Sélectionner une page

Deux étés irlandais

Louise Gauthier

Vendredi 4 septembre

Ludovic ouvre la porte. Aussitôt, il s’agrippe au cou de Thomas accroupi en grenouille et à hauteur d’yeux.

L’ami Thomas! C’est drôle : t’es pas pareil!

Thomas se redresse avec son léger fardeau et cale le postérieur sur son avant-bras.

Veux-tu voir tout de suite le cadeau que je te rapporte de mon voyage?

Ludovic ferme les yeux et tend sa main libre. Ils s’installent sur le canapé. L’enfant manipule l’objet sous toutes les coutures, paupières closes.

Un livre! Lis, l’ami Thomas.

Regarde d’abord les illustrations. Essaie de trouver les oiseaux que tu as aperçus au lac.

Toutes affaires cessantes, Ludovic s’étale à plat ventre sur le plancher et tourne les pages. Thomas enserre ses amis entre ses bras. Il prend les lèvres de Melissa, puis celles d’Olivier, tout autant gourmandes.

Ça fait longtemps! Je suis tellement heureux de vous retrouver!

Nous aussi, Thomas… Oh! C’est tellement étrange! Ta figure… Melissa?

Ton visage présente une bizarre asymétrie; pas évidente au premier abord mais que Ludo a remarquée d’emblée… Sur le côté gauche, la commissure de ta bouche remonte légèrement, rendant la joue légèrement convexe et ton oeil s’ouvre grand, rehaussant ton sourcil alors que c’est tout le contraire à l’opposé!

… Cela reflète mon état d’âme actuel…

Ludovic se lève comme un ressort, attrape au vol un papier mouchoir qu’il s’est lui-même lancé et en découpe un petit bout dont il se sert pour marquer un emplacement. Il se réinstalle.

Jean qui pleure et Jean qui rit.

En quelque sorte : Cíaran a accepté de m’épouser; mais depuis trois semaines Lori réfléchit à notre avenir commun… Je n’arrive pas à rester sereinement dans l’expectative : je deviens fou! Je comprends son besoin de réflexion… Je me trouve à la fois au paradis et en enfer…

Thomas s’enferme dans le silence durant un long moment. Ludovic grimpe sur les genoux de Thomas.

Ça y est, j’ai fini!

Le bambin pointe du doigt tous les volatiles recensés par les signets de fortune.

Huard à collier… Grand Héron… Harle huppé… Pic chevelu… Pic flamboyant… Pic mineur… Mésange à tête noire… Jaseur des cèdres… Bruant à gorge blanche… Junco ardoisé… Durbec des sapins… Roselin pourpré… Chardonneret jaune…

Je suis confondu, raton : tu n’as commis aucune erreur et tu les as tous trouvés!

C’était facile!

La mine de l’enfant, légèrement supérieure, les fait rire de bon coeur.

Conserve tes repères : demain, je te lirai ce que le guide en dit.

Ludovic applaudit aux propos de son père.

Maman, je suis fatigué.

Il saute littéralement dans les bras maternels. Melissa grimace de douleur. Ils vont vaquer aux préparatifs du soir. Thomas se rapproche de son chum, entoure affectueusement son épaule.

Et vous deux?

Presque trop beau. Melissa m’accepte comme je suis. Je la vénère. Le bonheur de se trouver ensemble au quotidien, et avec notre fils… Nous sommes très occupés pourtant, depuis que les cours ont recommencé, mais tout se colore d’une teinte ludique. Et Ludovic le ressent. Quelle joie que de l’observer évoluer. Il est brillant… J’ai peur!

Moi aussi, j’éprouve cela. Comme devant un chateau de cartes : on n’ose pas bouger, ou même respirer, de crainte qu’il ne s’effondre.

Melissa revient auprès des deux hommes parfaitement immobiles.

Ludovic dort comme un loir… Avez-vous faim?

La réponse enthousiaste unanime la fait sourire, effacant son expression étonnée.

J’ai pensé que nous pourrions nous offrir une soirée grecque.

Thomas s’avoue ignorant en la matière. Après avoir consulté le menu et obtenu leur accord, Olivier commande des hors d’oeuvre variés, des calmars frits et des doners. À la cuisine, ils dressent la table et prennent un apéritif de vin blanc glacé.

L’état de ton bras?

Relativement bon. Je fais les exercices prescrits pour qu’il récupère son tonus musculaire… Nous aimerions que tu nous donnes quelques leçons complémentaires, de temps à autre.

Avec le plus grand plaisir mais à partir de la prochaine fois, si tout va bien : je n’ai pas tellement la tête à cela pour tout de suite…

Des gestes de tendresse sur sa joue.

Pour te changer les idées de place, je vais te raconter une anecdote. Avec la mère de Melissa, ce n’est pas précisément l’amour fou. Mais la semaine passée, alors que je venais récupérer mon fils, elle m’a dévisagé, longuement, main sur les hanches et, hochant la tête, a constaté : « Tu as changé, Olivier; tu es même devenu gai! »

Ils pouffent.

C’est exactement ce qui m’est arrivé et je me suis écroulé sur le plancher. Ludovic a sauté sur moi en répétant : « Papa est gai! ». J’étais mort de rire alors que la belle-maman se grattait le cuir chevelu de perplexité… Sans le savoir, elle a raison : je ressens une telle joie de vivre, un tel soulagement de pouvoir exprimer ma nature profonde et d’être accepté comme je suis par mes proches! Je me sens léger!

Tant que tu ne te mettras pas à voler…

L’humour melissien… Branle-bas de combat!

Olivier dépose les mets tout chauds au centre de la table. Ils font oeuvre de gourmandise et il ne reste rien après leur razzia.

Thomas raconte succinctement son périple. Se tait et baisse les yeux.

Qu’est-ce qui te préoccupe vraiment, Thomas?

Je suis inquiet au sujet de Lori. Vingt et un jours, c’est diablement long. J’ai essayé de téléphoner hier, plusieurs fois : elle ne répond pas. Ou elle n’est pas là. Ou elle n’est pas en mesure de répondre parce qu’elle est malade… Ou elle n’ose pas me faire part de sa décision négative.

Pourquoi ne te présentes-tu pas chez elle?

Je ne veux pas lui forcer la main non plus… Qu’est-ce que tu ferais, Melissa? Et toi, Olivier?

J’irais vérifier si tout va bien, puis je repartirais probablement.

Je la laisserais poursuivre sa réflexion à son rythme… pour une semaine encore.

J’en suis à cinquante cinquante… J’ai l’impression que mon cerveau aussi fonctionne aux deux modes!

Si tu appuyais sur pause pour une petite détente thérapeutique maison?

Croyez-vous que j’en ai besoin?

Ils hochent la tête. Thomas rosit.

Melissa et Olivier entrainent leur ami vers la chambre. Étroitement enserrés, ils échangent de profonds baisers. Avec lenteur, le couple dénude leur amant. Chaque partie de son corps est touchée, embrassée ou léchée. Melissa et Olivier se dévêtent tout en poursuivant leurs effleurements digitaux et oraux. Thomas soulève son amante légère comme une plume et l’emporte jusqu’au lit, où il la dépose sur le dos. Elle évase les cuisses. Thomas s’abreuve à sa fontaine féminine. Olivier se place tête bêche à son amant. Sa gorge étreint le pénis engorgé. Melissa forme fourreau autour du sexe de son époux, puis ses lèvres prennent la relève. L’orgasme féminin, audible et visible, déclenche leur besoin de s’accoupler. Ils se désunissent temporairement. Olivier s’étend et lubrifie son gland. Thomas, gémissant, s’y incruste. Faisant face à Thomas, Melissa agit à l’instar sur son membre viril. Aux premières loges, Olivier observe attentivement la puissante pénétration. Il introduit son majeur dans l’anus de Melissa. Le va-et-vient des amants s’accorde. Melissa et Thomas s’embrassent à bouche que-veux-tu. Thomas pétrit les seins généreux. Ils laissent libre cours à l’instinct de vie jusqu’à la « petite mort », partagée.

Alors que la nuit est bien entamée, Olivier éveille Thomas d’une pléthore de caresses dirigées vers l’objet de son envie. Le résultat recherché obtenu, il chuchote.

Encule-moi, mon amour.

Olivier s’accroupit, en attente. Thomas expédie le rituel et s’enfonce à l’intérieur du cul de son chum, les prunelles fixées sur la vulve de Melissa, laquelle se masturbe avec vivacité. Assouvi, observant toujours hypnotiquement Melissa, Thomas s’étale sur le dos et ouvre les jambes pour accueillir le joug d’Olivier. Leur jouissance amène la sienne, encore. Avant l’aube, Thomas s’en va en catimini, après avoir déposé des baisers sur les joues de ses amis et un petit oiseau de bois sculpté sur l’oreiller du raton.

 

Samedi 5 septembre

L’agent de police, une jeune femme mince et élancée, fait le tour du véhicule.

Avez-vous un problème, monsieur?

Oh oui, j’en ai un de taille : je ne sais pas quoi faire…

… Votre véhicule est garé devant cet immeuble depuis plusieurs heures… Puis-je vous aider?

Je ne crois pas… Cela fait trois semaines qu’elle réfléchit… Si elle va m’épouser ou non… C’est long, je trouve… Je suis surtout très inquiet pour sa santé…

Avez-vous essayé de téléphoner?

Plusieurs fois : aucune réponse… Je n’ose pas sonner puisque c’est elle qui devait communiquer avec moi mais en même temps…

… Je pourrais aller me rendre compte si elle se trouve au logis et, si c’est le cas, m’informer si elle se porte bien; lui demander si elle accepte de vous recevoir aussi… Vous partez si elle refuse, alors.

Vous feriez cela! Bien sûr, je ne resterai pas, si je suis indésirable.

Quels sont votre nom et le sien?

Thomas Desmond; celle que j’aime se nomme Lori Israni.

La policière ressort de l’édifice dix éternelles minutes plus tard, souriante.

Votre amie va pour le mieux et elle accepte de vous rencontrer.

Comment vous remercier?

Cela m’a fait plaisir de vous rendre service… J’espère que votre voeu sera exaucé. Au revoir, monsieur Desmond… Ce serait préférable de placer votre fourgonnette un peu plus loin à cause de la borne-fontaine…

Elle le salue et remonte dans l’auto-patrouille. Thomas suit son conseil.

Devant la porte, il hésite à frapper. La jeune femme ouvre.

Je suis désolée de t’avoir causé autant d’inquiétude, Thomas.

Lori… Mais qu’est-ce qui t’arrive?

J’ai été… malade… Mais entre, je vais d’abord mettre fin à ton supplice de Tantale.

Thomas demeure sur place, blême, incapable de respirer. Lori frissonne. Elle place ses mains sur les épaules.

Je veux t’épouser Thomas et sans réserve aucune.

Il tombe à genoux devant elle. Il enfouit sa figure sur le ventre de Lori et l’enserre. Il pleure. Lori caresse la tête bouclée, jusqu’à ce que les larmes tarissent. Elle se délie pour le pousser dans l’appartement et pour refermer la porte. Elle s’assoit sur le plancher tout contre lui. Ils s’embrassent éperdument.

Lori je t’aime.

Je t’aime Thomas.

