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Deux étés irlandais

Louise Gauthier

Dimanche 2 aout

Thomas concocte sa dernière leçon d’art culinaire, des crevettes grillées avec l’assistance de ses humbles marmitons. Lori hache finement le poivron rouge et l’ail. Le Chef mesure consciencieusement l’estragon, le persil, l’huile d’olive et presse un citron. Cíaran prépare un riz blanc aux herbes fines une de ses « spécialités d’avant-guerre parasitaire » selon ses dires.

Combien de temps prendra la préparation de l’accompagnement?

Cíaran ne répond pas. Thomas répète sa question y mettant cette fois une emphase diplomatique mais sans davantage obtenir de réponse.

Mon amour? … Combien de minutes pour que ce soit prêt?

Un quart d’heure au plus.

On a donc le temps d’apprêter une salade puis de parer la table… Peux-tu te charger de la première tâche? … Cíaran!

Quoi?

La laitue d’accord?

Tout de suite.

Ils consomment la réussite gastronomique promptement poêlée dans un silence de cloitre bien inhabituel. Thomas semble perplexe, Lori rêveuse et Cíaran se concentre sur ses gestes.

Passe-moi la vinaigrette s’il te plait.

Cíaran termine son assiette sans toutefois satisfaire à la requête de Lori, laquelle doit contourner la table pour s’emparer du bol de sauce dijonnaise, une autre recette apprise de Michelle. À son intention Cíaran marmonne d’une manière inintelligible. Lori lui demande de répéter, ce dont il s’abstient. Il la regarde plutot, bouche bée et la fourchette levée. Il cogne à répétition l’ustensile sur le rebord puis le laisse tomber sur le carrelage en suivant des yeux sa trajectoire. Au point de chute, il baisse les paupières, fait pivoter son fauteuil roulant et s’éloigne vers la chambre. La porte claque.

Mais qu’est-ce qui lui prend?

Avec un couteau Lori réitère les gestes de Cíaran.

Vous devenez fous!

Cíaran vient de se rendre compte qu’il n’entend que sporadiquement ou plus du tout.

Thomas se lève vivement. Lori le retient et le contraint à se rasseoir. Elle le maintient aussi lorsque retentit le fracas des objets lancés avec violence pour percuter le mur.

Laisse-le prendre seul la mesure de sa perte… On ne peut rien faire maintenant.

Thomas pleure. Lori caresse la tête bouclée.

Tu dois intégrer cela rapidement pour être en mesure de l’aider.

… Tu as raison. Je l’ai toujours fait auparavant… Mais je le sens : il a besoin de moi tout de suite… Il a mal.

Au milieu du désastre digne d’un tremblement de terre Cíaran sanglote. Thomas s’agenouille et pose ses paumes sur les épaules voutées. Les prunelles de Cíaran reflètent un grand désespoir.

Tu vas passer au travers de cela aussi… Et moi aussi… Me comprends-tu?

Cíaran touche les lèvres de Thomas et acquiesce puis il fait une vague avec sa main.

On va aussi écrire alors…

Thomas imite le geste. Cíaran secoue la tête, fait mine de maintenir un objet avec ses dents et fixe un peu plus bas.

C’est vrai que tu te montres plus habile avec l’ordinateur. Le veux-tu tout de suite?

Cíaran refuse. Il entoure le cou de Thomas avec ses bras. Celui-ci le porte au lit. Éperdument, ils se serrent l’un contre l’autre.

Lori s’allonge côté dorsal. Sa présence apaise davantage.

Ne le lui répète pas Thomas mais je crois que je l’aime.

Thomas l’englobe dans son étreinte. Ils restent ainsi jusqu’à ce que la noirceur envahisse la pièce.

 

Pendant que Thomas aide Cíaran à accomplir ses ablutions, Lori ramasse les débris de verre et les vestiges du radio-réveil, éponge la flaque d’eau, récupère les accessoires non brisés habituellement placés sur la table de chevet, défait la literie, abaisse le niveau du climatiseur et entrouvre la fenêtre. Elle remet ensuite la cuisine en état, ce qui lui prend le double du temps. Elle éteint mais revient sur ses pas. De la boite aux motifs psychédéliques elle prélève trois biscuits de sorcière et les dépose sur une assiette. Ils sont couchés. À la place des exercices et du massage usuels Thomas administre une fellation visiblement appréciée à en juger par l’état du membre viril ainsi gratifié. Cíaran, les paupières closes, s’est emmuré dans le silence sensoriel, hormis ses organes sexuels sollicités par les doigts et les lèvres de son amant. Quand elle revient de sa toilette du soir, Thomas, avec une patience infinie, poursuit toujours son oeuvre de chair. Elle s’étend à leur côté. Soudainement, le sexe s’anime et son propriétaire est secoué de tremblements spasmodiques. Un peu plus tard, Lori leur propose sa collation.

Au moins cela provoquera des rêves délicieux.

Ils sombrent vite dans une transe hallucinogène, laquelle les conduit irrésistiblement vers le domaine onirique.

 

Vendredi 7 aout

Alors que l’aurore pointe, Cíaran émerge du cirage provoqué par leur deuxième collation « pour calmer les esprits échauffés » de la semaine, laquelle avait été passablement difficile, Cíaran se montrant particulièrement pénible et exigeant envers tous et chacun, Nuala incluse; celle-ci était d’ailleurs partie la veille en claquant la porte, après avoir précisé qu’elle reviendrait lorsque « le frère afficherait un taux d’odieux moitié moins grand et la soeur un degré de patience élevé au carré ». Lori lui fait face, paupières closes et souffle régulier. Attentivement, il examine le beau visage paisible. Très doucement, il repousse le drap qui fait obstacle à la poursuite de son examen. Sans faire de bruit il réussit, en se déplaçant sur ses genoux, à se rendre jusqu’à son fauteuil roulant et à s’y hisser. Comme d’habitude, il peine à déboucher le flacon aux dragées bleutées. Le comprimé avalé, il entreprend de vaincre l’autre sommet.

Une demi-heure plus tard tout propre et fleurant bon, Cíaran se réinstalle au lit entre Thomas et Lori toujours endormis comme des loirs. Il enfouit le nez dans le cou gracile. Délicatement sa langue chatouille le lobe de l’oreille puis s’attarde, longuement à la queue de l’hélix. Il murmure.

Moi aussi je t’aime Lori.

Elle tourne la tête pour l’envisager.

Tu as entendu ma confidence! Et tu as complètement récupéré ton ouïe! … Tu dis que tu m’aimes…

C’était sporadique au début… Tantot  j’ai ouï Thomas ronfler… Oui je t’aime même si tout nous sépare.

Je ne crois plus que « tout nous sépare » Cíaran.

… Tu as raison… Cela m’effraie.

Moi aussi.

Ils se taisent. Ils se regardent intensément. Lori encercle le cou de Cíaran et entrouvre les lèvres. Avidement celui-ci s’en empare. Son pénis mi-érigé heurte le flanc de la jeune femme. Appuyé sur coudes et genoux il la surplombe à demi. Lori remonte une cuisse au tiers, provoquant l’effleurement caressant des organes mâles à chaque mouvement de son amant. Cíaran accote la sienne sur la vulve. Sa bouche erre des épaules à la naissance de la gorge, pendant que ses mains empaument les seins et pétrissent. Il mordille tendrement les mamelons dressés et sa langue lèche le pourtour. Il erre ensuite de plus en plus bas, fait escale au nombril et l’agace. Il s’accroupit pour nicher sa verge sur la jambe. Des index et majeurs placés en losange, il découvre la fleur féminine et darde au coeur de la corolle. Avec patience et tendresse, il en cisèle le bouton. Lori demeure parfaitement silencieuse et immobile, ne le guidant pas mais lui laissant le soin de la découvrir, tout son corps tendu tel un arc vers son centre captif. Durant l’heure qui suit, le seul autre mouvement qu’il se permet, est celui d’entretenir de temps à autre son érection en frottant son membre contre le sien. Brusquement, Lori est saisie de tremblements incoercibles. Elle émet une longue plainte avant de se laisser submerger par le raz-de-marée orgasmique. La bouche collée à son vagin, Cíaran recueille le nectar qui exsude d’elle. Il la pénètre ensuite jusqu’à la garde alors qu’elle vibre encore. Il prend sa bouche aussi et la fourre au même rythme. Lori modifie légèrement sa posture pour qu’il l’approfondisse. Cíaran laisse libre cours à la nature. L’orgasme de Lori, violent, provoque le sien. Tête rejetée vers l’arrière, il crie et se répand au tréfonds de son amante. Un gémissement résonne en écho aux leurs.

Viens toi aussi.

Lori accueille le déchainement viril de Thomas. Encore bandé, le sexe tout humide des sécrétions féminines, Cíaran s’enfonce dans son homme. Embrasée Lori se donne encore. Thomas, aussi, à l’autre du fait. Ensuite vient la tendresse d’après l’amour, décuplée.

Cíaran décide de s’accorder une « journée de récupération réparatrice » et leur en fait part au déjeuner.

Cela t’épuise, l’amour hétéro!

Vraiment Lori! … J’ai été infernal avec vous… Mon infirmité ne justifie pas pareil traitement envers ceux que j’aime et je vous en demande pardon… De grace quand vous trouvez que j’exagère, réagissez et laissez sortir ce que vous ressentez : de supporter stoïquement mes humeurs et attendre que l’orage passe ne peut mener qu’à la rancoeur. Cela éviterait que j’abuse de vous et me remettrait les deux pieds sur terre, si l’on peut dire.

C’est noté.

Tu as un compte à régler avec Nuala.

Je vais passer la voir au Café. J’irai sans doute chez ma mère ensuite. Peut-être souperons-nous ensemble ce soir.

J’ai rendez-vous avec Nuala pour un souper en amoureuses…

Alors en bon fils je tiendrai compagnie à maman.

Lori, parle à Nuala au sujet des vacances projetées : j’aimerais bien qu’elle nous accompagne… Carte blanche pour utiliser tous tes charmes afin de la convaincre…

Eh bien! Saint Thomas veut que je me transforme en Mata-Hari et m’encourage à déployer des atouts fallacieux pour arriver à ses fins propres! Je suis renversée!

N’en serais-tu pas heureuse?

Je n’ai jamais affirmé le contraire!

Veux-tu m’accompagner Thomas?

Fiona montre de la gentillesse à mon égard désormais mais j’ai fomenté d’autres plans… Je vais au chalet.

= Seul?

On dirait un interrogatoire qui s’amorce! … Avec mes amis… Cela ne vous concerne pas!

Ne te fache pas! Personne n’en veut à ta liberté! Nous voulions connaitre tes projets, c’est tout!

Quand reviendras-tu?

Samedi soir tard… Ça va?

Et si nous disions que non?

J’y vais quand même!

Alors pourquoi le demandes-tu?

Ils éclatent de rire devant sa mine outrée. Il fait chorus finalement.

Je devrais développer davantage mon sens de l’humour…

Personne ne pipe mot.

 

Thomas dine en compagnie du professeur puis effectue diverses courses. Ludovic ouvre.

Maman!  Papa! C’est l’ami Thomas!

Il chantonne itérativement « L’ami Thomas ».

Deviendras-tu un chanteur quand tu seras grand?

Mais non! Je serai pilote d’avion! Je vais commander le plus gros d’entre tous, le…

Boeing 747 Ludo.

C’est ça maman, BOWING c’est 47!

Seigneur! Depuis presque deux semaines, il ne parle que de « voler comme les vrais hommes »!

