a c’est doux, c’est tendre, et, surtout, accompli dans le plus grand respect autant de leur part que de la mienne surtout de la mienne puisque seulement deux d’entre eux sont homosexuels. Ce sont des relations humaines Thomas.

Dans ta voix je décèle beaucoup d’affection pour eux.

Je mets un peu de baume à la dureté de leur vie c’est tout. Ils me communiquent connaissances, expérience, quotidien et affection. Et quelquefois moi aussi j’ai recours à leur compréhension et à leurs conseils, toujours judicieux; cela m’aide à ne pas sombrer dans la neurasthénie. L’argent est présent parce que je dois vivre. C’est tout saint Thomas. Ta boulimie est-elle satisfaite?

 Jamais elle ne le sera en ce qui te concerne. Pour aujourd’hui en tout cas entièrement.

Thomas se rapproche de Cíaran et l’enlace.

Je te sens las.

Je n’exerce aucune maitrise là-dessus non plus.

Cíaran pose la tête sur l’épaule toute proche. Leurs bouches se joignent longuement.

Aide-moi à regagner ma chaise puis ferme la fenêtre avant de partir.Les requêtes satisfaites, Thomas hésite à franchir le seuil.

Pourrais-je te subtiliser deux joints?

Sans problème. Ils se trouvent au congélateur. Bonne nuit, Thomas.

À bientôt mon amour.

 

D’une cabine téléphonique Thomas rejoint Lori.

Qu’est-ce que tu fais?

Toutes les lignes s’emmêlent… Je n’en peux plus.

Besoin d’un appuie-tête peut-être?

D’un somnifère aussi.

Je fournis les deux gratuitement.

C’est tentant.

J’enfourche mon fidèle destrier et je vole au secours de ma belle princesse mi-indienne.

N’oublie pas de faire le plein : Rossinante ne carbure pas à l’air du temps.

Pourquoi est-ce que tes deux jolis pieds touchent-ils toujours terre?

Quelqu’un doit bien s’accrocher! Toi tu t’envoles tout le temps!

Faux j’atterris dans un quart d’heure et c’est toi qui vas planer!

À son arrivée il dépose négligemment les objets sur ses livres. Elle le regarde bouche bée. Il précise.

C’est du cannabis.

Le sain Thomas a découvert le pot! Certainement pas tout seul…

… Cíaran.

… Dans l’état où je suis cela va me mettre knock-out. D’accord mais auparavant je prends mes aises.

Qu’est-ce à dire déesse?

Que tu me sers « d’appuie-tête » mais flambant nu… et moi aussi.

Lori revient de la cuisine avec une soucoupe et des allumettes qu’elle dépose sur la table basse. Thomas l’attend en tenue d’Adam assis à une extrémité du canapé. Lori mise au naturel pose la nuque sur les cuisses de son ami. Thomas dépose le cendrier improvisé entre les seins.

Hé! C’est froid!

Ça tient bien.

Après avoir partagé le joint Thomas déleste la poitrine de Lori. Il caresse ses mamelons, s’aventure à l’entre-jambes. Lori tourne la tête.

C’est censé calmer les ardeurs.

Tu ne prends pas en compte l’effet Lori.

Elle effleure de ses lèvres la hampe durcie.

Je suis devenue une chiffe molle. Fais de moi ce que tu veux.

Il la couvre de son corps et la pénètre. Son rythme est lent et sa mouvance douce.

C’est bon… Dure toute l’éternité…

… Désolé pour la durée.

Continue avec ta langue.

Il s’abreuve de nectar mélangé de sperme jusqu’à ce qu’elle atteigne le sommet du plaisir. Il s’endort, la tête sur son ventre. Lori sombre aussi.

 

Mardi 31 mars

La jeune femme secoue fortement son ami.

La paix Cíaran!

Une gifle retentissante suivie immédiatement d’une poussée envoient Thomas au tapis. Ahuri il porte la main à sa joue et considère Lori.

Mais pourquoi?

Avec qui t’imaginais-tu coucher?

Mais avec toi. Je ne comprends pas!

Tu l’as nommé, lui, pas moi.

Tu rêves! Je n’ai rien dit!

Tu as prononcé quelques syllabes « la paix » je crois puis… son prénom bizarre.