Les pleurs débordent des prunelles de Lori. Thomas la berce entre ses bras jusqu’à ce qu’elle soit en mesure de parler. Alors, les mots se précipitent.

Durant nos vacances, j’ai remarqué l’existence d’un nodule sur mon sein gauche. Le lendemain de notre retour, je suis allée consulter un médecin, lequel m’a recommandé à un spécialiste. La semaine dernière, j’ai subi l’ablation de la tumeur. Ce n’était pas cancéreux et les analyses n’ont détecté aucune métastase. Mais j’ai passé un sale moment, disons.

Seule.

Cela résonne comme un reproche.

Non mais tu aurais pu t’appuyer sur moi.

J’avais besoin d’assumer cela par moi-même. Le cancer dont j’ai cru être atteinte. La manipulation médicale. La crainte de subir une chimiothérapie qui me ferait perdre tous mes cheveux. La peur de mourir alors que le corps devient ingouvernable. Une urgence de mettre de l’ordre dans ma vie. J’ai entrepris un jeûne prolongé afin de purifier mon être. Par la méditation, j’ai pu isoler les questions auxquelles je devais répondre. Confronter l’idéal avec la réalité anticipée. Connaitre mes forces et mes faiblesses. Opposer l’amour à la raison. Et, si cela s’avérait possible, compte tenu du diagnostic appréhendé, envisager la possibilité de fonder une famille ainsi que tu le souhaites, le point crucial, pour moi. En résumé, suis-je capable de vivre avec le fait que mon homme soit féminin, que je ne détiens pas l’exclusivité de son amour, ni lui la mienne, désormais, que Cíaran se trouve dans un processus inéluctable et morbide de dégradation et de dépendance physique, que mes enfants devront exister à l’intérieur d’une famille inhabituelle en genre et en nombre et qu’ils auront à soutenir, au sens propre, et aimer, un être en déréliction inexorable? Suis-je capable d’assumer, au moins, un triple rôle de mère, d’amante et d’infirmière? Saurais-je y trouver le bonheur de vivre? À toutes ces questions j’ai répondu oui, y incluant celle de pouvoir aimer une femme. Je ne m’engage pas sur un coup de tête, ni au nom de l’amour, seulement. J’ai compris que je dispose de toutes les ressources pour contribuer à notre épanouissement et à celui de nos enfants. Mon coeur, mon âme et mon corps y oeuvreront de concert.

Sans coup férir, Lori le fait tomber à la renverse et le recouvre. Elle investit la bouche de son ami, se soulève pour remonter sa robe. Thomas met à découvert ses organes génitaux. Les sexes se lient aussitôt. Avides l’un de l’autre, leur coït s’accomplit dans une apparente immobilité. Ils se mangent des prunelles. En transe, Lori rejette brusquement la tête vers l’arrière et arque son dos. Leurs cris culminent au paroxysme de l’acte de chair. Les bras de Thomas accueillent sa fiancée.

Deux-trois, avec de magnifiques yeux d’outremer, et des chevelures de jais, et la peau dorée…

Un, pour commencer, et dans quelques mois : je ne veux pas accoucher en pleine rédaction de mémoire. Et il ou elle pourrait, tout aussi bien, voir le monde par des prunelles mordorées, avoir la peau mate et des cheveux sépia.

Ou un mélange… Tu vas nourrir notre enfant de ton corps, ma femme et ma déesse. Y a-t-il bonheur plus immense que de donner la vie?

Ce n’est pas toi qui endureras les affres de la délivrance! Après sans doute, si j’y survis!

Tu n’éprouveras aucune douleur insupportable que je ne saurai atténuer, mon amour.

Peut-être qu’avec moi ton don ne fonctionnera pas.

Si tu as confiance, il n’y aura aucun problème.

Ton grand rêve devient le mien, petit à petit…

Mon dos n’en peut plus!

Lori libère Thomas de son emprise. Ils font toilette ensuite.

J’ai parlé avec Cíaran, hier soir, alors que je tentais vainement de te rejoindre…

J’ai oublié mon téléphone sur la table. J’étais chez Melissa et Olivier; je te laisserai leur numéro.

Il m’a interrogé sur ma décision et il m’a fait part de la sienne « prise à cause d’un rêve » mais tout aussi ferme.

Il nous le racontera « au moment opportun » et à tous les trois… Lori, je suis tellement heureux!

Moi aussi Thomas. Et je n’ai plus peur d’aimer.

Rentrons-nous?

 J’ai hâte aussi de le retrouver.

 

Cíaran accueille Lori plutot fraichement.

J’ai dû supporter son regard de chien battu durant trois semaines!

Lori s’agenouille et lui prend les mains. Elle raconte, tout comme à Thomas peu de temps auparavant. Un long moment, le silence perdure.

Je t’aime Lori.

Cíaran je t’aime.

Des ronflements sonores fusent de la chambre à coucher.

La baisse de tension.

Tu lui as fait endurer un calvaire. Ce n’est pas un reproche juste un constat… Je suis heureux de ta décision Lori.

Et moi de la tienne. Il a besoin de nous deux à l’unisson pour connaitre le bonheur.

Je vois les choses de la même façon. As-tu faim?

Pas vraiment… Je me sens… secouée.

Moi aussi, en doublé… Partageons-nous un bain détente?

Shafali, fleur rare ou Cantate?

Rose Ispahan.

D’accord pour ta nouvelle acquisition moussante.

Pas de contre-indication médicale?

Je vais panser la zone sensible et recouvrir le pansement de plastique.

Je comprends que tu aies voulu y faire face seule… J’ai commencé le traitement au Betaseron…

Ainsi tu as cessé de détester ton corps.

Oh! … On dirait.

Leurs besoins naturels satisfaits tour à tour, ils s’immergent face à face, jambes emmêlées. Silencieux, ils se regardent.

Soudainement, Lori baisse les yeux.

Déesse de l’amour… et qui l’appelle.

Après plusieurs contorsions, le souffle court, Lori prend appui sur le banc. Agenouillé, Cíaran caresse amoureusement la région fessière exposée. Lori l’accueille au dedans d’elle, feulant. Accouplement intense au rythme lent interminable. Stimulé par l’orgasme vaginal, Cíaran effectue un changement de voie, bien toléré par sa partenaire. Sur la vulve, les doigts fébriles orchestrent une symphonie allegro, contrastante avec la violence de la pénétration rectale.

Lori … C’est merveilleux que tu m’acceptes.

Il jouit d’elle et elle de lui. Les battements désordonnés de leur coeur s’apaisent. Ils rajoutent de l’eau chaude et fument une cigarette, blottis l’un contre l’autre. Ils déshabillent Thomas, toujours profondément endormi, et se couchent de part et d’autre. Nuala les retrouve ainsi, dormant du sommeil du juste. Son soupir de soulagement se prolonge en sourire. Elle se dévêt, se love tout contre Lori, laquelle soupire de bien-être.

Je vous aime.

 

Dimanche 6 septembre

Tandis que les autres prolongent leur nuit de sommeil, Thomas en pleine forme est atteint de bougeotte. Il se douche, se vêt et sort. De retour deux heures plus tard, il se rince l’oeil, appuyé au chambranle de la porte de leur chambre. Lori et Nuala connaissent des retrouvailles passionnantes et passionnées, placées tête-bêche. Cíaran pratique l’onanisme, le regard concentré sur le postérieur de Nuala, un majeur actif planté dans la voie étroite. L’observation très attentive de son fiancé le galvanise. Son sexe s’épanche, secoué de spasmes. Peu de temps après, Lori et Nuala entrent en transe. Elles en émergent essoufflées et la figure barbouillée des sucs de l’autre.

Vous êtes belles et tu es beau. Je vous aime… Avez-vous faim?

Veux-tu le faire déguster?

Cannibale! Heureusement que Lori est végétarienne!

Une entorse de temps en temps…

 Je suis cuit! Au secours!

Ils convergent des yeux prédateurs. Thomas fait front, bras croisés et jambes solidement plantées au sol.

Un brunch : bagels, fromage à la crème et saumon fumé, jus d’orange et champagne. Dans un lieu intime et enchanteur, à moins d’une demi-heure d’ici…

Ils sortent la langue et respirent bruyamment.

Ingrats! Préparez-vous.

Le partage de la salle de bain ne va pas sans chamaillerie. Cíaran, furibond, doit se contenter du lavabo alors que « ces dames » mobilisent la baignoire.

Pestes!

Cesse de râler!

J’exprime ce que je ressens en ce moment pour ces envahisseuses de l’intimité! C’est mon droit le plus strict!

L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt.

On devrait placarder un horaire d’utilisation, plutot.

On aurait besoin de deux pièces d’eau…

Thomas trépigne d’impatience. Ils sont prêts finalement sur le coup de la douzième heure.

Lori réalise la première leur probable destination. Jusque-là silencieux Thomas explique.

Mes parents se trouvent au chalet. Je veux vous faire voir le paysage quotidien de ma jeunesse.

Thomas stationne le véhicule à l’arrière de la maison.

Quel endroit magnifique!

Élaboré par mon grand-père, lequel abhorrait les pelouses. Il disait qu’elles étaient réfractaires à la nature.

Que des arbres, des arbustes à petits fruits et des fleurs vivaces, les bosquets entrecoupés d’allées artistiquement pavées de pierres de taille. Un chemin pentu leur permet d’atteindre le sous-sol de la demeure.

Un ascenseur!

Nouveau de cet été. Il va droit au ciel.

Thomas fait un arrêt au troisième mais les enjoint à s’élever davantage.

 J’apporte le festin.

Les meubles de fer forgé sont disposés côté jardin et les couverts dressés. Thomas dépose son plateau au centre de la table. Il débouche un Perrier-Jouët 1990 Belle époque. Personne ne noie l’hydromel de jus d’orange. Ils festoient gourmandement, heureux de se trouver ensemble.

On aurait usage d’un gite un peu plus vaste, ne trouvez-vous pas?

Mais pas trop cher.

… J’ai déniché un logement potentiel immense de huit pièces et dont le cout mensuel avoisinerait la somme de vos loyers actuels…

On devrait visiter cette perle rare!

Alors venez, c’est à proximité. Ramassons d’abord les reliefs.

Thomas appuie sur le bouton du troisième. Il les dirige vers la cuisine.

Moderne, couplée avec la salle à manger; il y a aussi une salle de bain et une buanderie à côté.

Ils restent silencieux. Thomas les entraine dans le couloir. Cíaran tombe en arrêt devant les rampes courantes et les seuils inclinés.

Six petites pièces éclairées a giorno… des havres de paix.

Ils ouvrent les portes, toujours muets.

Chacun pourrait l’aménager à ses couleurs… Puis, donnant sur l’arrière, la pièce qui pourrait nous servir de chambre à coucher commune…

Ils y entrent. Une demi-cloison sépare la pièce de la salle d’eau où trone au centre un vaste bassin. L’agencement s’avère d’un magnifique effet, comme tout le reste. Ils refont le tour plus lentement.

Mon père souhaitait entamer d’importantes rénovations et j’en ai profité pour préciser quelques aménagements pour cet étage, qu’ils n’utilisent pas… Je rêvais que nous pourrions en faire…

Notre nid?

Si vous y consentez…

Les enfants grandiront dans un lieu enchanté.

