Deux étés irlandais
Louise Gauthier
NDLR Les annotations ont été regroupées à la fin.
Grosse Île, 1847(1)
Tomás(2) est entré dans ma vie de la plus simple des manières : par la porte d’entrée. C’était au terme d’une interminable journée infernale, une autre, au mitan du mois de juillet. Depuis mon entrée en fonction sur la Grosse Île à la fin de mai je me contraignais à m’octroyer un quart de repos du cycle circadien afin de ne pas flancher à mon tour : un médecin malade ne peut plus contribuer à sauver des vies, il commet d’impardonnables erreurs et en perd, la sienne également, étant données les conditions actuelles où la survie tient à un réseau serré de précautions sanitaires draconiennes. Ce soir-là donc, saisi par d’irrépressibles nausées, je m’étais trouvé incapable de me sustenter alors que cela s’avérait pourtant vital. Le quotidien avait fait défiler son cortège morbide de victimes de la terrible fièvre des navires, certainement plus d’une soixantaine dans les cinq lazarets où le typhus exanthématique, impitoyable auxiliaire de la Mort, et bien souvent secondé par la dysenterie, fauchait en aveugle. Il fallait travailler uniquement avec son corps et sa tête de l’aube jusqu’après le crépuscule mais ne pas devenir hanté par ces agonies pitoyables relevait de l’exploit surhumain. Et je ne me sentais pas héroïque, juste le coeur broyé et en proie à un immense sentiment d’impuissance devant ce nouvel et trop prévisible hécatombe. Imperméable à la beauté majestueuse et tranquille des lieux, contradictoire, et envahi par une extrême lassitude rendant la marche ardue, j’ai regagné mon havre, enclave de silence bienvenu.
De l’âtre rayonnait une réconfortante chaleur enrayant l’humidité de l’air qui venait de s’installer. La lampe diffusait une lumière ambrée tremblotante. Une infusion de thé fumait sur la table. Tomás y apportait fort opportunément des assiettes contenant du pain recouvert de fromage fondu. L’odeur alléchante qui en émanait avait de quoi faire saliver un docteur même exténué. Nous nous sommes régalés en silence. Étrangement sa présence me semblait si naturelle, et tellement apaisante, comme lorsque la mer devient étale après la furieuse tempête et que le soleil revenu la pénètre de ses rais. Son doux sourire lorsque nos regards se croisaient pansait les plaies à vif du coeur. Étonnamment le jeune aide-infirmier paraissait aussi frais qu’une fleur encore humide de la rosée de l’aurore. Alors que lui aussi venait tout juste d’accomplir dix-huit heures de dur labeur, des tâches parmi les plus humbles et les plus dangereuses, puisqu’il s’exposait davantage du fait aux miasmes contagieux. Pourtant il réussissait à garder une propreté méticuleuse. Quoi qu’il advienne il conservait une calme sérénité. Envers les malades il ne manifestait ni dégout malve ni pitié déplacée mais une gentillesse compatissante et une efficacité silencieuse, exemplaires. Bref Tomás m’intriguait. Je ne pouvais m’empêcher de l’observer voire de l’épier quand nos activités convergeaient c’est-à-dire fréquemment.
Après nos agapes, improvisées en ce qui me concernait, j’ai gagné mon fauteuil favori. Au lieu de prendre l’autre comme je m’y attendais, il s’est assis sans façon sur le sol à mes pieds, le dos appuyé sur mes jambes et la nuque au creux de mes genoux. Son contact léger irradiait de chaleur humaine. Impulsivement j’ai caressé brièvement son front. « Quel âge as-tu, Tomás? » « Dix-sept ans. » J’ai bourré ma pipe de bruyère et je l’ai allumée. Nous l’avons partagée sans façon, l’odorat envahi par un bienfaisant arôme d’Orient, un peu sucré, à l’antipode des émanations fétides. « Raconte. » « Il y a si peu à dire du passé mais soit. Nous vivions non loin de Luímneach(3), honorablement, puisque mon père exerçait la profession d’embaumeur et la rétribution qu’il en retirait permettait d’assurer la subsistance de ma mère et de mes quatre frères et soeurs. Quant à moi et depuis l’année précédente j’étais entré au service des pompes funèbres. J’avais charge d’effectuer la toilette des corps et j’étais responsable de l’entretien des lieux. Avec la famine qui sévissait de plus en plus cruellement les conditions d’existence se sont graduellement détériorées. Des familles entières parmi les plus dépourvues se décimaient, les enfants et les vieux en premier, les femmes puis les hommes à leur suite. Nous sommes devenus fossoyeurs. Les denrées de base manquaient ou devenaient hors de prix. À notre tour nous avons connu la faim dévorante. Sous des dehors pragmatiques mon ascendant cachait un grand rêveur. Le miroitement d’une vie meilleure voire prospère au Canada s’est mis à le hanter. La totalité de nos avoirs a été convertie en devises, en provisions de bouches et en passages à bord de l’Agnes King. Nous étions pas loin de deux cents passagers entassés dans l’entrepont. Nous avons largué les amarres le dix sept du mois de mai. À notre arrivée à la station de quarantaine, trente-sept interminables jours plus tard, ma mère était morte ainsi que mes deux plus jeunes frères et soeurs de trois et cinq années. Typhus. Quarante-huit heures après et quelques heures suivant leur débarquement les deux autres enfants de dix et douze ans succombaient à la dysenterie. Mon père a alors perdu la maitrise de son esprit. Il est devenu indifférent à tout ce qui n’était pas son terrible chagrin. Il a cessé de s’alimenter, et même de s’abreuver, sans que mes exhortations ou mes soins produisent le moindre effet. Son souffle s’est éteint définitivement une semaine après. » Il s’est tu. J’ai insisté. « Je suis resté parce que ces tâches doivent être faites et que je suis qualifié pour les mener à bien. »
Le silence est revenu ponctué des bruissements de la nature au dehors, en absolu contraste avec l’autre monde celui-là peuplé des cris et lamentations incessants de l’humanité souffrante et mourant. J’ai sommeillé sans doute. Quand j’ai ouvert les yeux Tomás était penché sur moi. Il a effleuré ma joue. « Va dormir doc. Je vais rester encore un moment pour débarrasser. » Je me suis relevé lourdement, ankylosé. En automate je me suis dirigé vers ma chambre, je me suis dévêtu, j’ai procédé à mes ablutions routinières, remettant toutefois au lendemain auroral rasage ainsi que vidange du vase de nuit et de la cuvette d’eau sale. Épuisé. Je me suis couché le corps brisé, ayant complètement oublié la présence légère du jeune homme. La conscience de sombrer puis le néant.
À mon réveil nocturne la lampe était éteinte et seule luisait une chandelle. Tomás. Debout et revêtu de sa drôle de chemise qui lui allait jusqu’aux genoux cagneux. Il en a dénoué le cordonnet et en a échancré le col. Le vêtement a chu à ses pieds. Il m’a regardé, en attente. Je me suis trouvé incapable de voiler ma face et m’interdire de détailler son anatomie entièrement dévoilée. Troublante. La silhouette est moyenne de taille mais longiligne. Les attaches sont fines. Pratiquement glabre sauf au pubis. Malgré moi j’ai soulevé un coin du drap. Il s’est étendu sur le dos, a accroché ma main au passage et l’a déposée sur son coeur aux battements désordonnés. Reflets flamboyants sur sa chevelure de flamme, trop longue, habituellement nouée d’une ficelle mais pour lors étalée sur l’oreiller. Ses globes oculaires sont sertis de magnifiques émeraudes qui transpercent l’âme. Ses lèvres délicates se sont entrouvertes, terriblement invitantes. Sans que je ne sache comment sa langue à la suavité du tabac blond s’est enroulée autour de la mienne pour un baiser de feu. Ses longs bras, dorés par la lueur tremblotante, ont cerné mon cou. Mon pénis, vibrant s’est logé contre son flanc. Indépendantes, mes mains se sont mises à caresser fébrilement son corps à la texture féminine. Ses minuscules mamelons se sont dressés quand je les ai tétés. Mes doigts se sont égarés dans la toison pubienne touffue puis sur les organes génitaux masculins. Sa peau fleurait et goutait la mie de pain. Irrésistiblement je l’ai couvert complètement, la bouche collée juste sous la ciselure du lobe auriculaire. Nos sexes en contact étroit se sont animés de longues mouvances rythmées au désir charnel. Plus tard il a murmuré : « Prends-moi ». Lorsque je l’eus surplombé,il a ouvert les cuisses et soulevé son bassin. Comme s’il eut été femme je l’ai pénétré. Il a gémi faiblement puis s’est abandonné entièrement soumis à mes irrépressibles assauts virils. Au faîte je me suis répandu au tréfonds de lui. Encore ancré, je me suis redressé, jambes repliées. Sa verge se trouvait en état d’érection. La nette impression que cela en était le prolongement externe de la mienne a attisé à nouveau mon envie. Mes mains se sont activées sur le membre pendant que mon organe mâle le pourfendait durement à l’intérieur. Nous avons crié quand nos sèves intimes ont spasmodiquement jailli au même moment. Les exigences de l’hygiène satisfaites promptement, puisque Tomás avait récuré pendant que je dormais, il s’est blotti tout contre moi, l’oreille à l’écoute sur mon coeur. Il s’est endormi paisiblement. J’ai effleuré sa joue. Il a souri dans son sommeil et il s’est lové davantage.
Mais où étaient donc passés ma conscience et mon sens moral? J’avais perpétré des ignominies! Que Tomás en ait été l’instigateur ne justifiait ni, a fortiori(4), n’excusait mes crimes. Mon devoir eut été de stopper ses élans amoureux et de lui faire entendre raison. Son émoi me donnait la forte impression qu’avant cette nuit, il n’avait jamais fait oeuvre de chair. L’innocence de ma victime aurait dû amplifier les sentiments de remords et de culpabilité que j’aurais dû ressentir. En lieu et place j’ai succombé tranquillement au sommeil! J’ai rêvé que mon sexe s’engloutissait dans sa gorge puis d’un lent va-et-vient étreignant de ses lèvres me procurant un plaisir physique indicible. Ce n’était aucunement onirique mais bel et bien terrestre. Il s’est déplacé. Ma langue a léché la peau tendre du prépuce. Il a agi à l’instar. J’ai illustré sur son phallus ce que je voulais qu’il me fasse. Il y a ajouté des variantes intéressantes, que j’ai appliquées aussitôt. De plus en plus excité, j’ai laissé libre cours à l’instinct. Lui aussi. Les giclées séminales ont failli m’étouffer. Tomás également.
Mais d’autres tâches nous attendaient, primordiales. Il est parti en premier. Je suis ensuite retourné en enfer pour trois quarts, éternels. À maintes reprises, j’ai croisé Tomás et son doux sourire. Je me suis juré de lui parler le soir venu,et de résister à la tentation, si elle survenait. Il fallait absolument que je lui fasse comprendre mais avec la plus grande délicatesse, que des rapports sexuels entre hommes ne pouvaient se pratiquer, question de physiologie, en plus des séquelles pathologiques prévisibles occasionnées par de tels actes perpétrés de façon récurrente et que, considérant l’écart entre nos âges, je pouvais à tout le moins lui servir de guide, voire d’ami. J’ai passé les soirées suivantes à espérer en vain sa présence. Je me morfondais, culpabilisais, m’inquiétais, soliloquais et, surtout, je rêvais. De ses longs bras laiteux autour de mon cou. De ses lèvres entrouvertes. De son corps sous le mien. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Je me sentais devenir fou à lier. Mes nuits se sont mises à ressembler aux cauchemars des jours. Je recherchais instinctivement sa chaleur mais mes membres n’étreignaient que le vide vertigineux. Durant ces interminables journées, il est resté invisible.
À mon retour triste et mélancolique ce quatrième soir, un bouquet de fleurs fraichement cueillies placé dans une tasse ornait la table. Je me suis détourné vivement et il était là, tout proche. Je l’ai enserré à l’étouffer. Je l’ai porté jusqu’à notre couche. Ses longs bras autour de mon cou. Je me suis étendu sur lui. Ses lèvres entrouvertes, accueillant mon embrassement passionné. Nos vêtements entravaient le contact de nos corps. Ils ont ateint le plancher au fur et à mesure de nos ébats charnels débridés. Le lit n’était pas assez large pour contenir notre passion. Nous avons roulé sur le sol, un peu sonnés par la chute. J’étais sous lui. Il s’est empalé sur mon épieu. Ses mouvements se sont faits impétueux. À ceux-ci j’ai fait pendant par des gestes stimulants sur le sien. Mais il a repoussé mes caresses. Au paroxysme du plaisir, j’ai crié : « Je t’aime! » Sa main a enserré ma gorge. Il a grondé : « Non, tu te mens à toi-même et tu me blesses! » Son visage s’est rapproché. Il a martelé sa diatribe : « Je ne suis pas une femme née accidentellement dans un corps autre, je ne suis pas une aberration de la nature, ni un eunuque. Je suis un homme avec des désirs d’homme. L’unique différence en est une de sujet. Comprends-tu ce que je te demande et qu’alors seulement je pourrai te croire? » J’ai acquiescé. Il s’est éloigné de moi. Sentiment de manque, insoutenable. Il a attendu, immobile, assis par terre, une jambe repliée sous lui. Non! Je ne pouvais me résoudre à cet acte dévirilisant et humiliant, voire avilissant. Un autre moi-même s’est agenouillé sur le sol. Je me suis placé en lordose, front contre drap, bras étendus, et envahi par la honte. Mon champ de vision s’est restreint. Avant de se relever, il a craché dans sa main et enduit de salive son pénis érigé. J’ai dégluti pour tenter de dénouer ma gorge serrée ainsi que tout mon corps tendu comme une corde de violon par l’appréhension. Tendrement, il a caressé mon postérieur, amenant une détente soudaine là où il le fallait. Il m’a socratisé. Doucement, avec grande tendresse, en couvrant ma nuque et mes épaules de baisers légers. Et j’ai aimé m’abandonner à son joug. Et j’ai ressenti un intense contentement à lui appartenir. Son rut m’a fait mal. J’ai pleuré mais j’ai réaffirmé mon sentiment amoureux envers lui. Il a résonné en écho, lors qu’il jouissait de sa pénétration contre-nature.
Nous avons fait toilette puis nous avons soupé avec ce qu’il avait apporté, de la langue de boeuf, du pain et du fromage. Un festin d’ogres arrosé de thé. Remplis du bonheur immense de nous trouver ensemble dans cette oasis alors qu’autour de nous régnaient souffrance et désolation. « Pourquoi, Tomás, m’as-tu infligé cette longue attente? Il a hésité. J’ai réitéré, insistant. « Je t’ai épié, doc… Tu es un homme intègre, capable de te donner sans compter, missionnaire plutot que fonctionnaire. La plupart de ceux qui travaillent ici aussi mais ce qui te caractérise en sus c’est cette empathie envers la détresse humaine, cette sincérité qui te fait trouver les mots justes et les actes issus du coeur pour soigner, encourager, apaiser et redonner le gout de lutter pour survivre. Tu captives l’âme, doc, la mienne plus que tout autre… » Cet éloge ne m’apparaissait pas justifié même s’il me touchait plus que de raison. « Ceci n’explique rien! » Il m’a considéré comme si j’étais un être stupide. « Au contraire! Ton essence s’inscrit en transparence dans ta figure. Forcément, tu allais ressentir de la culpabilité pour avoir laissé libre cours à tes pulsions. Et j’ai perçu, dans ton attitude matinale, les signes avant-coureurs de ces débordements émotifs ennuyeux et parfaitement inutiles. J’ai estimé à trois jours le temps qu’il te faille pour prendre conscience de la force de ce qui nous lie. » J’ai été saisi d’une envie difficilement contrôlable d’étrangler ce pédant freluquet. J’ai éclaté de rire plutot, tout comme lui. J’ai emprisonné ses mains entre les miennes. « Tu es magnifique, Tomás, sous tous rapports. » « Depuis quelques semaines déjà, j’ai remarqué que tu me trouvais à ton gout, physiquement aussi ». « J’aime t’observer quand tu oeuvres… » « Elle est devenue très détaillée ton observation de certaines particularités anatomiques se situant en région médiane envers et avers! Déformation professionnelle? » Devant ma mine déconfite, il a pouffé une nouvelle fois. « Je crois que tu es affligé d’une nette propension à te mentir à toi-même, doc… et juste à penser à mon joli cul, tu bandes… Plus particulièrement dans cette posture servile… » Il a adopté la figure humiliante incriminée. Je l’ai possédé sur-le-champ, agenouillé derrière lui, et lui donnant entièrement raison du fait. Lorsque je l’eus libéré, il est resté immobile. Couché sur le dos, j’ai glissé ma tête entre ses cuisses. Il a sailli ma gorge, jusqu’à ce qu’il soit prêt à me prendre. Je me suis déplacé devant lui, pour m’accroupir ensuite. Il a projeté de la salive à l’orifice anal avant de me loyaliser, monté sur moi. J’ai pris grand plaisir à notre coït, toute honte bue jusqu’à la lie. Et j’ai éprouvé une grande joie à satisfaire ses sens. Indicible bonheur, également, que celui de s’endormir, ému et tremblant encore, aux côtés de l’être aimé.