… Et même si j’avais émis ces trois mots je ne vois pas en quoi tu peux te sentir offensée de quelque manière que ce soit!

… Tu as raison Thomas. J’ai réagi de façon extrême… Je me sens à fleur de peau… C’est inexcusable… L’opposé serait survenu que je t’aurais confondu avec un batteur de femme.

Étant chevalier je pardonne tout à ma dame même les grands écarts.Il tend l’autre joue. Elle y dépose le baiser de la réconciliation. Thomas appuie la tête sur ses cuisses.

J’ai l’impression que nous sommes mûrs pour une discussion de fond mon amour…

Son regard accroche sa montre. Il la lui met à portée d’yeux.

Mais pour l’heure toi qui détestes arriver en retard à un cours…

Habille-toi en vitesse!

J’ai besoin d’une douche!

On ne se lave que les parties usagées du plaisir. Point.

Ils font une entrée remarquée. Thomas débraillé des vêtements de la veille et pas rasé arbore une joue rouge vif. Lori les cheveux dénoués atteignant ses cuisses est essoufflée de s’être hâtée. Ils se font oublier au dernier rang. À la sortie ils se retrouvent face à face.

Dines-tu en ma compagnie?

Non Thomas je préfère que nous nous voyions vendredi matin.

Je me présenterai chez toi à l’aube naissante.

Dix ou onze heures suffiraient.

C’est ce que je disais.

 

Thomas rentre prendre une douche et se changer. Omet le rasage. Convient d’un rendez-vous avec Cíaran. Ce dernier l’attend confortablement calé sur canapé.

… Salut… Violence conjugale?

En quelque sorte… Elle est jalouse comme une tigresse.

Un fauve au prénom de perroquet!

Cesse! Lori est la femme que j’aime.

Thomas ajoute doucement.

Et toi l’homme que j’aime.

Cíaran ne relève pas le dernier commentaire mais baisse les yeux. Thomas se rapproche tout contre lui. Cíaran tend ses lèvres à baiser. Sa main caresse la joue puis y frotte la sienne.

J’aime bien la sensation que procurent tes poils rêches sur ma peau.

Ils demeurent enlacés, proches.

J’ai une question indiscrète à te poser.

Encore! Dis toujours…

Est-ce que tu préfères le lubrifiant aux préservatifs?

… Cela dépend avec qui je couche… Avec les aventures d’un soir j’utilise des condoms en guise de protection contre les MTS ou le SIDA. Avec mes amants âgés que je fréquente depuis cinq années et qui sont sexuellement peu actifs avec moi et a fortiori avec d’autres je me conforme à leurs desiderata en la matière. Je t’ai laissé me sodomiser sans protection… Ai-je eu tort?

Oh non! … Je n’ai jamais eu de rapports sexuels qu’avec Lori. Avant de me rencontrer deux ans auparavant elle a toujours connu des relations protégées; maintenant elle prend des contraceptifs. Mais je pensais plutot à l’aspect… confort… la salive ne m’apparaissant qu’un moyen de fortune dans une situation particulière… Mais pour… faire l’amour avec mon amant…Cíaran effleure l’arête de la mâchoire de Thomas.

… J’ignore quand en termes de jours, semaines ou même mois, je vais récupérer mes capacités en ce domaine… Parfois, les lésions laissent des séquelles importantes… Comme celle qui a altéré mon élocution, comme celle qui a mis fin à ma création picturale, comme celle qui m’empêche de me déplacer à l’extérieur sans avoir recours au soutien d’au moins, deux cannes.

Tu es terrifié.

Le serais-tu?

Oui. Mais très souvent tout redevient comme avant.-

Je ne suis pas d’un naturel optimiste.

J’ai remarqué. Mais pour revenir à tes préférences…

Sans condom donc sans entrave au désir qui ne demande qu’à s’épancher en toute liberté à l’intérieur de ton cul… J’adore ces nuances rosées sur tes joues… Incidemment ton moteur de bagnole ne durerait pas bien longtemps si tu omettais de lubrifier les pistons…

Cíaran s’éloigne légèrement de Thomas.

Maintenant on travaille!

Pourquoi as-tu passé cette annonce sur ta page Web?

J’essaie de gagner ma vie du mieux que je le peux. C’était une idée comme une autre au départ. Je m’aperçois à la réalisation que c’est une gaffe monumentale…

Pourquoi?

