Deux étés irlandais
Louise Gauthier
Vendredi 1er juin
Des coups assénés sur la porte les réveillent en catastrophe. La tornade fait irruption aussitot et se plante au milieu de la pièce menottes sur les hanches.
Finie, la grasse matinée!
Vaseux, ils regardent le bambin.
J’ai dit : « Finie, la grasse matinée! »
Trop lentement à son gout, ils s’assoient.
Qui est-ce?
Notre ami, Thomas.
Ah! J’ai faim, moi! Papa, prépare!
C’est maman ce matin. Veux-tu du pain doré?
Oui!
Mais je vais prendre une douche avant.
Ludovic colle le nez sur sa propre aisselle. Il fait la moue.
Je pue!
Alors on se baigne ensemble. D’accord?
Il court vers la salle de bain et y arrive nu, son pyjama oté en cours de route. Melissa le rejoint et referme la porte derrière eux.
Les deux hommes s’embrassent longuement, se caressent aussi partout. Puis Thomas pivote. Têtes à queues torrides qu’ils concluent de justesse avant le retour de Melissa flanquée de son fils tout rosé. Elle sourit.
Quand la chatte s’absente les rats dansent.
Le graçonnet s’esclaffe, se tapant sur les cuisses. Mais revient sur son idée fixe.
Mais j’ai faim, moi! Ludo meurt d’i-na-ni-tion!
Alors viens m’aider, ça ira plus vite!
Le bambin la devance vers la cuisine. Olivier la hèle et elle revient sur ses pas.
On déjeune sur la terrasse?
Vos désirs sont des ordres, ô grand chef!
Excellentes dispositions, squaw. On se douche en vitesse, Thomas.
Ils s’attardent à des jeux sensuels, puis très sexuels. Olivier prend son amant obligeamment penché tout en le masturbant.
Melissa s’encadre.
Accélère la réalisation de ton fantasme, j’ai besoin d’aide : catastrophe nucléaire sur les lieux!
Ils obéissent, excités par son regard.
Incline-toi un peu plus.
Maman!
Melissa ignore l’ordre péremptoire et s’attarde.
Cesse tes manoeuvres, j’ai envie de t’enculer.
Dès qu’Olivier a éjaculé ils changent les postures. Il crie, puis gémit.
Oh! Thomas… J’aime ça… Plus vite.
Ma-man!
Melissa regarde Thomas jouir après un dernier coup de rein possessif. Elle leur envoie un baiser volant.
Les deux hommes la rejoignent, les jambes encore flageolantes. Thomas porte son caleçon de boxeur rose. Le bambin s’exclame.
C’est joli!
Thomas sourit puis contemple l’indescriptible sinistre.
Tes parents vont finir de préparer le déjeuner. Si tu me montrais où se trouve la terrasse?
L’enfant pointe l’index vers le plafond.
Et comment y va-t-on?
Ludovic lui prend la main et le conduit à l’échelle de métal. Thomas le prend dans ses bras et gravit souplement les échelons. Le temps est frais, mais pas insupportable.
Wow! C’est beau!
Tout fier, Ludovic éclate de rire.
C’est papa!
Un patio de bois cerné d’une haute clôture d’aluminium blanc. Vingt-quatre pieds carrés au jugé englobant une bonne partie du toit plat. Enclave sécuritaire pour bambin bien-aimé. Ludovic le mène au nid du moineau près de la cheminée mais de l’autre côté des barreaux.
Regarde mais ne touche pas!
Thomas s’accroupit. Les oisillons pépient de peur. La mère apparait menaçante devant l’entrée de la maisonnette bleue. Ludovic et Thomas se reculent doucement. La femelle s’envole mais non loin. D’en bas, Melissa hèle Thomas.
Tire sur la corde à l’entrée… Mollo!
Le monte-charge surgit. Thomas le bloque, puis renvoie le plateau vide, lequel revient regarni peu après. Ludovic est déjà attablé. Melissa et Olivier les rejoignent. Thomas et Ludovic s’empiffrent sans vergogne de pain doré dégoulinant de sirop. Melissa et Olivier, rieurs, les observent. Les deux lurons rotent impoliment. Le fou rire devient général. Durant un quart d’heure Ludovic fait la course à l’intérieur d’un cercle imaginaire. Il s’étale ensuite bras en croix. Thomas l’interroge intrigué de voir la tornade parfaitement immobile soudainement.
Chut! Je compte les oiseaux du ciel.
Thomas enserre les épaules de Melissa et d’Olivier. Le sentiment de bonheur se passe de paroles.
Lorsque Thomas prend congé, Ludovic se plante devant lui. Thomas s’abaisse à hauteur d’yeux.
Salut, l’ami Thomas.
À la prochaine Ludovic.
Spontanément, l’enfant l’embrasse sur la joue. Il repart en trombe.
À la prochaine Thomas.
Ils échangent des baisers très tendres.
Lundi 8 juin
Thomas sourit et décroche.
Salut mon amour.
… Pas trop compromettant… Je t’ai cherché hier soir…
J’étais chez mes parents et j’ai oublié le téléphone dans la voiture… Pourquoi n’as-tu pas rappelé?
Je me suis endormi… Es-tu libre?
J’allais te téléphoner justement et pour deux raisons. Dans la liste des ingrédients suivants : échalotes, huile d’olive, beurre, cerfeuil, persil séché ainsi que champignons, qu’est-ce qui manque ?
Je n’ai qu’un quart de livre de beurre.
Je note. Aussi, l’essentiel : la viande.
Qu’est-ce qu’on mange?
Côtelettes de veau aux fines herbes et salade d’épinards frais.
Le cobaye salive.
Tu vas te régaler en effet! … Une de mes spécialités.
D’accord Chef…
Thomas pause longuement.
… L’autre raison?
Puis-je installer mon ordinateur portable chez toi?
Comment ça? Mais…
Je viens tout juste de l’acheter… Ce serait fort utile si nous souhaitons en même temps moi travailler sur le manuscrit et toi utiliser l’internet…
… C’est vrai… Bien que nous aurions pu nous accommoder de la situation. Ces joujoux coutent cher! Mais…
Pas de commentaires sur les gosses de riches! On croirait entendre Lori!
Oserais-je dire que j’endosse ses positions à ce sujet?
Devrais-je être envahi par la culpabilité?
Tu devrais peut-être avoir une petite conversation avec Nuala sur les iniquités sociales par exemple…
Cíaran mon amour ne lui révèle pas mon secret, pas tout de suite en tout cas!
As-tu peur de perdre de la valeur à ses yeux?
Humaine non, pécuniaire oui… Je ne veux pas me préoccuper de la question financière du moins pour le moment… J’arrive d’ici une demi-heure.
Cíaran le regarde transporter les volumineux cartons.
Cela ne ressemble pas à un portable…
… Mais c’est transportable avec un peu d’effort…
Thomas repart puis revient avec un autre colis plus aplati mais encombrant.
Une table d’ordinateur… Celle du salon ne soutiendrait pas son poids. Celle-là est d’encombrement minimal et on peu en plus y ranger l’imprimante laser… As-tu faim maintenant?
Pas vraiment. Pourquoi?
Je pourrais installer le tout.
Comme tu veux. Je vais faire une sieste… Je me sens fatigué.
Cíaran?
… Réveille-moi quand tu auras terminé.
… D’accord mon amour.
C’est la table d’ordinateur achetée chez Ikea qui lui donne le plus de fils à retordre. Comme s’apercevoir que la pièce restante devait être placée en deuxième; il doit s’y prendre à plusieurs reprises. Il finit par s’astreindre à suivre méticuleusement les instructions d’assemblage. Une heure et cinquante plus tard il admire fièrement son travail. Ça ne lui prend que dix minutes pour brancher le reste. Il défait les cartons pour qu’ils n’encombrent pas les lieux. Puis prépare le repas sauf la cuisson.
Cíaran hèle Thomas.
J’arrive! … Tu t’es couché tout habillé!
Pas eu le courage du déshabillage : j’étais complètement crevé.
Si on se déshabillait, pour souper?
En général les gens font le contraire! D’accord mais aide-moi.
Hum… Je devrai te toucher… Tu risques gros à ta vertu…
Je suis un adulte censé assumer ses choix… et leurs conséquences… Gros comment?
Thomas enlève son pantalon exhibant son pénis frappé d’érection.
Où le veux-tu : dans ta bouche ou dans ton cul ?
L’un et l’autre successivement.
Thomas termine de se déplumer et aide Cíaran à faire de même. Thomas se fait sodomiser plutôt par son amant saisi d’une envie irrépressible de le posséder séance tenante. Lorsque Cíaran est assouvi Thomas le prend à son tour avec une violence dont il n’avait jamais fait preuve auparavant.
Je ne sais pas ce qui m’a pris…
Tu m’as fait très mal!