Ce n’est pas un si dangereux métier Olivier. D’après ce que j’ai lu prof au secondaire remporte la palme en ce domaine! Êtes-vous prêts?

Comme une seule femme!

Ah, les féministes! J’adore la mienne, quand même!

Ça va?

Nettement mieux Thomas, rassure-toi. Nous employons beaucoup de temps à nous redécouvrir Olivier et moi.

Ludovic, nanti de ses lunettes de soleil et de son chapeau, s’impatiente.

Moi, je suis prêt!

As-tu fait pipi?

Il se précipite vers la salle de bain. Thomas et Olivier descendent les bagages. Ceci accompli, Thomas l’enlace.

Tu m’as manqué mon chum.

Toi aussi.

Ils s’embrassent, passionnément et longtemps, faisant fi des qu’en dira-t-on. Melissa fige.

Vous vous affichez!

Cela te dérange?

… Pas vraiment au fond. Je n’en ai rien à foutre des voisins.

C’est quoi « foutre »?

Un gros mot que je ne devrais jamais prononcer mon chéri.

Ah, les parents!

Ils pouffent devant sa mine supérieure, un brin méprisante.

Le voyage se fait sans encombre cette fois grace à la vigilance d’Olivier remettant ponctuellement Thomas dans le droit chemin.

Super! On a le temps de faire un feu pour griller les biftecks. Viens-tu, Ludovic?

L’enfant le suit, enthousiaste. Les autres apportent les bagages à l’intérieur.

Mais attention : tu regardes, tu ne touches pas et surtout, tu ne t’éloignes pas de moi puisque je ne peux pas te surveiller constamment. Promis?

Promis, l’ami Thomas!

Bientot les flammes s’élèvent, vives.

Et c’est parti! … Aimes-tu les frites?

Ludovic applaudit. Ils remontent par l’escalier extérieur vers la salle à manger.

Olivier, les pommes de terre et Melissa, la salade?

Le contraire, plutot.

La corvée de patates, d’abord. Les peler, les couper en tranches d’un quart de pouce d’épaisseur, les placer sur… cette tôle, les badigeonner légèrement d’huile d’olive puis assaisonner d’un peu de sel; les enfourner à 400 o F pour vingt minutes puis les retirer. À la dernière, on les fera griller durant deux. En ce qui concerne la laitue, d’abord la laver, bien l’assécher et la déchiqueter; quand tu auras fini, pare la table. La vinaigrette se trouve dans l’armoire à provisions mais ne l’ajoute qu’au dernier moment. Ludovic et moi nous cuirons la viande.

= À vos ordres commandant!

Désolé.

Ils examinent consternés les énormes aloyaux.

Nous ne mangerons jamais tout ça!

On parie? Viens raton, on va s’occuper à nourrir la tribu.

L’enfant le suit, porteur du sel, du poivre et des épices. Le feu devient brasier, puis s’accalmit. Ludovic observe, fasciné. Sur l’onde, des volutes de vapeur s’étirent, fantomatiques.

Regarde l’ami Thomas, le lac fume aussi!

Cela signifie que l’eau se refroidit puisque le soleil se couche et ne réchauffe plus.

C’est beau! C’est magique ici! … Qu’est-ce que c’est?

On entend un bruant à gorge blanche. On dirait qu’il chantonne : « Où es-tu, Frédéric, Frédéric, Frédéric? »

C’est vrai!

Son rire cristallin retentit. Puis après quelques itérations du volatile, il imite à la perfection le cri de l’oiseau. Celui-ci semble lui répondre.

Assieds-toi sur le banc pendant que je surveille la cuisson. Ne bouge pas d’accord?

Promis!

Peu après un mouvement brusque dans les fourrés fait sursauter Ludovic mais il reste sagement rivé sur son siège. Un énorme chat au pelage sombre surgit à hauteur de ses yeux.

L’ami Thomas…

N’aie pas peur c’est Pacha… On dirait qu’il t’a adopté! Flatte-le derrière l’oreille.

… Il ronronne!

D’habitude il fuit les étrangers mais tu as fait sa conquête!

Le matou s’éloigne. Ludovic se montre déçu.

Il reviendra peut-être. Il est à demi sauvage… Aide-moi puisque tout est cuit. As-tu faim ?

À dévorer un boeuf!

Thomas s’esclaffe.

En faisant attention en montant, va dire à ta maman de griller les pommes de terre et à ton papa de mélanger la vinaigrette à la laitue.

Au milieu de l’escalier l’enfant interpelle ses parents.

Olivier, grille la laitue! Melissa, mélange les pommes de terre! On arrive avec la tribu!

Thomas se tord de rire. Ils festoient et nettoient jusqu’au dernier os. Ludovic s’endort la joue sur la table alors qu’ils sirotent un dernier verre de vin. Olivier l’installe au lit après une escale pipi.

Les trois s’affalent serrés les uns contre les autres sur le canapé et savourent le silence peuplé des bruits de la nature. Olivier les quitte un moment et revient avec le tube de lubrifiant qu’il dépose bien en évidence sur la table basse.

Tes intentions sont claires!

Indéniablement.

Olivier retrouve son gite antérieur. Il plaque sa main à l’entre-jambes de son chum. Complaisamment Thomas écarte les cuisses. Melissa aussi sous la caresse de la paume de Thomas. Sous la camisole et le bermuda, elle ne porte que sa peau. Elle s’agenouille puis se penche, ses mamelles à portée de bouche et sa vulve à portée de doigts. L’autre main de Thomas s’empare d’une verge à nue, durcie. Olivier le dénude. Il s’accroupit afin de pouvoir sucer le pénis de son ami pendant que celui-ci manoeuvre sur le sien. Melissa, haletant et le rosé à la poitrine, se couche sur le dos. Thomas pénètre à l’intérieur d’elle, gémissant. Olivier s’enfonce en lui par la voie rectale. Ils se donnent et prennent avec passion puis frénésie quand Melissa atteint l’orgasme déclenchant la réaction en chaine des hommes.

Après la cigarette d’usage, Thomas propose un bain de minuit même s’il est juste vingt-deux heures.

Mais Ludovic…

Nous l’entendrons : les sons portent très loin.

J’ai oublié mon maillot.

… Les voisins restent assez éloignés et il fait noir Melissa. Juste un plastique autour de ton plâtre suffira.

Légèrement frileux, ils s’immergent en tenue d’Adam et Ève, à peu de choses près pour la dernière. La lune éclaire un paysage fantomatique.

Papa! Papa!

Tout mouillé, Olivier se précipite. Il revient au bout de dix minutes, Ludovic, flambant nu sur ses épaules. 

Le chat grattait à la porte de sa chambre. Il m’a demandé ce que je faisais en l’absence de tenue. Il a voulu lui aussi s’initier au « bain de minuit »…

C’est froid!

Rieur, l’enfant barbote vers chacun des adultes disposés en triangle aux pointes rapprochées. Ils partagent avec lui le bonheur simple d’accomplir l’inhabituel un peu mystérieux, frolant l’interdit et d’autant plus porteur de joie. Aussitot asséché, Ludovic s’endort, un sourire béat aux lèvres. Melissa monte le border puis rejoint les hommes.

Ils s’apprêtent pour dormir. Soudainement, Thomas rosit.

J’ai envie de tenter une expérience avec vous…

La jeune femme sourit.

Que tes males te comblent Melissa alors que nous sommes tous sous l’influence d’une relativement faible dose d’hallucinogène. Le cannabis lorsqu’ingurgité exacerbe les sensations… L’effet des biscuits à partir de l’estomac vers le bas, est très rapide.

Prometteur, je dirais…

Ils consomment la gaterie. Melissa enjambe Thomas, la vulve à portée de bouche.

Caresse-nous aussi, Melissa.

Elle s’exécute, nonchalamment et les fait bander presque immédiatement.

Je veux investir ton joli cul, mon amour.

Utilise beaucoup de lubrifiant…

Pendant ce temps, Melissa s’empale sur le membre de Thomas. Requête satisfaite, Olivier l’encule. Ils la prennent tout doucement les sens à fleur de peau. Melissa feule, ses hommes ralent.

Découpez l’instant de plaisir pour qu’il dure l’éternité…

Si tu veux que je te fourre jusqu’à la fin des temps ralentis Melissa…

Et moi, je veux mourir en te sodomisant pendant qu’il te met.

Ils sont pris d’une frénésie soudain en contraste avec la langueur antérieure. Un seul cri pour les trois. Ils restent rivés les uns aux autres.

 

Samedi 8 aout

Tandis que Melissa s’occupe du déjeuner de Ludovic, les hommes s’attardent au lit, enlacés.

Je t’aime Thomas.

Je t’aime Olivier… Je veux que tu te donnes à moi passivement mais complètement et que tu en jouisses.

Olivier s’étire sur le ventre, offert, une main sous lui.

Non, je me suis mal fait comprendre : sans manipulation masturbatoire et ventre en l’air.

Olivier obtempère. Excité, Thomas expédie rapidement le rituel préparatoire. Les dents serrées, Olivier se soumet à la dure sodomie.

Plus que cela, mon amour.

Olivier cherche les yeux de Thomas et les trouve tout proches. Thomas cesse tout mouvement.

J’ai compris : tu me veux à nu, et mâle femelle.

Thomas reste silencieux mais reprend son va-et-vient beaucoup plus doucement. Olivier remonte davantage son bassin. Il crie sa douleur puis se tait. Ses prunelles s’agrandissent soudain. Il entrouvre la bouche. Thomas la fourre au même rythme. Olivier cerne le cou de son amant. À l’unisson, ils atteignent le paroxysme de l’amour charnel. Plus tard, Olivier conclut.

Le genre a peu d’importance eu égard à l’amour qui relie deux êtres. Je l’ai compris dans mes tripes, si l’on peut dire… Thomas, serre-moi fort.

Thomas essuie les larmes qui s’écoulent de la commissure de l’oeil jusqu’à l’oreille puis de l’autre côté.

… L’important n’est pas d’être toujours ensemble mais de pouvoir partager des moments de bonheur avec l’autre…

Je sais… Parfois comme maintenant, la tête et le coeur se chicanent.

Thomas l’étreint avec fougue.

Viens-tu déjeuner?

J’ai besoin de prendre une douche avant… avec Melissa si elle le veut bien.

… Je suis trop possessif avec ceux que j’aime…

Thomas n’émet aucun commentaire mais sa mine est éloquente. Ils s’embrassent tendrement.

 

Avant de rejoindre la famille, Thomas effectue une toilette sommaire. Pour la nième fois, Olivier enjoint à son fils d’enfiler son maillot.

Non! Je veux me baigner tout nu!

Mais ce n’est pas permis durant la journée! Juste la nuit quand aucun étranger ne peut apercevoir nos parties intimes.

Ludovic obéit mais de mauvaise grace. Ils sortent. Thomas enlace la jeune femme par derrière et se penche pour embrasser sa nuque. Il renifle plusieurs fois.

Vraiment Melissa, tu as besoin de te doucher…

Et par le plus grand des hasards, toi aussi j’imagine…

Comment as-tu deviné? … Pour économiser l’eau…

Essaierais-tu de me dire que tes intentions écologiques sont pures?

Mais que peut-on faire d’autre en ces lieux que se laver?

Melissa se retourne et l’envisage, rieuse. Thomas conserve un air tout à fait angélique. Il se dessine une auréole.

Un peu plus et je te croirais! Viens, saint Thomas!

Nus, ils s’exposent au jet tiède. Thomas donne un grand coup de langue sur la joue de Melissa puis sur l’autre.

Mais qu’est-ce que… Oh! Tu me nettoies! Un gant de toilette humain!