Je me découvre très mauvais professeur. Manque de patience principalement. Quant à l’étudiant : c’est une calamité! Et je n’en ai qu’un seul!

Parles-tu de moi?

Non du roi de la finance!

Plutôt mon père : il y excelle vraiment.

Thomas! Est-ce qu’on le traduit ce satané manuscrit?

Je suis venu pour cela aussi. Je me disais qu’on pourrait en faire un bout.

Ça ne parait pas!

Thomas le contemple tout étonné.

Mais pourquoi est-ce que tu t’énerves?

… Je ne sais pas… Tu m’effraies un peu je crois… Tu ressembles à un jeune taureau sauvage… Quel âge as-tu Thomas?

Vingt-deux ans. Et toi?

Le quart de siècle. Que cherches-tu Thomas : à définir ton orientation sexuelle?

 Je commence à être pas mal fixé là-dessus.

Pourquoi moi?

Je t’aime.

Ce n’est pas une réponse!

C’en est une. On élaborera plus tard. On travaille?

… Oui.

Après deux heures intensives ils pausent d’une bière.

Je n’ai pas diné…

Il y a des restes de poulet au frigo.

Si on sortait plutôt : mes poumons n’en peuvent plus!

La fenêtre est pourtant ouverte.

Mais tu les fumes quasiment deux à la fois et à la file!

Excuse-moi. Nous allons au café Réflexion. Les proprios sont sympathiques, un peu bizarres. J’y vais parfois à des heures indues de celles où pas un chat ne sort. Ils sont ouverts tout le temps. C’est devenu une espèce de phare dans ma nuit insomniaque. La bouffe est fort inégale mais cela ne fait rien.

La serveuse punk à la beauté de madone les accueille d’un sourire. Dany l’un des patrons le hèle d’un « Hi, Cíaran! » sonore et chaleureux. Le décor apparait quasiment surréaliste : quelques plantes vertes chétives, des centaines d’objets de pacotille composent sur les murs un puzzle chargé d’inutilité hétéroclite. Une douzaine de tables de mélanine, de nombreux jeux d’échecs et de jacquet, des rayonnages serrés où alternent des livres de poche, des bibelots et des disques compacts de jazz et de rythm’n blues ajoutent à l’atmosphère d’intimité. Sur un tableau olivatre séparé horizontalement en deux par un trait tracé à la craie blanche on peut lire sur la moitié supérieure et en anglais : « Nous souhaitons que vous vous sentiez comme chez vous ». En s’appuyant sur Thomas Cíaran se redresse et maladroitement écrit sa « pensée du jour personnelle » dans la langue de Shakespeare : « Si un homme te dit  » je t’aime  » sauve-toi à toutes jambes avant qu’il ne te les coupe… »

Ce n’est pas drôle!

Les sandwichs au jambon sont généralement très bons surtout quand c’est Roy qui cuisine… Aide-moi à m’installer dans la causeuse en vitrine; tu pourrais prendre un des fauteuils en face.

Thomas obtempère avec diligence sauf qu’il prend place à côté de Cíaran lequel n’émet aucun commentaire. Ils commandent la même chose et arrosent le tout de Coca-cola à la cerise.

C’est super cet endroit!

Ici je ne me sens pas jugé style « un homo atteint du SIDA certainement » juste accueilli comme un client habituel et bienvenu. Cela comble un certain besoin de contact social.

Ils mangent de bon appétit puis sirotent leur boisson en se tenant par la main meublant leur silence de sourires.

Sur le chemin du retour Thomas y va d’une pointe tout en poussant la chaise roulante. Il s’arrête essoufflé au bout d’une allée du parc et s’écroule aux pieds de Cíaran lequel anse les bras autour de son cou. La fougue du baiser de Thomas trouve écho dans celle de Cíaran. Celui-ci se recule vivement.

Laisse-moi t’aimer Cíaran.

Tu es fou d’esprit Thomas. Je suis un déséquilibré dans tous les sens. On ne peut pas « aimer » quelqu’un comme moi. Mon prénom prémonitoire signifie « noir » et je suis opacifié dans l’âme. J’exsude ton contraire. Je ne peux que te faire souffrir et je ne le souhaite pas. Mon coeur est davantage handicapé que mon corps et de la même façon je ne peux pas répondre à l’appel du tien.