J’ai vraiment perdu la maitrise de mes sens. Que te dire?
Rien. Ça arrive parfois… Tu m’en veux je crois.
… Je ne sais pas, vraiment… Ma tête ne s’accorde pas toujours avec le reste… Je suis tellement désolé!
Et moi, encore plus de ne pas pouvoir combler tes attentes… Dans un couple le temps n’est pas toujours au beau fixe… Approfondir notre relation implique que l’on peut exprimer librement ce qui ne va pas…
Tu le sais!
Je t’ai demandé du temps.
Mais qu’est-ce qui peut te convaincre?
Je n’en ai aucune idée! Ce n’est pas raisonné Thomas. Tu dois comprendre que cela ne fonctionne pas toujours et que je ne guérirai pas! … Je dois y faire face tout seul malgré tout l’amour que j’éprouve pour toi.
Même cela ne suffit pas!
Je le voudrais tellement!
Éperdument ils se serrent l’un contre l’autre. Puis Thomas plonge les yeux dans les siens.
Je vais intégrer cela dans notre vie. Je crois que je comprends. Ne culpabilise pas inutilement non plus. L’idée c’est d’accepter les faiblesses de l’autre n’est-ce pas?
En quelque sorte… On soupe?
Quinze minutes plus tard ils sont attablés.
C’est succulent!
Ils complètent leur repas avec du pain baguette et du fromage. Ils débarrassent et font la vaisselle.
Montre-moi ton acquisition.
Tout content Thomas pousse la chaise vers le coin du salon où il a installé le système informatique. Il s’assoit devant l’appareil.
Le clavier se trouve juste à la bonne hauteur… L’écran est conçu pour ne pas fatiguer la vision, en tout cas le moins possible, et il est plus grand que le format courant.
Où veux-tu en venir ?
… J’ai acheté un logiciel de dessin facile à utiliser… Tu peux agrandir différentes zones pour peaufiner au pixel près le résultat… À vrai dire comme je ne fais que du traitement de texte je voudrais que tu utilises cette machine plutot que la tienne.
Thomas!
Veux-tu que je te montre quelques rudiments de l’application en question?
Thomas!
Oui Cíaran?
J’accepte ton cadeau. Je t’aime.
Thomas lui saute au cou.
Une autre réaction comme celle-là et au diable la démonstration!
Ils se sourient. Leur bonheur d’être ensemble devient tangible.
Thomas se retire laissant Cíaran impatient de sa lenteur découvrir tout seul les merveilles de la technologie. Il passe plusieurs heures à traduire les épitres et à les placer en contexte, puisqu’aucune date n’y figure. Cíaran fait imprimer son oeuvre et lui tend le feuillet. Deux visages masculins, les leurs vus de profil et formant un V. À l’intérieur de la lettre, un foisonnement de toutes petites taches. Thomas rapproche la feuille de ses yeux. « Je t’aime! » répété dans toutes les formes possibles de caractères.
Un essai tout à fait nul sauf les mots.
Thomas plonge ses prunelles dans les siennes.
Moi aussi Cíaran.
Viens-tu te coucher?
Thomas acquiesce. Les gestes quotidiens sont empreints d’une tendresse émouvante.
Mardi 9 juin
Gérard Perrier s’arrête au beau milieu d’une phrase coupé de sa lancée par la sonnerie incongrue. Thomas s’excuse puis répond. Il change poliment de pièce. Cinq minutes plus tard il revient, livide.
Je dois partir professeur. Cíaran a besoin de moi.
Il conduit vite mais posément. Monsieur Robinson l’accueille à l’entrée. Il s’efface pour le laisser passer. Aussitôt qu’il aperçoit Thomas les yeux de Cíaran s’emplissent de larmes. Thomas s’agenouille et le tient enserré contre lui. Il ne cherche pas à retenir les siennes. Lorsqu’ils ont repris à peu près leur calme Thomas murmure.
On rentre à la maison mon amour.
Cíaran hoche la tête. En sortant monsieur Robinson lui tend une carte de visite.
J’aimerais que vous m’appeliez je vous en prie.
Thomas la met dans sa poche.
Certainement… Cela ne dure pas longtemps… parfois.
Monsieur Robinson hoche la tête.
Prenez bien soin de lui… Cíaran?
Il effleure tendrement l’arête de la joue imberbe. Cíaran parvient à lui destiner un faible sourire. Thomas pousse la chaise jusqu’à l’ascenseur. Il caresse les épaules accablées.
Une fois installé dans l’automobile Cíaran ferme les yeux, hermétique. Rendu à la maison Thomas perd son air égaré. Il s’assoit en tailleur sur le sol.
On va devenir un peu plus intimes pour quelque temps. Non. Ce n’est pas la bonne façon de voir les choses. Vingt-quatre heures à la fois seulement. Satisfaire tes besoins primaires ne devrait pas poser problème : tes expressions de figure devraient suffire à les exprimer. En dehors de cela c’est plus compliqué… Je ne sais pas comment…
Thomas pose la tête sur les genoux de son ami. Cíaran déplace ses avant-bras sur les boucles sépia puis il le libère. Thomas lève les yeux. Du regard Cíaran désigne plusieurs fois un endroit de la pièce.
Tu veux communiquer au moyen de l’ordinateur? Mais…
Cíaran fait le geste de boire.
Tu as soif… Non. La paille. Pour pouvoir taper au moyen de ta bouche! Mais un batonnet plus rigide serait préférable.
Cíaran lève les yeux vers le plafond.
Tu y avais songé mais de là à détailler l’instrument… Veux-tu que l’on… s’entretienne maintenant?
Cíaran secoue la tête. Successivement il désigne le bas de son corps, la salle de bain, refait le geste de boire, penche la tête et ferme les yeux.
Un massage aussi?
Cíaran hausse les épaules puis accepte. Douceur des gestes de Thomas.
Mes bras et mes jambes t’appartiennent comme à moi.
Avant qu’il ne s’endorme Thomas se penche sur son ami.
Je sors prendre quelques affaires à l’appartement. Puis je vais faire quelques courses. Je serai absent deux à trois heures au plus. Veux-tu que je demande à Claude de venir voir si tu as besoin de quelque chose,de temps en temps?
Cíaran refuse. Thomas attend qu’il soit profondément endormi avant de partir.
Thomas est de retour vers seize heures. Cíaran dort toujours. Thomas se prépare un café. Ses traits accusent la lassitude. Il rejoint Lori au téléphone.
Enfin! Je t’attends depuis cent vingts minutes! Qu’est-ce…
Cíaran… Ses avant-bras sont paralysés et il est devenu incapable de parler… Il a besoin de moi Lori.
Je comprends Thomas… Je t’offre, non, je vous offre mon aide quand vous le souhaiterez. Tu n’as qu’à m’appeler… Mais aussi pour ne pas se perdre. Je t’aime Thomas.
Moi aussi Lori… Je…
Ne t’excuse pas Thomas. Ni de pleurer. Ni d’agir comme tu dois le faire. Est-ce qu’il va bien? Enfin je veux dire par rapport à cela.
Anesthésié pour le moment… Les prochains jours risquent d’être difficiles.
Fais attention à toi aussi Thomas. Ne t’oublie pas non plus… Je peux…
Pas pour le moment Lori… Merci.
Il raccroche. Thomas ajoute du whiskey irlandais à son deuxième café. Il reprend le combiné. La mère de Cíaran répond. Sans transition Nuala se trouve au bout du fil.
Thomas! … Cíaran?
Thomas hoche la tête. Il explique la situation.
Pour communiquer?
Thomas lui narre l’idée de Cíaran.
Génial! Mon frère est plein des ressources nécessaires à la survie… Tel que je le comprends il ne va accepter que ton assistance…
Disons que le contraire me surprendrait.
D’accord. Laissons mariner un peu. Mais attends-toi à ce que je débarque en fin de semaine… J’ai lu que la poussée pouvait se manifester durant quelques jours, quelques semaines, quelques mois…
Ou tout le temps… Juste un à la fois Nuala, d’accord?
Oui Thomas. Il a besoin de ton amour.
N’aie crainte, il l’a.
Thomas termine sa boisson. Il jette un coup d’oeil dans la chambre. Cíaran dort toujours. Il téléphone au professeur Perrier à qui il explique succinctement la situation. Ce dernier l’assure de sa compréhension. Thomas suggère de continuer à enregistrer lui promettant de passer prendre les cassettes quand il le pourrait. Le vieil homme refuse, pour le moment du moins, se trouvant incapable de parler à une machine. Thomas s’excuse, sincèrement désolé. Indulgent, l’autre conclut : « Nous avons tous des faiblesses ». Thomas sourit au téléphone. L’autre, après l’avoir enjoint à le rappeler quand il se trouvera en mesure de le faire, tout en l’assurant qu’il comprenait raccroche abruptement. Thomas range la vaisselle de la veille, met à rincer sa tasse.