Consciencieusement, Thomas parcourt ainsi tout le corps antérieur de son amie, évitant toutefois ses parties génitales. Son récurage systématique terminé par les orteils, il se redresse sur ses genoux, en attente, et lève les yeux vers elle.

Ce n’est pas complet…

Elle appuie une jambe sur le rebord de la baignoire. Docile, Thomas poursuit son oeuvre, trop timidement du point de vue de l’autre.

Tu dois nettoyer à fond et durant longtemps…

Il fait. Enfiévrée, Melissa laisse échapper de petits cris. Sa jouissance la laisse tremblante et frémissante. Le gant de toilette poursuit son travail, côté postérieur cette fois. Plus spécifiquement, il termine par cette partie bien galbée, dont il sillonne la raie. La rosette capte sa vigilante attention linguale. Il écarte les globes, pour mieux la pénétrer, ce qu’il fait jusqu’à ce qu’elle demande grace, secouée encore par un orgasme fulgurant.

Transforme-toi en tisonnier par pitié!

Thomas se redresse. Il la soulève comme si elle avait pesé une plume. Elle appuie ses mains sur ses épaules et noue les jambes à sa taille tandis qu’il enfonce son pénis érigé à l’intérieur de sa féminité accueillante. Il la tisonne frénétiquement tout autant excité qu’elle l’est.

Je t’aime Thomas.

Je t’aime Melissa.

Sa force mâle se déchaine tout comme celle, femelle. Leur coït devient irrépressible et s’achève dans un seul hurlement primitif. Ils s’affalent au fond de la baignoire, jambes sciées. Le souffle en suspension Melissa pose la tête sur son épaule. Ils s’embrassent avec tendresse. Ils en sont à s’assécher quand Olivier avec Ludovic juché sur ses épaules font irruption dans la salle de bain.

Désolé, urgence toilette.

C’est urgent! Ouste! Respectez mon intimité!

 

Lundi 10 aout

Les bras croisés, le visage fermé, Thomas fulmine.

Tu aurais pu faire tes bagages hier!

Et pourquoi donc, monsieur?

Parce que cela te prend trois siècles!

Tu exagères! Quelques heures, tout au plus. C’est quoi ton problème? Nous sommes censés partir en vacances! Vive le farniente!

Cíaran je vais t’étrangler!

Ne reste pas planté là : tu m’énerves! … Aide-moi, plutot!

… Pardonne-moi. Je suis surexcité.

Cela parait! … Nuala s’en vient.

La jeune femme porte plusieurs sacs légers mais nombreux.

Salut beaux mecs. Je me trouve fin prête.

Mais je croyais que…

Je peux me joindre à vous finalement : maman s’occupera d’Emmeline au besoin, et celle-ci me laisse partir sous condition que je lui raconte notre périple dans tous ses détails, à l’exception des secrets d’alcove évidemment.

Thomas la prend dans ses bras et la soulève pour l’embrasser profondément.

Quel accueil ! … J’ai terminé la lecture du récit de Riain Lynch… Il me manque beaucoup d’éléments pour comprendre même si son histoire m’a touchée énormément.

C’est le but de notre quête de savoir et voir, et j’ai composé un itinéraire initiatique…

Laisse-moi la surprise de le découvrir au fur et à mesure… Je t’aime.

Et moi?

Tu ne m’as pas laissé le temps d’y venir! Toi aussi, tu le sais bien mon grand frère…

Nuala se met à observer Cíaran opérer.

… Mais qu’est-ce que tu fais?

Mes valises. J’en suis à mercredi.

Il coordonne ses caleçons, bas, chemises, bermudas, chandails et pantalons pour chaque jour à température variable en privilégiant après moult essais les arrangements insolites mais harmonieux…

Pas très efficace… Moi, je n’ai pas ce problème : deux fois par année j’achète tout ce dont j’ai besoin mais de la même couleur et en plusieurs exemplaires.

Hors de la chambre! … Ah Thomas, si tu emballais les accessoires de toilette : rasoirs, brosses à dents et tutti quanti sans oublier les gels moussants et shampooings petits format ainsi que l’après-rasage Pour l’homme?

… D’accord.

Où se trouve ma brune?

Elle arrivera dans cinq-dix minutes : elle préfère nous rejoindre plutot que de faire le pied de grue à l’entrée de son immeuble, ce qui serait arrivé, inévitablement… Viens-tu prendre un café?

Volontiers si tu le prépares.

Plus tard d’un quart d’heure Lori se joint à eux. Pendant que Thomas explique avec force détails l’itinéraire préparé durant plusieurs heures à l’aide d’une pléthore de dépliants et livrets touristiques, Nuala rejoint son frère. Vingt siècles passent avant que Cíaran les retrouve dans la cuisine. Thomas ouvre des yeux parfaitement ronds.

Je me suis entrainé durant un bon bout de temps avec l’aide de Nuala et Lori à marcher avec ces demi-béquilles… Cela facilitera nos déplacements, lorsque cela s’avérera nécessaire. J’ai développé un quasi-automatisme… Mais j’ai besoin de concentration toutefois… On apportera aussi ma chaise roulante… En fait je n’y arrive pas sans pauses fréquentes ce que je trouve quand même désolant.

Thomas se lève vivement et l’enserre à l’étouffer.

Ce n’était pas essentiel, mon amour.

Tu manques de sens pratique Thomas… Mais je suis fier, c’est le mot, de pouvoir me déplacer debout un tant soit peu, même si mes jambes sont mortes… Cesse! Cela me rend mal à l’aise, ces larmes dans tes yeux… Descends plutot le barda.

Lori s’arroge d’office le rôle du copilote sans qu’aucune protestation ne soit émise.

C’est le grand départ!

N’oublie pas de t’arrêter à toutes les haltes routières; si je dors, réveillez-moi.

N’aie crainte mon amour, ta dignité sera préservée.

On doit faire le plein.

C’est fait madame! … Quelle direction?

Nord-est.

… Pourrais-tu préciser un petit peu plus?

Vers quatorze heures, ils s’arrêtent pour pique-niquer de pizzas arméniennes et aux épinards décongelées arrosées d’eau de source encore froide. Prévoyances de Thomas. Le vent de la liberté les rend joyeux et ludiques. Sans se presser outre mesure, ils parviennent à bon port en fin d’après-midi. Non loin du pont Pierre-Laporte, Thomas se gare devant le « ? » de dimension respectable.

 J’espère que nous trouverons à nous loger.

Quoi? Pas de nuit à la belle étoile?

Ah, l’atmosphère romantique d’une clairière où nous serions seuls au monde…

Nous ferions l’amour, tout humides de rosée…

Et la peau couverte de piqûres de bibittes… J’y vais?

Thomas revient trente minutes plus tard pourvu d’une carte sommaire de la ville et de ses environs.

Voilà, Lori : nous sommes ici et nous nous rendons là.

Le Motel Rose! Quelle ironie! … J’ai l’impression que tu l’as choisi à cause du nom…

Thomas sourit sans répondre. Rien de cette couleur ou de cette orientation ne caractérise les lieux mais la fleur orne l’affiche. L’endroit parait modeste mais la chambre pourvue de deux grands lits s’avère vaste et confortable. Lori et Nuala déchargent la fourgonnette pendant que Thomas téléphone à Lydia Berthier à Grosse-Île afin de confirmer son arrivée, puis aux Croisières Lachance pour réserver quatre places mercredi sur le premier bateau en partance et le dernier à revenir. Les estomacs grondent. Thomas suggère de souper au restaurant Le Bellissimo, un bistro mediterraneo situé en plein coeur du Vieux-Québec, et dont Thomas a lu l’éloge dans un livret touristique. Pourquoi pas. La bouffe est excellente, l’ambiance agréable. Ils s’attardent. Ils se promènent un bout de temps dans les rues pentues. Ils rentrent également en taxi vers vingt-trois heures et très fatigués, Cíaran, particulièrement. Thomas fourrage dans ses bagages et en sort quatre réveils. Les six yeux étonnés le font sourire.

Ils se vendaient par paire, chacune avec un homme ou une femme sur le cadran… J’ai donc dû doubler l’achat.

Prises de fou rire elles s’écroulent au bord du lit. Thomas les contemple l’air consterné. Cíaran tente vainement de conserver son sérieux.

Mais en quoi est-ce hilarant?

Laisse faire mon amour. Viens te coucher. Elles sont très jolies tes acquisitions et fort opportunes… pour le départ maritime, du moins.

La toilette du soir terminée, ils s’installent sous les draps. Nuala se place de flanc ses bras accoudé soutenant sa tête.

Une femme et une autre dans un lit à la nuit tombée…

… Quand tu me regardes ainsi l’oeil prédateur je sens le désir irradier tout mon être…

Nuala l’embrasse avec une passion incontestablement partagée. Après avoir repoussé les entraves à leur nudité contrastante, elle se lie étroitement à son amante. Lori évase ses jambes et les remonte. Vulve contre vulve, Nuala orchestre leur symphonie saphique. Les hommes épient, le souffle suspendu. Thomas accole son corps à celui de Cíaran. Ils font l’amour ainsi, à l’unisson des femmes, lesquelles les observent également. L’heure qui suit se ponctue de halètements et de gémissements. Les couples homosexuels jouissent presque simultanément de leur acte de chair. Toutes lumières éteintes, ils se murmurent des mots d’amour d’une couche à l’autre et dans la même.

 

Mardi 11 aout

Leur déjeuner gargantuesque chez Cora s’étire jusqu’à onze heures.

As-tu prévu une journée de magasinage?

Aurais-je dû? J’avais pensé à d’autres attraits touristiques pour aujourd’hui mais cela peut être remis si l’envie de dépenser vous fait tourner la tête.

Moi, je préférerais aller à l’aquarium et au zoo.

Le shopping, en ce qui me concerne.

… Solution simple : je véhicule Lori et Cíaran jusqu’aux Galeries de la Capitale, lesquelles comportent près de deux cent cinquante magasins les plus divers, de quoi satisfaire une envie boulimique, et je les reprends vers dix-huit heures; durant ce temps, nous irons zyeuter les bêtes.

Nuala applaudit et les deux autres approuvent, enthousiastes. Avant de partir Thomas réitère leur réservation au motel pour une autre nuit.

Deux bonnes heures durant, Nuala et Thomas s’émerveillent des merveilles qu’ils découvrent. À la belle et conviviale cafétéria in situ, ils mangent des saucisses fumées et des rondelles d’oignon panées. À la boutique de souvenirs, Nuala achète un toutou-tortue pour Emmeline. À mi-chemin du parc zoologique, le ciel assombri les fait hésiter. Brusquement des trombes d’eau s’abattent coupant toute visibilité. Thomas s’arrête sur l’accotement. La nature se déchaine les laissant démunis. Visiblement apeurée Nuala se serre tout contre son ami. Le brusque retour au calme vingt minutes plus tard les surprend tout autant. Ils reprennent la route, rassérénés. Ils ont à peine le temps de terminer un tour rapide des lieux que l’orage s’abat de nouveau avec une violence inouïe mais peu durable. Malgré les déchainements naturels ils retrouvent Lori et Cíaran avec seulement un quart d’heure de retard.

Alors, votre journée?

Excellente et fertile en découvertes.

Qu’avez-vous acheté?

Mais rien!

Il les contemple sans comprendre.

C’était juste pour le plaisir, Thomas.

Lori et moi avons passé un merveilleux après-midi à fureter partout. Nous nous sentions vraiment en vacances. Et vous?