D’accord, Thomas. Mais venez, je dois vous raconte mon rêve maintenant.

Une urgence pressante altère sa voix.

Cíaran détourne sa chaise et roule jusque dans la chambre principale garnie des deux futons de Thomas, placés côte à côte et ouverts. Il passe, souplement, du siège au lit et s’assoit en tailleur, au centre virtuel. Thomas s’installe en face de lui et les deux femmes de part et d’autre.

J’ai éprouvé une attaque particulièrement ravageuse et je me retrouve tétraplégique, sans ouïe et muet, depuis plusieurs semaines. Je crois que ces atteintes sont définitives, cette fois, ou qu’elles laisseront, au mieux, d’importantes séquelles, vu l’ampleur des dégats. Je me sens fini de toutes les manières. Seule la mort m’apparait préférable à cette condition végétative. Je ne peux même pas me qualifier d’homme, ou même de concombre irlandais, n’arrivant même plus à bander, en sus, ni même à en éprouver le désir. Je me sens devenir fou ainsi prisonnier à l’intérieur de ce corps. Vos soins constants sont empreints de respect et dispensés avec tout l’amour qui vous habite. Mais ils rendent également impossible toute velléité de mettre un terme à mon calvaire et au vôtre. Devant la situation sans issue, mon cerveau fait tilt. Il se replie sur lui-même. Je n’ai plus conscience du temps qui file, ni de vous, ni de rien. Négation totale de l’être dans un néant absolu. Troublé tout à coup par : « J’ai réussi! », suivi d’un rire cristallin. J’ai formulé : « La paix! » Le silence. Puis une vague extra-sensorielle légère, a effleuré mon esprit. Douce, timide, une musique atteignant l’âme, un poème d’amour, celui de Nuala pour moi. S’y est ajouté un vent léger, porteur lui aussi des notes d’une profonde tendresse amoureuse, celle de Lori envers moi. Ensuite, quelque chose est survenu et a rempli tout l’espace virtuel, donnant à mon âme l’envie irrépressible de se blottir dans son énorme giron bienveillant, rassurant. Un appel, mon prénom, a retenti comme un cri porteur de tout l’amour du monde, celui de Thomas pour moi. Un mur de brique s’écroulerait rapidement sans ciment. J’étais cette glu et vous aviez besoin de moi pour que notre famille se batisse. L’infirme que j’étais devenu pouvait quand même donner ce qu’il possédait encore intact, sans atrophie aucune, puissant : son amour. Mon âme a bandé d’une envie de vivre. J’ai éjaculé ce que je ressentais vers la vague, le vent et la chose énorme. J’ai ouvert les yeux et je vous ai retrouvé, complètement sonnés, reliés entre vous, et à Nuala, et à moi. J’ai articulé, difficilement : « Je vous aime ». Lori a placé ma main sur son ventre rondelet. J’ai cru sentir un mouvement léger. Elle a soufflé : « Il bouge depuis hier… ». J’ai dit alors : « Gaël ou Gaëlle sera son prénom ». Je me suis réveillé à ce moment-là.

Les larmes s’écoulent de leurs yeux, irrépressibles. Ils s’étreignent fort et longtemps. Thomas rompt leur enlacement et s’étire pour ouvrir le tiroir de la table de chevet. Il offre une minuscule boite à chacun de ses amours. Pour Lori et Cíaran, des anneaux d’argent délicatement ouvragés, identiques, sertis respectivement d’une lazulite et d’une olivine. Pour Nuala, une bague, du même métal, surmontée d’une fleur ceignant dans sa corolle une améthyste.

Pour mon épouse, mon époux et ma fiancée… Je porterai la chevalière de Riain Lynch, en signe de continuité de la lignée mais aussi, tout comme les alliances, en gage du lien qui désormais nous unit.

 

Lundi 7 septembre

Thomas frappe doucement. Une minute plus tard, le professeur entrouve, l’air d’un hibou et encore en robe de chambre.

Je suis désolé Thomas, je n’ai pas entendu le réveil.

Je prépare le déjeuner pendant que vous vous apprêtez.

Je n’ai pas très faim : un café suffira.

Un jus d’orange au moins?

D’accord, un petit… Vous êtes tellement attentif!

Il s’éloigne vivement, gêné.

Quinze minutes plus tard, ils s’attablent.

Comment vous portez-vous?

Assez bien… Je ressens beaucoup de fatigue toutefois : j’ai travaillé jusqu’à fort tard, hier soir afin de terminer les corrections au chapitre un.

Mais…

Tous les récents changements ont été apportés comme suite aux critiques justifiées de James que j’ai rencontré vendredi soir.

Thomas jette un coup d’oeil sur les ajouts importants, ratures et rectifications. Il siffle impoliment. Le vieil homme émet un rire discret.

Le professeur Prescott est un janséniste de la science; son apport m’apparait indispensable… Qu’en pensez-vous?

Que cela en vaut indéniablement la peine… Je m’aperçois aussi que j’ai commis certaines erreurs au cours de mes recherches…

Que je n’ai pas relevé! … J’avoue humblement que ma première réaction a été celle d’un élève en faute rabroué par son maitre d’un coup de férule sur les doigts! James était mort de rire, métaphoriquement s’entend, en voyant ma figure s’allonger et ma machoire béer!

Thomas fait chorus.

Je suis heureux qu’il s’implique dans cette réalisation : sa mémoire eidétique, son savoir encyclopédique, son intelligence gigantesque, il en communiquera au moins de précieuses parcelles à la postérité… Il est âgé de quatre-vingt-quatorze ans : quelle vitalité!

Brusquement, le visage du professeur se couvre de sueur. Il porte la main à sa poitrine. Les traits altérés par la douleur, il touche son bras, le gauche, et gémit. Secoué de nausées, il rend. Tout en le soutenant, Thomas compose le 9-1-1. Il fournit tous les renseignements demandés. Ensuite, il étend le vieil homme en position latérale, déboucle la ceinture et dégage la gorge. Puis, il se saisit de la main tavelée.

Je vais attirer le mal vers moi, cela va vous soulager. Les secours vont arriver dans quelques minutes.

La figure de Thomas devient également crayeuse, et son estomac se révulse. Il parvient à réprimer. La panique reflue lentement du visage du vieillard. Il ferme les yeux. D’éternelles secondes s’écoulent dans le temps suspendu.

 

Thomas rentre sur la pointe des pieds, très tard. Cíaran l’attend, assis en tailleur sur le canapé. La pièce est plongée dans une pénombre nuageuse. Thomas ouvre la fenêtre. Cíaran éteint son nième mégot dans le cendrier débordant de scories. La voix empreinte de lassitude, Thomas explique en quelques phrases la situation.

Cas de force majeure. Le professeur a subi une crise d’angine de poitrine, intense. Son état est stable. Pas de séquelles. Quelques jours d’hospitalisation et des examens pour en trouver les causes. J’aurais dû téléphoner pour apaiser ton inquiétude. Pardonne-moi. Est-ce que Lori dort?

Chez elle, avec Nuala venue l’aider pour empaqueter ses effets. Moi aussi, c’est ce que j’ai fait toute la journée.

Merveilleux quotidien!

Une façon de voir les choses… Aide-moi, je suis complètement ankylosé… Aie!

Oh!

Un peu de sensibilité est revenue dans mes jambes. Pas de quoi pavoiser…. Arrête de me les masser et emmène-moi d’urgence aux toilettes… Merde! … Je devrais utiliser des culottes pour incontinents!

Cesse! Pour les rares fois où des fuites surviennent, cela ne constitue pas un réel problème! … Je vais mettre une brassée dans la machine pendant que tu termines.

Thomas je suis sérieux… Cela placerait moins de contraintes sur toi, et sur moi, par ricochet…

… En porterais-tu la nuit, aussi?

Mais non, je continuerai à dormir nu comme un ver.

Le soupir de soulagement fait rire Cíaran. Thomas sourit.

Les préparatifs terminés et une fois au lit ils s’enlacent.

Si j’ai bien compris : à la nuitée mon seigneur et maitre me veut immédiatement accessible pour assouvir sa concupiscence, voire ses bas instincts.

À en juger par l’état de la chose, j’ai plutot l’impression du contraire.

Ton désir me porte vers les cimes, ô mon époux.

Prends-moi bassement, mon amour!

Pas avant que tu n’atteignes le sixième ciel et te jettes à mes genoux, littéralement.

Cíaran renverse Thomas et effleure d’un baiser les lèvres aimées. Ses effleurements se généralisent sur tout l’épiderme accessible mais évite sciemment le membre en érection jusqu’à ce que son propriétaire demande grâce. La bouche de Cíaran entoure la couronne et sa langue titille le frein. Son pouce et son index encerclent la base du pénis. L’autre main caresse le scrotum, puis exerce de fermes pressions au périnée, au même rythme que le lent et profond va-et-vient qu’il a amorcé sur la hampe. Thomas tait ses gémissements et sa respiration se fait plus forte. Cíaran manoeuvre une retenue en pressant la naissance du gland, renversant ainsi la montée séminale imminente.

Est-ce que je poursuis?

Je veux jouir de ta sodomie.

Thomas se prosterne.

… J’ai emballé le lubrifiant!

La salive en fait office. Thomas crie sa douleur. Cíaran le soumet impitoyablement à sa dure férule. Bientôt, Thomas en redemande, gémissant de plaisir.

Mon amour! … Je ne peux pas me retenir plus longtemps. Ah! Thomas!

Reprenant la fellation interrompue, Cíaran recueille avidement le nectar de son homme.

J’ai perdu le diapason… Sans sildénafil?

C’est revenu… Presque comme avant, mieux même d’une certaine façon… J’étais encore plus prompt à la détente.

Ajustement mineur… Avec toi Cíaran l’acte d’amour charnel confine au merveilleux.

Avec Lori aussi…

Et avec vous deux, c’est atteindre le nirvana.

Ton bonheur est le mien Thomas… Je m’engage à vie envers toi et envers elle.

Durant la nuit, Cíaran se réveille. Thomas fume, assis au bord du lit.

Qu’est-ce qu’il y a?

… Si le professeur acceptait d’habiter le logement du sous-sol… Il se sentirait moins seul, mon père est médecin et nous sommes plusieurs à faire la cuisine et il n’aurait aucun entretien domestique à effectuer.

Je trouve que c’est une excellente idée. Qu’en dit-il?

Je ne lui en ai pas encore parlé puisque j’attendais de connaitre ton avis et celui de Lori.

Excellente attitude pour entreprendre une vie conjugale harmonieuse mon cher époux.

Cela signifie également que, si sa santé périclite, il bénéficiera de notre soutien à tous.

J’avais fort bien saisi l’implication!

Mais je voulais juste que tout soit clair!

Excuse-moi. Je prends la mouche trop vite. Viens dormir.

Cíaran se couche sur le côté, jambes repliées. Thomas se love tout au long de son époux et le cerne à la taille. Il embrasse la nuque, juste avant de sombrer à son tour.

 

Mardi, 15 septembre

Thomas s’encadre à la porte de la cuisine. Il s’effondre sur une chaise.

Salut… Agonises-tu?

Cinquante boites de livres et il en reste tout autant…

Cela veut dire cent à déballer.

Fort en math et fin motivateur!