Un grand bruit, en provenance de la salle de bain le fait se précipiter. Cíaran, jambes et genoux rougis par le déplacement, se trouve en mauvaise posture, gisant entre le lavabo et le siège de toilette. Il pleure. Thomas le tire de là prestement et l’assoit sur la lunette. Aux dégâts ce n’est manifestement plus nécessaire.
… Je te prépare un bain… Oh! … Le robinet!
Il le laisse là, pointe jusqu’à la cuisine et enlève la bonde. Il utilise plusieurs serviettes pour éponger le plancher. Le plus gros du travail effectué, il rejoint Cíaran, immobile, les yeux fermés.
Cíaran?
Rien. Thomas fait couler l’eau, y ajoute une bonne dose de gel moussant à la vanille. Se penchant au-dessus de son ami, il l’essuie, puis le porte jusqu’à la baignoire. Il l’y laisse mariner un peu le temps de récurer au détergent le carrelage. Il s’agenouille et passe une éponge sur le corps de son amour.
Si je ne me trouve pas dans la même pièce et que tu as besoin de tes bras et de tes jambes… Je n’avais pas pensé à cela.
Excuse-moi… Une idée?
Rien.
Moi oui, un objet tout près de toi, que tu pousses par terre. En attendant de trouver mieux.
Rien. Il l’assoit sur le banc et l’enveloppe vite d’un drap de ratine.
Qu’est-ce que je fais? Est-ce que tu veux boire, manger, dormir, lire? … Fais-moi un signe mon amour!
Rien.
Rien donc. Je te ramène au lit et je sommeille un peu à tes côtés.
Trois heures passent ainsi. Sans changement. Lorsque Cíaran montre des signes d’inconfort il le ramène aux toilettes après lui avoir servi un verre d’eau lequel est dédaigné. Retour à la case départ. Ses yeux toujours hermétiquement fermés tout comme ses lèvres scellées. Thomas se met à pleurer.
Je ne sais pas comment te rejoindre. Non ce n’est pas cela. C’est toi qui doit accepter de vivre avec cet état de fait… Le temps que cela prenne avant que tu n’émerges de ton no man’s land n’est pas important, enfin relativement. Moi je vais agir au mieux même si ce n’est pas exactement ce que tu veux. Je t’aime.
Vendredi 12 juin
À midi moins deux minutes Thomas gare Rossinante devant la boutique. Barbu de trois jours, l’air hagard. Olivier s’assoit à l’avant et Melissa à l’arrière.
Merci de bien vouloir diner avec moi.
Nous pourrions aller à la maison plutot qu’au restaurant. On a de quoi faire des sandwichs… Et on sera plus à l’aise pour parler.
Thomas démarre. La voiture recule.
Laisse-moi conduire.
Sans mot dire Thomas cède sa place à Olivier. Il dort tout au long du trajet. Melissa passe les doigts dans la tignasse rebelle.
On est arrivés.
Ah, oui! Excusez-moi… Je suis fatigué.
Thomas s’affaisse sur une chaise de la cuisine. Melissa et Olivier effectuent promptement les préparatifs du repas improvisé. Thomas prend une bouchée mais elle reste en travers. Il l’avale avec une large rasade de Coca-cola.
Je ne suis pas capable… Je suis en train de devenir fol… Je n’y arrive pas.
Il pleure en racontant.
Cíaran… Depuis mardi ses avant-bras sont paralysés… Plus un son ne sort de sa bouche… On a pu communiquer pour quelques heures par regards, par expressions de figure… Puis plus rien… Il s’est enfermé en lui-même, paupières hermétiquement closes… Il n’accepte que quelques gorgées d’eau et refuse de manger… J’entretiens un corps à l’esprit absent… Sauf quand il dort, la plupart du temps à vrai dire : tant bien que mal, il se blottit tout contre moi… Il se laisse mourir!
Il s’arrête incapable de continuer. Melissa attend qu’il recouvre un semblant de calme pour l’interroger plus avant.
L’as-tu laissé seul?
Mais non! J’ai demandé à Claude notre voisine de rester quelques heures pour veiller sur lui… J’avais besoin de vous voir en fait… Vous êtes tellement… tellement…
Ce n’est pas là l’important, Thomas. Depuis combien de temps n’as-tu pas dormi?
J’ai dû sommeiller sans doute…
Et Lori?
Elle m’a proposé son aide mais ce n’est vraiment pas le moment : ils commencent tout juste à se connaitre… Conscient il ne l’accepterait pas auprès de lui.
Et sa soeur ?
Elle travaille… Elle viendra en fin de semaine.
Lui as-tu bien expliqué la situation?
Je lui ai parlé mardi… Elle sait ce qui est arrivé… Pour le reste je n’ai pas eu le temps… S’il survenait une telle chose à l’un d’entre vous, qu’est-ce que l’autre ferait?
Olivier répond.
La même chose que toi…
À ce stade je demanderais de l’aide professionnelle, Thomas.
Thomas se remet à pleurer à chaudes larmes.
Melissa et Olivier se regardent incertains. La même idée semble jaillir. Ils consultent l’horloge. Ce qui semble aller. Olivier se rapproche de Thomas, Melissa aussi. Chacun le prend par la main et l’entraine.
On va entreprendre une petite thérapie maison histoire de te remettre les idées en place. Déshabille-toi.
Il les dévisage tout étonné. Puis il obtempère. Ils font de même. Leurs caresses très directes ont tôt fait de le rendre gaillard pour la suite. Olivier l’interroge.
Qu’as-tu envie Thomas?… Ce qui te vient à l’esprit maintenant.
Que tu m’encules tout en léchant ta vulve.
Petite confusion de genre on dirait… Heureusement qu’on est deux!
Melissa se hisse en tête du lit ses lèvres intimes offertes. Thomas hypnotisé commence à s’y abreuver aussitôt. Olivier caresse brièvement le postérieur rebondi. Fébrile il a tôt fait d’enfiler un condom et de le pénétrer puis de le marteler sans ménagement. Melissa émet un râle de gorge quand elle jouit. Thomas lève les yeux.
Je veux te fourrer.
Sans se retirer Olivier s’agenouille entrainant Thomas. Il place un préservatif sur la verge vibrante de désir. Melissa s’y empale immédiatement. Thomas la retient entre ses bras. Halètements d’un plaisir de plus en plus intense. Ils se donnent et ils prennent, inextricablement liés. Thomas crie très fort au faîte. Melissa et Olivier également. Ils fument une cigarette.
J’aime votre « thérapie ». J’ai l’impression d’avoir retrouvé mes esprits… J’ai compris,aussi… Si je n’arrive pas à percer le mur d’ici demain matin je l’emmène à l’hôpital… Merci.
Non. Pas besoin de cela entre nous… Je t’aime beaucoup Thomas.
Et moi aussi.
Thomas les enserre tout contre lui.
Je t’aime.
Ils semblent comprendre que c’est à tous les deux qu’il s’adresse et unissent leurs lèvres aux siennes.
Melissa consulte sa montre.
Si on ne part pas d’ici dix minutes on va se faire fusiller.
Je vous reconduis.
Ce n’est pas vraiment nécessaire : on peut prendre un taxi, et toi dormir un peu : tu en as besoin.
Oh non! Claude est un peu envahissante même si elle est très gentille. Cíaran ne l’endure que par doses homéopathiques… Apparemment son degré de conscience à l’environnement est quasi nul hormis certains automatismes mais je n’en suis pas tout à fait certain non plus.
Ils terminent les sandwichs tout en se rhabillant. Ils sortent.
Ludovic ne parle que de l’ami Thomas… Ce dictionnaire des animaux que tu lui a envoyé l’émerveille! Nous avons dû lui lire au moins cent définitions sur les animaux et leurs petits principalement. L’encadré sur les avions a retenu aussi son attention ainsi que celui des oiseaux. Merci.
Pas besoin de cela entre nous. J’ai eu l’intuition qu’il aimerait y faire des découvertes, même si ce n’est pas encore tout à fait de son âge. Il est tellement éveillé!
Même s’il l’était moins nous serions quand même fiers d’être ses parents… À bientôt j’espère Thomas.
Ils étaient arrivés. Thomas se contorsionne pour embrasser Melissa, puis unit ses lèvres à celles d’Olivier.
Thomas rentre en conduisant prudemment.
Merci Claude.
De rien… Mais rien n’y fait. Il est devenu opaque!
Je vais trouver la clef… Je dois la trouver : cela devient vital… Tu déménages demain je crois?
Oui… Thomas j’aime Cíaran… même si c’est à ma manière maladroite… Prends soin de lui.