Il était parti quand je me suis éveillé. Durant la journée, il m’a pris à part. « J’essaierai de venir, demain nuit ». Désappointé, je l’étais visiblement. « Moi aussi mais la prudence s’impose. » L’amour me fait perdre la tête. Durant ces moments qui nous séparaient, j’ai éprouvé la nette impression de les vivre entre parenthèses.
Ce n’est qu’après que notre violent et mutuel appétit charnel soit comblé que nous pumes nous entretenir sérieusement. « À quel endroit gites-tu, Tomás? » « Dans une dépendance du presbytère catholique… J’ai pu jusqu’à maintenant découcher sans réel problème puisque le chapelain se trouvait malade, hospitalisé à Québec, et que l’autre prêtre s’isolait aussitôt son repas terminé. Mais le premier est revenu et se montre rempli d’une envahissante sollicitude quant à mon bien-être, matériel autant que spirituel. Il dort non loin et d’un sommeil léger. Cela va devenir difficile, voire impossible, de justifier mes escapades nocturnes. » Le silence a perduré pendant que je réfléchissais et creusais davantage l’idée folle qui avait germé lors de ma veillée solitaire. « Et si le docteur Lynch, saisi d’une grande compassion pour le courageux aide-infirmier Tomás Ó Donnaile(5), proposait à qui de droit de le prendre en adoption? » Le susdit est demeuré parfaitement coi. « Bien que célibataire, le docteur Lynch pourrait servir de mentor au jeune homme et, puisqu’il se trouve nanti, du fait de sa profession, pourrait même défrayer les droits relatifs à ses études en médecine. » Le silence a perduré. « Tomás? » Rien. Je l’aurais volontiers étranglé. J’ai insisté en précisant davantage. « Dans les faits, je te demande de vivre maritalement avec moi, mon amour… » « Tu me tortures, doc. Le mariage a pour fin d’assurer la perpétuation de l’espèce. » « Si j’avais réellement souhaité me perpétuer, il y a belle lurette que je serais gréé d’une épouse. Or, je n’ai jamais envisagé sérieusement une telle éventualité. En ce qui concerne le reste, à ta guise : je t’en offre simplement la possibilité. Quant au sérieux de ma requête : je t’aime, Tomás, et je souhaite partager cette vie avec toi, pour le meilleur et pour le pire, j’en fais le serment. Y consens-tu? » La réponse est venue par la voie de ses prunelles, trop ému qu’il soit pour même acquiescer. Je me suis couché sur le ventre. Il m’a caressé le dos, les fesses, de ses phalanges légères, puis de sa langue, ne répugnant aucune partie de mon corps. Je l’ai supplié de me posséder tellement j’avais envie qu’il me comble. Il l’a fait. Sa jouissance dans mes entrailles a provoqué la mienne. Il a murmuré : « Le bonheur porte ton nom, Riain(6) Lynch. » Il a ajouté, encore plus bas : « Oui, je le veux. »
Faute de disponibilité dans le temps, les formalités ont été menées de manière expéditive et Tomás est devenu officiellement mon fils adoptif. Légitimement, il a pu emménager dans notre modeste maison par la grande porte et avec la bénédiction des autorités ecclésiastiques et séculières. Certes, notre véritable lien demeurerait clandestin mais seul comptait le fait que nous puissions vivre notre amour. Sur la Grosse Île, notre existence propre se trouvait en exergue; nous ne disposions tout au plus que de quelques heures par jour pour nous aimer, nous connaitre, approfondir notre union que d’aucuns considéreraient, si elle eut été connue, au mieux illégitime et méritant le rejet social ainsi que l’excommunication ou au pire condamnable à la prison pour bon nombre d’années. Les hommes se montrent tellement prompts à juger leurs semblables. Ce qui nous unissait, Tomás et moi, défiait l’entendement. L’Amour. Aussi délicat qu’un bouquet de fleurs fraichement cueillies, aussi complexe que la genèse de la vie, aussi profond que le terrible océan, aussi mystérieux que l’âme humaine, aussi passionné que l’étreinte des chairs, aussi quotidien que la toilette commune, aussi irritant que les querelles épiques, aussi apaisant que les réconciliations, tête contre tête, au creux de l’oreiller, aussi houleux que les heurts de la lame sur le flanc du navire, aussi consolateur que les bras ouverts de l’autre alors que la peine déborde par les yeux, aussi éblouissant que l’éclat de son rire. Une seule certitude subsiste : celle d’aimer et de l’être tous les jours que Dieu, s’il existe, crée. Nous n’osions parler d’avenir, opposés constamment à son absence. Je rêvais parfois de mirages de vie future, des impressions fugaces : une pipe partagée au coin du feu après une journée d’honorable labeur, une caresse sur la joue du bel endormi, souriant dans son sommeil, ses longs bras laiteux autour de mon cou, ses lèvres entrouvertes, son corps sous le mien, en d’autres temps, en d’autres lieux, mythiques.
L’ouragan Ríonach(7) s’est abattu sur notre ilot secret au coeur de l’ile de la désolation. Un soir, Tomás m’annonça platement qu’il avait rencontré sa cousine. « Tu fais une de ces têtes! » « J’avais complètement oublié son existence… Quelle impression bizarre m’a laissé ce face à face imprévisible! Mais tu l’as certainement aperçue puisqu’elle est hospitalisée dans un des lazarets sous ta responsabilité, une femme d’âge mur, rousse tout comme moi, presque rescapée ». Parmi ce demi-millier de patients, on pouvait recenser beaucoup de personnes correspondant à cette description sommaire, hormis pour l’état, très peu courant par les temps qui couraient. « D’âge mur? » « Oui, à peu près trente-cinq siècles. » « Tomás je vais étrangler ton joli cou! » Il m’a dévisagé, l’air surpris. « Mais elle est vieille! » « Est-ce que je suis » vieux « , à tes yeux? » « Bien sur que non! » « J’ai trente ans. » « Ah, oui, tant que ça? » J’ai enserré sa tendre gorge. La lueur malicieuse dans ses prunelles. « Admets qu’elle est mature, quand même! » J’ai concédé du bout des lèvres et les bras ballants. Subitement sa mine s’est faite faussement émerveillée. « Donc, j’aime un homme mature. » « Tomás! » En proies au fou rire. Il a voulu constater immédiatement l’état de la maturité masculine ci-devant. Je me suis prêté obligeamment à son examen exhaustif et lui à mon investigation médicale très très complète de sa fougueuse verdeur. Il m’apprenait l’aspect ludique de la vie, si nécessaire pour demeurer sain d’esprit en ces temps où la catastrophe s’étendait avec plus d’ampleur, où la charrette transportant les cadavres empilés ne suffisait plus à la tâche, où nous ne cessions de soigner, les cas les plus graves seulement, qu’au-delà du septième soubresaut d’épuisement. Seules ces quelques heures de bonheur en partage nous donnaient le courage de poursuivre inlassablement le lendemain.
La cousine, donc. Laquelle se trouvait indéniablement du bord des vivants depuis ce matin, malgré son teint have et sa maigreur. L’esprit clair, elle ne conserverait probablement aucune séquelle. Je lui ai annoncé qu’elle pourrait gagner le secteur des convalescents dès aujourd’hui. Avec insistance, elle a cherché mon regard. J’ai consulté sa fiche. « Madame Ríonach Ó Donnaile. » « Étant veuve et sans enfant, j’ai repris mon patronyme à la naissance… Docteur Lynch, je te trouve très jeune pour servir de père à Tomás… » « À son âge, je n’assume en rien un tel rôle! Et si tu tiens absolument à le qualifier, il s’apparente à l’ami ou au frère ainé! D’ailleurs, ceci ne te concerne en rien, madame Ó Donnaile! » « Ne te fâche pas, docteur Lynch, je tiens simplement à me rassurer quant au bien-être d’un membre de la famille, d’autant plus que Tomás en soit l’unique survivant. » « Pardonne moi, madame Ó Donnaile, la fatigue me rend prompt à la répartie désobligeante, et, de plus, déplacée en la circonstance. » « J’aimerais que nous nous entretenions privément lorsque cela s’avérera possible. » J’ai accepté d’un signe de tête puis je l’ai laissée abruptement. Pas de temps à consacrer à des balivernes.
« Quelle peste, cette femme! » « J’imagine que tu qualifies ainsi ma cousine. » « Qui d’autre! Mais reste prudent dans tes déclarations, Tomás, il en va de notre amour. » Il m’a embrassé en guise de réponse. Nous nous sommes écroulés tout vêtus sur le lit et avons immédiatement sombré dans un sommeil de plomb. Tout autant las le lendemain. Nous avons fait l’amour à la va-vite, comme pour nous rassurer : oui, nous étions encore vivants. L’arrivée impromptue de la peste rousse, quelques soirs plus tard, nous l’avons vécue comme une intrusion, d’autant plus que nous nous apprêtions à nous mettre au lit, complètement vannés. Nous l’avons accueillie en gentilshommes toutefois et comme il se doit. Nous nous sommes attablés autour d’une théière. Elle avait apporté des scones et du beurre. Elle nous a remerciés pour tous les soins prodigués sans compter. Elle nous a annoncé qu’elle resterait sur la Grosse Île jusqu’à la fin de la saison de navigation, étant infirmière de profession. Nous n’avons émis aucun commentaire. Madame Ríonach Ó Donnaile m’apparaissait encore plus dangereuse pour notre sécurité que la foudre du ciel s’abattant certainement sur notre demeure si celle-ci eût été dépourvue d’un paratonnerre du sieur Benjamin Franklin. Nos échanges mondains ne furent pas trop laborieux toutefois mais nous avions peine à garder les yeux ouverts. Elle s’est montrée très gente dame, poussant même la gentillesse jusqu’à partir de bonne heure.
« Quelle peste, cette femme! » « J’imagine que tu qualifies ainsi ta cousine. » Il m’a envisagé. « Riain! Je rêve! » « En relativisant, je crois qu’elle se présente davantage comme une emmerdeuse involontaire qu’un fléau. » « Ainsi, il s’agit qu’une femelle à la poitrine opulente gravite dans ton entourage pour que tu te mettes à bander comme une bête en rut! » « Ma parole, on dirait que tu es jaloux! » « Je le suis, Riain. » Estomaqué, j’ai préféré conserver un silence prudent. Nous nous sommes couchés. Je l’ai pris dans mes bras et l’y ai maintenu, malgré ses tentatives pour se dégager. Je l’ai forcé à me regarder. « Je t’aime, Tomás, et il en sera ainsi toute ma vie durant, je t’en ai fait le serment et le réitère. Certes, je trouve Ríonach charmante et je ne demeure pas insensible à ses attraits généreux. N’importe lequel… » Il a continué douloureusement. « Homme normalement constitué y serait sensible… » « Ce n’est aucunement ce que j’allais dire et cette pensée ne m’a jamais effleuré! Je complète, donc : être humain peut être confronté à d’autres désirs, même s’il aime profondément quelqu’un ». « Sois prudent, Riain, il en va de notre amour. » « Je t’aime mais je ne constitue pas ta propriété, ni toi la mienne. Et pourtant, mon engagement envers toi est total. » « Mes émotions s’emmêlent. Je ne veux pas te perdre. Et tu n’es pas comme moi. » « Est-ce réellement important? Avant de te connaitre, je n’avais jamais éprouvé l’ombre de la moindre attirance pour une personne de sexe masculin! Et pourtant, nous faisons maintenant vie commune! Je crois que l’amour vrai peut se dépouiller du genre, et si j’ai acquis une seule certitude en ce monde cruel, c’est bien celle de t’aimer de tout mon être. Eu égard à cela, le reste reste de peu de poids. » Je ne saurais avancer l’avoir rassuré un tant soit peu. Quoi qu’il en soit, il a appuyé sa tête sur ma poitrine au niveau du coeur.
« Je n’ai jamais ressenti d’attirance envers une femme. » « Comment as-tu pris conscience de ton inversion? » Long silence. Lorsque je l’ai regardé, sa figure était devenue crayeuse. Consterné, j’ai voulu réparer ce qu’il avait pris manifestement pour une insulte au lieu du constat dénué de la moindre connotation péjorative, d’un simple état de fait. Il a interrompu ma protestation. « Mais non, tu te méprends. Je vais te raconter, même si je suis saisi de grande honte à me remémorer ces souvenirs. Je veux que tu connaisses tout de moi, même les épisodes sombres et peu reluisants. J’étais âgé de quinze ans alors. Depuis quelque temps déjà j’éprouvais des pulsions sexuelles qui durcissaient parfois mon pénis, surtout quand je m’imaginais en caresser un autre au même moment. Mes fantasmes incluaient des parties de corps mâles anonymes, lesquelles subissaient mes ardeurs ou agissaient sur moi. » Puis, il y a eu ce jeune homme, environ du même âge que moi. D’une beauté irrésistible. Je l’ai caressé sur toute la surface de sa peau, je me suis empalé sur son membre aussi dur que le marbre en me prodiguant un plaisir interdit. Plusieurs heures plus tard, je suis revenu le retrouver, incapable de résister à mon envie de le sodomiser. Je n’ai pu m’en empêcher, je le jure! » Il s’est mis à pleurer. Je ne comprenais plus rien. « Pourtant tu m’as confié qu’avec moi, c’était la première fois. » Il a confirmé d’un signe de tête. Je suis resté silencieux. Que penser devant cet aveu? Mais qui suis-je pour juger des actes de mes semblables? « Tu éprouves de la honte d’avoir perpétré cette profanation nécrophile mais c’est vain de cultiver le remords… Continue ton histoire. » « Mais il n’y a plus rien à narrer! Si ce n’est que j’ai soigneusement occulté toute envie charnelle… Du moins jusqu’au moment où j’ai débarqué ici et que j’ai rencontré le regard étonné, très vite devenu concupiscent, du beau docteur Lynch. » « N’as-tu jamais éprouvé, ne serait-ce que de la curiosité devant le corps féminin? » « Souviens-toi que je fus apprenti au service des pompes funèbres! Et mes connaissances en anatomie n’équivalent sans doute pas aux tiennes mais s’avèrent quand même considérables! Franchement, je trouve la femme, si belle est-elle, aussi excitante qu’une planche de bois. Quant à l’homme, surtout celui qui est étalé ici même sans pudeur aucune tu n’as qu’à en constater l’effet… » « En effet! Qu’est-ce que je fais avec cet appendice caudal vraiment très enflé? » « Le soigner de tes lèvres? »
Après, il m’a relancé. « Et toi Riain, avant d’avoir pris conscience de ton inversion, comment as-tu découvert les joies et aléas de la chair tendre? » J’ai glissé sur l’impertinence du ton employé : d’ailleurs, il fallait bien que je m’accepte étant ainsi, également. « Ma soeur ainée avait convié sa meilleure amie à passer quelques jours à notre résidence. J’avais quinze ans aussi, à l’époque, et je venais tout juste de me rendre compte que mon aspect nouvellement viril faisait rosir les joues et baisser les paupières de nombre de jeunes filles… Ne ris pas! Elle était âgée de dix-sept printemps, belle et rousse… Oui, je dois convenir d’un faible pour le flamboiement! Lors d’une promenade dans les bois avoisinants et dont j’étais censé servir de guide, nous nous sommes égarés. Ma soeur, téméraire par nature, a décidé qu’elle allait chercher la bonne voie pour rentrer, plutot que d’attendre, le soir tombé, probablement, l’arrivée des secours ». Nous sommes restés seuls. Le soleil avait entamé sa course vers l’horizon. Un craquement s’est fait entendre. Tout naturellement, elle s’est resserrée contre son protecteur ravi. Je savais pertinemment qu’aucun animal sauvage dangereux ne hantait les lieux… Oui, j’ai omis consciemment de la rassurer! Troublé, je l’ai embrassée maladroitement. Très intimidés, nous nous sommes éloignés vivement l’un de l’autre. Pour mieux y revenir. Elle était vierge. J’ai eu la présence d’esprit de me retirer d’elle avant de risquer de la féconder. Nous n’avons pas réitéré l’expérience, même si elle fut des plus enivrantes… Pour elle aussi, Tomás! Du moins à en juger par sa mine extasiée! Par la suite, quelques autres dames, dites légères de moeurs surtout, ont croisé ma destinée. Mais rien de vraiment sérieux. Je n’ai jamais aimé jusqu’à ce que je te rencontre… Qu’est-ce que tu fais? » Il n’a pas répondu. Et je me trouvai fort heureux qu’il ne l’ait pas fait.