Je vais préparer des tortellinis à la sauce Fiona, une nouvelle recette.

Je dresse les couverts.

Thomas tombe en arrêt devant l’armoire vide.

Donne-moi une casserole, dans le carton de dessous… Et les assiettes se trouvent dans celui de droite, les ustensiles au centre… et les verres à gauche… J’aurais dû penser à laisser quelques utilités sur le comptoir…

Cíaran, je vais t’étrangler!

Comme tu veux. Mais j’ai retrouvé le tube de lubrifiant.

Ce serait une bonne idée de les identifier.

Mais c’est fait! … Juste là! C’est pourtant visible à l’oeil nu!

Cíaran lui désigne une tache noire, minuscule et tremblotante, sur un des volets. Thomas s’approche pour y voir de plus près. Un chaudron stylisé; sur l’autre, un couteau et une fourchette; plus loin, un verre et, pour la dernière, une tasse et une assiette.

 … Pour le confort à l’acte, quel icône as-tu choisi de représenter?

Accessoires de toilette : une brosse à dents.

… D’une évidence folle… Tu as emballé aussi nos brosses à dents!

Oui mais j’ai laissé le carton ouvert. Mon système rendra le déballage aisé.

… J’en suis convaincu.

Tu n’en as pas l’air pourtant!

Que dirais-tu d’une boite indicée par le chiffre un et signifiant « choses à déballer en premier » et contenant les objets disparates mais de primordiale nécessité?

… Pourquoi n’y ai-je pas pensé : c’est tellement évident!

L’autre s’esclaffe de sa mine découragée. Thomas s’agenouille devant le fauteuil et entoure le cou de ses bras. Il pose un baiser sur les lèvres accueillantes.

Je t’aime.

L’autre répond en écho. Ils apprêtent le repas, tout en devisant.

Ah, j’avais oublié de t’en parler : quand le professeur a vu le logement avant-hier, il en est resté béat. Il a réussi à articuler : « Cela conviendrait parfaitement en effet Thomas ». Tellement pudique dans ses réactions! Et dur en affaires : j’ai dû accepter une augmentation de loyer de cent dollars par mois par rapport à ma proposition initiale correspondant, grosso modo, à ce qu’il devait payer actuellement!

Il ne veut pas se sentir redevable; une forme de compensation en quelque sorte.

Ah oui? … Une question d’indépendance, comme pour toi et Lori.

Eurêka! … Si tu préparais toute une cafetière, ce serait une excellente idée.

Hein?

Nous avons de la visite. Je me charge de les accueillir. Claude et quelqu’un d’autre.

Des exclamations, des éclats de rire. Sa tâche effectuée Thomas les rejoint. Claude lui saute au cou.

Mon héros!

Le tenant par l’épaule, elle le présente.

Thomas, qui a permis au bonheur de pouvoir naitre en préservant ma vie au péril de la sienne…

Ledit rougit violemment, embarrassé.

Voici mon mari, Gaston Painchaud.

De la brioche, il en tient un peu. Le crâne aussi. Le regard doux exprime la reconnaissance. Lorsqu’il revient à sa femme, il pétille comme du champagne.

Tu as changé, Claude.

Le bonheur, Cíaran… Toi également : je te vois tout épanoui et sans le pli tombant habituel qui ternit ta bouche.

Le bonheur, Claude…

Avant de continuer, il prend la main de Thomas.

J’ai épousé Thomas et Lori. Nous emménageons dimanche dans notre nid.

C’est merveilleux! Félicitations! Notre gateau fêtera un triple événement!

Ils font honneur gourmand à la friandise. L’auditoire écoute ensuite religieusement l’histoire de Claude.

L’intervention chirurgicale s’est déroulée sans anicroche : la nature enfin rectifiée. Je me suis retrouvée devant ma nouvelle vie acquise grâce à Thomas… Cela n’a pas été possible de reprendre mon emploi : on m’acceptait comme homosexuel mais pas comme femme! … J’ai réduit la taille et le prix de mon logement… J’ai tenté de dénicher un travail : rien. Je me suis inscrite à des cours de perfectionnement, histoire d’ajouter des atouts à mon jeu. Mais en sortant de la classe ce premier soir, j’avais le caquet plutot bas. Faute d’autobus tardif, j’ai décidé de faire une marche jusqu’au métro. Un toussotement discret m’a fait faire volte-face : un des étudiants. « Pardonnez-moi madame mais les rues s’avèrent peu sûres dans ce quartier; me laisserez-vous vous accompagner? » J’ai dévisagé, ahurie, cet homme rondelet, plus petit que moi qui suis plutot costaude, et qui paraissait aussi doux qu’un agneau. J’ai haussé les épaules, puis je me suis remise en marche d’un pas rapide, l’autre à ma remorque. Je n’éprouvais guère l’envie de me montrer sociable. Arrivée à destination vingt minutes plus tard, j’ai murmuré : « Merci, monsieur ». Sans le regarder. Sa voix, encore, empreinte d’une grande douceur : « Vous semblez si malheureuse alors que vous êtes si belle! », a touché le fil sensible qui pendouillait et je me suis mise à pleurer, incapable de juguler le flux. Assise sur un banc à proximité, il m’a prise entre ses bras et je me suis épanchée sur son épaule. Puis, hoquetant et des heures durant, j’ai raconté à ce parfait inconnu l’histoire entière de mes vies. Je ressentais en fond l’intensité de son écoute, bienveillante. Le flot a fini par se tarir, me laissant dans un état d’épuisement. J’ai sommeillé, la tête dans son cou, son bras autour de ma taille. L’aube m’a réveillée. D’un signe de tête, j’ai accepté sa proposition de déjeuner. Je me sentais un peu poquée et beaucoup gênée. Le repas terminé en silence, je lui ai lancé : « Mais qui êtes-vous? » Il a souri. « Un homme de quarante ans, très moyen, au physique à l’avenant, technicien en coloration et en chômage technique, inscrit à ce cours bidon pour les mêmes raisons que vous, pas trop malheureux de sa situation de veuf, père de deux adolescentes merveilleuses, comme elles le sont toutes à cet âge, quatorze et seize ans, piaffant de croquer dans la vie. J’aimerais que vous les connaissiez, elles… » Il s’est interrompu, embarrassé. J’ai pris sa main, l’encourageant à poursuivre. « … Sont ma raison de vivre depuis la mort d’Aimée, ma femme bien-aimée, décédée dans de grandes souffrances des suites d’un cancer généralisé… Notre famille a été profondément marquée par cette épreuve. Deux ans après les filles commencent juste à pouvoir en parler sans pleurer à chaudes larmes. » « Et vous? » « J’ai retrouvé la paix de l’âme bien que cela ait été difficile… Nous nous aimions. » Il s’est tu. Son regard, posé sur moi comme une caresse retenue. J’ai soufflé : « Vous me désirez. » Il a répondu : « Vous m’éblouissez, Claude ». Je ne connaissais pas son prénom. « Gaston, aussi banal que le reste. » Le silence a suivi mon exclamation de protestation. Nous avons réglé la note du repas. Sur le trottoir, il m’a enlacée. Je me suis penchée pour qu’il prenne mes lèvres… Nous sommes mariés maintenant.

Gaston saisit la main de sa femme et la caresse de sa tendresse.

Et nous nous sommes associés pour entreprendre une nouvelle carrière. Mais raconte, Claude : tu le fais tellement mieux que moi.

Moins gentil, il aurait souligné mes tendances à verbaliser continuellement.

C’est ce que je m’apprêtais à faire.

Cíaran, je te reconnais enfin!

Pour moi, c’est ce qui fait son charme.

Je prends note : ajouter un zeste de langue vipérine à la potion ensorcelante ingurgitée soir et matin.

Je suis un traitement à l’interféron bêta 1-b.

Tu as enfin cessé de détester ton corps!

… Lori a fait exactement le même commentaire!

C’est parce que, mieux que les hommes, les femmes comprennent ces choses-là!

… Ouais. Et cette « nouvelle carrière »?

Coiffeurs dans votre salon : c’est notre raison sociale. Nous allons chez notre clientèle, des personnes âgées pour la plupart, vivant en résidence étatisée. Moi, j’effectue les coupes et les mises en pli et Gaston les colorations. Et mon époux a lancé une mode qui fait fureur : une toute petite mèche bleue, violette, verte, rose, toute la gamme pour se faire plaisir et mettre de la couleur dans sa vie trop souvent grise. La voisine s’étonne, en parle, le voisin chuchote, souriant. La fierté d’affirmer sa couleur. C’est moins anodin que l’on puisse penser au premier abord… Les gens confient beaucoup de secrets à leur coiffeur. Quand je suis avec un client, je parle peu, j’écoute, surtout. Ces hommes, ces femmes sont souvent affligés, en plus des maux de leur déclin, de solitude. Cela met un peu de soleil dans leur vie, notre présence attentive mais légère… Cela te rend plus humaine, aussi… J’ai compris davantage ce que tu vivais avec tes vieux amis, et aussi pourquoi tu y trouvais un grand bonheur.

Hé! Tu as tout raconté à Gaston!

Pour qu’il comprenne en portrait tout ce que tu représentes pour moi.

J’ai l’impression de sauter dans un train en marche.

Spontanément Cíaran lui tend la main.

Bienvenue dans le cercle de mes intimes.

L’autre la serre fermement.

Est-ce que vos enfants savent?

Non. Je considère que cela fait partie de l’intimité de notre couple… Je n’arrive pas à imaginer que Claude soit né homme. C’est pour moi une aberration : elle est femme, et mienne. Et je ne ressens aucune attirance envers le sexe identique au mien.

Je suis dévoré par la curiosité de connaitre la réponse à une question concernant… un détail intime.

Dis toujours, mon lapin.

… Euh… Est-ce que tu peux éprouver un orgasme?

Quand j’étais… différente, difficilement. Maintenant que ma nature s’est harmonisée à mon esprit, oui. Gaston est le plus attentif des amants qui soit, et mes organes génitaux sont constitués de tissu érectile. Je suis tellement comblée, sur ce plan et sur tous les autres, que cela me fasse peur : tant de bonheur est impossible!

Moi aussi, j’ai du mal à y croire. Thomas, Lori… et Nuala, également.

Ex-homo…

Non mais cela n’a plus vraiment d’importance, eu égard à l’amour, et mon désir s’attise du regard, réel ou imaginé, de mon homme.

Thomas encercle les épaules de Cíaran, lequel y appuie sa tête.

Je te vois las et nous allons nous éclipser.

Nous suspendons la crémaillère dans quelques semaines. Viendrez-vous?

Certainement! Thomas, Cíaran, les procès se tiendront en automne, dans les deux cas.

Nous y serons comme un.

Comme il dit.

Suivent les effusions de départ. Thomas et Cíaran se retrouvent seuls.

« Nous suspendons la crémaillère dans quelques semaines… »

Qu’en penses-tu?

… Que ce n’est pas une bête idée finalement… Tous ceux qu’on aime, jeunes ou vieux?

Pourquoi pas? On en parlera avec Lori et Nuala.

Je suis mort, Thomas.

Tu n’en as pas l’air, heureusement!

De peu… La vaisselle : demain. Emporte-moi au lit.