Spontanément, ils s’étreignent. Claude parti, Thomas revient à l’essentiel. Rien n’a changé. Il l’emmène faire ses besoins, un automatisme, change sa robe de chambre pour une autre, puis le cale dans un fauteuil au salon. Il fait chanter Callas, puis jouer Rachmaninov. Il programme le réveil pour une heure plus tard. Il ne l’entend pas. La nuit est tombée lorsqu’il émerge, l’air groggy. Il se lève en trombe. Cíaran n’a pas bougé d’un millimètre. Il s’est souillé. Thomas le serre dans ses bras.
Pardonne-moi mon amour.
Suivent des nettoyages méticuleux de la personne et des lieux. Il baigne Cíaran, le masse. Comme c’est un peu frais dans la pièce il lui passe un chandail et un bermuda. Il s’allonge à ses côtés. Il sombre sans en avoir conscience.
Dans le silence de la nuit Thomas distingue une voix forte.
Je suis de retour mon amour! … Claude? … Allez,mon petit coeur en sucre… Accueille ton homme…
De forts coups sont assénés.
Je sais que tu es là! Ouvre : je te l’ordonne!
Les bruits augmentent en intensité. Thomas signale le 9-1-1 tout en enfilant un pantalon. Il explique brièvement la situation.
Cíaran dort profondément. Un cri de rage.
Salope! Tu m’appartiens! … Si tu n’obéis pas immédiatement ça va mal se passer : je te préviens!
À pas de loup Thomas s’approche doucement de l’entrée et place la main sur la poignée. Il attend. Au moment où la porte voisine est défoncée il ouvre la sienne sans faire de bruit. L’intrus est entré dans l’appartement. Il le voit de dos. Il est aussi costaud que Thomas. L’homme ricane.
Chienne! Croyais-tu pouvoir t’en tirer juste comme ça?
Un bruit sec. Thomas plonge visant, au jugé le bras droit qu’il relève vers le plafond. La détonation claque, assourdissante. Thomas absorbe l’effet de recul, ceinture l’homme par la taille, tout en accentuant la pression au poignet. L’autre crie de douleur et l’objet tombe. Il se débat comme un forcené mais Thomas résiste. Il l’entraine face au mur et se plaque sur lui. Quelque temps plus tard, la cavalerie arrive.
Police! Fige! Éloigne-toi les mains en l’air.
Thomas obtempère alors que l’autre lève les siennes. Ils sont fouillés sous la menace du revolver.
Je suis Thomas Desmond; c’est moi qui ai téléphoné.
Claude est livide et sa voix tremblote.
Thomas dit vrai… Lui, voulait me tuer… Il a tiré et au même instant Thomas l’a empêché de m’atteindre.
Une porte claque sur le mur. Sans se préoccuper du policier armé Thomas bouscule celle qui fait obstacle.
Excusez-moi! Cíaran!
Celui-ci se déplaçant à genoux s’est engagé dans le couloir. Thomas se précipite au sol pour le recevoir dans ses bras. Cíaran s’éloigne pour pouvoir le regarder partout afin de s’assurer qu’il est indemne.
Ça va mon amour. Je suis sain et sauf. Claude aussi.
L’agresseur est emmené menottes au poing. Cíaran semble le reconnaitre. Des larmes de soulagement sur les joues de Cíaran. Thomas le serre très fort, puis il le transporte sans effort apparent jusqu’à sa chaise roulante. Il laisse la porte ouverte. Thomas branche l’ordinateur et exécute l’application bloc-notes. Ils patientent durant une demi-heure. Ils ne communiquent pas, attendent seulement.
La policière, la même que la fois précédente, entame d’emblée les sourcils froncés.
Heureusement que je vous ai reconnu : mon collègue vous visait!
Je n’ai pas pensé à me montrer poli : Cíaran…
La jeune femme ouvre la bouche mais choisit de se taire. Elle prend en note la déclaration de Thomas concernant le déroulement des événements. Celle-ci terminée Cíaran attire l’attention. Thomas place le batonnet entre ses dents.
IGNACE, PIERRE-LOUIS, EX, EN TOLE POUR V C.
V C pour violence conjugale? EX pour ex-conjoint?
Cíaran acquiesce doublement. L’agente achève son rapport.
Je dois vous demander de préciser votre handicap afin d’expliquer l’absence de votre signature.
SP, EXTRÉMITÉS INUTILES, SON COUPÉ.
Thomas éclaircit l’apparent charabia. Les yeux clairs se fixent sur Thomas.
En prenant l’initiative d’intervenir, vous avez risqué votre vie.
J’en suis conscient. Mais pas inutilement.
Il a besoin de vous.
J’en suis conscient. Je devais le faire c’est tout. Claude?
Elle est en route pour l’hôpital Sacré-Coeur. Sous l’emprise d’un violent choc nerveux probablement.
Elle devait déménager demain, voulait échapper enfin à cette escalade de violence.
Souhaitons qu’elle choisisse ses partenaires avec davantage de discernement…
La jeune femme prend congé de Cíaran puis de Thomas.
Merci.
Non c’est moi… Vous êtes digne d’admiration et de respect… Une perle dans la fange humaine.
Thomas la fixe tout étonné. Elle sourit puis part très vite.
Cíaran tape à nouveau.
ELLE A RAISON.
Enfin mon amour tu m’es revenu!
Cíaran l’envisage, un point d’interrogation dans le regard.
Cela fait quatre jours que tu ne réagis strictement à rien… J’ai eu peur que tu ne veuilles mourir.
Cíaran se désigne.
Je me suis occupé de ton corps du mieux que je le puisse.
Thomas se précipite vers la cuisine et en revient avec un verre d’eau muni d’une paille.
Bois doucement, tu n’as pratiquement rien absorbé depuis.
Cíaran avale quelques gorgées.
Veux-tu manger quelques biscuits?
Cíaran donne son accord. Thomas le nourrit comme un oisillon, les larmes aux yeux. Avec insistance Cíaran examine la figure aimée.
Oui, je suis fatigué. La tension aussi. Je n’arrivais pas à dormir de crainte que tu ne manques de rien. Mais surtout j’ai eu peur de te perdre. Je t’aime.
Cíaran le caresse du regard.
Nuala viendra demain. J’ai besoin de récupérer pour mieux te revenir.
Cíaran acquiesce, l’air désolé.
Et moi je suis heureux mon amour. Le bonheur c’est de pouvoir te serrer dans mes bras et surtout de sentir ton regard posé sur moi.
Ils s’embrassent longuement.
J’ai fait une bêtise, mon amour… J’ai oublié de brosser tes dents et ton haleine est infecte!
Ils rient. Tendres sont les gestes quotidiens de Thomas avant qu’ils ne regagnent le lit. Cíaran se blottit serré.
Oh! Ce témoignage d’amour éloquent mérite réponse immédiate.
Thomas le renverse sur le dos. Il oint l’axe rigide juste avant de s’y empaler en gémissant. Ils se joignent plus intimement encore. Ils s’accouplent, animés par un désir immense.
Je t’aime !
Les prunelles de l’autre transmettent un écho muet mais tout aussi fort.
Samedi 13 juin
Nuala dépose un baiser léger sur les lèvres de Cíaran.
Réveille toi mon frère, on a un problème de taille… Thomas émerge!
La paix… Qu’est-ce qui se passe? Cíaran?
Un coup d’oeil le rassure. Thomas se secoue. L’autre interroge sa soeur du regard.
Vous êtes beaux encore tout endormis… Cíaran… J’ai mis maman au courant je n’ai pu faire autrement…
Il regarde en direction de l’entrée.
J’ai obtenu de haute lutte quinze minutes et pas une de plus de délai de grâce. Elle débarque : elle veut prendre soin de son fils bien-aimé. Vois-tu la scène? Toi seul peux lui faire comprendre ses limites. Autrement un mur!
La première chose est de nous rendre décents j’imagine… Voulez-vous que je vous laisse seuls avec elle?
Oh non! Elle doit voir la vérité en face une fois pour toutes! Mais pas toute nue, quand même!
Prêt mon amour pour une toilette accélérée?
Ce qui est le cas. « Pas le choix » disent les yeux.
Nuala s’il te plait prépare de la caféine et des rôties puis des verres d’eau fraîche : on revient du désert.
Ils avalent la dernière bouchée du déjeuner hatif quand Cíaran fixe la porte sourcils froncés. Nuala y est déjà et ouvre. Madame Milne : grande, maigre, la cinquantaine grisonnante, la mise austère et le regard sévère; une belle femme tout de même. Ses deux enfants lui ressemblent. Elle grimace un maigre sourire crispé quand elle aperçoit la haute silhouette barbue.
C’est Thomas, l’ami de Cíaran.
Elle se tourne vers son fils.
Est-ce possible que nous nous entretenions en famille?
Le ton sec fait sursauter Thomas et il reçoit le rejet comme une gifle. Cíaran secoue la tête véhémentement.