Ensuite, Tomás a poursuivi ce qui devenait un véritable interrogatoire. L’histoire de ma vie avait pris soudainement une importance primordiale à ses yeux. La voix de plus en plus pateuse, j’ai satisfait minimalement sa curiosité boulimique. « Famille aisée, vie confortable, non loin de Belfast(8), où nous nous étions établis lorsque j’avais dix ans. Mon père était docteur en médecine. Il m’a vivement encouragé à poursuivre dans cette voie. Pourquoi pas. Ces années d’études se sont avérées relativement faciles puisque j’apprenais vite, ce qui me laissait bien trop de temps pour folatrer. Mes frasques délinquantes ont d’ailleurs failli me couter un renvoi de la faculté… Non, je t’en raconterai peut-être quelques-unes mais un autre jour, quoique cela ne donne pas un très bon exemple, d’autant plus que j’avais alors ton âge actuel… Oui, je manquais de maturité! Bref, mon paternel croyait que j’allais tout naturellement reprendre sa pratique. La perspective d’une existence aussi cloisonnée a commencé à m’oppresser. J’ai fait savoir à ma famille que je préférais exercer dans un hopital. Nous nous sommes querellés. Je suis parti. J’ai oeuvré dans un hospice durant quelques années. Les conditions étaient dures mais sans commune mesure avec celles que nous vivons actuellement. L’exaltation qui m’animait au début s’est muée en conscience du devoir. Insidieusement, les barreaux des fenêtres se sont mis à m’obséder. Je suis devenu prisonnier de ces murs épais. J’ai été saisi d’un immense besoin de me libérer de mes chaines. J’ai donc démissionné. J’ai quitté également les combles qui m’abritaient des intempéries. J’ai erré dans la ville plusieurs jours durant, savourant avec une pure délectation ma liberté retrouvée. Mes pas m’ont mené au port. J’ai été engagé comme médecin à bord d’un navire marchand anglais. La mer, Tomás, j’avais trouvé la mer, ainsi que l’horizon infini! La rude vie de marin convenait admirablement à mon tempérament avide de grands espaces et de l’air du large. C’est sur ce bateau qu’un matelot m’a appris les rudiments de la sculpture. J’ai mis quatre ans, durant mes temps perdus, à ciseler ce coffret que tu admires tant. D’une certaine façon, il a cristallisé mon bonheur de vivre. Toi, tu représentes mon bonheur d’aimer et d’exister. Je vais sculpter ton visage dans le bois de cette île, mon amour. Ce qui m’a fait échouer ici? Un naufrage, non loin des côtes espagnoles. J’ai eu envie de revoir la verte Erinn(9). De retour à Belfast, après avoir voyagé à travers l’Eíre(10) durant six mois, je me suis embarqué à bord du… Non, je n’ai pas cherché à renouer avec mes parents. Mon père m’avait chassé et, connaissant son intransigeance, ne tuerait certainement pas le veau gras. Et la douleur de ma mère risquait d’être avivée de mon retour avorté. J’ai donc préféré épargner à ma famille de connaitre à nouveau les affres du déchirement. Bref, le Caithness-shire a quitté la ville le dix du mois d’avril, avec deux cent cinquante passagers, d’entrepont, sauf un, en cabine. Comme tu as déjà navigué sur l’Atlantique dans des conditions à peu près identiques, inutile de préciser davantage. Nous avons enregistré dix décès durant les quarante-six jours qu’a duré la traversée. L’ancre jetée en rade de la station de quarantaine, nous étions pas loin d’une soixantaine malade du typhus. Après ma guérison, je suis resté. Dormons! »
L’épuisement nous rendait à fleur de chair et de nerf. De cotoyer constamment la mort exacerbait notre besoin de vivre et d’aimer. Je conservais une prudente réserve envers Ríonach, tentant de masquer à moi-même ainsi qu’à Tomás le trouble qu’elle suscitait en moi, développé au fil de nos rencontres occasionnelles. Cette femme était admirable sous tous rapports. Pris par notre devoir respectif, nous avions différé l’entretien « lorsque cela s’avérera possible » qu’elle avait sollicité. Manifestement, ce jour-là, elle avait décidé qu’il en était ainsi puisqu’elle m’attendait à la sortie d’un lazaret. Elle avait choisi un moment où je me sentais particulièrement vulnérable : la mort d’un enfant me bouleverse plus que tout, et, durant l’après-midi, il y en avait eu plusieurs qui étaient passés de misérable vie à bien triste trépas. Des sentiments d’impuissance et de colère m’animaient. Je n’ai pas eu la présence d’esprit de refuser, comme il eut mieux valu dans cet état d’esprit pour le moins exempt de sérénité. « Docteur Lynch, je voudrais m’informer quant à tes perspectives d’avenir concernant mon cousin. » « Madame Ó Donnaile… » « Ríonach ». « Madame Ó Donnaile… » Cela m’est devenu impossible de continuer. « Marchons, je t’en prie. » « Madame Ó Donnaile, seul le Créateur déterminera notre futur, peut-il ne pas se terminer aux portes du Bas-Canada. Et je ne peux présumer, non plus, des décisions de mon… de Tomás. Je lui offre toutes les chances possibles mais lui seul décidera de sa destinée. En d’autres termes, tu n’as qu’à l’interroger toi-même! » « Docteur Lynch, pourquoi manifestes-tu autant d’agressivité à mon endroit? C’est légitime de m’assurer que mon parent se trouve entre bonnes mains! » « Tomás n’est plus un enfant, madame Ó Donnaile! » « Certes, Tomás est un jeune homme mais encore d’âge mineur et il reste sous ta responsabilité! » « Tu as raison, pardonne-moi. » « Tu n’as pas répondu à ma dernière question. » « Parce que je n’en détiens point la réponse. » « Tu es nanti d’une nette propension à te mentir à toi-même, Riain… » « Ríonach, je… » Elle avait raison, bien entendu.
Elle s’est arrêtée au milieu du chemin. Ma chair est faible et la sienne imprégnée d’une sensualité irrésistible. Sans que je ne sache trop comment, je me suis retrouvé à l’abri des regards derrière un bosquet en train de caresser ses seins nus, à téter ses mamelons turgescents. Son corps vibrait sous le mien et elle gémissait. J’ai déchiré ses dessous et déboutonné la braguette de mon pantalon. Il m’a violemment repoussé d’elle et s’est jeté sur moi. Ses mains ont enserré mon cou, me coupant le souffle. Ses yeux étaient assombris par la douleur et l’ire, en tout cas déterminés à me faire passer de vie à trépas. J’ai cessé toute résistance. J’ai attendu qu’il se ressaisisse. Mais je commençais à manquer dangereusement d’air. Il a relâché son étreinte à un cheveu de devenir mortelle. Il m’a embrassé à pleine bouche puis a mordu au sang ma lèvre inférieure. Tomás s’est enfui vers la maison en courant. Je me suis rajusté, évitant le regard de Ríonach, assise par terre. Elle est restée coite et n’a pas cherché à me retenir. Tomás pleurait à chaudes larmes. Je me suis allongé à ses côtés. Il s’est éloigné à l’autre extrémité de notre lit, refusant tout contact. Il s’est calmé, finalement. « J’ai quasiment tué le seul être au monde que j’aime. Absolument rien ne justifie un tel acte. Je veux mourir! » Il s’est remis à sangloter. Il n’a pas refusé mes bras, cette fois. « Je suis plutot mal placé pour te donner des leçons sur la maitrise des pulsions. L’important, c’est que tu aies réussi à reprendre tes sens à temps. » « Alors que tu les perdais avec elle! » « C’est un fait, Tomás et je n’ai aucune intention de m’en excuser ou de le justifier. » « Vivre maritalement impose nécessairement le voeu de fidélité à l’autre partenaire! » « Ceci constitue une vue de l’esprit. Et avant ton action intempestive, Ríonach ne représentait aucune menace réelle pour notre couple! » Il a caressé ma lèvre tuméfiée. J’ai insisté. « Elle sait, maintenant! ». Il a approuvé muettement. Ma gorge douloureuse s’est nouée d’angoisse.
Quand elle s’est invitée chez nous quelques soirs plus tard, ce n’était aucunement pour nous entretenir de mondanités. « Tu es un être abject et dégénéré, Riain Lynch. » « S’il te sied de le penser, libre à toi. » « Ce sont des actes monstrueux que ceux de pervertir un jeune garçon et tu mérites d’affronter la justice pour ces crimes! » « Mais de quoi parle-t-elle? Quel jeune garçon? Quels crimes? » « Madame Ó Donnaile prétend que je me trouve coupable de toutes les perversions commises à ton endroit, mon amour, » « Ciel! Lesquelles? La liste en est tellement longue! » « Tomás! N’envenime pas les choses! » « Elle est simplement déçue de ne pas avoir pu se faire baiser! » « Tomás! » « Très chère cousine, tu t’emmêles dans tes jupons! Mettons les choses au point. Je suis celui qui a, délibérément, initié Riain Lynch aux plaisirs et aux douleurs de l’amour entre hommes. J’ai fait en sorte qu’il ne puisse pas résister à mes charmes. Cette adoption, nous l’avons organisée pour que nous puissions vivre en paix cet amour qui n’a pas tardé à nous unir. Et c’est tout à son honneur que de m’offrir de pourvoir à ma subsistance : il aurait pu ne pas le faire et je ne le demandais pas. Même si cela ne s’est pas accompli sous les auspices de notre sainte Mère l’Église, Riain est mon mari tout comme je suis son époux. Et ni l’opprobre, ni la geole, ni la mort ne pourra nous séparer. » « J’endosse complètement ses aveux. » « Tu n’as que dix-sept ans, Tomás! » « Et toi, cousine, à quel âge as-tu » épousé » ton boulet alcoolique, joueur et violent? Seize années? » Elle n’a pas répondu. « Si j’eus été femme, aurais-tu été le moindrement scandalisée par notre amour? » Elle est restée coite. « Mon plaisir sexuel, je le prends avec mon homme et je n’apprécie pas du tout que tu joues dans mon jardin. » « Tomás! » « Désolé pour la comparaison, mon amour. » Il m’a enlacé. Gêné, j’ai d’abord tenté de me dégager, mais j’y ai renoncé. « Ne t’immisce pas dans notre ménage, cousine, cela ne te concerne en rien! » Ébranlée, livide, elle est partie. « Tomás, je vais t’étrangler! » « Baise-moi, plutôt. » Ce que j’ai fait.
Durant plusieurs jours la tension est grimpée à son paroxysme entre Tomás et moi. Je n’appréciais guère sa mainmise sur ma personne et il s’enrageait de mon incompréhension envers ses sentiments les plus profonds. Quant à Ríonach, rien. Ce qui m’apparaissait de fort mauvais augure. Je me devais de la considérer comme une adversaire, ce qui me déplaisait souverainement. Et j’y arrivais difficilement. J’ai essayé de définir ce que je ressentais envers elle. Ce n’était pas de l’amour, du moins pas celui qui fait prononcer à un homme sous son emprise des paroles l’engageant pour la vie, comme je n’avais pas hésité un seul instant à le faire envers Tomás. Et ce serment, je ne le reniais pas. Ce n’était pas non plus uniquement une question de désir charnel, bien que mon envie d’elle soit très violente et très présente dans mon esprit. Une passion, plutot, profonde, dévorante, en tout cas pas reposante. Seigneur! Jaurais dû me faire moine! Une vie entièrement empreinte de spiritualité et de sérénité. Qui m’aurait semblé trop terne sans doute. Quel serait l’aboutissement d’un tel remous dans ma vie déjà fort houleuse? Je n’en avais aucune idée mais au fond, cela importait peu. Ces derniers événements m’avaient appris une importante leçon qui a bien failli devenir fatale : envers Tomás, je me devais d’agir autrement, soit dans la plus grande transparence. J’avais minimisé son sentiment d’insécurité. Se découvrir différent, voire anormal, dans ce qui le caractérisait le plus intimement, ceci dans une société essentiellement intolérante puisqu’imprégnée de religiosité, l’avait intrinsèquement marqué. Si je prenais en compte ma propre attitude, au début du moins, envers Ríonach, à la fois défensive et agressive, j’ai compris que j’en vivais l’avant-gout, seulement, étant censé être un homme mature. Tomás se sentait menacé parce qu’il se dépréciait en valeur humaine. Et je devais tenir compte de ce facteur tout en tentant de l’aider à ce sujet. Ce qui m’amena à conclure que désormais tout se ferait au grand soir (les jours, étant soumis à notre mission, ne nous appartenant pas) et sans jamais l’exclure. Tout un défi. J’ai fait part de mes sages conclusions à l’intéressé, lequel s’est montré fort incrédule quant à l’application de ces « voeux pieux » dans notre vie quotidienne et, surtout, très intime, ce qui menait à « des situations qui ne faisaient pas que friser le ridicule mais lui donnait chevelure crépue. » Peut-être.
Quoi qu’il en soit, j’avais le soupçon que les choses n’en resteraient pas là avec Ríonach. J’ai interrogé Tomás à son sujet. Bien que furibond, il m’a fait part des renseignements dont il disposait. « Ríonach a toujours été considérée comme la brebis galeuse de la famille. Pour être honnête, si elle avait été homme, personne n’aurait trouvé à y redire. Ce que je sais d’elle, je le tiens de ma mère, laquelle ne pouvait s’empêcher de ressentir une certaine admiration devant l’audace de cette femme qui avait décidé qu’elle déterminait sa propre destinée. Les parents de Ríonach, mes ancêtres du côté paternel, faisaient partie de l’élite sociale ultra-catholique. Le destin de leur seule fille était inscrit à l’avance dans le livre de la vie. As-tu remarqué, Riain, que les adultes considèrent leur progéniture comme des prolongements d’eux-mêmes? (J’ai acquiescé, les yeux levés au ciel). Quoi qu’il en soit, la prévisible existence bourgeoise ne correspondait pas exactement à ses aspirations. À seize ans, rebelle, elle s’est enfuie de la maison. Nul ne sait ce qui s’est passé durant les deux années qui suivirent. Les recherches entreprises par la famille sont restées vaines. Ma grand-mère, à l’article de la mort et gisant sur son grabat d’hopital, a retrouvé Ríonach, devenue infirmière. Ces retrouvailles furent doublement dramatiques car, lorsque mon grand-père apprit qu’elle vivait ouvertement avec un homme, un protestant en plus, sans avoir été unie par les liens du mariage, et qu’elle était mère d’une fillette de quelques mois, il l’a reniée. Ríonach a, toutefois et de loin en loin, gardé le contact avec son frère. La dernière fois que j’ai entendu parler d’elle, du moins avant de la retrouver ici, c’était aux funérailles de son » mari » et de sa petite fille. J’ignore ce qui s’est passé exactement mais un incendie a pris naissance. Seule Ríonach a survécu à la tragédie, un passant l’ayant sauvée in extremis(11) du brasier. Après le double enterrement, elle est partie pour Liverpool ». Quelques secondes plus tard, Tomás s’est mis à ronfler.