Thomas s’exécute. Attentionné, il déboutonne la chemise et la ceinture, l’aide à retirer son pantalon, l’emporte prestement vers la toilette lorsque le besoin s’en fait sentir, puis le ramène vers leur chambre.

Que je suis heureux, Thomas, que mon amie ait trouvé le bonheur! Cela me rend euphorique.

Ce qui me donne envie d’en profiter.

Thomas couvre de baisers légers toute la surface de son épiderme. Le désir de Cíaran croit à vue d’oeil.

Je te veux accessible partout.

Cíaran s’agenouille, puis s’incline en s’appuyant sur ses bras rigides. Thomas mordille les mamelons devenus turgescents. Au fur et à mesure des baisers et attouchements pléthoriques, Thomas atteint le pénis en état d’érection et l’engobe. Sa vive succion fait crier son amant. Thomas s’attaque ensuite au scrotum. Il change de posture pour atteindre la rosette anale, qu’il titille vivement et pénètre de la langue. Cíaran réclame un coït immédiat. Il s’enroule sur lui-même et latéralement.

Crosse-moi au rythme lent de ta sodomie.

Thomas l’encule en gémissant. Cíaran se détourne pour qu’il fourre également sa bouche. À l’unisson, ils atteignent le paroxysme.

 

Samedi 19 septembre

De bon matin, ils convergent vers leur nouvelle demeure pour la corvée de peinture. La chambre de Nuala se colorerait de mauve, avec les boiseries, le plafond et le calorifère violets. Pour Lori, elle s’assagirait entièrement de beige, sauf pour les cadres de porte et de fenêtre d’un bleu Matisse. Cíaran avait choisi un vert olivine intégral et Thomas un rose bonbon uniforme. Ils décident de procéder une pièce après l’autre. Cíaran se nomme responsable des sources de chaleur, Thomas des hauteurs et en périphérie, Lori des murs et Nuala du reste. La moitié du travail accompli, tachetés de peinture, ils pausent pour diner de pizzas et de Coca-cola.

C’est super que j’aie une pièce toute à moi, ici…

… Tu n’as pourtant pas l’habitude de tourner autour du pot soeurette!

Cesse de me surnommer ainsi, cela m’horripile!

… Notre lien, ce n’est pas la même chose!

Il m’appelait fillette et cela l’excitait!

… Pardonne-moi, Nuala.

… Tu ne pouvais pas savoir… Je suis encore écorchée vive…

Emmeline pourrait aussi avoir sa chambre.

Oh Thomas! Comment as-tu deviné mon souhait?

Elle préfère ta compagnie à celle de Fiona, non?

Elle adore maman mais en même temps se sent agressée par elle.

Notre mère a des tendances possessives, disons.

Et si j’allais la chercher pour qu’elle décide?

Nuala saute au cou de Lori, puis à celui de Thomas.

Lori ramène la fillette alors que les autres poursuivent leur tâche. Emmeline contemple la pièce qui lui est destinée.

Cela ira comme ça. J’aime bien le blanc. Merci beaucoup.

N’as-tu pas une couleur préférée, ou deux?

Pas vraiment… je peux le dire pour un objet; par exemple : cette tasse est plus belle en rouge que dans toute autre nuance.

Peut-être que tu pourrais l’imaginer pour les murs.

… C’est plus compliqué… La blancheur leur convient…

Auditrice muette, Nuala s’approche et s’assoit en tailleur à côté d’Emmeline.

Ma chambre, c’est le seul endroit de la maison où je peux me réfugier lorsque je cherche la solitude. À l’abri de tous les regards, je peux y faire absolument tout ce que je veux, y compris péter sans m’excuser, dormir avec mon toutou préféré, le pouce dans la bouche, et sans que personne n’y trouve à y redire.

Tu fais ça, encore!

Mais oui! Pas toi?

… Parfois.

Nous étions trois enfants à la maison et nous devions partager notre chambre. Lorsque j’avais du chagrin, et pour qu’on ne me voie pas pleurer, je me réfugiais sous mon lit, derrière les couvertures, avec mon coussin préféré et mon drap. Le plancher était dur, mais je me sentais tellement en sécurité!

… Cela m’arrive aussi princesse… Chez moi, la chambre est beige… Mais c’est mon lit, le plus important. Chez Fiona, elle est jaune mais j’ai le même lit.

On pourrait le transporter ici, si tu veux.

… Oui… J’aime beaucoup ta mère… Mais toi, et Lori, maintenant…

Te sentirais-tu mieux ici, même avec Cíaran et Thomas?

Ce sont des hommes…

Le dédain affiché par la jeune fille les fait éclater de rire. Emmeline émet un bref sourire. Nuala serre la main diaphane entre ses paumes.

Ferme les yeux et imagine un lieu, quel qu’il soit et où qu’il soit, où tu te sentirais le plus protégée.

Docile, Emmeline obéit et clot les paupières. Lori a fermé la porte et on n’entend aucun bruit. Un long moment passe.

Je suis assise au milieu d’un champ de tournesols. Il y en a partout et à perte de vue. Je lève les yeux et j’examine le ciel, tellement longtemps qu’il passe de l’azur matinal au bleu nuit.

Emmeline les regarde tour à tour, la mine déçue.

Cela n’aide pas beaucoup… Jaune, vert et bleu, peut-être?

… Est-ce que ton père prend ses médicaments régulièrement, ces temps-ci?

Un miracle! Il ne rechigne même pas quand je les lui apporte! … Pourquoi me demandes-tu cela, et maintenant?

Une idée folle. Je reviens de suite.

Nuala se lève vivement et sort en trombe. Elle accroche Thomas par le bras et tient avec lui un conciliabule fébrile. Il lui tend le téléphone et attend patiemment qu’elle termine son long appel. À la fin de la conversation, l’enthousiasme déborde et, après avoir gratifié Thomas d’un baiser, elle se précipite vers la chambre d’Emmeline.

Il accepte! Francis va réaliser le refuge de tes rêves.

Emmeline se fait silencieuse, longtemps.

Il va faire cela pour moi?

Nuala approuve, précise.

… Je n’y crois pas. Ramène-moi à la maison, s’il te plait, princesse.

Aussitôt, Emmeline se rend à la voiture. Le trajet se fait en silence.

J’ai besoin de me réfugier dans ma chambre… Comprends-tu?

Lori hoche la tête. La jeune fille disparait de sa vue.

Lori rentre, attristée.

On a fait une erreur.

Non! Je te jure que le rêve d’Emmeline va se concrétiser! Afin que Francis reste connecté, je lui ferai prendre ses pilules de force, si c’est nécessaire!

… Une preuve d’amour qui m’apparait bien nécessaire pour elle.

Cíaran s’encadre.

Pendant que les hommes font tout le travail, les femmes papotent! Belle vie conjugale en perspective!

Les nerfs! On s’y remet.

Mais moi, j’arrête : je n’en peux plus.

Déshabille-toi avant de te coucher : tu es couvert de peinture!

Et tu en as aussi sur le bout du nez. On va t’aider.

Trop épuisé.

Avec des gestes hésitants, Cíaran s’extirpe de son fauteuil et se laisse tomber sur le sol, où il se roule en boule, et s’endort aussitot.

 

Thomas stoppe net. Alarmé, il se précipite vers son époux.

Lori! Nuala!

Il dort, Thomas. Il était trop las pour se dévêtir et enlever la croute colorée.

J’ai drapé le lit d’une vieille couverture.

Quel sens pratique!

Merci Lori, ton éloge me touche.

… J’allais ajouter que si tu nous avais avertis, en sus, cela aurait été plus efficace…

Sans relever, Thomas soulève Cíaran et le porte jusqu’à leur chambre. Lori suit avec le siège roulant.

Ils reprennent le travail avec un courage exemplaire. Cíaran les rejoint alors qu’il ne reste qu’un unique calorifère.

Je m’en occupe, c’est ma spécialité!

Sans mot dire, Thomas lui tend le pinceau.

Vous semblez avoir besoin d’une sieste.

Cíaran, méticuleux, termine sa tâche une heure plus tard. Les autres sont toujours affalés sur le sol. On frappe à la porte. Cíaran va ouvrir.

Ave, belle-mère! Venez admirer notre chef-d’oeuvre collectif.

Michelle se promène de pièce en pièce, admirative. Elle revient auprès des travailleurs avachis.

Besoin de carburant?

On dirait, maman chérie.

Alors allez vous nettoyer et descendez : baguettes, rillettes, pâté et canapés, ainsi que fromage et breuvages.

Elle fait des rimes, en plus!

Ils s’esclaffent en choeur. Michelle redescend. La perspective d’un festin leur insuffle un regain d’énergie.

Au moment où ils arrivent, Hugh fait sauter le bouchon de la bouteille de champagne. Les coupes pleines, il ouvre la bouche. Incapable d’exprimer ce qu’il ressent, il la referme et lève son verre. Fougueusement, Thomas étreint ses parents.

C’est le plus beau jour de ma vie!

Attends de voir quand tu verras naitre ton premier bébé!

L’année prochaine, si tout va bien.

Pour l’heure, vous avez besoin de refaire le plein : à table, donc.

Ils festoient dans une atmosphère de bonheur tangible. Ensuite, ils rentrent chacun dans leur ancienne demeure, sauf Cíaran, qui campe dans la nouvelle : c’est lui qui recevra les déménageurs, le lendemain.

 

Dimanche 20 septembre

À neuf heures pile, le poids lourd est garé de guingois sur le trottoir devant l’édifice. Thomas salue aimablement les deux fiers-à-bras à la mine patibulaire.

Bonjour, je suis Thomas Desmond. Comme je vous l’ai mentionné au téléphone, vous devrez effectuer quatre déménagements vers deux maisons dont l’une implique le sous-sol et le troisième étage, le tout probablement en chargement double, dont l’un nécessitera quelques arrêts.

Le chauffeur fixe des yeux éberlués. Imperturbable, l’autre grommelle.

C’est vous, le patron… Euh… Où est-ce qu’on va en premier?

Appartement 9. Tout, sauf les électroménagers… Et il faudrait caser le tout au fond.

Une chance que vous nous prévenez : d’habitude, on commence par le bord.

Hein?

Laissez faire, une mauvaise blague.

Le logement est vidé rapidement et le barda est empilé avec soin et selon les directives reçues auparavant.

On va où maintenant, boss?

Thomas leur donne l’adresse mais s’emberlificote dans ses explications pour s’y rendre.

Laissez faire, on va trouver… Vous feriez mieux de nous suivre.

… Vous avez raison, je m’égare parfois.

Ils se mettent en route à la queue-leu-leu. Le professeur se permet un soupçon d’hilarité.

Qu’est-ce qui vous fait rire?

Euh… Votre façon d’organiser le travail et qui vous est bien particulière.

J’ai nettement amélioré mon sens pratique!

Ne prenez pas la mouche, Thomas : je suis le premier à le reconnaitre!

… Voulez-vous que je vous laisse à la maison pendant qu’ils s’occuperont du logis de Fiona et Nuala?

Oh non, je ne veux rien manquer du spectacle! Rassurez-vous, je me sens en pleine forme.

Les deux hommes attendent les nouvelles instructions, les bras ballants depuis dix bonnes minutes quand Thomas gare la fourgonnette.

Excusez-moi, j’ai eu une distraction et j’ai pris la mauvaise rue.