Allons au salon : Cíaran a besoin de l’ordinateur pour communiquer avec toi. Veux-tu un café?
Elle refuse sèchement. Aussitôt assise à l’extrême bord de l’extrémité gauche du canapé, le dos droit et les mains jointes, elle entame sans plus tarder.
Je voudrais que tu reviennes à la maison le temps que ta crise dure au moins. C’est la moindre des choses que je m’occupe de toi : je suis ta mère!
Cíaran fait signe à Nuala qui s’exclamait de se taire. Thomas place le batonnet entre les dents de son ami.
THOMAS MON CONJOINT.
Ce n’est pas… correct!
JE SUIS HOMOSEXUEL ET PARTAGE INTIMITÉ AVEC LUI.
Mais tu es malade!
DEPUIS 5 ANS PLUS RESTE VIE.
Je sais… Pour toi c’est le chatiment du péché comme la lèpre moderne pour d’autres comme… Vivre en célibat pourrait te réconcilier avec Dieu et l’Église; cela peut même atténuer ta souffrance… Et le repentir…
Elle s’interrompt sur sa lancée lorsque son fils visiblement exaspéré lève les yeux au plafond censé figurer le ciel. Il pioche rageusement.
UN MIRACLE AVEC CA!
Cíaran! On ne se moque pas ainsi des vérités du Seigneur!
UN DIEU MAIS 100 ÉGLISES DÉTENANT VÉRITÉ VRAIE. J ADHERE A MIENNE.
Tu blasphèmes!
Cíaran ferme les yeux un moment, s’efforce de recouvrer son calme. Il tape posément prenant son temps.
HOMOSEXUALITÉ PAS MALADIE MENTALE NI TROUBLE COMPORTEMENT. SEULEMENT DÉVIATION À NORME MAJORITÉ. JOUE PAS A MERE CASTRATRICE. TU AS JAMAIS ÉTÉ. TU ES PAS COUPABLE, MOI NON PLUS.
Cíaran tend le baton à Thomas mais en le pointant vers la salle de bain. Thomas pousse la chaise.
Madame Milne considère les sourcils étonnés l’emplacement vide.
Il l’emmène aux toilettes simplement.
Oh!
Maman vraiment!
C’est mal, ce qu’ils font… dans la chambre à coucher, Nuala!
Cela les concerne, pas toi. C’est une partie de leur intimité et c’est leur choix de la vivre ainsi. Par ailleurs Thomas s’occupe de Cíaran mieux que quiconque, même toi, ne saurais le faire. Et Cíaran le laisse assurer ses soins les plus intimes pour la même raison. Si Thomas était une femme tu ne serais même pas ici tu l’accepterais sans aucun problème!
Mais c’est différent Nuala… Cette comparaison, avec un homme, m’apparait… ridicule.
Cíaran et Thomas vivent en couple et connaissent exactement les mêmes problèmes qu’une vie à deux crée mais avec la maladie en plus. La seule différence c’est qu’ils ne peuvent procréer… La genèse de la sclérose en plaques est probablement ou en partie du moins héréditaire. Cíaran, ni moi d’ailleurs et pour les mêmes raisons n’auront jamais d’enfants. Ceux que tu gateras seront ceux que nous adopterons.
Mais il ne faut pas empêcher… Oh mon Dieu! Je ne voulais pas…
C’est passé maman… Ne me dis pas,en plus que le Seigneur prend soin des plus démunis Accompagne-moi dans la rue le soir ou viens me voir au Café. Là tu vas la voir la belle réalité!
Je n’aime pas que tu sortes ainsi la nuit c’est bien trop dangereux! Tu pourrais…
Je ne le fais pas pour expier mais parce qu’ils ont peut-être besoin de quelqu’un. Maman, je respecte tes croyances Cíaran aussi mais essaie de comprendre que…
Il revient.
Cíaran reprend son outil de communication. Il a retrouvé son calme mais la fatigue altère ses traits. L’émotion aussi.
PERE M A JETÉ HORS MAISON PCQ JE SUIS HOMOSEXUEL. TU VEUX ME FORCER A Y RETOURNER EN PARTIE POUR MEME RAISON.
Ce n’est pas la même chose!
LES 2 = REJETS. CONTRAIRE AMOUR.
Mais je t’aime Cíaran!
NON. PAS HOMME QUE JE SUIS DEVENU.
Le fossé est difficile à combler je crois.
PCQ TU ÉCOUTES PAS TON COEUR. SUIS-JE TON FILS MEME SI COMBLE PAS ATTENTES QUANT A NATURE.
Mais oui! Tu le sais bien!
PARAIT PAS. TU RESPECTES PAS CE QUE JE SUIS.
Mais je veux seulement t’aider!
AIDE QUE J AI BESOIN MATÉRIELLE, SURTOUT PAS INTIME.
À la lecture de la phrase en gaélique qui suit elle se met à sangloter. Elle entoure les épaules de Cíaran. Le batonnet choit.
Cíaran laisse aussi couler ses larmes. Il cherche son regard.
Oui je comprends. Je t’aime mon fils.
Nuala raccompagne sa mère. Cíaran montre des signes d’épuisement.
Viens au lit : un massage puis une sieste.
Cíaran hoche la tête. Il dort quand Nuala revient.
L’Enfer est pavé de bonnes intentions… Un peu heavy la mère.
Pour elle que veut dire « maman j’ai faim! »?
Quand Cíaran rentrait de l’école son cri de l’estomac primait sur tout. Et il y avait toujours quelque chose de prêt tout spécialement pour son « petit homme (en gaélique) »… Maintenant, explique-moi ce qu’il y a à faire.
La liste est longue autant du côté du « pas » que du « ne pas » à laquelle s’ajoute ensuite trucs et astuces pour compenser le manque féminin de force physique. Nuala l’écoute, stoïquement du début à la fin. Thomas se tait.
As-tu fini?
L’autre acquiesce, incertain toutefois.
Alors va la rejoindre. Quartier libre jusqu’à dimanche soir vingt heures.
Mais…
Rien. En cas de besoin je téléphone. Bye!
Thomas prépare quelques effets à emporter, jette un coup d’oeil à son amour, endormi. Nuala le pousse dehors.
Avant même que Thomas frappe la porte s’ouvre. Thomas fixe Lori l’air ahuri.
Mais non c’est plus terre à terre : Nuala m’a prévenue de ton départ. Un petit calcul prévisionnel a suffi ensuite.
Tu m’as manqué.
À moi aussi… Je n’ai pas le droit de t’en vouloir… mais ça fait mal.
Est-ce que je peux te raconter, pour que tu comprennes?
Mais oui. On va prendre un café.
Le tenant par la main elle l’entraine jusqu’à la cuisine.
As-tu faim?
Je ne sais pas. Peut-être. Je me sens pas mal chamboulé.
Cela se voit… Pendant que je m’occupe du reste, fais griller du pain, quatre tranches, pour des sandwichs aux tomates. J’ai acheté du bacon pour toi. Environ une minute par tranche au micro-ondes puissance maximale sur une assiette et entre deux papiers absorbants.
Silencieux ils vaquent aux préparatifs de leur frugal repas et s’attablent. Thomas engloutit les quatre pointes en autant de bouchées.
As-tu du lait?
Il y en a toujours pour le grand veau ci-devant.
Il boit à même le carton et siphonne goulument le litre entier.
J’en avais besoin!
Il se rassoit. Lori essuie la trainée blanche formant moustache puis sert les boissons. D’une traite Thomas narre à Lori ses quatre jours d’enfer seul avec le corps déserté de Cíaran.
Pourquoi ne m’as-tu pas appelée à la rescousse?
Je considérais que c’était ma responsabilité. À vrai dire après vingt-quatre heures à ce régime et avec le haut degré de tension nerveuse surtout je manquais de jugement.
Qu’est-ce qui a fait que Cíaran a retrouvé ses esprits?
Euh… Un coup de feu…
… Autant ne pas supputer les diverses hypothèses que ta déclaration implique. Vas-y chronologiquement.
Thomas obéit. Lori écoute sans broncher tous les détails de l’affaire Claude.
Le couronnement de ces journées infernales est venu ce matin même avec l’arrivée impromptue de la mère de Cíaran, animée par sa foi en une doctrine ultra catholique à vaincre les plus hauts sommets de la planète… Le regard qu’elle m’a jeté… La religion rend aveugle je crois… En tout cas Cíaran a réussi de haute lutte à gagner sa cause : elle va tolérer le fait qu’il souhaite continuer à vivre dans le péché, que le « conjoint » s’occupe de son bien-être et va apporter une aide plus discrète, à savoir culinaire… Bref avec Cíaran revenu sur terre je vais mieux m’organiser et grâce à Nuala pouvoir te retrouver la fin de semaine au moins. Personne ne peut prédire le terme de la poussée et s’il recouvrera tout ou partie de ses moyens… Je préfère ne pas y penser…
Thomas finit son café froid en grimaçant.