Nous avons été réveillés à l’aube, en catastrophe, par une estafette tambourinant à la porte. De Scylla en Charybde : au cours de la nuit, de forts vents et des orages avaient semé la pagaille et plusieurs tentes servant d’hopitaux de fortune avaient été démontées. Il régnait une atmosphère apocalyptique. Des malades au regard halluciné, sales, émaciés et fantomatiques, erraient ou tournaient en rond. Ils s’écroulaient d’épuisement. Certains mouraient. D’autres, pris de folie, hurlaient et, dans un ultime sursaut d’énergie, s’éloignaient vers les bois. Ceux-là seraient enterrés sur place par les soldats. Nous avons travaillé, vingt-quatre heures d’affilée dans la boue, dans un désordre et un affolement indescriptibles. Sur le chemin du retour, nous avons croisé Ríonach sans la voir. Elle nous a hélés. Nous avons fait demi-tour, les jambes pesantes. Elle s’est évanouie juste comme nous arrivions à sa hauteur. Tant bien que mal, nous l’avons transportée jusque chez nous, car nous nous trouvions plus près de notre maison que de tout autre endroit, puis nous l’avons installée dans l’alcove censée servir de chambre à coucher à mon « fils adoptif ». Après un examen sommaire, j’ai constaté, le Créateur en est loué, que sa perte de conscience prenait probablement pour racine son épuisement. Nous lui avons enlevé son uniforme, l’avons recouverte d’un simple drap. À un moment donné, elle a ouvert les yeux vagues, puis les a refermés, s’endormant profondément. Nous avons agi à l’instar, laissant ouverte, par mesure de précaution, la porte de notre chambre.
Je me suis éveillé un peu avant l’aurore, les sens excités par les attouchements ciblés de mon amour. Il s’est couché à plat ventre pour que je le prenne. J’ai plaqué ma main sur sa bouche pour assourdir ses gémissements de plaisir et je l’ai mordu à l’épaule pour étouffer les miens. D’éraste à éromène, je me suis placé de flanc pour lui donner accès au coté dorsal de mon corps. Puis, je me suis abandonné à lui. Le va-et-vient de son organe engorgé au-dedans de moi me procurait des sensations indicibles alliant la douleur à la joie. Au diable, la morphologie! Lorsqu’a culminé sa jouissance d’homme, il a chuchoté : « Je t’aime, Riain Lynch. » J’ai murmuré : « Le bonheur porte ton nom, Tomás Ó Donnaile ». Toilette faite, nous nous sommes rendormis, entrelacés. Ríonach avait préparé une bouillie d’avoine pour le petit déjeuner. Nous avons avalé sans piper mot la dégoutante mixture. Elle nous a remerciés de lui avoir porté secours. Nous avons haussé les épaules. Je lui ai prescrit d’autorité une journée entière de repos. Comme je m’y attendais, elle s’est insurgée. « C’est un ordre du médecin, madame Ó Donnaile. Une infirmière malade ne sert à rien et vous tombez toutes comme des mouches. » Elle a acquiescé. Sa paleur m’inquiétait. Avec des gestes empreints de douceur, respectueux et apaisants, sa manière habituelle, Tomás l’a aidée à regagner sa couche et à s’y installer. Nous sommes repartis dans la mêlée.
Tomás a cuisiné une omelette au lard pour le diner tardif. Comment il pouvait tirer des plus humbles ingrédients de telles délices relevait de la sorcellerie. Il a répondu : « Tout est dans la manière. C’est comme pour l’amour. » « Je vous demande pardon. J’ai porté un jugement hatif, étayé sur des bases argileuses. Alors que depuis mon plus jeune âge, je lutte pour la liberté d’être, simplement, celle qui permet d’assumer ses choix de vie en dépit de la morale et de la société bien-pensante. Que vous soyez amoureux l’un de l’autre, je ne le comprends pas mais le ressens. Puisqu’il en est question, vous auriez pu refermer la porte, discrétion oblige… » Nous avons rougi. « Ríonach, ta préoccupation pour le bien-être de Tomás est toute à ton honneur et je ne te porte aucune rancune ». Nous avons partagé une pipe, elle aussi, à ma grande consternation et à leur hilarité.
C’est tristement, toutefois, qu’elle a pris congé. Avant qu’elle ne franchisse le seuil, je l’ai enlacée. Ses yeux d’émeraude, tout étonnés. Ses lèvres, si proches. Je l’ai embrassée. Sa langue s’est enroulée spontanément à la mienne. J’ai attiré Tomás contre nous, le maintenant par la taille. Il a accroché un bras autour de mon cou. Une étincelle de compréhension est passée dans le regard perplexe de Ríonach. Mon homme a répondu à mon baiser avec grande passion. Les lèvres de Ríonach, ardentes, ont confirmé son consentement implicite. Maladroitement, je me suis attaqué aux boutons de sa robe. Tomás est venu à la rescousse avec ses doigts habiles. Il l’a aidée à retirer son vêtement. J’ai enserré Ríonach entre mes bras. Plaqué derrière moi, il a insinué ses mains entre nous pour déboutonner ma chemise. Il a caressé tendrement mon dos nu. Peu après, le contact de son torse dénudé m’a fait frémir. Nos oripeaux se sont empilés sur le sol au fur et à mesure du lent effeuillement sensuel où les regards caressaient autant que les gestes. Insensiblement, nous nous sommes rapprochés de la chambre. Nous nous sommes allongés, moi au centre. Je me suis penché sur son magnifique corps, tellement féminin. J’ai pétri ses seins. Ses mamelons étaient gonflés. Je les ai tétés avec voracité. Sa vulve, désirable, s’est ouverte sous mes pressions digitales, puis sous ma langue. Tomás s’est déplacé. Ses lèvres bienvenues ont cerné mon sexe tumescent. J’ai levé brièvement les yeux. Son phallus était englouti entre celles de Ríonach. En proie à la frénésie de son désir d’accouplement, le bassin de Ríonach s’est animé. Sa sève avait un gout salin. J’ai rompu notre roue de plaisir. Elle a crié quand ma verge l’a pénétrée. Moi aussi, quand Tomás l’a fait. Son dard s’est mis à fouiller à l’intérieur de moi, tout comme le mien au-dedans d’elle. Elle a cessé d’ondoyer, soudain. Ses yeux se sont écarquillés de surprise. Un spasme vaginal, comme une lame de fond haute et forte, a happé mon pénis, provoquant mon éjaculation prématurée. Au même moment, en criant, Tomás jaillissait dans mes entrailles, empêchant tout retrait. Les contractions de Ríonach se sont apaisées, pour reprendre ensuite avec une plus grande intensité. J’ai éjaculé à nouveau au tréfonds d’elle. Elle gémissait sourdement. Plaisir de femme, complexe. Elle a caressé ma joue tendrement, consciente de ma préoccupation, également la sienne. « Il faut laisser la nature suivre son cours. C’est bien ainsi, Riain ». Nous nous sommes dénoués. Ému, je l’ai embrassée. « C’est la première fois que j’éprouve les joies de la chair. » « Mais pas la dernière. » Elle a souri, a posé sa tête sur mon épaule et est tombée dans le sommeil. « Je t’aime, Tomás, toute ma vie pour te le prouver. » « D’une drôle de manière, quand même! Mon amour pour toi sera éternel. » Nous avons sombré à notre tour.
Bien avant l’aurore, ils s’activaient tête contre tête sur mon organe viril. Tatonnant j’ai cherché puis trouvé sa vulve et son pénis. À ma grande surprise, elle m’a chevauché et s’est empalée sur mon épieu. Elle a chuchoté : « Tomás, prends-moi aussi. » Elle a hurlé quand il l’a fait garçon. Alors qu’il hésitait, elle l’a enjoint de continuer. J’ai saisi ses tétons. Nous avons copulé, retardant au possible la montée du plaisir. J’ai articulé pour elle seule : « Je t’aime ». Ses yeux ont répondu. Puis, elle s’est exclamée : « Oui! » Nous nous sommes déchainés. Je sentais le phallus de Tomás me prendre à travers elle. Et ses yeux et les siens. « Je vous aime! » ai-je crié au moment où nous anéantissait notre paroxysme commun.
Tomás lui a enlevé les flocons d’avoine des mains. Il s’est affairé au petit déjeuner. Elle l’a observé, les bras ballants. La bouillie qu’il a apprêtée était délicieuse. « C’est vrai que je suis une cuisinière exécrable ». Nous n’avons émis le moindre mot. « Gentilshommes sauf au lit, j’aime! » Nous avons fait chorus à son rire joyeux. Temps de retourner aux Géhennes. Avant le départ, elle nous a pris par le bras. Elle a devancé ma question. « Vous ne me verrez pas de quelque temps; j’ai besoin de réfléchir loin de vous, démons. .
Le soir, le temps s’annonçait orageux, dans notre maison, du moins, car au-dehors, la température demeurait au beau fixe. « Tu l’aimes! » « Oui. Comme je t’aime. Et j’ai l’intention de la demander en mariage. » Incrédule, il m’a dévisagé. Il a éprouvé de la peine à retenir son envie de me trucider dare-dare. En lieu et place, la théière s’est fracassée contre le mur. « Tu ne veux tout de même pas que l’enfant que nous lui avons peut-être fait, ou ferons, naisse batard! » « Nous! Mais… ». « Ce n’est pas, ou ne sera pas, ta semence, mais ton action. Veux-tu que j’illustre? ». J’ai dessiné grossièrement, avec mon doigt, dans du sel renversé. Il est devenu blafard. « Attendre et voir? » « Tomás! » « Je ne veux pas te perdre! » « Mais qui parle ainsi! Cesse de penser que Ríonach, parce qu’elle est femme, constitue une menace. Tomás, rien, même la mort, ne me déliera de toi. » « Et si elle l’exigeait? » « C’est avec toi que je vis cette existence et il en demeurera ainsi. Là est l’essentiel. Mon serment, je ne le renierai jamais. Tomás, qu’est-ce je dois dire ou faire pour que tu me croies? » « Rien. Je suis convaincu de ta sincérité et j’approuve ta décision. Tu es un homme digne de respect, bien que désespérément pontifiant et aussi endormant que du laudanum. » « Tomás, nous nous entretenons de choses sérieuses! » « Tout à fait d’accord » furent ses dernières paroles cohérentes, juste avant l’assaut de ses lèvres sur ma verge. Non, je me trompe, il a dit, après m’avoir fait satisfait : « Tourne-toi que je t’encule, mon amour. » J’ai obéi à mon homme. Nous avons joui de concert.
Ce n’est que six jours plus tard que Ríonach nous a fait grace de son apparition. « Plus du double de ta performance, Tomás! ». Devant ses yeux interrogateurs, Tomás lui a narré à sa façon le calvaire de mon attente. J’ai d’abord fulminé mais son imitation irrespectueuse, et tout à fait véridique, je ne leur aurais avoué pour rien au monde, toutefois, était d’une telle drolerie que j’ai fait chorus à l’hilarité générale. « Tu sembles épuisée, Ríonach, un peu fiévreuse. » « Le travail du médecin, c’est une sinécure, en comparaison de celui de l’infirmière… Mais au diable, j’ai besoin d’évacuer la tension… » Nous sommes restés en attente de la suite de la phrase. « Qu’attendez-vous pour me manquer de respect? » Nous sommes restés parfaitement immobiles, sauf des yeux. Elle s’est exclamée. Ses joues se sont colorées bellement. Son lent dénuement montrait une impudeur excitante. Tomás a changé de siège, préférant zyeuter envers plutôt qu’avers, nature oblige. Lorsque Tomás a déboutonné sa braguette et qu’en a jailli son long membre mâle en érection, je n’ai plus su où donner du regard. Se détournant, elle a jaugé la situation. Désormais nue, elle s’est agenouillée, cuisses écartées, devant Tomás et s’est penchée sur lui, offrant ainsi son cul à ma convoitise. Pantalons baissés, je l’ai prise par derrière, mes ardeurs galvanisées par la fellation qu’elle prodiguait à mon homme. J’ai eu peine à attendre son orgasme avant d’épandre ma semence en son corps intérieur. Tomás, gémissant, a éjaculé au fond de sa gorge, fécondation stérilemais identique. Nous avons uni nos yeux, lui et moi. Et jamais plus il n’allait éprouver de doutes quant à mon amour pour lui, ni pour elle. Et il a accepté le partage de mon coeur. Nous sommes restés silencieux après notre acte charnel. Tendresse sous silence, aussi, dans nos apprêts. Dans notre lit devenu trop étroit, nous nous sommes blottis serrés. Sur cette île de la désolation, malgré les malades, les agonisants et les morts ainsi que la lourdeur de notre tache, nous nous sentions pleinement heureux. Une telle soif de vivre nous animait ainsi qu’un immense besoin, irrationnel de la créer, aussi, comme pour s’abstraire de la cruauté du destin. Nous ne pouvions exprimer ces sentiments, voire ces instincts mais nous les ressentions crument. Nous débordions littéralement d’émotions exacerbées et d’envies démesurées. D’une certaine façon notre survie en dépendait. Telles étaient mes pensées avant de rejoindre mes amours dans le domaine onirique.
Avant l’aurore, nous avons fusionné à nouveau. Ríonach s’est lovée contre mon ventre, enserrant mon organe entre ses fesses, provoquant ainsi ce qu’elle souhaitait. J’ai titillé son bouton d’amour. Mon pénis s’est inséré dans son vagin accueillant. La verge de Tomás m’a pénétré. Son va-et-vient rectal s’est accordé à mes violentes et irrépressibles poussées. J’ai hurlé en jouissant d’elle et par lui. Je suis de nature double, à la fois masculine et féminine. Je l’ai compris à cette minute et j’ai pleuré de joie que le Créateur m’ait fait ainsi. Leur étreinte m’acceptait comme je suis. Et j’ai eu envie de mourir à cet instant précis parce que je ressentais le plus grand bonheur qui soit.
Pour le petit déjeuner, Tomás a apprêté de fines crêpes à la farine de sarrasin. Arrosées de mélasse, elles constituaient un repas digne des plus exigeants palais. « Si tu t’installais ici, jusqu’à la fin de la saison? À tes conditions, s’entend. » Ríonach et moi en sommes restés béats. Il a pouffé. « Je t’ai juste devancé de quelques jours, Riain mon amour, ce qui t’épargne beaucoup de salive qui aurait été employée à énoncer d’ennuyeux discours destinés, entre autres, à préparer l’homme de ta vie à cette éventualité qui découle pourtant de l’ordre des choses, étant donné tes conditions d’existence actuelles, Ríonach, ainsi que de ton acceptation inconditionnelle des liens particuliers qui nous unissent, Riain et moi. » J’ai décidé de ne pas relever sur les discours. Mais Tomás me connaissait mieux que moi-même et savait, tout autant que moi, que Ríonach « vivait » dans une minuscule alcove, qu’elle avait tendu de tissu de fortune à l’intérieur même d’une des salles dont elle était responsable! C’était une dangereuse aberration mais l’aménagement d’une résidence pour les infirmières était une priorité sans cesse reléguée aux calendes grecques. Ríonach m’a envisagé. « L’homme de ma vie a fort bien expliqué la situation, malgré l’impertinence, excusable par sa jeunesse, de ses propos. » Ils ont pouffé. Elle s’est adressée à Tomás. « Parle-t-il toujours ainsi quand il se veut sérieux? » Il a répondu : « Pire! », sa mine à l’appui. « Tomás! Ríonach! » Ils ont redoublé d’hilarité! J’ai attendu patiemment que le cacophonie cesse. « Et ta réponse? » « Je dormirai dans cette pièce. » « Tout le temps? » « J’y réfléchirai. » Ma mine déconfite a provoqué un nouvel accès joyeux. « Et je ne me mêlerai pas de popote! » « Ni de ménage puisque Tomás se montre plutot maniaque, là-dessus aussi ». « Et moi pas très portée sur la chose… Je parlais de taches domestiques, Riain! » J’ai soupiré de soulagement. « Quant à votre réputation, Ríonach… ». Elle m’a interrompu sèchement. « Je mène ma vie comme je l’entends, Riain Lynch. » J’ai décidé de ne pas poursuivre, pour le moment du moins.
