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Deux étés irlandais

Louise Gauthier

 

 

 Épilogue

Vendredi 27 novembre

Thomas décachette l’enveloppe et lit à voix haute.

« Monsieur Desmond, promesse tenue, malgré le long délai de réponse et pour lequel je vous présente toutes mes excuses. J’ai relu maintes fois le récit de Riain Lynch. Un homme de coeur, humain, à la fois fort et faible, devant accomplir une tâche surhumaine pour laquelle nul n’est prédestiné. Des soins constants mais dérisoires et s’empilent au fil des jours les victimes de l’odieuse hécatombe. Pour ne pas sombrer avec le navire, Riain Lynch s’est ancré fermement à la seule petite parcelle d’existence propre qui lui restait : son intimité. Là aussi, il est opposé à l’indicible. L’Amour, je crois, est universel, même si son expression s’avère parfois particulière, et fait partie intrinsèque du processus de la vie. Au fil des pages de cet exutoire, Riain Lynch a exposé son être, bien plus que la plupart d’entre nous ne pourrait le faire. J’ose avancer que le témoignage de Riain Lynch apporte une dimension supplémentaire à la tragédie de 1847, même s’il contient peu de références factuelles. La Grosse-Île est couverte d’un linceul et cela obnubile tout le reste. Mais il y a eu l’amour parfois, en baume sur les plaies vives. Cela aussi, fait partie de la vie à la station de quarantaine. Sous ces aspects, cela me parait important de rendre public ce récit. Soyez assuré toutefois, que si vous le faites, vous devrez affronter l’opprobre de toute la communauté irlandaise, toutes religions confondues, pour crime de lèse-majesté. Que la vie vous soit clémente, Marie-Lyne Levac »

Thomas rompt le silence.

Qu’en penses-tu?

Que la jeune femme a beaucoup d’ouverture d’esprit… et que, fort de cette opinion, tu vas ruer dans les brancards. À quoi songes-tu?

Une publication dans un magazine d’anthropologie.

Je te parie qu’aucun n’acceptera de publier cela… Peut-être un éditeur de mensuels érotiques tous genres?

Cíaran, vraiment!

Ben quoi Certaines descriptions font bander… te souviens-tu quand nous travaillions à la traduction alors que j’étais frappé d’impuissance?

Et moi, je rougissais, et mon corps appelait un contact charnel. Ce désir latent que je ressentais m’habitait constamment. J’ai même cru que je souffrais subitement de priapisme, jusqu’à ce qu’il se concrétise. Mais cela, c’est parce que j’éprouvais de troubles sentiments pour mon professeur d’erse.

… J’ai une entreprise hasardeuse à te suggérer… J’en ai déjà parlé avec Nuala, laquelle est très enthousiaste…

Cause toujours, tu m’intéresses.

… Une histoire, sous forme de poésies, celle de madame Nowlan et de sa famille, qui s’amorce en 1845, dans la verte Érin affamée et qui se termine par ses dernières paroles à un jeune médecin, Riain Lynch, à Grosse-Île, en 1847. Suivrait le récit de celui-ci. En épilogue, la poésie reprendrait ses lettres de noblesse pour raconter la mort du corps de Riain Lynch… Francis, avec son exceptionnel talent, se montre intéressé à réaliser les illustrations, à l’encre de Chine et à l’ancienne… Peut-être qu’une maison d’édition oserait se mouiller…

Ou, encore mieux, diffuser sur Internet…

Est-ce que cela veut dire que tu endosses le projet?

Devine!

Oh, Thomas, tu me donnes des ailes! Même tétraplégique, aveugle et sourd, j’irai en Eíre! Je te jure que cette oeuvre se réalisera! … Serre-moi fort, Thomas.