Et toi mon amour?
Plus tard : tes yeux clignent et tu manques de sommeil. Docteure Lori prescrit un massage puis un dodo.
Il n’est que quinze heures.
Pas grave. On se lèvera pour souper.
Je ne peux qu’obéir à ma déesse mi-indienne moi qui ne vaux même pas la serpillière qui a essuyé la trace de ses pas un jour de pluie.
Je t’élève au rang de prince et chevalier. Mais n’espère pas accéder au panthéon de sitot.
Ah, cruel destin! Je suis un martyr.
Mais je vais baumer un peu tes plaies…
Je prends une douche et je me rase, avant : la sainte « belle-mère » ne m’en a pas laissé le temps!
Assise en tailleur au centre du lit et recouverte de sa seule chevelure Lori l’attend.
J’ai envie de toi ô déesse.
Tu pratiqueras mon culte au réveil. Pour l’heure étale-toi.
Elle s’installe à califourchon sur le derrière rebondi. Elle oint le dos puis masse doucement les muscles crispés. Sous les doigts magiques les noeuds se défont. Elle se recule pour pétrir les globes charnus. Thomas soupire de bien-être.
Je me sens féminin…
Elle sillonne l’entre-fesses puis agace le pourtour de la rosette.
J’aimerais que tu me pénètres de tes doigts devenus masculins…
Étire ton bras sous l’oreiller et donne-moi ce que tu y trouveras…
Curieux Thomas examine minutieusement l’artefact.
Un godemiché!
Plutot évident comme constatation… Je vais t’enculer avec.
Thomas lui tend l’objet. Lori y place un condom lubrifié puis l’enfonce dans le rectum de son ami. Il geint. Elle le sodomise, très lentement jusqu’à ce que ses gémissements lui indiquent qu’il approche de la phase d’excitation intense. Elle appuie sur un bouton. Le vibromasseur se met à ronronner faiblement et s’anime de rotations lentes.
Oh! … C’est bon… Ah! Lori…
Elle se couche sur lui, la vulve en contact avec la base externe du faux pénis. Son bassin s’excite.
Oh oui! Prends-moi, mon amour!
D’une légère pression latérale, elle augmente la vitesse et s’accorde en rythme. Leurs cris cessent au paroxysme. Lori ferme l’appareil mais le laisse en place jusqu’à ce que les battements désordonnés de leur coeur s’apaisent. Thomas s’endort en serrant dans ses bras sa déesse. Beaucoup d’amour dans les yeux de Lori observant la figure de son amant aux traits paisibles. De l’amertume aussi dans le pli allant de l’arête de son nez à la commissure de sa bouche. Elle ferme les yeux et le rejoint dans le sommeil.
Thomas se réveille le premier. Lori est étendue sur le ventre. Il déplace sur le côté l’écheveau de soie. Il parcourt ses fesses d’une main légère puis son index se concentre autour de l’anus.
Aimerais-tu que je te rende la monnaie de ta pièce?
Hum… cela dépend comment…
L’ersatz dans ton cul et le vrai dans ton nid.
Il amorce en glissant ses doigts sous elle.
Non. Tout de suite les violations d’intimités.
Il gaine le godemiché d’un condom et le fait pénétrer par la voie anale. Il enclenche la vibration douce mais sans rotation. Il augmente l’intensité d’un cran. Lori gémit plus fort.
Viens maintenant.
Sa verge l’investit aussitôt. Il la recouvre de son corps et accorde sa cadence à celle de l’objet vibrant et le communiquant ainsi à son organe. Il râle.
Avec les mouvements.
Il règle le membre artificiel puis le sien.
… Comme si deux hommes me pénétraient… … Ah! Thomas! Prends!
La dernière voyelle de son prénom prolongée en cri. Ils partagent la cigarette d’après l’amour.
Bizarre, c’est juste dans ces moments-là que j’ai envie de fumer, autrement jamais.
Quand la fumée te gêne dis-le. Ces derniers jours j’ai boucané comme une cheminée.
Pas très sain.
Je sais. Quelquefois, j’en éprouve un besoin irrépressible, probablement relié à la tension. À certains moments Cíaran enfume à asphyxier tout l’humanité environnante; à d’autres il n’y songe même pas… Est-ce avec Nuala que tu emploies cet instrument de plaisir?
Nous utilisons rarement des accessoires… C’est quand je suis seule… Parfois j’ai envie d’être comblée…
Les gargouillements d’estomac incongrus dans le silence revenu les font pouffer.
Si on sortait, pour souper?
Super! J’ai envie de t’emmener au restaurant espagnol La Bodega que j’ai découvert récemment avec des amis.
On peut y manger des plats carnivores mais aussi une paella végétarienne.
Des amis?
.. Une toute petite partie secrète de ma vie d’accord?
Je respecte cela sans aucun problème.
Merci Lori… Je t’en parlerai probablement mais plus tard.
On dirait que tu culpabilises!
C’est le cas.
Tu ne dois pas! Créer des liens en dehors d’un couple ou d’un triangle puisque c’est notre cas désormais m’apparait primordial. Se confier tout autant que d’écouter, vivre des moments différents puisque moins chargés de sentiments amoureux permet de prendre du recul, de réfléchir plus sereinement ou juste de connaitre autre chose tout simplement.
… En as-tu toi, hormis Nuala je veux dire?
Mais oui! Depuis des années. Et, tout comme toi je ressens le besoin de ne pas en parler, la culpabilité en moins!
C’est tellement complexe!
Et alors C’est comme la vie elle-même à ce que je me suis rendu compte relativement récemment.
Tu as raison… C’est de l’amour aussi mais différent… complémentaire on dirait.
Thomas se lève d’un bond.
Allons nous faire beaux pour la grande sortie… Bien entendu c’est moi qui t’invite… Ou nous nous contentons de Mike’s et sa pizza aux légumes ou encore de McDonald pour une salade santé…
Cesse de me taquiner là-dessus!
Thomas se jette à genoux et l’implore.
Oh pardon ma déesse vénérée! Que ton chatiment ne soit pas trop cruel!
Il le sera par ton remords vile créature!
Tout mais pas ça!
Lori s’agenouille aussi… Soudainement leurs regards deviennent graves.
Thomas je t’aime.
Lori, je t’aime.
Je ne veux pas te perdre jamais.
Moi non plus mais pourquoi dis-tu cela
Tu aurais pu te faire tuer!
Oh! … Dans la vie de tous les jours, et depuis l’adolescence, je ne suis plus tellement casse-cou. Et l’anthropologie n’est pas vraiment une pratique à haut risque… Je devais intervenir, j’en avais la responsabilité morale. Mais même cela je n’y ai pas pensé : j’ai juste fait instinctivement ce qui devait l’être en la circonstance.
Lori l’embrasse passionnément.
Parce que tu existes Thomas.
Une si petite goutte dans l’océan humain.
Mais c’est la seule qui réussit à étancher ma soif inextinguible de vie… Allons manger.
Son retrait le chagrine. Elle caresse l’arête de la joue redevenue lisse.
Plus tard Thomas. Je ne me sens pas encore prête.
Ils revêtent leurs beaux atours. Enfin, un choix limité pour Thomas, puisqu’il n’a laissé que deux chemises.
La noire ou la blanche?
La première : elle t’amincit et mettra aussi en valeur ta fantaisie rosée.
Lori choisit une tunique et un pantalon se mariant à la couleur électrique de ses yeux. Thomas siffle admirativement. Lori sourit, heureuse de lui plaire.
Mes phéromones papillonnent!
Mais la beauté du corps finit par disparaitre.
Oh non! La tienne sera éternelle même avec des rides, des varices, des seins tombants et un ventre proéminent de maternités successives. Tu demeureras toujours éblouissante parce qu’elle émane de l’intérieur.
Cesse. Tu vas me faire pleurer Ce que tu dis et comment résonne comme un poème.
L’amour est poésie. C’est là son essence et celle de la vie.
… C’est vrai… Sortons… J’ai du mal à composer avec l’intensité de mes émotions.
Ils effectuent le trajet en silence mais proches. Lori fait tourner la tête des hommes, Thomas celle, majoritairement du moins, des femmes. Son épi coloré est remarqué. Une dame d’âge mûr le trouve attendrissant et le communique à son époux à la tête luisante comme une boule de billard. Elle lui donne une petite tape affectueuse sur le bras, quand elle se rend compte qu’il suit des yeux le sillage de la jeune femme. Le serveur avance la chaise de Lori, place devant eux des menus et s’éloigne.
Un verre de sangria pour commencer? C’est…
Je sais. Volontiers.