Notre ménage à trois a débuté le soir même. Alors que je craignais des étincelles, Ríonach a apporté par sa présence un équilibre harmonieux à nos bouts de vie commune. Elle était dotée d’un tempérament mixte, autant masculin que féminin, ce qui m’apparaissait passablement étonnant pour une femme, bien que je possédasse peu d’expérience en ce domaine. Elle s’est révélée capable d’entrer en contact autant avec mon intellect qu’avec mes sens. Tomás et elles se rejoignaient de la même façon mais avec un effet miroir. Et elle réussissait à aplanir avec une habileté extraordinaire nos querelles de coqs. Nous lui apportions, je crois, un certain apaisement car c’était une femme tourmentée et révoltée, très secrète sur ses motivations. Elle se sentait, et était, aimée dans le profond respect de son être. À la nuit, nous laissions la porte ouverte. Souvent, elle venait nous retrouver. Parfois, elle nous regardait faire l’amour. Elle disait que l’union essentiellement virile la fascinait. Il arrivait aussi que Tomás observe notre fusion amoureuse. La plupart du temps, nous nous unissions tous les trois, en respectant nos particularités. Ainsi, Tomás n’a pas tenté de la pénétrer par la voie des femmes, ni moi par celle des hommes. Nous expérimentions complaisamment tout le reste. Nos fusions débridées nous comblaient et, surtout, nous faisaient oublier momentanément l’horreur quotidienne, laquelle nous dépassait totalement.
Une nuit d’orage, plusieurs semaines après le début de notre vie commune, nous l’avons entendue crier. Alarmés, nous nous sommes précipités à son chevet. Elle s’est mise à hurler à pleins poumons. Ses yeux hagards ne nous voyaient pas et elle est restée sourde à nos suppliques. Elle est devenue toute molle, soudain, puis elle s’est rendormie. Elle ne s’est pas souvenue de l’événement, le matin venu. La crise s’est répétée plusieurs fois. Je possédais bien peu de connaissances en matière de psychologie féminine mais davantage en physiologie. Et j’avais observé de nettes modifications morphologiques : ses seins avaient grossi et les aréoles avaient foncé et son ventre s’était affermi. Son odeur corporelle s’était enrichie d’effluves inconnus. « Tu es enceinte, Ríonach. » « Sans aucun doute. Je l’ai compris il y a quelques jours déjà. » « Tes cauchemars terribles y semblent reliés, mon amour… ». Elle s’est mise à sangloter. Nous l’avons enserrée entre nous. Nous nous sommes assoupis. Elle nous a réveillés. Dans l’obscurité, sa voix semblait émaner de nulle part. Elle a raconté un bien terrible récit.
« Il était âgé de vingt-huit ans quand je l’ai rencontré en pleine rue. J’en avais seize et rêvais d’amour. Il était d’une beauté époustouflante, sûr de lui, élégant et les manières désinvoltes. J’ai été immédiatement conquise. Ma mère, occupée à négocier avec un marchand, me tournait le dos. L’homme s’est mis à m’observer avec insistance. Je suis devenue cramoisie et cela l’a fait sourire. Quand il est arrivé à ma hauteur, je l’ai envisagé. Il s’est présenté : » Peadar(12) Connor pour te servir, elfe rousse… » Ma mère m’a hélé : » Ríonach Ó Donnaile! « . Vivement tancée, je n’en ai eu cure. Fort des renseignements fournis malencontreusement, il m’a retrouvée aisément. Me promettant monts et merveilles, il a entrepris une cour assidue, sous mes fenêtres. Il était protestant et moi catholique. Il m’a convaincu de m’enfuir avec lui pour que nous puissions vivre au grand jour notre amour éternel. Subjuguée, à la fois par sa personne et par le romantisme de la situation, j’ai accepté de le suivre. Je n’ai ici aucune intention de justifier ma folie : c’était simplement mon état d’âme à l’époque. Notre nid d’amour, une maison héritée de son père, un commerçant aisé, grouillait de vermine, mais je n’en vis rien, d’abord. Dès que nous fûmes dans la chambre, il a retroussé mes jupes et m’a déflorée. Il s’est montré tellement brutal que je me suis mise à hurler. Il m’a frappée et frappée encore et encore, à la figure, jusqu’à ce que je me tusse. Après, en larmes, il s’est excusé de sa violence. Il a étanché le sang et pansé mes plaies. J’ai pardonné, évidemment, que faire d’autre? Cette première fois s’est répétée au fil des jours. Il me violait et me battait, puis s’excusait et recommençait le soir suivant. Tout retour en arrière n’était plus possiblepuisque j’étais devenue une femme perdue. Ma vie quotidienne en était une d’horreur. Il jouait. Lorsqu’il gagnait, nous pouvions manger à notre faim mais il se soulait et me violentait avant de sombrer. Lorsqu’il perdait, nous nous régalions de pommes de terre, mais il me frappait avec encore plus d’acharnement. Quand, ne pouvant plus le cacher, il a compris que je portais un enfant, il m’a tellement battue que j’ai failli le perdre… J’ai accouché de ma fille sans aide d’aucune sorte. En silence, de peur de troubler son sommeil puisque ses violences nocturnes s’avéraient les pires entre toutes. Chaque jour, chaque nuit, je me suis employée à protéger la frêle existence de ma petite Cáit(13) des sévices de son terrible père… Mais elle aussi a dû apprendre, dès le berceau, à dominer ses sanglots : il ne supportait pas… Le soir anniversaire de ses huit ans, il est rentré avec une bouteille de bon whiskey. J’ai été obligée d’en prendre un verre afin de ne pas le mécontenter inutilement. Même Cáit a dû en boire un doigt. Quand elle a commencé à dodeliner de la tête, je l’ai portée jusqu’à son lit et je l’ai bordée. Prise d’un malaise, j’ai décidé de m’allonger quelques minutes, au risque d’en subir les conséquences. Je me suis réveillée au son des hurlements. Je me suis précipitée mais je me suis écroulée. Il avait dopé la boisson. Étourdie et tanguant, j’ai atteint la chambre. Le silence est devenu tellement dense soudain. J’ai ouvert… Elle était bancale, cette porte, tout abimée aussi puisqu’il s’y exerçait souvent au lancer du couteau… J’ai ouvert… Cáit… Cáit gisait, nue, cuisses écartées et vulve ensanglantée. Il l’avait » étrennée « . C’était le terme qu’il avait employé alors qu’il avait usé de moi pour la première fois… Le visage de mon enfant était violacé et son cou portait des stigmates rouges… J’ai levé les yeux sur lui. Il était nu aussi, les organes génitaux tachés du sang de ma fille. » Je voulais juste qu’elle se taise « , m’a-t-il dit, l’air désolé… J’ai regardé à nouveau le fruit de mes entrailles… Non, elle ne crierait jamais plus… Elle n’aurait plus jamais mal, non plus… J’ai refermé doucement. Puis je me suis mise à courir jusqu’à notre chambre. Il s’est élancé à ma poursuite. Mais quand il a réussi à défoncer la porte, j’étais prête. La première balle a fait éclater son pénis, la deuxième son coeur et la troisième sa tête. En s’écroulant, il a entrainé la lampe. Un incendie a pris naissance. J’ai laissé tomber l’arme à feu. J’ai voulu rejoindre ma Cáit et attendre la mort purificatrice en la protégeant de mon corps. Mais j’ai trébuché, sur un petit soulier, je crois. Un passant m’a tirée des flammes alors que je gisais évanouie au bas de l’escalier, m’a-t-on dit. Telle est la vérité sur le crime et la hantise de Ríonach ». Le silence a duré trop longtemps. J’ai dit doucement : « Tu portes notre enfant, maintenant ». Elle a crié : « C’est trahir Cáit une autre fois! » Ses sanglots nous déchiraient. Nous l’avons serrée contre nous avec le sentiment que tout ce que nous aurions pu dire ou faire serait vain. Mais j’étais convaincu que Ríonach résisterait à l’appel du passé et surmonterait son immense culpabilité. Le drame l’avait ébranlée dans son intégrité et les récents événements l’ayant profondément bouleversée l’y avaient replongée en séquelles. J’ai posé ma paume sur son ventre. J’ai éprouvé une indicible fierté que Ríonach soit la mère de notre descendance.
Heureusement, mon pronostic s’est révélé exact : au matin, elle s’était ressaisie. Son premier geste a été de se précipiter vers la cuvette : nausées matutinales et vomissements, normaux au début de la grossesse. Au petit déjeuner, elle a annoncé qu’elle allait s’installer à Québec le plus tôt possible. J’ai approuvé, saisi d’un incommensurable soulagement : le premier mois en est un d’extrême fragilité. « Avant de quitter l’île, madame, me feras-tu l’honneur et le bonheur de t’unir à nous par les liens du mariage? » « Pour le bien de notre enfant, j’accepte ». Elle a placé son bémol, attendu d’ailleurs : « Mais soyez conscients, messieurs, que ceci ne vous autorise aucune emprise sur moi ». Son rire à notre mine apparemment déçue. Je l’ai attirée contre moi et Tomás s’est rapproché. « Je vous aime tous les trois. »
Le soir, je les ai entretenus de ce qui me préoccupait : « Mon coeur me porte à démissionner et à t’encourager à le faire, Tomás, pour que nous puissions vivre ensemble, à Québec ». Il a continué : « Mais réaliser ce voeu m’apparait impossible, eu égard à la situation actuelle. » « Je le comprends et n’en attendais pas moins de vous. Vous me rejoindrez à la fin de la saison de navigation et après avoir subi vous-même une quarantaine. » Telle fut notre décision, prise le désespoir dans l’âme. Le prêtre catholique, le même qui avait pris Tomás sous son aile, célébra le mariage de madame Ríonach Ó Donnaile et du docteur Riain Lynch, en présence de Tomás Ó Donnaile, son pupille, ainsi que celle de deux témoins d’office, la veille du départ de Ríonach.
Au retour de la simple cérémonie, j’ai tenté d’aborder un sujet fort délicat : l’indépendance financière de notre épousée. « De quoi te mêles-tu, Riain Lynch ? » « De ce qui me regarde, madame Lynch! » « Retiens moi, Tomás, je vais le frapper! » « Madame Lynch! » Elle s’est retournée, cherchant visiblement la dénommée! Tomás a ajouté son grain de sel évidemment! « Je crois que notre épouse préfère conserver son patronyme d’origine. » « De quoi te mêles-tu, Tomás Ó Donnaile? » « De ce qui nous regarde! » « Tomás! Ríonach! Nous nous entretenons de choses sérieuses! » Ils ont croulé par terre, morts de rire! Bon. Je me suis abaissé à leur hauteur, physiquement, s’entend. « Ríonach, puisque tu sembles tellement y tenir, je ne m’y objecte pas mais je voudrais que notre fils… » « Ou fille! », a interrompu impoliment le jeune freluquet. « Ou notre fille, allais-je mentionner, avant cette interruption non appropriée, continue ma lignée. » « Mais on l’a fait à trois, cet enfant! Et je te trouve bien prompt à l’escamoter! » « Cessez de vous chamailler comme des mégères! Notre enfant portera le nom Ó Donnaile Lynch. » Nous avons accepté le compromis. « Ce point étant réglé, passons maintenant… » « À la nuit de noce! » « Tomás! » « Je suis en accord avec ton époux et le mien, Riain… Mais puisque la question te tarabuste autant : je ne suis pas dénuée d’économies; de plus, je ne resterai pas oisive le reste de mon existence; ainsi, dès qu’il, ou elle, atteindra l’âge de raison et de scolarisation, je reprendrai du collier. Je consens à ce que tu prennes en charge sa subsistance jusqu’à ce moment, la mienne l’étant déjà et les détails ne vous concernant en rien. » « Je me rends. Tomás, tu aurais dû m’avertir que ta cousine était une véritable virago! » « Tu aurais dû t’en rendre compte par toi-même, étant censé être un homme mature! » J’ai émis audiblement d’irrespectueux jurons. Ils ont ri!
Tomás s’est levé et a tendu la main à Ríonach : « Mon épouse, si nous allions accomplir notre devoir conjugal? » Ils m’ont planté là! Je me suis transformé en statue à l’entrée de la chambre. Jusqu’à ce soir, Tomás avait traité Ríonach comme un garçon, en tous points. Mais, apparemment, il avait décidé de prendre femme. Alors qu’il tétait ses mamelles dénudées, elle a articulé sans mot dire : « Accepte. » J’ai acquiescé, bien entendu, l’émoi prenant le pas sur le vil sentiment de jalousie qui m’avait taraudé au premier chef. Je me suis dévêtu et je me suis installé, en retrait, à une extrémité de notre couche. Il l’a dénudée petit à petit. Elle aussi. Leur ballet sensuel a mis mes sens à vif. La prenant dans ses bras, il l’a déposée au mitan du lit. Ríonach émettait de petits cris excitants sous les caresses qu’il lui prodiguait avec une dextérité et une délicatesse que je lui enviai. Le plaisir a déferlé sur Ríonach en hautes et fortes vagues avant même qu’il ne s’attaque au centre de son corps. J’étais fasciné. Il a attendu que le premier orgasme échoie pour stimuler son bouton d’amour avec la langue. Je me suis rapproché pour observer. Il a modifié sa posture pour que je puisse le faire. Je ne croyais pas possible qu’une femme puisse éprouver autant de jouissances complètes dans un acte sexuel à peine entamé! Le bassin de Ríonach s’est mis à ondoyer, appelant l’union charnelle. Sa vulve, totalement ouverte a accueilli le pénis de Tomás. Le va-et-vient de mon homme sur ma femme, de plus en plus puissant. J’ai éjaculé au même moment que lui et elle, consterné : je n’avais pas pris conscience de m’être ainsi gratifié. Insatiable, Tomás s’est concentré sur moi, envers et avers. Il m’a fait atteindre des cimes insoupçonnées du plaisir, m’amenant au bord du gouffre et m’y maintenant toute l’éternité. Dans la même position que Ríonach tantôt, je me suis donné à lui. Il a joui de moi comme d’elle. Ensuite, dans la posture la plus enivrante qui soit, je l’ai possédé sur-le-champ. Ríonach s’est glissée sous lui, accroupie. Il l’a montée par la voie rectale, à en juger par ses cris de plaisir entremêlés à ceux de douleur. Nos apprêts terminés, encore essoufflés, nos coeurs, par le biais de nos regards ont conjugué le verbe aimer.
Un peu avant l’aurore, elle s’est couchée sur le dos et sur Tomás. Il s’est relié à elle ainsi qu’à moi à travers elle. Unisson de nos êtres dans l’acte d’amour charnel. L’émoi a étreint ma gorge et broyé mon âme. Ce bonheur de vivre était trop immense. Et le destin aveugle et cruel. J’ai été saisi par une grande peur soudain, alors qu’elle embarquait sur le pyroscaphe la ramenant vers le continent. Tomás a entouré mes épaules. « Viens, nous n’avons d’autre choix que de poursuivre notre tâche : tant de gens ont besoin de nos soins ». Son rappel à l’ordre était nécessaire.