Peut-être que tu es tout ça. Laisse-moi la liberté de décider par moi-même du degré de souffrance que je peux endurer pour que tu m’agrées autour de toi.

Je ne te comprends pas.

Moi non plus. Mais tu fais vibrer chaque cellule de mon être. Je ne crois pas que cela soit explicable encore moins rationnel. Tu constitues un puissant aimant pour toute ma limaille qui frétille dans ton champ d’attraction.

Thomas je ne crois pas que tu aies la moindre idée de la galère dans laquelle tu t’embarques.

Au moins une petite disons.

… Ramène-moi à la maison… J’ai eu ma dose.

Thomas le raccompagne.

Est-ce que je viens demain midi?

… D’accord. Pour travailler?

Après diner la bouée…

Cíaran lève les bras vers le plafond. Thomas le quitte d’un baiser léger.

 

Arrivé à destination au coeur du centre-ville Thomas tourne en rond durant un quart d’heure, pour trouver un emplacement libre. Exaspéré il gare Rossinante devant un édifice commercial à grande surface en infraction flagrante. Après un autre quinze minutes, employé à contempler l’enseigne Les accessoires d’Éros, la façade, la porte et les alentours, il y entre résolument. Une très jolie brunette au visage de porcelaine délicate portant lunettes d’écailles et habits sages lui donnant l’air d’une collégienne sérieuse l’accueille d’un sourire engageant.

Soyez le bienvenu.

Euh… Merci… Enfin je…

Vous encourage à vous promener bien à votre aise. Et si vous avez besoin de mon assistance faites-moi signe : c’est avec plaisir que je vous conseillerai. Thomas la remercie. Son embarras rosé fait sourire la jeune femme encore plus gentiment. Elle s’éloigne.

Thomas se déplace entre les rayons s’arrêtant devant des objets hétéroclites certains d’utilisation évidente d’autres moins. Sa perplexité fait sourire les rares clients à proximité mais Thomas ne le remarque pas. Tout un rayonnage contient différentes marques de lubrifiant. L’air désespéré, et rougissant il reluque du côté de l’avenante vendeuse laquelle s’avance.

Il y en a des dizaines! … Je n’arrive pas à choisir.-

Qu’est-ce qui vous apparait important comme caractéristiques?

… Un produit facile d’emploi, non toxique, sans odeur, sans saveur, sans résidu, non graisseux…

Comme un enduit végétal antiadhésif quoi! Celui-ci récemment introduit sur le marché réunit toutes les exigences et il est solide ainsi qu’hypoallergénique. Il coute le double de la plupart des autres toutefois.

Thomas en prend deux tubes grand format.

Ne l’utilisez pas pour réussir vos oeufs quand même…

Pour ça rien que du beurre…

Elle s’esclaffe et lui aussi.

Thomas poursuit son périple initiatique. Les magazines pornographiques captent son attention. Ils sont classés par centres d’intérêt. Après examen sommaire il en choisit deux. Le premier contient des photos très explicites d’hommes engagés dans des rapports sexuels; l’autre la même chose mais entre femmes exclusivement. À la section des vidéocassettes il fige : il y en a des centaines. Un mince et très beau jeune homme à la longue chevelure blond vénitien, au teint délicat et aux yeux azurés, lui demande s’il peut lui rendre service. Thomas rougit.

Les bandes sont classées par préférences…

… Une première avec un couple masculin tout simplement mais qui montre sans artifices tout comme ça se passe. Et puis une autre n’impliquant que deux femmes… euh… sans utilisation d’accessoires.

L’employé consulte une liste imprimée longue de nombreuses pages. Il effectue ensuite les sélections.

Ces deux-là sont fort bien cotées.

Thomas le remercie. L’autre répond d’un sourire d’une extrême gentillesse. Thomas rosit de plus belle.

À la caisse il retrouve la jeune femme. Elle poinçonne les achats sans mot dire.-

Euh… Je me cultive…

Mode de paiement?

Interac.

Elle lui tend le terminal. Elle termine l’emballage pendant qu’il signe le reçu.

Merci beaucoup.

Bon jardinage…

Ils rient de bon coeur.

Le rire de Thomas se transforme en rictus à la lecture de la contravention salée.