Pourquoi est-ce que j’ai toujours l’impression de ne rien connaitre? Et quand je découvre quelque chose, tout le monde se trouvait déjà au courant!
Pas « tout le monde ». Juste que tu n’as pas vécu les mêmes expériences que la plupart des jeunes du commun. C’est loin de constituer une tare Thomas. Souvent ce que tu expérimentes devant mes yeux me le fait redécouvrir et sous un angle totalement neuf. Je trouve cela fantastique! … Que prendras-tu?
La paella est vraiment fameuse… Celle aux fruits de mer me tente.
La même chose pour moi… Une fois n’est pas coutume… Crois-tu que le pape ne commet jamais le péché de gourmandise?
Lori tu me renverseras toujours. Quand je crois comprendre, je me rends compte que je n’y entends rien!
Alors tu ne seras jamais terrassé par l’ennui!
La salade du chef, fine et légère, entame leur festin.
Raconte, maintenant.
Disons que je ne mène pas une vie aussi trépidante que la tienne! … Juste un peu plus explosive…
Comment ça?
Depuis l’explosion qui a soufflé l’Accueil Bonneau le Café sert davantage de repas. J’ai été engagée, à l’instigation de Nuala, comme serveuse surnuméraire durant les heures d’affluence. Ma patronne trouve que je m’en tire admirablement et je me sens très fière. Et cette complicité qui s’établit avec Nuala dans le partage du quotidien! Elle dit que c’est un traitement de choc de la réalité humaine et elle a entièrement raison. Ces gens, tellement vulnérables dans leur déchéance et paradoxalement riches de celle-ci, me donnent un coup de poing au cerveau. Ils puent, ils jurent, ils délirent, ils interpellent mon humanité. Rebuts d’une société qui ne sait pas s’adapter à la différence, qui ne peut pas comprendre les faiblesses, ni ne peut y pallier en corollaire. À leur contact j’apprends le respect humain. Ce que je vis dans cette marmite bouillonnante, ce sont les expériences les plus enrichissantes que j’aie jamais connues. Accepter la défaillance, dépouiller l’enrobage, comprendre ma vulnérabilité à travers la leur.
Les paellas, odoriférantes, leur sont servies.
Je suis une privilégiée de la vie, tout comme toi. Ce serait malvenu de culpabiliser. Mais il y a une chose que j’ai comprise vraiment et concrètement : jamais une personne ne doit être dépréciée en valeur en raison de son statut social, son orientation sexuelle, sa maladie ou quoi que ce soit d’autre…
Et moi je m’enrichis de ton expérience… Que sais-tu des équipées nocturnes de Nuala? J’ai entendu sa mère aborder le sujet alors que Cíaran et moi nous trouvions dans la salle de bain; elle disait qu’elle trouvait dangereuses ces escapades.
Nuala possède un instinct animal du péril qui la protège là où d’autres récolteraient de graves ennuis. Sa façon de conduire est davantage à risque.
Dis-m’en plus, tout ce qui la concerne m’intéresse au plus haut point.
L’éclair amoureux dans ton regard…
N’en prends pas ombrage Lori.
Comment le pourrais-je? Je l’aime! Je t’aime! Toutes mes certitudes fondent comme neige au soleil! Toutes mes idées bien arrêtées explosent les unes après les autres! Je me sens totalement déstabilisée! … Pour en revenir à Nuala… Quelques soirs par semaine elle sort et se promène dans son quartier au hasard des rues et des rencontres de toutes sortes; il arrive que cela soit les mêmes personnes ou groupes. Elle cible les jeunes de moins de seize ans. Ils et elles sont toxicomanes, prostitués, atteints de maladie mentale ou physique, révoltés, paumés, souvent suicidaires ou simplement désoeuvrés. Elle ne fait aucun prosélytisme, écoute, surtout, ne parle que si l’on pose des questions, suggère rarement et ne fournit pas non plus de conseils. Petit à petit, elle arrive parfois à établir un lien de confiance. Cela arrive quelquefois que la faim, le froid hivernal ou la solitude deviennent trop aigus. Alors elle leur apprend l’existence du Café des povres ouvert vingt-quatre heures : pas de question, de la bonne bouffe, pas chère, un dollar pour un repas complet, dix cents pour une boisson, à l’abri des intempéries. C’est tout. La clientèle des lieux, en plus des sans-abri, c’est aussi des artistes fauchés, des poètes marginaux, des écrivains désargentés, des chomeurs, des assistés sociaux, tout ce que tu peux imaginer qui n’est pas BCBG. Tous ensemble, ils forment un tissu social coloré, attirant. Le jeune qui y est allé juste une fois pour voir est souvent tenté d’y revenir. Quelquefois des liens se nouent, des tempéraments artistiques s’avèrent complémentaires. Ceux-là font connaissance aussi avec le Border Zone. Plusieurs ados fréquentant régulièrement ce havre pour se réchauffer d’un hiver ardu en sont venus à dépanner des plus mal pris qu’eux. La plupart du temps, rien ne se passe, en apparence mais il y a la semence, comprends-tu?
Thomas hoche la tête.
Nuala a invité sa mère à venir y travailler.
Elle a dans l’idée de lui faire accepter à temps partiel un poste de cuisinière. Celle-ci se sent très seule et socialement inutile; elle vit de l’aide de l’État actuellement. Trop perturbée encore par les événements passés, elle traverse de longues périodes où elle s’enferme dans le mutisme le plus complet. Par ailleurs elle cuisine admirablement et, mis à part cet épisode malheureux dont tu as été le témoin, garde ses convictions pour elle-même. Ainsi, elle pourrait autant aider que l’être. Que demander de plus?
Je me sens assommé par toutes ces révélations Lori.
Bienvenue au club!
Comment survivent financièrement ces deux établissements?
Avec des fonds privés en majeure partie mais aussi des dons d’anciens habitués qui ont réussi à se sortir de la misère. Une dimension importante, je crois, c’est la nature artisanale et à petite échelle de l’entreprise car j’ai l’impression que lorsqu’une organisation devient trop importante, la structure remplace le chaos, les règles implicites deviennent des règlements, et tout finit par s’effondrer. Il n’existe aucune mesure du taux de succès ni aucune de celui d’échec puisque tout est relatif. L’important c’est qu’ils restent des possibilités, des alternatives à rien.
Ils rentrent sans se presser, heureux de se trouver ensemble. Ils s’apprêtent pour dormir.
Je vais téléphoner pour voir si tout va bien.
Thomas s’écrase sur le canapé et signale.
Comment ça va là-bas ?
On ne peut mieux… C’est Thomas… Cíaran veut… euh… s’entretenir avec toi.
Garde l’appareil tu serviras d’interprète.
Ah… Il a déjà compris… Puis-je faire des commentaires?
Si tu veux!
Je cite textuellement : « La tornade violette = fléau. Babille constamment et cuisine à l’avenant. Passons sur trucs et astuces… » …
On dirait qu’il parle de moi!
Il y a des chances!
Mais je respecte scrupuleusement les consignes et exécute soigneusement ce que je comprends qu’il me communique! Et puis mes talents culinaires sont indéniables, d’après maman en tout cas! … Je cite textuellement : « Rançon de ma destinée. Je deviens st-martyr SP. Je survis bien qu’à orée désespoir en songeant à ton retour libérateur. » Vraiment! Puis-je l’étrangler?
Surtout pas. Embrasse-le dans le cou pour moi.
… Fait en double et fort bien reçu… Je cite textuellement : « Je dois avouer elle drole, bien intentionnée. » Tout de même! … Je cite textuellement : « Ce soir je compte lui apprendre quelques bonnes manières en lui bottant le derrière. »
… Tu ne commentes pas?
J’aime ce qu’il me fait… Et je vais lui laisser davantage la paix… Moi aussi je dois m’adapter… Cíaran! … Je cite textuellement : « On s’arrange très bien. J’ai quand même hâte te retrouver. Je t’aime thomas. »
Place le combiné à son oreille.
Nuala obtempère. La voix de Thomas, rauque.
Je t’aime, Cíaran. Et à bientôt. C’est tout ce que j’ai envie de te dire parce que tout le reste signifierait la même chose.
Thomas raccroche, secoué de longs sanglots silencieux. À travers ses larmes il voit Lori, encadrée à la porte de la chambre. Elle s’avance vers lui.
Viens dormir mon amour.
Il la suit docilement. S’endort entre ses bras.
C’est tellement difficile d’aimer!
Le silence lui répond.
Dimanche 14 juin
Lori colle le téléphone mobile à l’oreille de Thomas.
Qui ose?
Excuse-moi d’avoir troublé ton sommeil.
À ma mère vénérée tout est pardonné d’avance.
Est-ce que tout va bien?
Pas précisément. Disons que les conditions de survie s’améliorent…
Mais tu préfères ne pas en parler maintenant. Et je ne poserai pas de questions « insidieuses »!