Aucune nouvelle de notre épouse durant deux longues semaines. Je m’inquiétais et fulminais tour à tour, sous le regard sarcastique du jeune homme immature censé être mon tendre époux! Quoi qu’il en soit, je me trouvais tout de même fort aise de notre solitude à deux, d’autant plus que nous en étions à notre quatrième souffle, au moins, et Ríonach n’étant pas particulièrement reposante. Trop épuisés, nous n’avions pas fait l’amour depuis son départ. « Non, Riain, là n’est pas le problème. Cesse d’employer des faux-fuyants : » Je suis trop fatigué « , » J’ai une migraine » et tutti quanti(14)! » En fait, je ne savais pas moi-même ce qui m’affectait et, par le fait même, la qualité de ma relation avec Tomás. Je le lui ai avoué bien humblement. J’ai posé ma tête sur son épaule, un bras sur lui. Il a caressé mon dos. Les mots sont sortis de façon inattendue : « Avec Ríonach, tu as connu la Femme. » « Avec toi aussi, j’étais puceau ». « Avec elle, tu t’es montré un merveilleux amant. » « Tout comme avec toi, mon amour. » « C’est vrai. Mais est-ce que tu préfères avec moi qu’avec elle? » « Je pourrais te retourner la question! » « C’est différent, incomparable et incomparable ». Il est resté silencieux. Je l’ai relancé. « Presque de quoi changer d’allégeance. » Il a vu la déception s’inscrire sur ma figure. « J’ai dit : » presque « , grand nigaud immature. » « Cesse, je n’ai pas le coeur à plaisanter. » « Pardonne-moi. Je ne me trouvais pas seul avec elle : c’est ton regard qui galvanisait mes ardeurs et me donnait envie de la connaitre intimement, tout comme toi. » « Que ressens-tu vraiment pour elle? » Il a réfléchi longuement. « Une amitié amoureuse, je crois. Ríonach est une femme que j’admire et un homme merveilleux. Comprends-tu? » J’ai acquiescé. Il a repris : « En ce qui me concerne, je crois que l’inversion du genre était inscrite dans mon être dès la naissance; pour toi, elle est plus probablement reliée à l’objet de ton amour, c’est-à-dire ma personne. Contrairement à moi, je n’ai pas l’impression que tu pourrais ressentir du désir pour un autre mâle que moi à moins que tu n’en deviennes profondément amoureux, ne t’en avise pas, d’ailleurs! » « Toi non plus! » « Avec toi, c’est ma nature, avec Ríonach, c’est acquis. » « Je ne ressens plus cette dichotomie; je me sens autant porté vers l’un que vers l’autre. » « Alors, ton accès de jalousie est terminé. » « Quelle mauvaise foi! » « Si nous passions aux choses sérieuses, maintenant? » Nous avons forniqué une bonne partie de la nuit dans la plus grande joie, tous nos sens sollicités et comblés à maintes reprises.
La missive nous est parvenue une autre interminable semaine plus tard. Je l’ai conservé contre mon coeur et sous ma chemise jusqu’au soir. L’enveloppe portait la mention : « au docteur Riain Lynch et à monsieur Tomás Ó Donnaile, Grosse Île ». La calligraphie reflétait bien le tempérament de notre épouse bien-aimée : ferme, décidée, avec des arabesques flamboyantes, hâtive, aussi, les mots se précipitant à la course de sa pensée. Tomás est enfi, rentré chargé d’un sac de linge propre. Ensemble, nous avons lu la lettre tant attendue.
« Mes amours, mon plus grand regret c’est celui de me trouver éloignée de vous. J’aurais tellement aimé vivre cette renaissance en votre compagnie. Car c’en est une : je navigue de découvertes en nouveautés dans ce merveilleux pays du Bas-Canada. Quand je me suis retrouvée à quai avec mon maigre bagage et le coeur gros de notre séparation, mes pas errants m’ont mené jusqu’au coeur de la magnifique ville de Québec, pentue, proprette, pimpante et populeuse. Attirée par la vitrine d’un grand magasin, j’ai comparé ma triste apparence défraichie à celle, contrastante, du mannequin. Inutile de préciser que la comparaison ne m’avantageait aucunement. J’ai donc fait l’emplette d’une robe, de dessous, d’un chapeau, de gants et de souliers. Ainsi bellement parée, je me suis rendue à la banque pour y ouvrir un compte, échanger quelques traites et y faire virer mes économies. La question du numéraire étant réglée, il me fallait gite et couvert, le temps de voir ce que j’allais faire de ma vie. Un obligeant commis m’a conseillé, dans un anglais laborieux, un hôtel convenable, bien qu’un peu dispendieux, sis sur la Place Royale. Va pour la vie de chatelaine. Durant la semaine que j’y ai séjourné, j’ai été traitée comme une reine : dans le luxe et le confort raffinés. Ah, ce plaisir voluptueux de se prélasser dans un bain chaud et odoriférant, de se mettre sous la dent les mets les plus délicats qui soient, de se coucher dans un lit moelleux et fleurant bon (j’ose avouer, messieurs, que mes pensées envers vous furent empreintes d’une franche lubricité…) Mon expérience m’a appris que la meilleure façon de trouver ce que l’on cherche, c’est de parcourir les petites annonces, particulièrement si l’on ignore précisément ce que l’on veut découvrir. Munie d’un dictionnaire, j’ai épluché celles du Journal de Québec. Cela a pris du temps! Je traduisais le début de chacune, pour voir de quoi il était question, puis je passais à la suivante. C’est important que j’apprenne à parler couramment français puisque c’est la langue d’usage de la presque totalité de la population. Et puis j’aime cet endroit empreint de culture européenne. Les gens y sont naturellement aimables et ouverts. » Dame d’âge mûr, veuve, cherche dame de compagnie, soirs et fins de semaine. Gite et couvert offerts, émoluments à discuter selon disponibilité. Personnes peu sérieuses, s’abstenir. » (je t’imagine pousser ici des cris d’orfraie, Riain, mais cet emploi, peu exigeant physiquement, pourrait constituer la solution idéale et me permettre de vivre douillettement sans bourse délier!) J’ai écrit à l’adresse mentionnée, poste restante. Ma lettre, rédigée en français approximatif faisait état de ma situation actuelle (dans ma missive, j’ai précisé que Tomás est mon fils, né d’un premier mariage; c’est mon seul mensonge mais veuillez en tenir compte lorsque vous me rejoindrez), incluant ma condition de future mère, ma profession, la raison pour laquelle je me trouvais seule, étant donnée votre mission ainsi que mon vif désir d’apprendre la langue d’usage. J’ai terminé en précisant mes coordonnées actuelles et temporaires. Pour faire bonne mesure, j’ai réécrit mon texte au verso, en anglais cette fois. Six jours plus tard, nous nous sommes rencontrées pour le thé dans le salon de mon hôtel. Quelle femme! La prestance majestueuse, l’élégance simple et gantée, la gestuelle empreinte de raffinement mais sans afféterie. De beaux cheveux d’argent qu’elle porte courts, une beauté classique sans la moindre ride, la cinquantaine, tout au plus. Notre entretien s’est déroulé en anglais, qu’elle maitrise à la perfection et sans accent. Par gout davantage que par désoeuvrement ou nécessité, elle occupe un emploi de traductrice, et d’interprète à l’occasion dans une banque traitant d’affaires internationales. Elle parle et écrit, couramment, en plus du français et de l’anglais, l’espagnol, et l’italien mais aussi elle connait un peu d’allemand, d’arabe et de russe; et elle s’attelle actuellement à l’étude du mandarin!) Veuve depuis une décennie, m’a-t-elle précisé. Cherchant quelqu’un avec qui partager les joies et les aléas de l’amitié, peut-être. L’accompagnant lors de manifestations culturelles, ou simplement pour discuter. La rassurant, par sa présence même en la demeure. Apparemment satisfaite de mes réponses à ses nombreuses questions, sur tout et sur rien, elle a dit : » Si rien ne vous retient ici, vous serez la bienvenue dès aujourd’hui « . Consternée, je lui ai répondu spontanément que j’avais planifié effectuer quelques emplettes supplémentaires, ma garde-robe laissant plutot à désirer (je vous vois vous exclamer : ah, les femmes, aucun sens pratique lorsqu’il est question de colifichets!) » Ma couturière pourra satisfaire tous vos besoins à ce chapitre et elle pratique des prix concurrentiels à ceux de grands magasins « . J’ai accepté son offre obligeante. Elle disposait d’un petit cabriolet bleu conduit par un cocher en uniforme. Elle habite une agglomération cossue, non loin de Québec, portant le nom de Sillery (l’adresse complète est inscrite au bas de cette trop longue missive). Madame de Courcelles, Catherine, m’a fait visiter les êtres de son imposante demeure. Je vous en reparlerai au prochain courrier. Avant de me laisser à mon emménagement, elle m’a lancé, en souriant : » Puisque vous souhaitez apprendre le français, Ríonach, je ne vous parlerai dorénavant que dans cette langue, sela-vou-va? » J’ai acquiescé, l’intonation semblant vouloir solliciter une confirmation. Pourquoi pas? Vous pouvez donc, mes époux, vous sentir rassurés quant à mon avenir immédiat. Mais je me sens inquiète de votre sort. Prenez méticuleusement soin de votre santé. Deux longs mois encore avant que la saison de navigation se termine! Dans le tourbillon, mes pensées sont habitées par votre présence. Puissions-nous, moi et votre enfant que je porte, constituer un phare qui guide votre destinée vers le bonheur de nos retrouvailles. À bientôt. Écrivez-moi, ne serait-ce que quelques mots. Votre Ríonach. »
« Quelle femme, » notre » Ríonach! » « Ton commentaire me semble empreint d’une certaine ironie. » « Plutot de l’admiration à laquelle j’ajoute un soupçon de sarcasme. » « Ah. En tout cas, elle se trouve entre bonnes mains. » Il a éclaté d’un rire joyeux. Perplexe, j’ai attendu patiemment la fin de son accès d’hilarité. « Ta figure ressemble à un point d’interrogation au comble de l’exaspération, mon homme. J’éclaire vite ta lanterne avant que l’ire ne te saisisse. Ríonach se débrouille fort bien par elle-même et ces » bonnes mains » sont plutôt les siennes. Mais rassure-toi, quoi qu’il arrive, une telle femme fera toujours face aux difficultés et notre enfant se trouvera toujours » entre bonnes mains » aussi. » « Je distingue une autre lueur dans ton regard. » « Madame de Courcelles, Catherine de son prénom, suscite mon intérêt. En quoi? Je l’ignore. Une intuition, trop diffuse pour que cela vaille la peine d’être mentionné. Rien d’alarmant toutefois. » « Tomás, je vais t’étrangler! » Son sourire disait : baise-moi, plutôt. Mais nous étions trop épuisés : nous avons sombré à mi-parcours. De plus en plus de plomb dans nos ailes, bien que la situation ait connu une légère amélioration : davantage de personnel, d’autres batiments hospitaliers, des latrines, les tentes démantelées, une meilleure hygiène, donc moins de vermine, de propagations de la maladie et de risques d’infection.
Nous avons écrit à Ríonach, une drole de missive à la relecture, où chacun dans le style qui lui est propre, un peu ampoulé en ce qui me concerne, je l’avoue, et fort impertinent (humoristique, proteste-t-il véhémentement) pour l’autre époux. Elle nous a répondu après un long délai de trois semaines, durant lequel la vie et, surtout, la mort ont continué leur périple sans surprise.
« Mes amours et époux adorés, je fais d’abord amende honorable. Au fur et à mesure de la lecture de votre missive, j’ai été saisie de fureur : elle ne contenait que deux phrases faisant état de ce que vous viviez sur la Grosse Île, et ce, alors que les journaux font état de commentaires alarmants! Le reste de votre prose n’était constitué que d’une ribambelle de questions indiscrètes concernant des sujets censément non évoqués dans ma première lettre. Pour couronner le tout, même pas la moindre allusion à l’amour qui, je le croyais, nous liait tous les trois. J’ai déchiré ce papier en mille morceaux et je n’ai pas décoléré durant une semaine! Jusqu’à ce que je me rende compte que toutes ces interrogations inquisitrices témoignaient de votre tangible souci de mon bien-être, une sorte d’amour concret, bien plus réel, au fond, que des envolées littéraires oiseuses. Jamais personne ne s’est soucié de moi à ce point, considérant d’autant plus les conditions de vie à l’intérieur desquelles vous devez évoluer et que je connais très bien et que c’était, de fait, inutile de s’y attarder longuement. La longue attente que je vous ai fait subir a également pour explications d’autres réflexions. Mais j’y reviendrai plus loin. Pour répondre à la seule et unique question dont je me souvienne, ma grossesse se déroule admirablement. Je n’éprouve plus de nausées, ni le moindre petit malaise. De plus, je me suis assurée de la présence au moment opportun, d’une sage-femme réputée fort compétente, celle-là même qui a mis au monde le fils de Catherine. Conformément à tes théories inusitées mais pleines de bon sens à la réflexion, docteur Lynch, mon alimentation est saine et variée, je ne fume pas et je fais de l’exercice, modérément toutefois. Mon ventre est tout rond et Catherine me fait souvent remarquer que la maternité me sied. Quelle femme merveilleuse que madame Catherine de Courcelles, intelligente et cultivée, grande voyageuse aux cotés de son défunt époux, bénie des dieux, enfin tout le contraire de moi. Nos entretiens sont tellement stimulants pour l’intellect et je raffine mes manières à son contact. Dans notre désir commun de communiquer, nous nous sommes réservé des moments où nous utilisons l’anglais. À sa demande, je lui apprends l’erse. Mais je fais d’appréciables progrès en français, quoique mon accent prononcé laisse encore à désirer. Quand Catherine travaille, je sors très souvent pour de longues promenades solitaires (non, docteur : rien qui provoque un excès de fatigue!) C’est quasiment la vie idyllique. J’éprouve un peu le mal du pays, parfois : un paysage urbain, une manière d’être, un gout, une odeur qui ne constituent plus que des souvenirs. Ces accès de nostalgie finiront sans doute par s’estomper. Trop souvent, la nuit surtout, mon coeur est saisi d’un intense sentiment de manque, provoqué par notre séparation forcée, alors que nous commencions à peine à évoluer ensemble. Parfois aussi, le doute me ronge : vous êtes tellement liés et semblez vous suffire à vous-mêmes à l’intérieur du lien que vous avez formé bien avant mon intrusion dans votre existence. Quelle est ma place entre et avec vous? Est-ce vraiment une autre que celle d’être la mère de votre progéniture? Est-ce bien une vie à trois, plus un ou une, que vous souhaitez? Ensemble tout le temps ou parfois? Je crois à votre attachement, à ton amour, Riain, à ton amitié, Tomás, et mes sentiments sont réciproques. Le triangle que nous formons doit équilibrer ses angles pour que nous y soyons heureux. Je crains que cela ne s’avère beaucoup plus difficile qu’en couple. Je crois aussi que nous devons nous montrer honnêtes entre nous pour que la réflexion puisse se faire. Le bien-être et l’équilibre affectif de notre enfant en dépendent. Je ne voudrais pas que vous vous sentiez liés par notre mariage, ni par le souci de me protéger. Je suis une femme qui tient farouchement à son indépendance et se trouve parfaitement en mesure de l’assumer. Ceci n’enlève rien au fait que, quoi qu’il en soit, mon plus cher désir est de vous retrouver sains et saufs, et que vous me permettiez de partager avec vous au moins des bribes de votre précieuse existence. Que Dieu vous protège, mes bien-aimés, et vous ramène vers votre Ríonach. »
Nous étions tellement émus que nous n’avons pu empêcher nos larmes de s’épancher. Son amour, sa lucidité dans l’amour, plutot, sa sincérité évidente, son souci pour l’enfant à naitre et de son avenir. Ríonach a conquis bien plus que notre respect : notre admiration sans bornes. Nous avons convenu, Tomás et moi, d’amorcer cette réflexion qu’elle requérait par respect humain de l’intégrité de l’autre. D’une certaine façon, nous avons cessé de considérer Ríonach comme une femme, au sens un peu méprisant de la définition qu’en fait l’homme la plupart du temps. Elle est devenue notre égale et partie intrinsèque de notre destin. Ce soir-là, nous avons fait l’amour avec elle enliée à notre pensée. Jamais nous n’avions connu une telle intensité dans l’acte de chair, comme s’il eût été transcendé par elle.