Nous avons traversé le déluge! Mis à part les relativement brefs caprices de dame nature, c’était vraiment super!

J’aurais besoin de dormir un peu avant le souper.

Ils rentrent donc. Chacun vaque à ses occupations personnelles pendant que Cíaran fait une sieste.

Ils soupent à la québécoise au restaurant Aux anciens Canadiens. Ils reviennent tôt puisque demain débutera aux aurores. Les quatre réveils sont programmés pour six heures trente, trente-cinq, quarante et quarante-cinq. Alors que les hommes partagent la salle de bain, Thomas s’aperçoit que Cíaran tente vainement de déboucher le flacon de sildénafil. Il l’aide.

Tout un programme…

J’ai envie de faire l’amour à mon homme… J’ai présumé, à tort peut-être, qu’il se trouverait dans d’aimables dispositions…

C’est vrai que je t’appartiens corps, coeur et âme… De plus je me sens très accueillant tout d’un coup.

Cíaran frémit sous le regard mordoré, aimant.

Thomas, tu n’existes pas, tu n’es pas réel. J’hallucine ton existence, je rêve tout éveillé… J’ai cru connaitre l’amour jadis mais je m’aperçois que je n’en étais qu’à l’ABC… Est-ce possible que tu m’aimes réellement?

En douterais-tu vraiment, Cíaran?

Non… Cela m’effraie… Ton être tout entier tourné vers moi… Je le ressens très fort… Je…

Je crois que tu te déprécies en valeur et que c’est là le problème.

On tambourine à la porte.

Dehors les mecs! Vous occupez les lieux depuis au moins une demi-heure!

Ils obtempèrent, distraitement.

Au lit Thomas se colle au long du côté de Cíaran. Leur tendre baiser se colore de passion amoureuse. Leurs mains s’égaillent sur le corps de l’autre.

Où as-tu rangé le lubrifiant?

Juste là dans la trousse de toilette… Je veux que tu me prennes.

Cíaran acquiesce. Thomas chevauche son amant et s’arrime à lui.

Nous acceptez-vous même en plein vol?

Voulez-vous vraiment obtenir une réponse ?

Elles sourient, s’étalent de part et d’autre des hommes.

Soulève-toi un moment,Nuala.

Elle obéit à l’injonction. Elle feule lorsque le majeur de Cíaran investit son rectum puis lorsque l’index de Thomas frotte son clitoris. Thomas répète sa symphonie vulvaire sur celle de sa déesse. Cíaran effleure le membre en état d’érection. Lori écarte la main de Thomas. Elle enjambe Cíaran et, dos tourné, s’offre à son amant qui l’investit aussitôt et elle fourre la bouche de l’autre. Un pénis digital pénètre l’intimité féminine de Nuala. Lori s’arroge le bouton d’amour de son amie et, Cíaran, en plus, ses lèvres. Les gémissements s’étirent et les corps transpirent. Ils s’attardent et s’attendent. Puis, saisi de frénésie, Thomas orchestre leur orgasme libérateur. Ils s’enserrent à s’étouffer, gémissant encore.

 

Mercredi 12 aout

Le matin cacophonique, en bousculade pour l’usage de la salle de bain. À sept heures, ils s’attablent, valises et sacs bouclés au restaurant Marie-Antoinette pour un déjeuner rapide qui s’avère le contraire : lenteur du service en partie mais aussi verre de jus d’orange et café renversés par Cíaran, encore plus maladroit qu’à l’accoutumée puisque se trouvant mal réveillé. Fulminant, contenant à peine son impatience, Thomas s’installe au volant.

On a encore une mince chance d’arriver à temps… S’il n’y a aucun bouchon de circulation, et si nous ne nous égarons pas.

Fais confiance au copilote.

Des travaux routiers d’envergure les ralentissent durant vingt interminables minutes et au dernier moment Thomas rate le virage, en épingle à cheveux conduisant à la marina. Miraculeusement, ils parviennent à bon port avec soixante secondes d’avance.

Passages réglés, ils sont bon derniers à monter précipitamment à bord, Cíaran juché sur ses demi-béquilles, Thomas portant la chaise repliée. Une carte sommaire de l’archipel de l’Isle-aux-Grues leur est remise; elle comporte le logo des Croisières Lachance. Cette famille compte plusieurs générations de navigateurs, apprennent-ils. Le Lachance III jaugeant quatre-vingts pieds prend le large. Le fleuve est houleux et de hautes vagues bercent. Cíaran devient verdatre. Le capitaine, en second ce jour-là puisque c’est son fils le maitre à bord, François Lachance, met en cause un nordet de trente noeuds, lesquels équivalent à 1,15 mille à l’heure chacun. Il déconseille aux passagers d’emprunter le pont supérieur. Il leur raconte quelques anecdotes sur la vie quotidienne dans les îles, dont la cour longuette qu’a fait son grand-père à une habitante, une Pruneau, d’une île voisine; la chasse qu’on y pratique en saison : oie blanche, dindon sauvage et faisan. Il leur précise que l’eau fluviale est légèrement saline. Il leur mentionne les lieux limitrophes à leur destination, la Grosse-Île : l’île Ruaux, suivie de l’île Patience à l’ouest ainsi que l’île Sottise et ensuite l’île Sainte-Marguerite à l’est. Debout au centre du bateau tanguant, Thomas garde les yeux rivés sur le bout de terre encore lointain celui qui a accueilli en sol canadien son ancêtre irlandais Riain Lynch. Des nuages en boulettes cotonneuses parsèment l’azur lumineux. Le temps est frais et certains plaisanciers trop court-vêtus grelottent. La traversée dure environ les trois quarts de l’heure. Le quai dont on peut voir de loin deux ajouts temporels est balayé par les forts vents du large.

Le bateau amarré la centaine de passagers débarque. Les quatre attendent stoïquement la fin de la ruée. Thomas passe devant en guise de pare-chute. Lori suivie de Nuala complètent la cohorte. Une jeune femme la vingtaine entamée, une brunette à la mine avenante et à la chevelure frisottée s’enquiert auprès de tous et chacun de l’anthropologue et compagnie. Thomas acquiesce, embarrassé.

Bienvenue sur la Grosse-Île. Je me nomme Marie-Lyne Levac.

Thomas Desmond. Et voici Lori Israni ainsi que Nuala et Cíaran Milne.

De souche irlandaise pour les derniers, je parierais.

En effet, quoique d’immigration relativement récente, soit une génération.

Je dispose de tout l’avant-midi pour vous promener où bon vous semble et répondre à toutes vos questions.

Franchement, je n’en ai pas, enfin pas évidentes au premier abord. Menez-nous vers ce qui vous semble important pour une raison ou une autre, racontez-nous ce que vous en savez. Les interrogations viendront certainement.

Marie-Lyne Levac les invite à monter dans sa camionnette blanche.

De savoir ce que vous connaissez sur Grosse-Île m’aiderait à mieux vous guider.

L’histoire générale de 1832 à 1937, plus précisément sur 1847, en fait un savoir livresque acquis afin de combler mes lacunes concernant cette période, rien d’approfondi toutefois. En réalité, je crois que j’ai surtout besoin de voir afin de tenter de comprendre ce qui s’est vécu ici et, bien que cela semble insolite, ressentir l’atmosphère des lieux et trouver peut-être et surtoutcelle de l’année de la tragédie du typhus.

Elle réfléchit un long moment puis ses yeux pétillent lorsqu’elle se tourne vers Thomas.

Je crois que je saisis… J’ai l’impression que le passé même plus récent vous permettra de pressentir au moins en partie la saison qui vous intéresse particulièrement… Je vais d’abord vous emmener vers le lieu que je considère étant un des plus émouvants… Tout ce que vous verrez en cours de route nous nous y attarderons au retour.

Elle arrête le véhicule dans un endroit isolé mais au bord d’un chemin secondaire et situé approximativement au centre de l’île. Un terrain cloturé à faible hauteur et peu étendu. De simples stèles, une soixantaine tout au plus, se dressent sur la pelouse bien entretenue. Ils se promènent entre les tombes en lisant de temps à autre le nom, l’année de naissance et celle du décès.

On l’appelle le Cimetière des Anges… Des enfants du début du siècle y sont enterrés. Leurs mères n’ont jamais pu venir s’y recueillir… Je crois bien que je n’en sois pas certaine qu’il y a là aussi quelques fils ou filles du personnel. Son existence m’apparait étrange, inexplicable en tout cas : pourquoi seulement des jeunes?

Elle les emmène ensuite vers le Cimetière de l’est.

Il a été utilisé dès 1848 et jusque vers 1865, puis de 1875 à 1937. Par la suite un autre près de la baie du Choléra, et qui a surtout servi de 1866 à 1880, a accueilli les trépassés… Les tombeaux là aussi sont individuels. Le côté ouest était réservé aux catholiques et l’autre aux protestants… Dans toute l’histoire de la station de quarantaine, hormis les quelques épidémies, il y a eu relativement peu de décès sur la Grosse-Île, deux mille environ alors que la seule année de 1847 a enseveli près de cinq mille cinq cents personnes et pratiquement autant ont péri en mer ou avant même leur débarquement.

Un contraste coup de poing en quelque sorte.

Oui. Certes il y a eu l’an de la tragédie mais il y a eu plus d’un siècle où la vie régnait sur la mort.

Nuala et Lori évitent une chute à Cíaran en le retenant par les coudes. Il s’appuie sur elles un moment. Ils regagnent la camionnette.

Nous nous dirigeons vers le plus ancien édifice de l’île : le lazaret aussi appelé Le Hangar. Il a été érigé en 1847, destiné à l’origine à devenir un abri pour bien portants mais a servi d’hôpital tout comme les onze autres baraquements semblables préfabriqués à Québec. Actuellement, il est fermé au public en raison des risques d’accident puisqu’il est en pleine restauration… Mais venez, allons voir de plus près… … Monsieur Milne, veuillez m’excuser mais je dois vous avertir de faire très attention en vous déplaçant.

De rien. Je me tiendrai à l’entrée.

Leur guide salue joyeusement l’équipe d’ouvriers affairée à prendre une collation autour d’une vaste table de pique-nique à proximité de l’accès béant. Rougissante, Marie-Lyne apporte un tabouret à Cíaran, lequel la remercie avec gentillesse. En regardant constamment où ils mettent les pieds, n’observant qu’à l’arrêt, ils font le tour du vaste batiment où l’on pouvait distinguer ici et là les modifications faites à trois époques. À la dernière salle la jeune femme souligne une particularité étonnante.

On l’appelait aussi l’hopital de la « picote ». Au début du siècle, on croyait que la couleur rouge pouvait avoir un effet curatif sur les malades atteints de variole. Dans cette pièce tout était écarlate y compris les carreaux de verre des fenêtres.
Thomas refait seul le tour une dernière fois. Il se retourne à maintes reprises après avoir quitté le batiment, unique témoin encore debout de l’année 1847. Revenus à bord Cíaran touche l’épaule de Thomas lequel se détourne. Le message tient en deux syllabes identiques et muettes.

Pourrions-nous faire halte quelque part où des commodités sont accessibles?

Certainement. Cinq minutes et nous y sommes… C’est la maison du bactériologiste. Elle date de 1912. J’y occupe une chambre au premier. En fait plusieurs employés y logent.

Elle leur indique deux salles de bain. Lori et Nuala montent à l’étage; Cíaran s’empresse vers celle qui est à proximité.

C’est vaste et magnifique!