Ne vous pressez pas, nous sommes payés à l’heure…

La chambre de Nuala, pour commencer… Ce qui vient d’être déménagé ira au sous-sol de la maison. Les effets de ma fiancée seront placés au troisième mais ceux de sa mère dans un autre endroit… Aucun électroménager à transporter… Ah, voilà Nuala, elle vous indiquera quoi emporter en premier.

Encore une fois, les déménageurs s’exécutent promptement.

Le camion est loin d’être plein.

Je le constate mais les deux autres déménagements le rempliront.

Thomas leur fournit la nouvelle adresse de Fiona au centre-ville. Le cortège, augmenté de la fiancée et de la future belle-mère se met en branle et arrive à destination sans problème.

Aurez-vous besoin d’aide, Fiona?

Non merci, Thomas. Un ami viendra à la rescousse cet après-midi… Je suis heureuse de quitter ces lieux porteurs de mauvais souvenirs… Comment vous remercier pour tout?

C’est plutôt à moi de le faire… Ils attendent que vous ouvriez la porte.

Oh. À plus tard donc.

Le camion se déleste du tiers de sa cargaison.

De retour au volant, le chauffeur se penche vers Thomas.

À Côte-des-Neiges cette fois, chez mon épouse… Voici l’adresse.

… « Votre épouse »?

Oui, Lori. Elle nous attend depuis au moins une heure. Encore là, pas d’électroménagers et tout ira au troisième de notre maison.

À vos ordres, patron.

Une fois installés dans la fourgonnette, Nuala croule de rire et le professeur évite, à grande peine, de lui faire chorus.

Mais qu’est-ce qu’il y a?

… Rien, Thomas mais je viens de déduire que tu as parlé des effets de ta fiancée comme tu viens de le faire pour ceux de ton épouse.

Effectivement, mais…

Et à voir leur tête, je devine que tu leur as aussi précisé que ceux-ci seraient également déchargés au troisième.

En effet… Oh! … Certes, c’est inhabituel que les deux cohabitent.

… Le plus drôle, ce sera quand tu mentionneras ceux de ton époux…

… Je serai plus discret, tu as raison.

Ce n’est pas ce que j’entendais par là! Je m’en balance, que la terre entière le sache! Je trouve juste que la situation présente est savoureuse.

Ah.

Francis voudrait commencer à peindre demain matin… Il a besoin de matériel… et cela risque de couter cher.

Pas de problème. On s’arrêtera à un guichet tantot.

Nuala explique longuement au professeur le rêve d’Emmeline. Elle parle de la fillette, de son père, de leurs difficultés.

Vous devrez faire attention à ne pas décevoir la jeune fille… À cet âge, les ailes sont vite brisées.

Le déménagement terminé, Lori s’installe sur le siège du passager.

Voilà, c’est fait.

Déjà!

Et je leur ai précisé les coordonnées de la prochaine destination.

Qu’est-ce qu’ils ont dit?

Rien, hormis : « Ok, patronne ».

… En route, donc. As-tu mentionné…

Les électroménagers seront également emportés.

Une demi-heure plus tard, le dernier chargement commence. Quand ils ont fini, le camion est rempli à pleine capacité.

Pause syndicale, patron.

Thomas leur offre des cigarettes, qu’ils acceptent.

Avez-vous faim?

Attendez la fin du contrat : la bouffe vous reviendra moins cher. On tiendra bien jusque-là.

Comme vous voudrez.

Quand ils arrivent, deux pizzas géantes embaument sur la table du jardin et des Coca-cola n’attendent que d’être bus.

Oh! Merci! … On déduira l’heure d’un quart.

Cíaran, pourvu de serviettes de tables et d’un couteau, vient se joindre à la ronde.

Après le repas, à la bonne franquette, et bienvenu pour tous, Thomas revient à ses préoccupations.

Peut-être serait-ce judicieux que je vous explique d’abord où iront les choses?

Dites toujours.

Je préférerais vous montrer les lieux.

On vous suit.

Ils montent au troisième.

Les affaires de… Cíaran iront dans la chambre olivine, juste ici, sauf pour les électroménagers et l’ameublement de salle à manger; celles de Lori dans la chambre beige et bleu Matisse, ici, sauf pour les meubles de cuisine; celles de Nuala, dans la chambre mauve et violette, là, à l’exception du lit à une place et de la table coordonnée, lesquels devront être placés dans la chambre d’Emmeline, à cet endroit. Est-ce clair?

C’est évident.

Ah, oui. La laveuse et la sécheuse devront être apportées dans la buanderie au fond et le reste des appareils à leur place dans la cuisine.

C’est très clair, boss.

Et les affaires de votre grand-père au sous-sol?

Vous avez tout compris.

Amène-toi, Paulo, on commence avec les possessions… de l’époux, si mes déductions sont exactes.

Oui, elles le sont.

On pourra tout monter par l’ascenseur : une sinécure.

Le déchargement nécessite tout de même trois heures. Les deux hommes manifestent de légers signes de fatigue.

Quelle énergie!

On a besoin de se dépenser… Et vous venez de dépenser… neuf cents beaux dollars.

Thomas règle sans sourciller et y ajoute un de plus.

C’est trop! … Un gros merci… Ça a été un plaisir, monsieur Desmond… Meilleurs voeux.

Leurs rudes poignées de mains, chaudes, et ils sont partis.

 

Thomas s’étire en long.

Je suis crevé mais nous voilà chez nous.

Tu n’as rien fait d’autre que conduire et donner des ordres!

J’ai orchestré, sans anicroche, quatre déménagements, monsieur!

Hé! Je te taquinais!

Ah… Je vais aider le professeur à s’installer… Ce serait une bonne idée que de retrouver le carton numéro un et de réfrigérer ce qui doit l’être.

À vos ordres, patron.

J’y prends gout! Encore!

Il se sauve avant de recevoir, d’après la menace, une claque bien sentie sur son postérieur rebondi. Thomas frappe doucement, puis plus fort mais n’obtient aucune réponse. Il entrebaille. Des ronflements sonores émanent de la chambre. Thomas organise la salle de bain et le coin cuisine, dispose en une seule rangée les cartons d’effets personnels, prenant garde à ne pas troubler le sommeil du vieil homme. Il considère, l’oeil sombre, la centaine de boites de livres.

Cíaran, Lori et Nuala se prélassent dans le bassin rempli d’eau mousseuse. La figure de Thomas s’éclaire et toute lassitude en disparait. Aussitôt dévêtu, il les rejoint. Graves et silencieux, ils s’étreignent longuement. Lori et Thomas, installés à l’opposé de Nuala et Cíaran, s’enlacent, tout comme les deux autres.

C’est le soir de nos noces, ma déesse.

Ton rêve devenu le mien, mon prince… Je me sens en harmonie avec moi-même, Thomas.

Et moi pleinement heureux.

… Dimanche prochain… non, plutot le suivant, je présenterai mes deux époux à ma mère. Elle viendra ici.

Hein?

Thomas s’assoit, Cíaran aussi. Nuala retient de peine son fou rire.

Explique, Lori.

D’accord, Cíaran… Elle ignore tout… Je crains sa réaction… La seule façon d’y faire front, en ce qui me concerne, nécessite votre double présence conjugale.

Nuala laisse fuser son hilarité et glisse.

Pour le meilleur et pour le pire…

Les machoires masculines se referment. La fiancée les ramène à l’immédiat.

Avant de défaillir, allons souper!

Aussitôt asséchée, Nuala prend l’initiative de téléphoner au professeur sur la ligne intérieure. Elle raccroche quelques minutes plus tard.

Il préfère manger seul puisqu’il se trouve bien las. Son appétit pencherait vers des pâtes plutôt que de la viande… Quel homme charmant! Je me retiens de ne pas l’appeler grand-père!

Mais la cuisine n’est pas organisée!

Offusqué, Cíaran lance un regard ténébreux à son époux.

Je te répète que mon système est infaillible!

En effet, il l’est. En moins d’une demi-heure, les repas sont préparés et la table mise. Thomas, en robe de chambre comme les trois autres, descend les spaghettis sauce Fiona au professeur et remonte aussitôt.

Vaisselle rangée dans le lave-vaisselle flambant neuf, chacun vaque à son installation personnelle. Thomas termine en premier et s’encadre chez Lori.

Viens-tu te coucher, mon amour?

Elle frissonne.

Pas pour dormir, considérant ton regard de matou en manque… confirmé par l’état manifeste de l’organe.

Il l’emporte vers la chambre et la laisse choir sur le lit. Il se débarrasse de son peignoir. Elle aussi. Pendant ce temps, les dents serrées, Cíaran négocie avec la fermeture d’une valise. Ses doigts s’emberlificotent, une autre fois, et il pousse une exclamation rageuse. Nuala caresse son épaule et ouvre le loquet d’un geste négligent.

Demande-le au lieu de frustrer inutilement!

… Tu as raison. Je dois accepter mes limites.

… Est-ce que la fiancée peut participer à la nuit de noces?

Quelle question! Mais pourquoi…

Écoute.

Les gémissements de Lori envahissent le silence.

Mon intention était justement de t’inciter à la luxure… Ce que je recherchais était l’accessoire essentiel à certains ébats. J’aurais dû prendre celui dans le carton « accessoires de toilette »…

Finalement, il brandit le tube de lubrifiant.

Lori, cuisses évasées, reçoit l’hommage oral de son époux.

Place-toi comme elle.

Nuala ne se fait pas prier. Très vite, ses cordes vocales s’accordent à celles de Lori alors que Cíaran l’honore de la même manière. Elles joignent leurs lèvres et leurs doigts voltigent sur la poitrine de l’autre. Thomas et Cíaran explorent digitalement la nature virile de l’autre. Les femelles, pantelantes, se détournent, postérieur en exergue. Elles sont aussitot montées fougueusement par les mâles en rut. Délaissant Nuala, satisfaite et gisante, Cíaran fait pression sur les fesses de Thomas pour que le couple se trouve ventre au lit. Encore ruisselant des sucs féminins, il couvre Thomas à bride abattue, déclenchant une réaction en chaine à l’aboutissement paroxystique. Ancrés l’un à l’autre, ils retombent sur le côté. Nuala se love tout contre son amante. Ils s’effleurent, la tendresse nonchalante.

 

Lundi 21 septembre

Francis attend Nuala en se promenant de long en large sur le trottoir. Il claque la portière.

Tu avais dit que tu serais là à neuf heures!

Je n’ai que cinq minutes de retard!

Tu l’avais dit!

… Excuse-moi… As-tu apporté tes médicaments?

L’autre ne répond pas mais le tic qui anime sa joue s’accentue. Nuala fait demi-tour.

Je les ai déjà pris! C’est pourquoi je ne les ai pas avec moi! Tout de suite, tu sautes aux conclusions!

Nuala gare la voiture, le contemple l’air désolé et pose sa main sur l’épaule de son ami. Il s’en empare. Ses lèvres parcourent le poignet et le haut de la paume. Sa langue sillonne au long des lignes. Les joues de Nuala se teintent de rose et son souffle se fait imperceptible. Elle ferme les yeux, abandonnée à la caresse sensuelle mais les rouvre aussitôt, une lueur de panique dans le regard.