Le lendemain matin, dès l’aube, nous avons été convoqués tous les deux, par la voie d’un messager, par le surintendant de la Grosse Île, le docteur George Mellis Douglas. Surpris, nous nous sommes rendus à sa résidence. Nous avons été promptement reçus dans son bureau. À sa sèche invitation, nous avons pris siège. Un lourd silence a étendu sa chape un long moment. Il ne nous regardait pas. Son attitude nous est apparue fort étrange. Il a entamé, finalement : « Docteur Lynch, j’ai toujours éprouvé le plus grand respect pour vous. Votre mission, vous la remplissez avec une ferveur et un don de soi louables. Le même éloge s’adapte parfaitement à vous, monsieur Ó Donnaile. Sans votre présence, nous serions privés, messieurs ». Il s’est interrompu. Nous avons attendu la suite dans l’expectative étant donné que nous sentions que l’appréciation de notre travail ne constituait aucunement la raison de cette mystérieuse convocation. Il s’est décidé à prendre le taureau par les cornes : « Vous avez été l’objet d’une dénonciation d’une extrême gravité émanant d’un membre du personnel hospitalier. Cette personne, mandatée par moi pour vous quérir en la demeure en raison de la maladie subite et simultanée du docteur Stanley et de garde Bernier, s’est toutefois heurtée à portes closes. L’estafette a contourné la maison, puis apercevant une lueur, s’en est rapprochée. Il n’a pu se résoudre à attirer votre attention, fort accaparée par ailleurs. Inutile de mentionner plus explicitement ce dont il a été témoin involontaire et horrifié, vous le devinez sans doute. » Nous avons acquiescé. Il a repris : « Vous, un uraniste! Un médecin, commettre de telles aberrations! Vous devez vous trouver sous l’emprise d’une maladie mentale! » Mon sang n’a fait qu’un tour. « Mais qui êtes-vous pour juger ainsi des manifestations de l’amour entre deux êtres qui utilisent ce que le Créateur leur a donné pour se le prouver? » « Vous tenez des propos sacrilèges! » « Nos rapports charnels, librement consentis, ne concernent que nous et n’affectent en rien notre oeuvre humanitaire! » « Taisez-vous! » J’ai obtempéré. « Je ne vous ai pas fait mander pour entendre justification quant à vos moeurs dépravées : vous aurez à le faire devant le Tribunal de Dieu et je m’en lave les mains. Il relève de mon devoir toutefois de m’assurer que Tomás Ó Donnaile, encore très jeune et officiellement votre fils adoptif, ne constitue pas une innocente victime de vos sévices criminels. » « Il n’en est rien, je vous le jure! » « Monsieur Ó Donnaile? » « Riain Lynch est mon époux. Même la prison, la séparation ou la mort ne pourront défaire ce lien. » Il nous a envisagés pour la première fois. « Je ne peux pas vous comprendre. Toutefois, nous vivons dans des conditions apocalyptiques et votre apport y est vital. Si vous choisissez de rester en poste, comme je le souhaite, sachez que je ne pourrai vous protéger que de la mise sous écrou, pas de l’opprobre dont vous deviendrez certainement les objets, la médisance faisant partie de la nature fondamentale de l’être humain. » Tomás m’a regardé; l’attente dans ses yeux; l’amour inconditionnel, aussi. « Nous ferons face. » Nous avons cru entendre « merci » lorsqu’il nous a congédiés sèchement. Nous sommes partis après avoir jeté un dernier regard sur cette silhouette accablée aux épaules voutées. Comment ne pas éprouver le plus grand respect pour cet homme dont les responsabilités étaient écrasantes et dont les intérêts étaient subordonnés à ce qui comptait vraiment : sauver des vies innocentes.
Sur le chemin qui nous menait à destination, Tomás a saisi ma main. Je ne l’ai pas retirée. Nous nous sommes rejoints dans le sourire que nous avons échangé. La force de notre amour. Et nos pleurs emmêlés le soir. Apparemment, la rumeur s’était répandue comme une trainée de poudre. L’ostracisme ainsi que les insultes et les quolibets de quelques-uns deviendraient dorénavant notre lot quotidien. L’invincibilité de notre amour pour continuer chaque jour que Dieu, s’il existe, crée. Nous avons écrit à Ríonach. La vérité sans fard : ce que nous avons éprouvé à la lecture de sa dernière lettre, les événements récents. Rien sur notre réflexion puisque pour le moment nous essayons de survivre et que c’est très difficile. Grâce est rendue au Créateur, nous avons pu continuer à vivre ensemble et le prêtre catholique avait bien d’autres âmes à sauver pour s’occuper des péchés mortels des vivants. Quant à la possibilité de tomber dans les rets de la justice, elle semblait écartée, pour le moment du moins, grace à la protection occulte du surintendant Douglas. Je vouerai une reconnaissance éternelle à cet homme de foi. « Pour eux, nous ne sommes que des invertis! Nous avons perdu toute valeur humaine! C’est cela, l’aberration! » « Calme-toi, Tomás, cela ne sert à rien de… » « Je dois sortir cela de moi! Nous pratiquons la sodomie, active et passive, c’est tout ce qu’ils retiennent! Comme s’il n’y avait que l’acte physique, comme si les sentiments n’existaient pas, comme si nous étions devenus à leurs yeux que des bêtes sexuelles, en dessous des animaux, mêmes, puisque nous ne pouvons procréer! Notre mission ne vaut plus rien à cause de ce que nous sommes! » « Les êtres humains ont tendance à dénigrer et à rejeter ce qu’ils ne comprennent pas et leur jugement se trouve entaché des principes religieux à l’intérieur desquels ils baignent depuis l’enfance. » « Tu leur trouves des excuses! » « Sans doute mais je ne les juge pas : ce sont nos semblables, malgré tout, même si leur humanité ne parait pas toujours ». Il a pris le ciel à témoin. « Viens, mon chéri, allons accomplir ce que nous sommes censés faire, par définition ». Au lieu, nous nous sommes endormis.
Le surlendemain, nous avons reçu une missive de Ríonach, donc bien avant que notre réponse à la précédente lui parvienne.
« Mes amours, vous me manquez tellement que les mots débordent en lettres de plus en plus nombreuses. Je n’ai jamais autant écrit de toute ma vie. Je n’ai pu attendre le retour du courrier m’apportant votre lettre. Un souci de franchise et d’honnêteté guide ma main aujourd’hui, quoique je ressente beaucoup d’embarras à traiter de ces choses. Et à entamer. Je vais donc vous raconter comme les paroles viennent. Durant la nuit qui a suivi l’écriture de mon appel à la réflexion, je me suis mise à hurler à pleins poumons : mon cauchemar récurrent. Alarmée, Catherine s’est précipitée. Elle m’a raconté, par la suite, m’avoir trouvée, roulée en boule, criant désespérément et en litanies : » Rends-moi ma petite Cáit! Ne lui fais plus de mal! « . Difficilement, Catherine est parvenue à me réveiller. Une fois consciente, je me suis retrouvée entre ses bras, pleurant à chaudes larmes. Sa tendresse, s’exprimant en douces caresses sur mes cheveux et mon visage, a fini par provoquer l’apaisement de ma douleur. Alors que j’étais à l’orée du sommeil, elle a posé ses lèvres sur les miennes et sa paume a englobé mon sein. J’ai gardé les yeux fermés. Elle a murmuré : » Dors bien, mon amour « . Après avoir reposé ma tête sur l’oreiller, elle est partie. Curieusement, ses avances explicites n’ont provoqué aucune surprise. Elles ne faisaient qu’ajouter aux signaux infimes qu’elle ait, à dessein ou non, laissé transparaitre au fil des jours et que j’aie d’emblée décodé comme étant un désir de rapprochement affectueux. Je n’avais pas cru qu’elle souhaitait davantage. J’ai passé toute la journée du lendemain à réfléchir. De vous cotoyer, et encore plus, a modifié radicalement ma perception de la sexualité. Auparavant, dans mon esprit, cela allait de soi que l’amour ainsi que son expression charnelle, s’accomplissent uniquement entre un homme et une femme. Plus maintenant, du moins pas seulement. La vraie question à se poser est donc devenue : est-ce que j’aime assez Catherine pour la suivre jusque-là? La réponse m’est apparue d’évidence. Au coeur de la nuit, je suis allée la rejoindre. J’ai allumé une chandelle. » Ríonach! Te trouves-tu mal? « . Je l’ai rassurée quant à ma santé. J’ai enlevé ma chemise et je suis apparue nue devant elle. Elle a cessé de respirer et moi aussi. Elle était dénudée sous la couverture. Le contact de nos corps, à la fois chaud et frais. Nous avons fait oeuvre de chair, passionnément et complètement, jusqu’à l’aurore. Riain et Tomás, j’ai la ferme intention d’approfondir ce lien aussi. Je vous demande de l’accepter. Je vous aime de toute mon âme et resterai, pour l’éternité, votre Ríonach »
Tomás a éclaté d’un rire joyeux! « Vraiment, je ne vois aucunement en quoi c’est pertinent de manifester de la jubilation! » J’ai attendu, avec une infinie patience, que son accès d’hilarité se résorbe, faute d’alimentation. « Riain, à ta mine impayable, on pourrait croire que tu es, à la fois, jaloux et choqué! » « Exactement. » « Si j’ai bien compris, toi, tu peux éprouver de la jalousie, mais pas l’autre, c’est-à-dire moi? » « Tomás, je déteste ta propension à pointer continuellement mes contradictions! » « C’est à se demander où se trouve logé ton cerveau, mon homme mature! » « Tomás! » « Oui, je sais : tu vas m’étrangler! » Je l’ai envisagé, furibond. Ma colère est vite retombée, toutefois. « Tu en as eu l’intuition, n’est-ce pas? » Il a confirmé. « Et quelle interprétation en fais-tu? » « De délicieuses complications à nos relations déjà fort complexes, j’aime! » J’ai préféré reporter la discussion à plus tard. Nous nous sommes mis au lit après avoir fumé une pipe. « Ce n’est quand même pas la même chose; ceci m’apparait plus anodin, en quelque sorte. » Il m’a considéré, l’ai ahuri. « Tu parles de leur » oeuvre de chair » en ces termes? » « Évidemment : elles ne peuvent pas s’accoupler vraiment! » Il a taté mon pénis. « Et tu crois que ce misérable bout de chair est absolument nécessaire pour satisfaire une femme? » « Si tu continues à le manipuler ainsi, il ne restera pas longtemps » misérable « ! » Il a léché son index et son majeur. « Et cela peut remplir le même office et leurs orifices ». Il a démontré le procédé sur ma personne, tout en poursuivant ses manoeuvres traitresses de l’autre main. Pendant qu’il agissait avec une dextérité consommée, j’ai caressé tout son corps de mes yeux. Tomás est l’être le plus magnifique qui soit. Sa verge s’était redressée et j’ai voulu m’en saisir. « Non. Fais-moi jouir sans me toucher. » Je l’ai regardé avec ahurissement. Il a cessé son va-et-vient mais n’a pas retiré ses doigts. Je me suis noyé dans la mer émeraude. Je suis devenu l’océan épousant la coque du navire de chacune de ses gouttes, celles-ci se disputant pour connaitre le bonheur de toucher et d’en être transformée. L’onde s’est muée en laitance éclaboussant mon visage. Et la mienne a jailli sur son ventre. Nous avons fait toilette en silence. La fusion de nos esprits, traduite dans nos corps et dans nos coeurs. L’essence de l’amour.
Au matin, je lui ai fait part de mes réflexions nocturnes. « Bon, d’accord, j’ai eu tendance à minimiser sans vraiment réfléchir. Et pas de remarque sur l’emplacement du cerveau chez l’homme, je t’en prie. Et j’ai eu tort en ce qui a trait à la jalousie : c’est normal d’en ressentir mais l’important est d’y passer outre. » « Riain, j’ai éprouvé également ce sentiment à la lecture de la lettre… Sans doute est-ce grâce à ma partie féminine plus prononcée : Ríonach émeut cet aspect de ma personnalité. » « J’en conclus que nous devons nous soigner tous les deux… Tomás, ta complexité m’effraie parfois. » « Tu disposes de toute la vie pour le découvrir. » « Et je demeurerai ignare. » Sa mimique impliquait qu’il ne pouvait rien y faire.
Le lendemain, il est rentré tout joyeux. Et pourtant, il n’y avait vraiment pas de quoi! « Ferme les yeux et ouvre la bouche. » J’ai obtempéré. « Oh! Du chocolat! Mais comment? » « Chut… Déguste! … Non, garde-les fermés… Maintenant bois! » « Du cognac! … Du bon! » J’ai siroté. « Quelle est la provenance de ces délices dignes des dieux païens? » « L’infirmière Bernier, Marie-Louise. Elle considère que le dévoilement de notre intimité sur la place publique est en partie sa faute. J’ai protesté, bien entendu. Elle m’a dit : » Acceptez ces petits plaisirs de la vie pour ce qu’ils sont : une rareté; tout comme l’amour, quel qu’en soit le genre « . Je l’ai embrassée sur la joue ». « Alors bénie soit Marie-Louise Bernier pour son humanité ». Après avoir consommé la totalité de la barre, nous nous sommes saoulés… comme des Irlandais.
« Riain et Tomás, je vous supplie de me rejoindre à Québec au plus tôt! Je suis affreusement inquiète quant à votre bien-être. La lecture de votre missive m’a bouleversée. J’y ai senti une telle lassitude que je crains pour votre santé. D’autres peuvent maintenant prendre la relève. Vous devez vous éloigner de ce lieu maudit lors que votre résistance physique et mentale s’amenuise. L’opprobre dont vous êtes devenus les objets ne peut que vous affaiblir davantage. Oh, Dieu, pourquoi les gens sont-ils si cruels envers leur prochain? Je n’y comprends rien! Comme si tout se bornait à ce que vous faites dans l’intimité de votre couche! Catherine offre son hospitalité illimitée à mes deux époux, l’ayant mise au courant de notre situation particulière. D’abord abasourdie par cette révélation, elle a éclaté de rire et m’a dit : » Non seulement tu ne fais pas les choses à moitié mais tu les fais en double! « . Catherine possède une richesse immatérielle que peu de gens peuvent se targuer d’avoir, celle que donne la compréhension de la vulnérabilité de l’être et que je ne saurais nommer. N’est-ce pas le moment d’envisager qu’il existe une autre terre d’accueil que la Grosse Île? Un lieu rempli d’amour de votre femme et, bientôt du gazouillis de votre enfant? Eamonn(15) pour un garçon ou Gráinne(16) pour une fille Je vous en conjure, suivez la voie de la sagesse. Que mon amour devienne le phare qui vous guide hors de la nuit. Votre Ríonach »
Nous n’avons pas été capables d’en parler plusieurs jours durant. Nous nous sentions déchirés par notre sens du devoir, autant en ce qui concerne notre mission qu’à celui envers notre femme et notre enfant à naitre. Mais notre libre arbitre nous fut retiré par la bêtise humaine. Ce soir-là, je me suis attardé auprès de madame Nowlan, toujours valétudinaire, mais penchant du bon côté, selon mon pronostic. Âgée de soixante-dix ans, elle avait, jusqu’à maintenant, survécu à ses enfants et petits-enfants! Sur le point de partir, je me suis retourné pour la regarder. Elle a ouvert les yeux, a tonné : » C »est trop tard, maintenant, docteur Lynch, trop tard! « , puis elle est retombée dans son état précédent de torpeur. Un frisson glacial m’a saisi en entendant ces paroles. La vieille sorcière avait soufflé un vent de panique dans mon cerveau. Sur le chemin du retour, j’ai pris la décision de répondre affirmativement à la supplique de Ríonach.