En effet… Certains disent que cette demeure est hantée… Je ne l’ai pas vu personnellement mais il y a un jeune enfant en pleurs qui apparait parfois… Sur l’île les morts surpassent en nombre écrasant les vivants. Leur esprit est présent, d’une certaine façon…

Thomas utilise à son tour les commodités puis ils repartent.

La résidence des infirmières a été construite la même année que celle que nous venons de quitter…

En beaucoup plus modeste!

Le clivage social habituel.

Souplement elle se hisse sur la véranda dépourvue d’escalier. La porte d’entrée n’est pas verrouillée.

Trop curieuse… Je n’y suis jamais allée. M’accompagnez-vous?

Quelle question!

Thomas aide Nuala et Lori puis d’en haut prend Cíaran sous les aisselles et le soulève sans le moindre effort. Ils pénètrent dans la demeure à la suite de leur guide, précautionneuse. Les lieux ont été vidés de tout ameublement mais les lambris semblent en bon état et la tapisserie d’origine persiste à plusieurs endroits. Cíaran reste prudemment au rez-de-chaussée. À l’étage, six chambres, dont une squattée par un tout petit mulot paralysé par leur intrusion.

En 1847, les infirmières habitaient parmi les malades, à ce que j’ai lu dans le manuscrit de mon ancêtre.

Allez-vous le rendre accessible?

Je n’y avais pas pensé… Probablement pas… Il y révèle crument son intimité, raconte relativement peu au sujet de la tragédie… Ses révélations choqueraient plus qu’elles n’instruiraient le lecteur, historien ou grand public.

Vous pensez à l’aura de sainteté entourant la commémoration… fort légitime par ailleurs.

Certes. Le projet du monument commémoratif me touche énormément… mais c’est pesant socialement.

Est-ce vraiment important d’éviter toute polémique ou tout scandale? Qu’accordez-vous comme valeur à la vérité non enrobée? … Pardonnez-moi je me perds.

Mais vous avez raison… Je vais y réfléchir… Si vous le souhaitez, je vous prêterai un exemplaire pour vous seule… Vous comprendrez alors mes hésitations. Votre opinion quant aux suites me serait précieuse.

J’en serais honorée monsieur Desmond. J’éprouve la plus grande curiosité en ce qui concerne la vie quotidienne sur cette île et je partage votre intérêt pour l’année 1847… Malheureusement je n’ai plus beaucoup de temps à passer en votre compagnie…

Elle arrête la camionnette devant la batterie de canons.

Ils sont là depuis 1832 bien qu’ayant peu servi afin de se rappeler que l’île a été sous commandement militaire britannique durant une longue période, jusqu’en 1857 pour être plus précise, et dans un souci d’intimidation puisque l’arrêt à la Grosse-Île était obligatoire. On ne doit pas occulter cette réalité de coercition, je crois puisque dans le contexte cela s’avérait vital. Vous le ressentirez plus encore en visitant l’édifice de désinfection… Je vais vous emmener maintenant à la chapelle catholique construite en 1874 : c’est préférable de la visiter alors qu’elle n’est pas envahie par les curieux.

L’autre volet important, la religion.

Omniprésente, forcément.

Ils pénètrent dans l’église. Marie-Lyne désigne une statue.

Saint-Luc, le patron des médecins… Il existait une autre chapelle avant puisque nous en avons retrouvé le clocher portant la mention de l’année 1846. Il a été placé à l’extérieur. Le Sacré-Coeur remonte probablement à cette année-là aussi. Nous croyons que la première église sise dans le secteur ouest a été détruite en raison de son insalubrité, des miasmes, disait-on à l’époque, puisqu’elle a été transformée en hopital. En 1847 des messes étaient récitées dans les baraquements sur des autels portatifs.

Elle les conduit ensuite à la chapelle anglicane.

Beaucoup plus sobre, tellement plus impressionnante en fait.

Moi aussi je ressens cela. Elle a été érigée la même année que l’autre.

Alors qu’ils longent un trottoir de ciment le long de la route, elle précise.

Monsieur le curé détestait salir sa soutane. Construit en bois, à l’origine.

Elle prend une bifurcation qui les ramène sur la voie principale.

Le Chemin des amoureux. Au départ, le tracé habituel. Le rectiligne a été obtenu à l’aide de la dynamite. On peut imaginer les échanges très pudiques des couples insulaires.

Elle leur fait remarquer ensuite une grosse plante informe.

C’est du chou puant ou tabac du diable. Il était fumé par les Amérindiens. On raconte qu’ils affrontaient alors le visage diabolique.

Elle stoppe devant un hangar pour leur montrer l’ambulance-corbillard en bois construite en 1890 et tirée par un cheval.

Auparavant on utilisait probablement de simples charrettes.

Elle les promène dans le village.

Typiquement québécois, architecture relativement uniforme, un espace clos avec ses lieux de potinage, ses intrigues de pouvoir, ses histoires romantiques… On raconte que les employés de l’île observaient la consigne du silence dans leur intimité familiale… Ah, une dernière chose, avant que nous nous quittions : les orphelins de 1847, des centaines adoptés par les familles de la région. Cette année-là a été marquée par la solidarité et l’entraide de tous et chacun… Ah, une ultime anecdote me vient à l’esprit : on avance que le surintendant George Mellis Douglas en poste durant l’an tragique a peut-être été victime d’un meurtre. En 1847, il avait été atteint du typhus. Il croyait fermement que l’inhalation ou l’absorption de chloroforme lui procurait une certaine immunité. Toutefois, de nombreuses années de cette pratique douteuse ont probablement laissé des séquelles physiologiques. Le rapport du coroner a conclu qu’il s’était suicidé avec un couteau de table dans un moment d’égarement. Deux personnes se trouvaient dans la maison au moment des faits. Dans la situation de pouvoir où il régnait, le docteur Douglas a forcément suscité des inimitiés…

Devant l’édifice de désinfection, Marie-Lyne Levac prend congé.

 Comment vous remercier?

Cela a été un immense plaisir. N’oubliez pas votre promesse et je tiendrai la mienne.

Où puis-je trouver madame Berthier?

Au bureau au-dessus de la boutique.

Elle s’éloigne, vive.

Cíaran choit dans sa chaise roulante manifestement soulagé. Nuala accroche les demi-béquilles aux poignées. Lori précise à Thomas qu’ils allaient l’attendre sur place. La dame se trouve au téléphone. Thomas patiente cinq minutes. Il s’assoit à une table et feuillette Le Soleil. Lorsqu’elle raccroche, il se lève mais retombe sur sa chaise : l’engin à transmettre la parole s’est de nouveau manifesté. En une du journal il tombe sur la manchette « Cyclone à Sainte-Émile ». Non loin de l’endroit où Nuala et lui se trouvaient sur la route menant au zoo le jour précédent. Un article sur la supposée homosexualité d’un gorille, lequel avait dédaigné quatre femelles en chaleur, le fait sourire. Le combiné est raccroché. Thomas se précipite.

Thomas Desmond, « l’anthropologue ». Je tenais à vous remercier de l’accueil que vous nous avez réservé…

C’est tout naturel monsieur… Toutes mes excuses…

Avec un petit sourire fataliste, elle s’empare de l’instrument de travail récidiviste. Thomas rejoint les autres affamés. Un membre du personnel les informe de l’existence d’une cafétéria aménagée à l’intérieur de l’ancien hotel de troisième classe et située non loin. Le chemin est raboteux et Cíaran utilise ses aides à la marche pour se déplacer ainsi que pour monter l’escalier de bois. Les hommes se décident pour les plats du jour, un ragout de poulet et un autre de poisson, les femmes pour des sandwichs au jambon ou aux oeufs ainsi que des croustilles. La soupe s’avère délicieuse mais le reste plutôt insipide d’après les commentaires masculins.

Circuit touristique à bord du train baladeur, visite guidée du secteur ouest, puis promenade autonome dans l’édifice de désinfection… Est-ce que cela vous convient?

Ils hochent la tête à l’unisson. Le regard de Thomas s’appesantit sur Cíaran. Celui-ci se concentre sur sa tasse.

En attendant, ils fument une cigarette. La balade part de l’ouest vers le centre et se concentre essentiellement sur le village. Ils passent devant le bloc d’en-haut appelé également les quartiers des marins (1905), le presbytère catholique (1848), la station Marconi (1915), la résidence des médecins (1912), l’école (1909), la maison du bactériologiste (1912) ainsi que la demeure des infirmières (1912). Deux arrêts sont prévus, au lieu de culte des deux religions officielles. Un autre dans le hangar où trone l’ambulance-corbillard. Ils apprennent quelques compléments d’information, beaucoup et peu à la fois, décousu puisque les époques s’emmêlent : la division e secteurs, postérieure à 1847, ouest (gens en santé), centre (administration) et est (malades), ce qui entraine l’érection des barrières aujourd’hui disparues; des statistiques sur les morts de 1847 (environ cinq milles en mer à bord de quatre cents goélettes alors qu’ils étaient partis cent mille, cinq mille quatre cent vingt-quatre trépassés sur l’île, soit environ soixante par jour); le quai est (1868) était celui des gens malades mais il a été détruit avant la fin du XIXe siècle; le quai ouest bati en 1847 a été rallongé et restauré à plusieurs reprises; les infirmières se devaient d’être célibataires; des puits artésiens étaient utilisés; des chauves-souris en grand nombre vivaient sur l’île; mouillage de cent cinquante navires dans la baie du Choléra formant un coude profond avec l’île Sottise. L’édifice de la quarantaine animale tranche nettement sur le reste. Retour à la case départ.

En patientant pour que commence la visite guidée du secteur ouest, ils furètent dans la boutique aux souvenirs. Thomas achète quelques livres et livrets supplémentaires sur la Grosse-Île et d’autres sujets connexes dont l’un sur la médecine d’autrefois. Ils sont une vingtaine de touristes à emboiter le pas à leur guide aux longues jambes, la blonde Mélanie. Devant la boulangerie (entre 1902 et 1910), elle retrace grosso modo les trois périodes marquantes de la Grosse-Île : station de quarantaine humaine (1832 et les suivantes, 1847 et les années plus calmes, jusqu’en 1937, soulignant les changements évolutifs), centre de recherche militaire (jusqu’en 1957; toutes les hypothèse étant permises, le ministère de la Défense ainsi que les militaires affectés à Grosse-Île à l’époque observant la consigne du silence; les rumeurs qui circulent font état de recherches liées à la guerre bactériologique, sur l’anthrax notamment; quoi qu’il en soit, les installations de l’armée ont été détruites de son fait, et des pièces d’équipement lourd de l’édifice de désinfection ont été de plus lourdement endommagées) ainsi que finalement station de quarantaine animale (jusqu’en 1980, le procédé d’importation du bétail privilégiant désormais le transport d’embryons plutot que de bêtes en raison du cout prohibitif; des films d’archives existent sur cette période). Quinze minutes plus tard ils repartent : façade de l’hôtel de troisième classe (1914; nommé ainsi selon le type de passage dans les bateaux), celui de deuxième classe (1893) étant situé derrière en face au fleuve; cuisine; lavoir (entre 1855 et 1856); hotel de première classe (1912; on regarde par les fenêtres pour constater l’exiguïté d’une chambrette tout de même pourvue d’un lavabo; aucune visite à l’intérieur puisque tout n’est pas restauré, un projet ambitieux s’échelonnant sur deux décennies); le monument aux médecins, érigé en 1853 par le docteur George Mellis Douglas (1809-1854), le premier surintendant de la station de quarantaine et dédié aux membres du corps médical décédés durant les épidémies de choléra et de typhus, dont le docteur Benson, émigrant lui-même et mort deux semaines après son entrée en fonction. Le nom de Riain Lynch n’y est pas mentionné. Cíaran doit reprendre ses demi-béquilles pour se rendre à la croix celtique élevée en 1909 par l’ordre des hiberniens afin de commémorer la tragédie de 1847. Les inscriptions sur les côtés et derrière sont gravées en trois langues. Thomas et Cíaran restent bouche bée devant les différences entre les teneurs d’un supposé même message : gaélique irlandais à saveur nationaliste, français à consonance religieuse et britannique très diplomatique. La descente s’avère plus laborieuse que la montée et Cíaran chute plusieurs fois malgré l’aide de Thomas. Mélanie s’assure de son bon état avec une gentillesse préoccupée. La visite se poursuit avec le Cimetière des Irlandais. Les croix blanches en bois ont été ajoutées au-dessus des déclivités de terrains annonciatrices des fosses communes, trois rangées de tombes, enterrées dans des tranchées peu profondes. Le sépulcre de l’île. Suivent en enfilade rapide : la maison de l’électricien (avant 1850), le bureau de vaccination et d’examen médical (entre 1906 et 1907), le poste de garde (entre 1893 et 1902), tous datant de la fin du XVIIIe siècle ou du début du XIXe, donc et également vus de l’extérieur. Le problème des circuits touristiques : tout est balisé et tout est organisé pour que le tour dense ne s’éternise pas, les détails sauf anecdotiques sont escamotés au profit de la vue d’ensemble  si bien élaborée soit-elle.