Non! … Nuala n’est pas prête à se donner à toi sur ce plan…

Le tic revient en force. Assombri, Francis délaisse l’objet de sa convoitise et se concentre sur le pare-brise.

Ce n’est pas vrai qu’elle m’aime. Je suis fou et d’elle aussi. Dans ma chambre je peindrai un jardin de violettes et d’iris. Je prendrai la fleur sur le plancher au milieu géocentrique. Ma semence jaillira violette dans sa corolle stérile fertilisée par mon amour viscéral…

Fran, arrête, tu me blesses…

Toi aussi.

… Je dois comprendre.

Alors qu’il n’y a rien à comprendre… Le refuge de ma fille.

Nuala remet le contact. Francis énumère les nuances colorées dont il aura besoin.

… D’accord, l’expert. Tu m’accompagneras pour choisir les cinquante couleurs.

Cinquante-deux.

Ah. J’ai besoin de tes suggestions pour le ciel.

Un dégradé convergent en bandes vers le centre… À ta portée, juste vingt-six teintes.

Quel éloge!

Il la regarde sans comprendre.

Laisse faire… J’en avais identifié huit… Francis, ce n’est pas certain que l’on trouve tout cela… Tu devras peut-être composer avec la réalité.

Mais j’ai prévu de faire les mélanges moi-même! Une douzaine de pots d’un litre suffiront.

… Je n’y avais pas pensé.

Si on doublait l’achat, pour celles de mon autre projet?

Ce ne serait pas honnête envers Thomas… D’accord, mais c’est moi qui te prêterai l’argent.

Est-ce que tu couches avec lui?

Cela ne te concerne pas! … Oui.

Mais pas avec moi. Pourtant, tu réagis à mes caresses. J’ai ressenti très fortement ton désir.

… Je ne peux pas… Parce que tu veux prendre Nuala, pas te donner à elle.

On est arrivés.

Cela fait cinq minutes.

Viens, on doit faire vite.

Francis précède Nuala dans la boutique. Le propriétaire, la cinquantaine avancée et d’apparence grisée, les accueille, jovialement contrastant avec lui-même.

Bonjour, Francis! … Bonjour, mademoiselle Nuala!

L’interpellé l’ignore superbement et commence à fourrager dans les rayons.

Ne vous formalisez pas, il est en pleine crise d’inspiration créatrice.

Ah, je sais ce que c’est… Il en a plein les bras.

Nuala se précipite à la rescousse. Bientôt deux douzaines de pots de peinture, des pinceaux, du solvant et des palettes s’empilent sur le comptoir. Nuala sépare le lot et demande deux factures.

Tout au long du trajet, Francis trépigne d’impatience et il donne des coups légers portés par ses phalanges sur le tableau de bord de l’automobile, comme pour la faire avancer plus vite. Il ne se remet à percevoir son environnement que lorsqu’il se retrouve dans la chambre encore blanche.

Je vois les tournesols! Les plus rapprochés, pas plus hauts qu’Emmeline, pour ne pas lui faire peur, mais juste assez pour qu’elle s’y sente protégée. Pas une trop grande profondeur, pour qu’elle ne s’y perde pas. Je voudrais tellement que tu les aperçoives, Nuala!

Mais je comprends ta vision. Ton art suppléera à mon manque d’imagination.

Au travail.

Pour le ciel : par où est-ce que je commence, de quelle couleur et avec quel pinceau? Et comment est-ce que je mesure?

Francis émet un soupir nettement résigné.

Un escabeau et du ruban gommé en papier. Je prépare le reste.

Nuala apporte le tout promptement.

J’ai également rapporté un galon.

L’autre dédaigne y toucher.

En dix minutes, Francis met en place le premier carré. Le tracé semble parfaitement rectiligne mais par acquit de conscience, Nuala vérifie. Francis, distrait dans ses préparatifs par l’exclamation de son amie s’en rend compte.

La confiance règne!

Penaude, elle fait amende honorable.

Obtenir une telle précision sans se servir d’une règle m’apparaissait impossible. Je jure de ne plus douter de ton sens de la mesure démesuré.

Tu es aveugle. Si tu observais vraiment, tu y arriverais, toi aussi.

… Je te déçois toujours.

Non. Pas toi. Jamais. Je t’aime.

Bouleversée, Nuala se détourne des prunelles de son ami à l’intensité insoutenable lesquelles s’occultent. Sans mot dire, Francis se met à l’oeuvre. Nuala également. Au début de l’après-midi, elle lui enlève le pinceau et la palette des mains. Il la fixe d’un regard meurtrier.

On doit se sustenter. Viens, j’ai préparé des sandwichs… Je t’en prie, Fran.

Il mange, machinalement, tout le corps tendu vers l’oeuvre. La dernière gorgée de Coca-cola à peine avalée, il y retourne.

Un peu avant l’heure de la sortie des écoliers, Nuala gare son véhicule devant la porte. La figure d’Emmeline s’éclaire quand elle la voit, allongée de côté sur le capot et appuyée sur un coude. Certaines fillettes montrent du doigt la dame aux cheveux violets.

L’art de se faire remarquer!

Nuala éclate de rire. En cours de route, Emmeline s’aperçoit du changement d’itinéraire.

… Francis…

Ton père va très bien. Il est chez moi.

Pourquoi faire? … Ah, je devine.

L’enthousiasme ne déborde pas, à l’évidence. Francis ne s’aperçoit pas de leur arrivée. Emmeline s’assoit en tailleur sur le plancher et observe chacun des gestes de l’artiste.

Nuala s’éclipse sur la pointe des pieds, se rend à sa chambre refuge bien à elle. Étendue à plat ventre, elle pleure tout son soul. L’apaisement vient petit à petit. Elle rejoint Francis et Emmeline et s’installe auprès de celle-ci. L’irruption de Lori dans la pièce, bien que peu bruyante, fait sursauter le peintre mais il continue à oeuvrer. Il se détourne après un moment, ouvre la bouche et la laisse en état. Les deux femmes s’embrassent et leur baiser ne saurait être qualifié de sororal. Francis accuse le coup mais le tic de sa joue refait surface, accentué. Il se détourne vivement. Lori entraine Emmeline dans la cuisine pour faire collation. La question s’adresse au mur.

Tu couches avec elle, aussi?

… Oui.

Avec une application accrue, Nuala imite Francis et se remet à l’ouvrage. Thomas vient demander à sa fiancée pour combien de personnes il doit prévoir le souper.

Cela convient-il que je te ramène en début de soirée, Fran?

Le grognement émis ressemble approximativement à une approbation.

Penne servis avec sauces diverses?

Un baiser, remarqué par l’autre, le récompense.

Vers dix-neuf heures, Cíaran s’encadre.

À table!

Nuala dépose son pinceau et se débarrasse de la vieille chemise de Thomas qui lui sert de protège-vêtements. Emmeline se précipite, quant à elle. Nuala rattrape Cíaran, engagé dans le corridor, et se place devant, lui bloquant le passage.

Qu’est-ce qu’il y a?

… J’ai appris qu’Olivier se trouve à l’hôpital depuis la semaine dernière… En fait il vient d’être admis dans un centre de soins longue durée.

Familièrement, elle s’installe sur les genoux de son frère et face à lui.

C’est grave, donc. Qu’est-ce qui l’afflige?

On n’en sait rien. À la fois, sa tête et son corps dérapent.

La maladie d’Alzheimer?

Cela ne semble pas. Mais je n’en connais guère plus. J’irai le voir, mercredi.

Nuala l’enserre tout contre elle. Cíaran s’empare de ses lèvres. Francis contourne le fauteuil roulant sans qu’ils ne s’en rendent compte.

Les yeux baissés, Francis mange avec la régularité d’un métronome. Les ustensiles déposés géométriquement sur l’assiette, il s’éclipse, bientôt suivi d’Emmeline, laquelle reprend sa position centrale, bras entourant ses genoux. Cíaran chipote et Thomas l’interroge. Il raconte à son époux ce que Nuala sait déjà. Le professeur observe les uns et les autres mais surtout Cíaran. Il s’excuse, le repas terminé. Nuala reconduit ses amis. D’une cabine, elle téléphone à la maison pour avertir qu’elle ne rentrera que fort tôt le lendemain, éprouvant le besoin de décompresser. Lori rejoint les deux autres, lesquels s’attardent autour d’un café.

J’ai l’impression que Francis fait passer de durs moments à notre fiancée.

Comment ça?

Il a vite compris nos liens intimes… Et à la façon dont il la mange des yeux, j’ai l’impression qu’il en est amoureux fou, sans jeu de mots.

Je croyais qu’ils étaient amis, seulement.

Comme si les relations ne pouvaient évoluer!

De plus, je possède l’intime conviction que ta définition de l’amitié ratisse plutot large, mon cher époux.

Thomas rosit.

Avez-vous pensé à la liste des invités?

L’art de changer de sujet quand la soupe est chaude… Messieurs Robinson et Quesnel, en plus de Claude et Gaston.

Ma soeur Sindi, mon frère Dorian, mon amie Chantal.

Ma marraine Muriel, Melissa et Olivier, avec leur Ludovic… Et pour Nuala, il y aura Francis et Emmeline… Et le professeur inviterait le sien, James Prescott. Nous serons donc dix-neuf, au total.

Et les parents?

Un cocktail chez les miens, la semaine d’avant : ma mère l’a proposé. Elle trouve que la rencontre entre nos familles respectives devrait se dérouler à l’extérieur d’une réunion d’amis plus ou moins proches.

Elle a tout à fait raison à mon sens… Est-ce qu’elle se trompe, parfois?

C’est rarissime. Elle possède un sixième sens social et un septième, humain.

Michelle pourrait peut-être aider Nuala à comprendre Francis.

J’y ai pensé. Mais tout dépend de Nuala : ma mère ne prendra aucune initiative et elle répondra seulement si on l’interroge.

Nous aurions aussi besoin d’une séance d’information…

 

 Mardi 22 septembre

À neuf heures moins dix, Nuala stationne sa voiture devant la porte. À pile, Francis s’installe sur le siège du passager.

Tu as attendu à la fenêtre! Tu aurais pu sortir avant!

Tu as dit : « Je viens te prendre à neuf heures pile demain Fran ».

 … Excuse-moi, je n’avais pas réalisé que la ponctualité, même à rebours, s’avérait d’une telle importance pour toi.

Arrondir les angles. Tu fais cela systématiquement. Je te fais peur. J’ai pris mes médicaments, maman.

… Francis, qu’est-ce qui se passe?

L’ado est devenue femme. Je suis un homme. Je suis un fou. Un fou homme ou un homme fou. Je t’aime à la folie d’un fol amour.

Je t’aime aussi Fran mais…

L’amour ou le « mais ». Qu’est-ce que tu attends pour démarrer? Il faut qu’Emmeline ait son refuge quand son père joue au train.

Francis rit. Il cogne deux fois son front contre le tableau de bord. Nuala freine brusquement. Son passager donne de la tête au même endroit.

 Aie! Qu’est-ce que tu fais? On va avoir un accident! … Tu voulais imager le déraillement, je suppose?

Tout simplement!

Il se regarde dans le miroir de courtoisie.

C’est malin! À cause de toi, j’aurai une belle ecchymose!

On klaxonne.