J’ai retrouvé Tomás, assis par terre, le dos appuyé à un poteau de la table. Dans une condition pitoyable. Il m’a regardé, les yeux vagues. Mon Dieu! Sa face était couverte d’immondices séchées. Après un examen sommaire, j’ai pu respirer, à moitié soulagé : il n’était pas atteint de la terrible fièvre, du moins pas encore. Tomás n’était manifestement pas en état de répondre aux questions qui se bousculaient à l’orée de mes lèvres. J’ai nettoyé sa figure avec un linge mouillé, puis ses mains. Il s’est laissé faire sans broncher. J’ai rempli la cuve des trois-quarts de notre réserve d’eau bouillie. Je l’ai dévêtu et l’ai porté jusque dans son bain. Je l’ai savonné des pieds à la tête. Tant bien que mal, je l’ai asséché. Je l’ai transporté jusqu’à notre couche. Il s’est mis à trembler. Je me suis étendu à ses côtés et je l’ai pris dans mes bras. Ma chaleur corporelle l’a réchauffé, ma tendresse l’a apaisé. J’ai chuchoté à son oreille : « Raconte, mon amour ». « … Il m’est arrivé un accident, j’ai trébuché et je suis tombé, tête première, dans un tas d’excréments. » « Quel est l’obstacle qui a causé ta chute? » « … Une jambe. » « À qui appartenait-elle? » D’abord, il n’a pas répondu, puis : « Toi, on te laisse relativement tranquille, on te témoigne un mépris évident, on te toise du haut de la normalité, parfois, on refuse d’exécuter tes ordres, souvent, on t’injurie, tout bas, mais cela s’arrête là. Tu es un docteur et un protégé en haut lieu, du fait, et en sus, on a quand même une conscience professionnelle… » J’ai appréhendé la suite, avec raison. « Je ne suis qu’un minable aide-infirmier, d’apparence efféminée, en plus et selon leurs critères… » « Ce » on » te persécute? » « Il y a de cela plusieurs jours, lorsque je me suis penché pour ramasser je ne sais plus quoi, j’ai reçu un violent coup au fondement porté avec un manche de serpillière. L’homme a ri, s’est excusé du bout des lèvres. Il a ajouté : » Mais de toutes les façons, tu adores te faire botter le derrière, n’est-ce pas O’Donnell? » Il a craché par terre et s’est éloigné en ricanant. Hier, alors que je buvais une tasse de thé brulant, un autre type l’a renversée » par inadvertance, toutes mes excuses O’Donnell » sur mes organes génitaux. Aujourd’hui, les deux m’attendaient à la sortie. J’ai voulu passer très vite. Je n’ai pas vu la jambe tendue » par inadvertance » et la poussée » pour te retenir de tomber O’Donnell « . Le point de chute avait été judicieusement calculé. Ils ont ri. L’un à dit à l’autre : » C’est pas grave, O’Donnell bouffe la merde de son docteur à tous les soirs et il adore ça! » Et demain, qu’est-ce qu’ils me feront? » « Leurs noms. » « Je ne te les dirai pas. Je te connais, Riain Lynch. Pour me défendre, je te crois capable de répondre à la haine par la violence. Contre eux, je ne donnerais pas cher de ta peau. Et je t’aime trop pour te perdre par blessure mortelle ou prison. Quant à la police : il n’existe aucun témoin et ce serait la parole d’un » taré » contre celle de » vrais hommes respectables « . Tu vois la scène? ». J’ai acquiescé silencieusement. « La haine, Riain, je ne comprends pas la haine… J’ai peur ». Il a chuchoté les derniers mots. J’étais horrifié par les conséquences de leur dernier acte, équivalant à une quasi-condamnation à mort de leur victime. Et cela, ils ne pouvaient l’ignorer, oeuvrant dans des lazarets! « Nous allons partir de la Grosse Île, Tomás. Dès l’aurore, j’irai présenter notre démission. » Il a approuvé. « Mais je ne pourrai quitter les lieux qu’après le temps de latence! » « Non, Tomás, je m’arrangerai pour que notre quarantaine se fasse ailleurs. » Il a émis un soupir de net soulagement.
Ce n’est que le surlendemain, toutefois, que j’ai pu rencontrer le docteur Douglas, lequel s’est montré compréhensif à notre souhait de quitter la station sans délai, pour » raisons personnelles « . Le même jour, j’ai télégraphié à Ríonach que nous arriverions dans trois semaines, tout au plus puisque nous avions l’intention de subir une décontamination sur le continent avant de la retrouver. Je me suis enquis, finalement, de l’heure de départ du vapeur. Fort de ces renseignements, je me suis précipité à la maison. Tomás. En proie à une forte fièvre, il transpirait abondamment sous une montagne de couvertures. J’ai enlevé le tout, sauf un drap léger, car trop couvrir empêche la température de baisser. Je l’ai bassiné sur tout le corps, ce qui l’a apaisé. Je lui ai fait avaler quelques gorgées d’eau pour hydrater sa gorge. Il s’est endormi. Je devais organiser son transport hors de ces lieux, et vite, d’autant plus que la station de quarantaine était pour ainsi dire fermée. Quelques jours et il n’y demeurerait plus que les gardiens, à ce que j’en savais. Dans ma hâte à sonner l’alerte, alors que je parcourais rapidement le sentier qui menait de notre maison relativement isolée vers le chemin, j’ai bêtement trébuché sur les racines d’un arbre. J’ai diagnostiqué deux fractures, au tibia et au péroné. La douleur était vive. Serrant les dents, j’ai rebroussé en me trainant sur les genoux. Je devais avant tout immobiliser cette maudite jambe. J’aurais, vraiment, souhaité détenir un anesthésique. Je me suis évanoui sur le seuil de notre demeure. J’ai entendu Tomás délirer. Je me suis trainé jusqu’à notre couche. Il tenait sa tête avec ses deux mains, souffrant atrocement. J’ai massé son front et ses tempes. Je devais me procurer un élixir parégorique pour le soulager de ces spasmes.
J’ai à nouveau perdu conscience puisque la nuit était tombée lorsque j’ai émergé. Dans l’état où je me trouvais, je ne pouvais rien entreprendre sans le secours de la lumière du jour. Je me suis rendu compte que c’était nécessaire de prodiguer à mon amour malade des soins d’hygiène corporelle. Pas évident, avec un seul membre inférieur valide. Il s’est éveillé pendant que je procédais à sa toilette et m’a aidé du mieux qu’il le puisse malgré son état de faiblesse. J’ai lancé dans un coin les draps et les vêtements souillés : la lessive ne souffrirait pas d’attendre. Il a pu manger quelque peu, un biscuit à la farine d’avoine, avec un verre d’eau. Il m’a écouté attentivement quand je lui ai fait part de mes préparatifs pour notre départ. Il a murmuré : « Je t’aime Riain ». Ses yeux sont devenus vagues. Il est resté prostré ainsi durant de longues heures. Typhus, du grec « tuphos », qui signifie stupeur.
À l’aube, je suis sorti derrière la maison, pourvu d’une hache. J’ai mis longtemps à trouver la branche basse adéquate qui pourrait me servir de béquille, et encore plus longtemps pour la couper. Le soleil en était au zénith de sa course lorsque j’ai pu rejoindre, tant bien que mal, la maison du gardien. J’ai dû attendre trois bonnes heures sur le perron avant qu’il ne rapplique. Ma jambe brisée me faisait un mal de chien. J’ai requis son aide pour me procurer ce dont j’avais un besoin immédiat : des provisions de bouches, flocons d’avoine, bouillon de légumes, pain, lait et fromage ainsi que des potions médicinales pour deux-trois jours; j’ai écrit lesquelles ainsi que leur quantité, à l’intention de l’apothicaire. Il est allé quérir ce que j’avais demandé. J’ai installé Tomás dans un fauteuil. L’après-midi s’achevait quand l’homme est enfin revenu. Il a bien voulu transporer le sac jusque chez nous. Je l’ai vivement remercié de son obligeance. Haussant les épaules, il est reparti. Comme convenu, il reviendrait au matin, en compagnie de l’autre gardien; le transport de Tomás se ferait sur une civière et nous serons évacués vers l’Hôtel-Dieu de Québec dans les meilleurs délais par le dernier pyroscaphe de la saison. Bien qu’exténué, j’ai tout déballé. Il avait fait un choix judicieux de denrées et tous les remèdes s’y trouvaient. J’ai levé la tête. Tomás fixait la porte d’entrée refermée, les yeux écarquillés. Il n’a pas répondu à l’énoncé de son prénom. Atteint d’un autre accès de fièvre. Mon Dieu! J’avais oublié de demander à l’homme d’aller chercher de l’eau! Il n’en restait qu’une pinte, tout au plus. Cette tache ne pouvait attendre puisque c’était nécessaire de la faire bouillir longuement. J’ai bandé à nouveau ma jambe. Les dents serrées, j’ai aidé Tomás à regagner notre couche, puis, muni d’un seau, je me suis attelé à la tâche. Il a fallu plusieurs heures pour remplir la marmite à moitié. Ce n’est qu’à la nuit tombée que j’ai pu m’occuper de Tomás : le faire manger, lui administrer ses médicaments et le bassiner. Sous l’effet de l’analgésique, mon membre inférieur était devenu moins douloureux . Heureusement, notre cauchemar finirait le lendemain. Et j’étais convaincu que la vigueur naturelle et la jeunesse de mon amour, l’aideraient à lutter contre la maladie et à la vaincre. Je me suis endormi à ses cotés. J’ai rêvé, de l’accueil de notre femme, à son ventre tout rond de notre enfant et sur lequel nous poserions nos paumes et j’ai cru ouïr son rire de bonheur.
Au matin largement entamé, personne. À midi, nulle âme qui vive. Au coucher du soleil, rien. Le lendemain à l’aurore, j’ai dit à Tomás, qui émergeait d’un accès de fièvre et de douleurs cervicales, que j’allais m’enquérir des secours. Il m’a regardé d’une drôle de façon. « Fortier et Benson ». J’ai confirmé mais ce n’était pas une question : « Tu voulais savoir leurs noms », a-t-il ajouté. La lueur de compréhension s’est fait flamme, puis brasier. Ainsi, il n’y avait plus personne sur l’ile, sauf ces deux hommes. Les bourreaux de Tomás. Desquels ne viendrait jamais aucune aide. L’instant de découragement terminé, j’ai relevé la tête et les épaules. « Nous allons passer au travers mon amour, toi et moi, ensemble ». « Cette maison sera notre tombeau, Riain ». Il a été pris d’une quinte de toux aux expectorations sanguinolentes de fort mauvais augure.
J’ai pu rejoindre la station de télégraphe vers trois heures de l’après-midi sans rencontrer âme qui vive. L’endroit était solidement verrouillé. Malgré tous mes efforts, je n’ai pas réussi à pénétrer à l’intérieur du batiment. C’est en pleurant que je suis retourné auprès de mon amour. Bien sûr, c’était inutile d’attendre du secours des soi-disant gardiens. D’un autre côté, à cause de ce maudit télégramme, Ríonach ne s’inquiéterait pas outre mesure de notre absence avant près de trois semaines. Mais tout n’était pas perdu, loin de là : il ne s’agissait que de survivre durant ce temps. Ríonach, telle que je la connaissais, remuerait ciel et terre pour nous retrouver. Je résolus de tenter le lendemain une incursion chez l’apothicaire, en plus de renouveler nos provisions. Mon entreprise fut couronnée de succès, mais j’ai dû m’en tenir au strict nécessaire pour quelques jours seulement. J’ai cru apercevoir une silhouette, au loin.
Au sixième jour de la maladie de Tomás, un prévisible exanthème purpurique s’est manifesté. Et j’ai été atteint de mon premier accès de fièvre, moins aigu que pour mon amour, néanmoins. Cela m’a pris quelque temps encore pour prendre conscience que Tomás se mourait. D’une fluxion de poitrine ou de typhus, des deux, en fait. J’ai dû me rendre à l’évidence : à moins d’un miracle, rien ne nous sauverait. Tout en bassinant son corps enflé, presque méconnaissable, je l’ai caressé avec tout l’amour du monde.
Durant la nuit, des bourrasques de vent se sont levées, entonnant en s’insinuant par les interstices un lugubre chant, qui résonnait en un hymne funèbre. Par instinct, Tomás a cherché ma chaleur. Il s’est accroché à moi, très fort, le nez enfoui dans mon cou. Je l’ai caressé avec tout l’amour du monde. Ses fluides corporels se sont échappés de son corps moribond. Et son âme l’a quitté. J’eus voulu ne pas en avoir eu conscience, j’eus voulu pouvoir nier, pouvoir faire semblant que la vie animait encore sa dépouille.
Je sens les mots se bousculer dans ma pensée et me hanter tant qu’ils ne sont pas écrits encre sur vélin. Alors que la fin approche, un besoin viscéral de finir de raconter notre histoire m’étrangle la gorge et ce long fil ténu me raccroche paradoxalement à l’existence. Je suis né à Corcaígh(17) et je meurs sur la Grosse Île, nulle part au milieu d’un fleuve aux allures d’océan, lieu où j’ai commencé à vivre au moment où Tomás est entré dans ma vie de la plus simple des manières : par la porte d’entrée.
Même si le Paradis existe, j’irai vers l’Enfer : que m’importe les tourments éternels, si je les endure à ses côtés et si, à chaque moment d’éternité je peux poser mes yeux éthérés sur lui et sentir en un frisson animant mon corps immatériel, ses prunelles de braise exprimant, tout comme les miennes, l’Amour. Si l’âme n’existe pas, si tout s’éteint avec la cessation de la vie terrestre, soit. Mais quelle absurdité! Si l’âme se réincarne, je voudrais que la mienne et la sienne se retrouvent, ne serait-ce qu’à l’intérieur de la plus humble des créatures de Dieu, s’il existe, dans un autre temps de l’avenir et un autre ailleurs, afin qu’elles puissent fusionner à nouveau dans l’Amour. Finalement, je n’éprouve plus de peur envers la Mort. Avec Tomás, mon âme s’est éteinte comme bougie consumée. Je ne suis qu’une enveloppe corporelle, animée d’un souffle automate. À l’intérieur de la coquille, ne reste plus rien.
Bientot, je rangerai ce cahier dans mon coffret. Il y rejoindra ma pipe de bruyère, devenue si chère à nos habitudes, un encrier et une plume, offerts par ma mère avant mon départ pour l’Université ainsi que la chevalière que j’ai subtilisée à mon père le jour de notre séparation. Avec le visage de Tomás, sculpté encore grossièrement et à moitié, c’est tout ce que je possède. Je fais le voeu que quelqu’un les trouve et se soucie de les remettre à notre veuve.
Quand le moment sera venu, et ce ne saurait tarder, je me loverai, nu, tout contre son côté dorsal et je relierai, par le sexe, mon corps à lui; j’enchasserai le sien dans ma paume. Puis je fermerai définitivement les yeux. La Mort ne saurait tarder à finir son oeuvre, déjà bien entamée, et courte sera l’agonie.
Ma vie. Comme l’odeur de la mer. Comme le bruit du ressac. Comme l’infini derrière l’horizon. Comme le gout du chocolat sur sa langue. Comme ses longs bras laiteux autour de mon cou. Comme ses lèvres entrouvertes. Comme son corps sous le mien.
Riain Lynch, Grosse Île, MDCCCXLVII
1. Note des traducteurs : les alinéas et les sections, de même que les guillemets, ont été insérés afin de faciliter la lecture, le manuscrit original en étant dépourvu. L’orthographe usité pour le nom de la station de quarantaine s’y présente sans trait d’union, ce qui a été respecté.
2. Le prénom gaélique Tomás se prononce, en anglais, Tom-AWS. L’équivalent britannique en est Thomas, auquel on attribue la signification de twin. Les informations sur les prénoms irlandais ont été prises sur le site Web de Fiona Hyland (http:www.hylit.com/infoNamesIrishBOYSnames.html, avec GIRLS remplaçant BOYS pour les prénoms féminins).
3. Il s’agit de la ville portuaire de Limerick, chef-lieu du comté de Limerick, sise au sud-ouest de la république d’Irlande dans la province de Munster.
4. En latin dans le texte.
5. Le patronyme gaélique Ó Donnaile s’écrit, en anglais, O’Donnell.
6. Le prénom gaélique Riain se prononce, en anglais, REE-an. L’équivalent britannique en est Ryan, auquel on attribue la signification de King.
7. Le prénom gaélique Ríonach se prononce, en anglais, REE-o-noch. L’équivalent britannique en est Regina, auquel on attribue la signification de Queen.
8. C’est la capitale de l’Irlande du Nord (Ulster), chef-lieu du comté d’Antrim.
9. Nom poétique de l’Irlande.
10. Région d’Irlande correspondant à la quasi-totalité de l’île diminuée des comtés d’Ulster rattachés à l’Irlande du Nord.
11. En latin dans le texte.
12. Le prénom gaélique Peadar se prononce, en anglais, PA-dur. L’équivalent britannique en est Peter, auquel on attribue la signification de Rock.
13. Le prénom gaélique Cáit se prononce, en anglais, Coyt. L’équivalent britannique en est Kate, auquel on attribue la signification de Pure.
14. En latin dans le texte.
15. Le prénom gaélique Eamonn se prononce, en anglais, AY-mun. L’équivalent britannique en est Edmund, auquel on attribue la signification de Blessed protection.
16. Le prénom gaélique Gráinne se prononce, en anglais, GRAW-nya. L’équivalent britannique en est Grace, auquel on attribue la signification de Love.
17. C’est la ville portuaire de Cork, sise au sud-ouest de la république d’Irlande, capitale de la province de Munster et chef-lieu du comté de Cork.