De retour au point de départ, Cíaran regagne sa chaise roulante et les trois autres s’assoient sur un banc. Ils grillent des cigarettes. L’épuisement accuse les traits de Cíaran et Thomas se mord les lèvres.

Cesse! Je veux et je vais aller jusqu’au bout. Ce n’est pas seulement pour toi mais aussi pour moi. Alors la paix!

Thomas hoche la tête et referme la bouche. Lori effleure la joue des deux en guise d’apaisement. Thomas la regarde tout étonné puis ses prunelles s’éclairent. Lori sourit. Il baise sa main, tendre et respectueux. Nuala ébouriffe la crinière bouclée.

Emmène plutot mon frère aux toilettes, on s’attendrira plus tard!

Femme terre à terre au raisonnement de marteau-piqueur…

Telle est ma soeur…

Jouxtant l’atelier de plomberie et de charpenterie, l’édifice érigé en 1892 et rénové au fil du temps a été restauré avec le plus grand soin. Processus de désinfection en 1847 : détention des malades, nettoyage des navires (aération du batiment et des voiles, récurage à l’eau et au s avon ainsi que blanchiment à la chaux de l’entrepont, fumigation au souffre durant plusieurs heures des espaces infectés) et des bagages (effets aérés pour que s’échappent les miasmes, lavage du linge dans l’eau du fleuve et séchage au soleil). L’Hygea a été le premier bateau à vapeur de Grosse-Île; il était utilisé pour transporter à Québec les passagers mis en observation ainsi que les convalescents et approvisionner l’île. Typhus : fièvre, éruption, langue noire et sèche, torpeur et délire; transmis par les poux, il entraine dans la mort la moitié des malades non traités; en 1847, l’épidémie fait sept mille victimes, à Québec et à Montréal, approximativement dix-sept mille décès au total : une hécatombe. L’histoire de Grosse-Île retracée par époque sur des tableaux en acrylique. Étuves impressionnantes employées pour la décontamination des objets. Salles d’attente. Une quarantaine de cabines individuelles pour les douches obligatoires. Une pièce consacrée à l’épouillage. Un fac-simile cartonné de preuve de désinfection portant le cachet : « Bathed and personal effects DISINFECTED ». L’ambiance d’un monde carcéral à faire frémir mais aussi une question de vie ou de mort pour des milliers de personnes.

Le quatuor croise Marie-Lyne à la sortie.

Et votre visite?

Tellement incomplète! Je demeure affamé de savoir! Je ressens aussi un manque criant : ne pas pouvoir vivre, ne serait-ce qu’une nuit, sur l’île : voir l’astre du jour se coucher, entendre les bruits nocturnes.

Devenez guide, la saison prochaine!

Une bonne idée mais difficilement réalisable… Avez-vous parcouru le secteur nord?

La forêt mixte, chênes, bouleaux, cerisiers, conifères, arbustes à petits fruits, très dense, foisonnante d’herbe à puce aussi. Les sentiers sont difficiles d’accès. On doit être deux pour effectuer l’excursion… Certains sites sont magiques… Toutes mes excuses : on me réclame.

Le bateau part dans dix minutes, Thomas.

Je vous rejoins bientot.

Thomas s’éloigne vers la plage. Longuement, il contemple les hautes herbes ondulant sous le vent. Il lève les yeux et fixe les volutes filamenteuses de forme alaire.

La cohue de l’embarquement. Cíaran se rend difficilement sur le pont supérieur et se laisse choir sur une chaise de matière synthétique. Thomas déplie la roulante et prend ses aises. Lori déniche un siège à coté de Cíaran et Nuala s’assoit sur les cuisses de Thomas, lequel cerne sa taille. Le lieu est comble et les arrivants doivent rebrousser chemin vers l’intérieur. Les amarres sont larguées. Ils regardent l’île qui devient de plus en plus ténue à l’horizon, imperméables à l’animation artificielle que se croit obligé de maintenir l’officier de bord. Cíaran n’éprouve aucun malaise cette fois. Trois quarts d’heure suffisent pour aborder le continent. Cíaran doit s’accrocher aux épaules et aux hanches de Thomas pour gagner sans encombre le quai. Lori porte la chaise et Nuala, les béquilles. Le siège roulant retrouve sa fonction jusqu’à la fourgonnette. Cíaran s’endort aussitot installé.

 

Le trajet jusqu’à Montmagny ne dure que quinze minutes. Thomas s’arrête à une station-service pour faire le plein ainsi que pour effectuer quelques appels téléphoniques.

Nous ne logerons pas sous le pont cette nuit encore : je nous ai trouvé un gite au Motel Wigwam sis tout près d’ici. La chambre est agréable et propre, pourvue de deux grands lits. Les bagages rentrés, Thomas s’occupe de Cíaran.

Nous sommes arrivés mon amour.

Cíaran entrouvre un oeil durant une fraction de seconde.

Encercle mon cou.

Cíaran obéit, les paupières closes.

Aide-moi dans la salle de bain.

Thomas obtempère. Des larmes coulent sur les joues de Cíaran. Thomas s’agenouille à hauteur d’yeux.

Qu’est-ce qui ne va pas?

Las, Thomas, juste trop fatigué.

Thomas le dévêt entièrement puis lorsque son ami a terminé, il le transporte jusqu’au lit le plus proche et le borde. Cíaran se met à ronfler aussitôt. Thomas règle l’intensité du thermostat au degré le plus élevé. Lori et Nuala consultent les dépliants dénichés dans le tiroir du secrétaire. Discutent bouffe.

Vous avez faim déjà!

À en devenir cannibale. Pas toi?

Un peu mais je suis surtout fourbu… Cette journée a été très intense en ce qui me concerne.

Lori et moi sortons pour manger et vous nous rejoindrez tardivement alors que nous en serons au deuxième ou troisième café. Nous allons à La Volière, pas loin : le nom est teinté de poésie et la carte peut faire saliver tous les palais.

Après s’être rafrachies, les jeunes femmes s’esquivent. Juste avant de refermer la porte, Lori abaisse le niveau d’air climatisé à faible-moyen. Thomas s’est endormi durant leurs préparatifs et ses vêtements gisent sur le sol. Lui aussi ronfle, enfoui jusqu’au cou sous les couvertures.

La pénombre règne quand Cíaran se réveille. Il avale la potion magique, puis s’absorbe dans la contemplation de la nudité de son amant à l’abandon et révélée petit à petit par ses soins. Ses effleurements tirent Thomas du sommeil et éveillent ses sens. Cíaran forme fourreau autour du membre viril et en état d’érection.

Comble-moi.

Il s’étend sur le dos, jambes repliées. Le pénis lubrifié de Thomas s’enfonce jusqu’à la garde, à l’intérieur de son homme. Leurs yeux se rivent. Thomas prend appui sur ses avant-bras. Ses poussées sont lentes, profondes et régulières. Plus tard, Cíaran murmure.

Laisse-toi aller mon amour, je me trouve à l’orée.

Cíaran s’abandonne à l’assaut devenu brutal de son mâle en rut. Il crie sa douleur et sa jouissance masculine. Son épaule accueille la tête de son ami.

Faire l’amour avec toi, c’est concrétiser le bonheur, Thomas.

Cíaran s’avise soudain de leur solitude duale.

Où sont-elles?

Au restaurant certainement rendues à leur troisième café. As-tu faim?

Pour grignoter. On va les rejoindre?

Je suis mort d’inanition.

Cela ne parait pas. Je dirais même que tu es bien enrobé.

Tu me trouves gros!

Mais non, parfait sous toutes les coutures y compris la queue… Tu m’écrases.

Ils pouffent. Toilettes rondement menées, Thomas imite le TGV jusqu’au restaurant, quasiment désert à cette heure tardive.

J’ai une faim de loup!

L’amour creuse apparemment.

Est-ce si évident, ô déesse?

Vous avez l’air de deux matous repus.

Nous le sommes, ne vous en déplaise… Qu’avez-vous mangé?

Une pizza aux fruits de mer, pour Lori, et une au saucisson italien et bacon, pour moi. C’était délicieux!

Et copieux!

Les deux hommes consultent la carte. Thomas se décide rapidement. Cíaran hésite. Il ne s’est pas encore branché quand la serveuse s’approche et leur demandesur un ton aimable ce qu’ils souhaitent. Thomas opte pour la suggestion de Nuala, une petite, conclut-il après avoir demandé conseil aux dames.

Désolé, je n’ai pas encore choisi.

Prenez votre temps. Faites-moi signe lorsque vous serez prêt.

Dix minutes plus tard, il se détourne. Elle le regarde, inquisitrice.

Un sandwich club avec du blanc de poulet et un grand verre d’eau… avec une paille et un autre, sans l’instrument.

Elle s’éloigne vers la cuisine.

J’ai rencontré mon chemin de Damas avec tous ces restaurants!

Tu te débrouilles fort bien Cíaran… Oserais-je souligner que c’est quand tu y portes le moins d’attention qu’aucun incident ou presque ne survient…

… Je crois que tu as effectivement raison, Lori.

Nuala renchérit.

C’est parce que tu manges en merveilleuse compagnie et que tu sais que personne d’entre nous ne trouvera à redire sur tes manières et ta maladresse.

Sans oublier l’aide discrète de l’homme de ma vie.

Tes extensions manuelles mon amour, rien de plus.

J’avais tellement peur de partir en vacances, de constituer un boulet durant cette importante quête! Je m’aperçois que mes craintes ne se justifiaient pas, du moins jusqu’à maintenant.

Ta maladie ainsi que ses manifestations, Cíaran, nous composons avec puisqu’elle fait partie de toi. Et c’est à toi que nous sommes attachés.

… Lori…

Vos estomacs seront très contents incessamment…

Cíaran considère bouche bée le contenu de son assiette.

Je ne mangerai jamais tout cela!

Encore une foi je me sacrifierai pour éviter le gaspillage!

Certainement saint Thomas!

L’addition modeste surprend visiblement Thomas.

Cette qualité et cette abondance à ce prix!

Un autre mode d’existence, celle en dehors des grands centres. On y gagne en qualité de vie générale mais on y perd en d’autres domaines tout autant importants; la liberté d’être différent n’étant qu’un de ceux-là.