Vraiment Nuala, tu constitues un véritable danger public!

Nuala se range sur le bas-côté, laissant place aux impatients manifestant audiblement et grossièrement. Le fou rire les gagne, irrépressible et ils tombent dans les bras l’un de l’autre. Francis reprend son sérieux et prend ses lèvres. D’abord, elle répond à son baiser, puis le repousse.

Je retiens ta réaction spontanée. L’instinct avant la raison.

Cesse de me retourner comme une galette.

Plutot bien en chair, la « galette ».

… C’est vrai que j’ai engraissé : j’ai dépassé cent livres!

J’aime ça, la féminité plantureuse.

Une autre allusion à mon poids et je te bats comme platre!

Les fesses comme deux belles pommettes toutes rondes entre lesquelles je planterai ma queue.

Francis, je t’en prie.

C’est à ton âme que je veux faire l’amour, Nuala.

Elle redémarre.

Qu’est-ce que tu représentes, pour eux?

… Je suis leur fiancée.

L’inceste.

Ce n’est pas la même chose! L’autre avait un pouvoir sur moi, pas Cíaran… Et nous ne pouvons concevoir.

Tu ne le tueras pas, lui.

Je suis capable de vivre avec cela, maintenant.

L’instinct meurtrier. C’est moi qui devrais avoir peur de toi.

Nuala freine à nouveau, moins sèchement toutefois et après avoir jeté un coup d’oeil dans le rétroviseur.

Francis, j’ai eu ma dose quotidienne. Si tu dis encore une seule parole, je te débarque illico.

Mais quelle mouche te pique?

Le regard ténébreux le fait taire.

Francis prend effectivement son amie au mot et n’en prononce pas un seul de la journée. Emmeline, sensible, se mure aussi dans le silence. Et Nuala ne trouve rien à dire. Ajoutée à cela, la morosité de Cíaran et le souper ressemble à une veillée funèbre. Le regard désolé du professeur s’appesantit sur Cíaran. Lori et Thomas contemplent la ronde, consternés. Ils se retrouvent seuls, une fois les autres partis et Cíaran dans sa chambre. Ils débarrassent la table de ses reliefs et garnissent le lave-vaisselle.

Plutot lourd!

C’est ce que j’allais dire. Bain détente et soirée télé afin de décompresser?

Très tentant, ô mon épouse vénérée.

Moi qui croyais que déesse constituait le summum.

J’adore une déesse mais vénère la future mère de notre lignée.

Je t’aime, Thomas, tout simplement.

C’est la même chose. Viens-tu?

Dans l’eau, ils font l’amour avec passion puis regardent la télévision. Nuala vient chercher refuge entre leurs bras. Cíaran aussi, finalement.

 

Dimanche 27 septembre

Tous contemplent silencieux et émus le chef-d’oeuvre achevé, sauf Francis, lequel n’a d’yeux que pour Emmeline. Non seulement, la chambre était ornée d’un champ de tournesols mais virtuellement on s’y trouvait. Francis avait peint sa vision au prisme élargi, supranaturelle, mais il avait également rendu une atmosphère d’une calme sérénité, rassurante, aux antipodes de la fébrilité anxieuse qui l’avait animé toute la semaine et avait durement éprouvé son entourage, Nuala, particulièrement. La pièce ne semblait plus posséder de cadres de portes, de plinthes, de calorifère, de fenêtre même, puisque sous les indications du Maitre, Nuala avait tracé le soleil et ses rayons de fins traits métalliques argentés et l’avait coloré à la peinture vitrail. L’effet en était saisissant. Quant à la voute céleste, elle passait subtilement de l’aube à la nuit. Père et fille se retrouvent seuls. Emmeline s’étend sur le dos pour contempler le ciel, puis elle s’assied face au soleil. Son regard balaie le champ de tournesols.

Tu as peint ce que ton âme ressent pour moi.

Elle éclate en sanglots. Décontenancé d’abord, Francis s’agenouille devant elle. La fillette se précipite dans ses bras.

Je croyais… que tu n’étais pas… capable… de m’aimer.

Je t’aime, Emmeline.

Maintenant, je te crois… Rentrons à la maison pour souper.

D’accord, si Nuala le veut bien.

Celle-ci consent à tout ce qu’on veut. Et à partager leur repas, du macaroni au fromage cheddar accompagnant des galettes de boeuf haché grillées, et des tranches de tomate. Lorsqu’Emmeline se couche, Nuala la borde et s’en va. Le regard de Francis implore sur son sillon.

Nuala erre toute la nuit et rentre, un peu avant l’aube, épuisée. Thomas la retrouve dans la cuisine alors qu’elle dévore une tartine de beurre d’arachide. Il se joint à elle, après avoir préparé la sienne et servi deux grands verres de lait.

Il m’aime, Thomas.

Et toi?

Je ne sais pas… Je l’ai toujours considéré en tant qu’ami… Le handicap physique de mon frère est mineur à côté du sien, psychologique.

Je m’en suis rendu compte.

Non. Tu as connu Francis dans une période légère, où il prend ses médicaments et sort tout juste d’un séjour à Albert-Prévost… Avant le dernier, il avait erré on ne sait où durant une semaine… La police l’a ramassé : un gang de jeunes loubards l’avait tabassé… Il parle à haute voix et il est affligé de tics : c’est de la provocation pour des enfants perdus… C’est un tyran, un bébé et un génie, tout à la fois. Avec lui, tout est éclaté et tout ce qu’il pense, il le transmet crument : aucune barrière ne bloque les mots-pensées.

… Est-ce qu’il peut devenir violent?

Il ne l’a jamais été, en tout cas… Toute cette semaine, j’ai appris à le connaitre davantage, à trouver la cohérence dans ce qui semble l’inverse… J’ai une peur bleue… Pas de lui, de moi.

L’amitié, l’amour, la frontière est bien mince.

C’est bien là, le problème.

Thomas se confectionne une deuxième tartine, qu’il partage avec Nuala.

Comment l’as-tu rencontré?

Dans la rue un soir d’hiver. Il marchait le veston ouvert et en souliers. Il s’est planté devant moi et m’a regardée intensément. « L’aura violette comme les cheveux, belle. Tu es toute cassée à l’intérieur. Donne-moi quarante-cinq sous. Emmeline a besoin de boire du lait. Elle n’a plus de maman. » Je lui ai donné un dollar. « Non, quarante-cinq cents. » « Mais je n’ai pas d’autre monnaie! » Il m’a rendu mon argent. « Prends-le quand même, je vais attendre que tu me rendes la différence. » Il a trouvé ma solution acceptable. Il est revenu, serrant un carton de lait contre son coeur, et m’a remis mon dû. Il est parti en courant vers un immeuble non loin. L’appartement de droite était violemment éclairé, sauf à l’extrémité. Il a allumé; il tenait un grand verre lacté à la main. Une fillette d’une demi-dizaine d’années, maigrichonne, tout ensommeillée, le regardait. Docilement, elle a bu le breuvage et s’est recouchée. Il l’a bordée tendrement, puis a éteint. Avant de m’éloigner j’ai laissé dans sa boite aux lettres l’adresse du Café. La semaine suivante, il est venu avec Emmeline. Il a commandé un seul repas. J’en ai servi deux. Il était outré. Je me suis fâchée : « Si tu remplis ton estomac, tu pourras l’aider à faire ses devoirs. J’inscris ton nom au tableau; tu rembourses quand tu le pourras; quel est-il? » J’ai écrit : Francis Le Follet doit un dollar au Café. Il s’est levé pour ajouter : « Et quarante-cinq sous à… Noula. » J’ai corrigé l’orthographe de mon prénom. C’est ainsi que nous avons noué des liens d’amitié, en dents de scie  forcément, puisqu’il avait vu juste : j’étais toute cassée à l’intérieur, et lui… Je n’ai jamais vu Francis comme un être sexué, je m’en rends compte… Mais quand il m’a caressé la main et qu’il m’a embrassé, j’ai éprouvé du désir. Juste avant de paniquer et de rationaliser… Je m’interdis de l’aimer je crois… Et c’est à toi que je raconte cela!

Thomas pose sa paume sur la sienne.

Mais à quoi peut bien servir d’autre un fiancé?

À me transporter au lit et à me border : je n’en peux plus.

Il la prend dans ses bras.

Tu pèses une plume; on devrait t’engraisser un peu.

Laisse faire mon poids! … J’étais anorexique quand je logeais au centre.

Thomas la fait atterrir en douceur sur le lit. Il fait office de camériste. Nuala le rappelle au moment où il allait sortir. Elle écarte le drap. Il referme la porte entrebâillée, puis fait demi-tour.

 

Mercredi 30 septembre

Au coup discret frappé à la porte de son refuge rose, Thomas répond sans tarder.

Je suis désolé, Thomas…

Sachant ce qui t’affecte, cela aide à traverser l’orage… Étends-toi, je vais te faire un massage.

Avec l’aide de son époux, Cíaran se dévêt et s’allonge sur le ventre. Thomas l’effleure avec délectation.

Cela me manquait de pouvoir te toucher.

Pour me masser ou me faire bander?

Les deux : apaiser les nerfs et lever le fer.

Tant que tu ne le bats pas pour ce faire.

Le pénis logé entre les fesses de son amant, Thomas pratique avec une sensualité qui fait gémir le sujet de ces attentions digitales. Thomas se soulève pour que l’autre se retourne. Leurs hampes s’accolent. Cíaran ouvre les bras. Ils s’accouplent ainsi, étroitement unis.

Thomas dépose le cendrier sur la poitrine de son aimé et allume deux cigarettes. Cíaran fume avant d’entamer.

Le poste des infirmières étant désert, je n’ai pas attendu. J’ai trouvé facilement sa chambre, privée. Il était assis dans un fauteuil, vêtu envers et avers de ces horribles jaquettes bleues. Ses jambes maigres aux extrémités fourrées dans ses pantoufles, les mains sur ses cuisses. Sous perfusion. Son regard s’est fixé sur moi sans me reconnaitre, absent plutôt qu’égrotant. Je me suis assis à ses pieds et j’ai posé ma tête sur ses genoux. J’ai enserré ses doigts entre mes paumes. Une femme en uniforme blanc est entrée et m’a demandé qui j’étais. J’ai répondu : « son amant ». Je me suis hissé dans ma chaise. « Qu’est-ce qui l’atteint? » « Le médecin l’ignore encore… Il comprend les sollicitations concrètes : il boit quand on approche un verre de ses lèvres, ou mange quand la cuillère atteint sa bouche. Il tolère le soluté mais pas la sonde : il l’arrache. Son état général oscille entre faible et faible. Il ne communique pas. » Pendant qu’elle me parlait, elle l’a enjoint du geste, à se lever, puis à s’étendre. Elle a fermé le rideau autour d’eux. « Excusez-moi, je doix le changer. » Tout le reste de la matinée, il est resté couché les yeux grands ouverts fixés au plafond. Au diner, je l’ai fait manger. L’après-midi a ressemblé à la matinée, et hier à toute cette journée. Je lui ai parlé aussi, de tout ce que nous avions vécu ensemble, de ce que je me souvenais de l’histoire de sa vie et qu’il m’a racontée au fil des années.

Cíaran pleure sur l’épaule de son aimé.