Une fois dehors, ils frissonnent.

La seule chose qui me fait suer ici, c’est la quasi-absence de trottoirs!

Tout le monde possède sa voiture.

Les jeunes aussi, crois-tu?

Peut-être pas. C’est plutot dangereux pour circuler à pied, en tout cas!

Autant que sur le boulevard Hamel à Sainte-Foy.

Vrai. Mais ici j’ai l’impression que cela l’est davantage. Peut-être à cause de la nuit tombée.

Une fois rentrés et porte close, ils poussent un unanime soupir de soulagement. Cíaran accroche au passage le bras de Lori.

J’aimerais partager ton lit cette nuit.

Lori s’agenouille à hauteur d’yeux. Elle l’embrasse tendrement. Nuala et Thomas les observent, attendris. Thomas assiste son homme dans sa toilette puis le borde avec toute la tendresse du monde dans le geste. Beaucoup de passion aussi dans leur embrassement. Lumières éteintes, Lori se blottit tout contre le dos de Cíaran et Thomas se love derrière Nuala.

 

Jeudi 13 aout

Lorsque Thomas se réveille, les ébats sont bien entamés à côté. Lori adossée au mur et cuisses évasées gémit sous les caresses orales de Cíaran. Nuala en parallèle à son amie et dans la même posture se trouve manifestement fort aise des attouchements prodigués.

Besoin d’aide?

Pas de refus.

Cíaran reprend la séquence musicale. Thomas colle sa bouche à la vulve de Nuala. Les hommes se déplacent pour que leur pénis entre en contact avec celui de l’autre. Les femmes s’embrassent et pétrissent la poitrine opposée.

Je te veux, mon frère.

Se libérant de Thomas, elle l’enjambe et fait pénétrer le sexe au garde-à-vous, dans son intimité féminine. Elle feule.

J’ai envie de toi, ô ma déesse.

Lori se glisse sous son homme. Thomas s’ancre à elle et prend appui sur ses avant-bras.

 … Lentement et en profondeur… Oh, mon amour!

Nuala clame sa jouissance nouvelle. Elle insère le pénis de Cíaran dans son rectum.

Prends-moi comme un garçon maintenant.

Cíaran raffermit sa prise aux hanches. Chaque poussée leur arrache un cri. Galvanisé Thomas augmente puissance et cadence. Lori creuse davantage les reins. Les corps exsudent de sueur puis exultent d’orgasmes. Quatre bouts de langues s’unissent et se chatouillent. Huit bras s’emmêlent et quatre coeurs battent la chamade. Aucun n’a envie de rompre l’enchevêtrement et ils s’attardent au lit, languides.

Douche (Nuala et Thomas) et bain (Lori et Cíaran) terminés, ils récidivent à La Volière, pour un déjeuner plus que copieux et unanimement apprécié.

Déroulement prévu de la journée, Chef?

D’abord le Centre éducatif des migrations, ici même à Montmagny. Le programme se divise en deux volets. Une projection sur écran géant de Plein feu sur la Grosse-Île et la Côte du sud qui met en évidence le mouvement de migration humaine provenant de plusieurs pays vers l’Amérique, terre promise au XIXe siècle. Une exposition sur la grande oie des neiges et autres espèces de sauvagines fréquentant l’archipel de l’Isle-aux-Grues. Pour la suite, on verra.

La visite leur prend près de deux heures. Thomas s’attarde longuement devant la maquette de Grosse-Île. Il achète aussi un guide d’observation des oiseaux.

Ils dinent dans un estaminet pompeusement nommé Au patrimoine. Au menu : hamburgers, saucisses fumées, poutines, guédilles et autres spécialités dans la même veine. Ils mangent sur la terrasse extérieure et se régalent sans façon malgré la surabondance de moustiques.

Prochaine destination, Musée maritime Bernier à l’Islet-sur-Mer, environ un quart d’heure de route. On expose dans plusieurs salles des objets de marine, les naufrages du Titanic et de l’Empress of Ireland, des marines du peintre John Vandenengel ainsi que et surtout la traversée des immigrants irlandais en 1847. On y trouve aussi et à l’extérieur le parc d’interprétation de la mer, la Chalouperie, le brise-glace Ernest Lapointe, l’hydroptère Bras d’Or 400, un navire de guerre, et le J. E. Bernier II, qui a fait le tour de l’Amérique.

Au moins tout un après-midi!

Maquette d’un trois-mâts carré (mât d’artimon, grand mât et mât de misaine). Les passagers devaient apporter des vivres (salaison, lard et haricots) pour un mois. Pour manger : une table et des bancs placés au milieu de l’entrepont. Service d’un repas aux deux ou trois jours. Quatre personnes par couchette de la grandeur d’un lit à une place, celles-ci superposées sur deux niveaux. Des baquets disséminés servent de lieux d’aisance. C’est interdit de se laver. L’eau en barils devenant vite corrompue, on y ajoute du vinaigre. Des lampes fumeuses sont accrochées aux barrots. La plupart du temps, les écoutilles sont fermées. À l’arrivée, plus d’un mois plus tard, l’odeur (de fosse septique) précède le navire. On disait des bateaux d’immigrants qu’ils constituaient des cercueils flottants. Typhus, observation clinique : fièvre, frisson, mal de tête, malaise, agitation, prostration, coma, augmentation du volume du foie et de la rate, appétit nul, soif intensive, éruption cutanée rougeâtre au bout de cinq jours, vertiges, douleurs corporelles, yeux injectés de sang, regard fixe et halluciné de personne ivre. Thomas utilise le système informatisé pour se renseigner au sujet de deux navires. Caithness-shire. Départ : Belfast, le 23 avril 1847; capitaine : Thomas Leggate; 1 passager en cabine, 233 en cale; arrivée : 12 juin 1847 après 50 jours de traversée; 10 décès; attente à Grosse-Île : 11 jours, avec 4 décès durant l’attente. Agnes King. Départ : Limerick, le 20 mai 1847; capitaine : James Ganson; 0 passager en cabine, 183 en cale; arrivée : 26 juin 1847 après 37 jours de traversée; 6 décès; attente à Grosse-Île : 4 jours, avec 0 décès durant l’attente.

Thomas refait le parcours une autre fois en circuit guidé mais il abandonne le groupe à mi-chemin pour continuer seul. Cíaran le rejoint.

 Où sont les autres?

Dans l’un ou l’autre des bateaux dont la visite s’avère problématique pour « une personne à mobilité réduite ». Je déteste cet euphémisme!

Un « être physiquement diminué », peut-être?

Ah. Ah. On devrait préciser à quel endroit! Plus simplement : interdit aux incapables de grimper comme des singes! Me fais-tu part de tes découvertes?

Lori et Nuala se joignent à eux. Bientôt plusieurs visiteurs aussi, intéressés par les propos de Thomas, lequel, insouciant de l’attention étrangère, brosse au mieux de ses connaissances, lesquelles sont appréciables, une histoire réaliste et imagée, d’une traversée en 1847, commençant par la raison de la diaspora et finissant par l’arrivée d’un trois-mâts à la station de quarantaine de la Grosse-Île. L’emploi du système informatique est d’une simplicité enfantine. Cíaran explique à un couple âgé, embarrassé devant la machine, comment l’utiliser : la boule pour promener la flèche sur toute la surface de l’écran et le bouton pour changer de page. Un homme très grand, très vieux, pourvu d’un nez en bec d’aigle impressionnant s’approche de Thomas, l’air sévère et l’accent britannique à couper au couteau mais le vocabulaire français impeccable.

Vous êtes un étudiant du professeur Gérard Perrier, j’en suis certain!

… Je l’ai été en effet, et je suis devenu son assistant de recherche en quelque sorte. Mais comment?

La manière! La façon de traiter un thème! Cette manie de mélanger les domaines pour en faire un tout cohérent et combien vivant! Un plaisir de vous écouter, jeune homme! Je suis James D. Prescott, retraité de l’Université McGill depuis vingt ans mais auparavant à l’Université de Montréal, où j’ai eu le plaisir de lui enseigner alors qu’il en était aux balbutiements de l’anthropologie. Que devient-il?

À la retraite depuis peu. Il écrit l’oeuvre de sa vie. C’est un privilège que de travailler sous sa gouverne.

Je vous donne mon adresse de courriel : confiez-la-lui… Peut-être souhaitera-t-il renouer avec le passé quelques moments.

Thomas prend en note les coordonnées. Le vieil homme prend congé abruptement.

Il se sent très seul.

Hein?

J’en suis certain. Ton prof aussi, du moins cela semble un de ses problèmes. Vieillir en solitaire s’avère bien plus difficile que de le vivre à deux, même si la relation n’est pas idéale.

Le couple âgé non loin de là hoche la tête aux propos de Cíaran.

Les quatre se rejoignent au portail.

En route pour Saint-Jean-Port-Joli?

Ils se rallient à la proposition de Nuala. Ils sont au village un quart d’heure plus tard. Leur préoccupation première : le gite. Au Motel de la Falaise, une chambre avec deux lits à deux places est disponible. Ils déambulent dans les rues. Beaucoup d’ateliers de sculpture ouverts le soir, plusieurs touristes. Quelques personnes leur recommandent La Coureuse de grève pour se restaurer. Une jolie légende que celle-là : une jeune femme peu farouche qui donnait du plaisir aux marins et qui s’enfuyait ensuite, insaisissable, libre. Table d’hôte de fine gastronomie; pas trop dispendieux. Ils soupent à la terrasse, dans une ambiance simple et de bon gout. À un moment ou un autre chacun aide Cíaran; ses quelques maladresses sont réparées discrètement et avec le souci de minimiser son malaise.

Pour cela, du moins, je suis guéri : mon embarras se dissipe à vue d’oeil. Thérapie de choc et itérative!

Le quatuor rit de bon coeur.

Le premier pas vers l’être plutot que le paraitre : c’était le temps!

Cíaran fixe sa soeur un long moment, machoires entrouvertes. Sur le chemin du retour, Thomas s’arrête au coin d’une rue et confie la clef à Nuala.

Continuez sans moi, je vous rejoins bientôt.

Thomas se dirige vers l’incroyable boutique visitée avant le souper et encore ouverte malgré l’heure tardive. Deux étages d’objets d’artisanat provenant d’ici et d’ailleurs, tous plus beaux les uns que les autres. Ses achats réglés, Thomas les rejoint. Nuala regarde la télé, un dessin animé. Lori lit. Cíaran s’est endormi tout habillé. Thomas le dévêt tant bien que mal sans qu’il ne s’éveille.

Qu’as-tu acheté?

Des objets d’art.

Puis-je voir?

Non. Au moment opportun seulement.

Ah… Dors-tu avec moi?

Avec le plus grand plaisir, ô déesse.

Thomas…

Oui?

… Non, rien. Viens te coucher et serre-moi fort.

Lori s’endort entre les bras de Thomas, lequel s’abandonne à son tour. Une heure plus tard, Nuala ferme le téléviseur, puis éteint la lumière. Elle se couche. Instinctivement Cíaran cherche sa chaleur.

Une amante aimant.

Cíaran grogne et s’agrippe à elle. Son éclat de rire cristallin ne trouble pas leur sommeil.

 

Vendredi 14 aout

Les gateries de la mie, une boulangerie et patisserie sans prétention, une dizaine de tables recouvertes de nappes de plastique. Nuala opte pour des chocolatines, Lori, des croissants avec de la confiture, Cíaran choisit un bagel garni de hareng fumé et Thomas prend la même chose mais avec du saumon. Les déjeuners apportés en même temps que le café sont dégustés à grand renfort d’exclamations ravies. Les deux femmes échangent la demie de leur repas. Les hommes les imitent.

Temps que je rentre : je commence à m’habituer à cette vie de pacha errant.

Pas si mal, une existence de farniente au harem…

Traditionnellement, un sérail est rempli de femmes et d’eunuques…

Au secours ma soeur! Elle veut me castrer!

Je ne crois pas que le « pacha » apprécierait : retiens-toi mon amour.

Ouf! Sauvé! … Vous aimez bien vous en servir quand même…

Parfois.

Du mien également…

Certainement.

Lori et Nuala pouffent devant leur mine décontenancée.

Comme si l’organe faisait l’homme, vraiment!

Nuala chuchote, en aparté.

Laissons-leur leurs illusions.

Elles prennent des airs de minette énamourée, les yeux fixés sur un virtuel centre d’intérêt sous la table.

Désolé mesdames, ce n’est pas pour vous : on est pédés.

Parle pour toi!

Vive la solidarité masculine! On réglera cela au lit, monsieur!

Rien contre et tout pour, en vérité.

Y a pas à dire, homos ou hétéros, ils sont vraiment branchés sur leur queue!

Que veux-tu, c’est dans leur « nature »!

Et dans la nature, il y a des hommes et des femmes, lesquels ont des relations hétérosexuelles ou homosexuelles.

Ils s’arrêtent sur la déclaration de Thomas.

Des centaines de suicides seraient évités si tout le monde comprenait cet axiome puisque forcément, il ne pourrait y avoir de rejet de la personne elle-même.

D’une phrase, tu combles une lacune apparue depuis que j’ai compris que je n’étais pas uniquement homophile.

Je n’ai jamais envisagé les choses sous cette perspective-là. Une telle évidence au fond.

Sur ces sages paroles aviaires, en voiture!

Ils font la queue devant les toilettes plutot pendant que Thomas règle les additions et laisse un pourboire. Ils s’installent dans la fourgonnette alors qu’il s’attarde sur les lieux. Il les rejoint pourvu d’un sac d’épicerie.

De la confiture d’airelles ainsi que des chocolatines, celles-ci destinées à combler un petit creux éventuel.

Pas très diététique, pacha.

Quand même végétarien, mon oiselle.

Bec cloué.

Ils sont de retour à Québec au début de l’après-midi. Sillery est parcouru de façon motorisée. Maisons cossues, neuves ou anciennes; mode de vie banlieusard, sans plus. Thomas s’avoue déçu tout en ayant conscience de ne pas savoir ce qu’il y cherchait vraiment. Ils garent le véhicule dans un stationnement situé non loin du fleuve. La Place Royale, chargée de près de quatre cents ans d’histoire, étourdissante et chaleureuse tout à la fois, animée de touristes, de soldats en uniforme du début de la colonie, de citadins en costumes d’époque. Ils empruntent le funiculaire pour gagner la haute ville. Une demi-heure de déambulations plus tard, ils sonnent au Monastère des Augustines de l’Hôtel-Dieu rue Charlevoix. Le timbre se fait entendre et Thomas ouvre la lourde porte de bois. Un escalier tournant. Pour descendre, Cíaran a recours aux bras de son ami. Le silence règne à en marcher sur la pointe des pieds. Une religieuse âgée, tout de blanc vêtue, les accueille aimablement et les dirige vers le musée. Visiblement intimidé, le quatuor franchit le seuil. Une soeur moniale leur souhaite la bienvenue et les invite à visiter les expositions. Ils sont vite captivés par les reliques du passé. Thomas et Cíaran s’attardent devant la centaine d’instruments médicaux utilisés à partir du XVIIe siècle au premier hopital du pays et dont la forme de certains a de quoi faire frémir. Lori et Nuala sont intéressées par les meubles et la vaisselle d’antan. Ils jettent aussi un coup d’oeil sur les vêtements et accessoires sacerdotaux exposés dans d’immenses tiroirs vitrés. Cíaran entreprend une conversation animée avec l’aimable nonne. Thomas le rejoint et écoute.

Est-ce que l’hopital a gardé des dossiers des patients depuis le début?

Certainement, bien que des archives aient été détruites lors de l’incendie de 1755. Les renseignements conservés s’avèrent toutefois des plus succincts.

Donc, si je souhaite me renseigner sur une personne qui aurait pu être hospitalisée à l’Hôtel-Dieu en 1847, je pourrais obtenir l’information.

Vous n’avez qu’à prendre rendez-vous avec soeur Marie-Reine Souchon, la responsable des Archives.

Elle note le nom et le numéro de téléphone au verso d’un bristol. Une fois dans la rue, Thomas s’exclame.

Une intuition… Si j’écris : « Je suis mort », le suis-je vraiment?

Ils dinent tardivement de sandwichs et de frites au Café Bruyère. Lori conduit durant tout le trajet de retour. Elle stationne devant son immeuble vers vingt-deux heures. Nuala reste avec elle. Thomas reprend le volant jusqu’à leur demeure de Saint-Laurent.

 

Lundi 31 aout

Thomas reste indécis devant le congélateur béant.

Du ragout d’Irlandais? Cela fait longtemps…

Thomas en sort un contenant. Il attend en contemplation devant le micro-ondes.

Il peut fort bien fonctionner sans opérateur…

Hein? Ah oui. Veux-tu une bière?

Cíaran acquiesce. Thomas en décapsule deux, qu’il garnit de pailles. Il met la table, tranche du pain et apporte les assiettes garnies. Ils mangent en silence. Thomas ne termine pas, de beaucoup s’en faut.

Excuse-moi, Cíaran… Désolé de te faire supporter ma… morosité.

Quel euphémisme! … Thomas, elle s’est éloignée pour mieux réfléchir.

Depuis plus de deux semaines!

Lori ne veut pas engager sa vie sur la foi d’un coup de tête. Pour cela, on se ressemble, elle et moi… Elle me manque aussi…

Après un temps de réflexion, Cíaran poursuit.

J’ai fait un rêve, la nuit suivant notre retour.

Je me souviens. Tu pleurais à chaudes larmes en t’éveillant. Plutot un cauchemar.

Non. Je vous le raconterai à tous les trois lorsque le moment deviendra opportun. Mais il m’a donné matière à me pencher moi aussi sur l’orientation de ma vie… N’avons-nous pas une question pendante à régler toi et moi?

Le sang se draine instantanément de la figure de Thomas le laissant d’une paleur cadavérique et l’air s’échappe de ses poumons. Voyant son ami incapable de la formuler encore une fois, Cíaran y répond.

Oui, je veux t’épouser, Thomas, et lorsque tu le souhaiteras, en entier ou en moitié.

Les couleurs et le souffle reviennent lentement. Cíaran lui donne sa main. Thomas l’enserre dans un étau.

Je voudrais pouvoir te dire que c’est le plus beau jour de ma vie…

Les larmes de Thomas s’écoulent irrépressibles en longues trainées sur ses joues. Il contourne la table, s’agenouille sur le carrelage et place sa tête sur les genoux de son ami. Cíaran caresse doucement la tête bouclée. Les mots d’amour qu’ils échangent ont la sonorité et la sincérité de serments solennels.

Ils débarrassent la surface de ses reliefs, font la vaisselle.

Un massage avant le bain?

Serait mille fois apprécié… surtout si mon garde-chiourme ferme les yeux sur les exercices indispensables que je n’éprouve nulle envie d’exécuter…

Chercherais-tu à m’attendrir, voire à me corrompre?

Je pourrais payer en nature…

… Pour ce soir, ce sera gratuit… à moins que tu insistes…

Cíaran ne relève pas, sourit plutot, énigmatique. Thomas l’aide à se dévêtir, puis se dénude à son tour.

… Tes mains sur mon corps. Rien n’est plus tendre.

Un véritable bonheur que de te toucher, mon amour.

Thomas fait d’abord oeuvre de détente côté postérieur.

Tourne-toi.

Cíaran s’exécute languissamment. Le regard de Thomas tombe en arrêt sur l’important hématome ornant le bras et qu’il n’avait pas remarqué lors du déshabillage, son porteur le dissimulant sciemment. Il ouvre la bouche mais renonce à commenter, assombri. Ulcéré, Cíaran s’exclame.

Mais qu’est-ce que tu crois? Que je me suis piqué? … La seule drogue que je prends de temps en temps, et souvent avec toi d’ailleurs, c’est de la marijuana. Et c’est principalement pour soulager mes douleurs… parfois pour me procurer une certaine transe hallucinogène.

Je suis désolé, Cíaran.

Je suis accro à toi, Thomas.

Je te jure que j’aurai toujours confiance, désormais.

Thomas reprend le message. Cíaran n’explicite pas davantage.

Veux-tu prendre un bain?

… Après ? … Donne-moi ton cul mon amour.

Leur union charnelle est imprégnée de leur profond amour. Alors qu’ils gisent comateux dans les bras l’un de l’autre, Cíaran, dans un murmure, se confie.

Ce matin, j’ai subi ma première injection de Betaseron ou d’interféron bêta-1b si tu veux… Pour que nos vies soient peut-être moins empoisonnées par ma satanée maladie… Mais ne te fais pas d’illusion, le traitement ne guérit pas la sclérose en plaques; j’obtiendrai tout au plus une meilleure qualité de vie avec moins d’attaques et celles-ci moins graves… avant l’inéluctable issue végétative.

Thomas hoche la tête, se trouve incapable de prononcer la moindre parole.

Ils prennent un bain à l’huile essentielle de lavandin, la seule que Thomas acceptait sans renacler pour la forme. Cíaran le couvre de son corps. Thomas caresse la croupe à sa portée

Tes fesses forment des îles jumelles à la surface de l’océan écumeux. L’île de l’Amour et l’île du Bonheur. Elles sont comme des icebergs : elles prennent assises dans les profondeurs mais ne montrent qu’une petite surface… Je n’aurai pas assez d’une vie pour t’approfondir.

Et moi, j’ai l’impression que je n’y réussirai jamais que superficiellement.

C’est tout simple, pourtant.

Non, justement, cela ne l’est pas! De se connaitre soi-même prend déjà toute une vie. Imagine une autre personne, puis multiplie par deux ou trois!

L’amour constitue la clef d’accès à l’autre… ou aux autres… Quoi qu’il advienne, je souhaite vivre toute mon existence à tes côtés.

Je ne ressens pas ce besoin de permanence mais je le comprends… J’ai peur de ne pas me montrer à la hauteur de tes aspirations.

Mais je n’ai aucune attente! Juste pouvoir t’aimer, tel que tu es et sans réserve.

 … Mes îles refroidissent.

Cíaran se retourne.

Et ça, qu’est-ce, selon tes paramètres géographiques?

Un autre îlet à la végétation clairsemée dominé par un grand cocotier… non, un hévéa… Est-ce que je te montre comment extraire le latex?

Après tout à l’heure en plus cela va prendre un siècle sans l’aide du Viagra…

Paries-tu pour quinze minutes tout au plus?

L’usage à volonté de mon cul si tu gagnes!

Rends tes îlots accessibles…

La main gauche de Thomas entame un vigoureux va-et-vient. Le majeur de l’autre entreprend une fouille vive de l’intimité rectale et les autres doigts des pressions itératives au centre du périnée à l’endroit le plus sensible. Cíaran gémit, rale, crie, puis jouit bien avant que le délai imparti ne se soit écoulé.

Le lubrifiant se trouve dans…

Non. Juste à ma portée… Assieds-toi, mon fiancé…