Misère Passeras-tu jamais par dessus cette unique ortie dans le champ de louanges? Ça fait deux ans maman!
Ah oui? Tant que cela? Mais la phrase est sortie tout à fait spontanément : je ne pensais pas t’avoir gardé rancune… Thomas je ne suis pas très rationnelle ces temps-ci… Avec ton père aussi je monte en épingle la moindre minuscule peccadille… On a même réussi quelques scènes de ménage épiques!
Maman… Tu ris et tu pleures!
Désolée…
Mais non! C’est plutôt fantastique de me rendre compte que j’ai une mère imparfaite et irrationnelle! Et ce n’est pas un reproche!
Tu me connais trop bien Thomas.
Je t’aime telle que tu es.
Moi aussi… Je t’appelle pour te demander si c’est possible de déplacer la leçon d’art culinaire pour le dimanche de la fête des pères soit la semaine prochaine.
Tu fais bien de me rappeler les deux : je suis un étourdi quoique je m’améliore. Mais c’est une idée super… et cela m’accommode plutot bien.
Je fais un effort méritoire pour ne pas tenter d’en savoir davantage…
J’apprécie! Cruel destin que celui d’être né affligé d’une mère réductrice de têtes mais je commence à me remettre du traumatisme!
Je ne sais que penser à l’audition de pareil commentaire…
Que ce soit destiné à t’asticoter un peu?
Le sens de l’humour dont je suis censément dépourvue?
Tu t’améliores quand même!
Hugh n’a pas cette impression… C’est vrai que je ne suis pas très facile à vivre…
J’apprends que tout est difficile…
Oui ça l’est.
Mais que l’important c’est l’amour, celui qu’on donne et peu importe la réponse… Maman?
… Thomas… Merci de me rappeler cette évidence… À dimanche prochain.
Bye! Je t’aime.
Lori l’interroge du regard.
Elle ne va pas très bien : en plein spleen. Mon père a diagnostiqué un déséquilibre hormonal. De là à ce que ce soit corrigé cela peut prendre un certain temps. Mais la connaissant elle doit lui faire passer un sale quart d’heure… Heureusement qu’il l’aime!
Moi aussi je vis un « un sale quart d’heure »… Heureusement que je t’aime!
Touché fort Lori… Je ne sais pas comment résoudre le problème.
Parce qu’aucune solution n’existe. C’est un choix que j’ai fait et je dois vivre avec.
Je me sens… impuissant.
Alors aussi bien te rendre quand même utile en préparant le déjeuner de ta déesse.
Hé! Je ne parlais pas de physiologie!
Cache ce sexe que je ne saurais voir en cet état! Moi j’ai faim! Je salive pour des oeufs mollets, des roties bien chaudes et un grand verre de jus d’orange… Après peut être que je daignerai t’accorder mes faveurs…
Je suis un pauvre mâle amoureux. L’homme est un martyr naturel. Soumis au joug de sa mère puis à celui de sa maitresse. Un éternel dominé. Ce qu’il possède entre les jambes devient l’instrument de son esclavage. Le pire c’est qu’il en redemande!
Tu les fais bouillir trois minutes pas plus.
Hein?
Les avortons de poule à la coque.
Je suis cuit!
Le pain pas trop grillé.
On ne me comprend pas!
Mais oui. Après le festin je comprendrai tout.
Tu es esclave de tes besoins primaires!
C’est mon privilège de déesse. Trouverais-tu à y redire?
Vaut mieux pas : je crains trop tes foudres!
S’il te plait?
Tout de suite mon amour.
Le tout rondement et parfaitement apprêté à la surprise manifeste de Lori. Ils dégustent au lit et à l’orientale.
Un peu plus de brioche et tu ressemblerais à un pacha.
Aucun risque que j’en devienne un : je devrais épouser une femme soumise pour faire réaliste.
N’ai-je pas l’air d’une belle esclave?
La mine seulement… Heureusement!
Quoique je peux honorer mon pacha d’opérette sans la fonction…
Faut voir…
Wow! Cela tient du réflexe pavlovien!
Tais-toi et suce.
Plus tard il murmure.
Prends-moi.
Elle s’ancre à lui en le recouvrant de son corps de déesse.
Guide-moi.
La maintenant par les hanches il les emmène doucement vers l’aboutissement du désir charnel. Qu’ils atteignent silencieux et les yeux grands ouverts rivés à ceux de l’autre.
En fin de matinée Thomas effectue des courses puis passe en coup de vent à l’appartement afin de récupérer quelques affaires. De retour il mange en vitesse un sandwich aux tomates et au bacon sur le coin du comptoir. Réflexion faite il s’accorde une pause café avec Lori mais qu’il met à profit pour téléphoner à messieurs Robinson et Quesnel afin de leur donner des nouvelles, au professeur Perrier pour lui faire part que sa non-disponibilité se prolonge ainsi qu’à Melissa et Olivier afin de les remercier et pour s’informer si tout allait bien pour eux et le raton Ludovic; ils parlent de choses et d’autres un bon moment; Thomas promet qu’il passera dès qu’il le pourra.
Je n’appellerais pas cela un après-midi très relax…
Toutes mes excuses… Mais je m’organise beaucoup mieux quand même. Et tu m’as régénéré.
Je suis au moins utile à quelque chose!
Tu n’as qu’à définir toi-même en quoi tu peux l’être autrement!
… Pardonne-moi… inutile de dire cela et tout à fait mesquin.
Et ma réponse fort peu appropriée et méchante.
Pars Thomas… J’ai besoin de me retrouver seule… Je t’aime… Ne m’en veux pas… Je comprends.
… Je te téléphone plus souvent d’accord?
Lori hoche la tête, les larmes aux yeux. Thomas aussi.
Le trajet commencé les épaules affaissées se termine dans la fébrilité. Nette impression d’un passage d’un monde à un autre. Il se plante devant la porte et attend. Rien. Alarmé, il ouvre. Ils ne font pas attention à lui, discutent passionnément. Cíaran tape fébrilement sur le clavier le batonnet calé entre ses dents. Nuala répond d’un éclat de rire cristallin. Thomas se racle la gorge. Bouches bées identiques. La figure de Cíaran s’illumine. Il laisse tomber son instrument puis lève les bras. Ses avant-bras inertes le font ressembler à un pantin désarticulé. Thomas s’agenouille précipitamment et l’enserre à l’étouffer. Leurs dents s’entrechoquent et avides leurs langues s’emmêlent. Longtemps après ils se désunissent à regret.
Toutes nos excuses Nuala.
J’en suis presque jalouse!
Alors laisse-moi réparer!
Il enjambe la table et s’assoit à côté d’elle. Il l’embrasse doucement, puis tendrement, puis avec passion tout en l’étreignant. Il effleure ses seins. Elle repousse sa main.
Pas maintenant.
… Tu me bouleverses Nuala.
… Moi aussi… Mais Nuala… non, je dois t’affronter seul avant de pouvoir répondre à… ce que je perçois…
Nuala se tourne vers Cíaran, témoin silencieux et impassible.
Veux-tu que je revienne samedi prochain si tu as encore besoin d’aide?
Sans hésiter il acquiesce. Elle lui saute au cou.
Je t’aime.
Son baiser rempli de tendresse répond. Nuala réunit quelques effets puis s’esquive, légère. Cíaran regarde vers le sol.
Thomas récupère l’outil.
Heureux de te retrouver mon amour.
MOI AUSSI. JE T AIME. ELLE AUSSI MAIS AUTRE FACON. SANS TOI JE NE FAIS QU EXISTER TOUT COMME CAROTTE.
Ou un concombre anglais ou plutot irlandais : ça y ressemble davantage…
OBSÉDÉ.
Mais j’adore… Les mangues aussi.
BIS. JE PRÉFERE REPRÉSENTATIONS PHALLIQUES. MAIS J AI DAVANTAGE ENVIE DE TENDRESSE.
Thomas libère la bouche de Cíaran. Il le saisit à l’épaule et l’entraine vers l’arrière. Tant bien que mal Cíaran se blottit contre lui puis lève les yeux.
… Ce que tu émets… C’est tellement intense! Oh Cíaran!
Thomas l’étreint très fort. Ils restent noués pour toute l’éternité. Soudainement Cíaran s’appuyant des coudes sur le thorax de Thomas se redresse sur ses genoux. Il fixe la porte d’entrée.
Misère! On était si bien!
Thomas aide son amour à se réinstaller en position assise. Machinalement il peigne des doigts sa tignasse ébouriffée. En apercevant la visiteuse inattendue l’air de ses poumons s’échappe. Elle l’envisage de front.
Bonsoir… Je suis venue porter quelques gateries à mon fils.
Thomas s’efface et du geste l’invite à entrer. Madame Milne refuse net d’un signe de tête ses services et se dirige vers la cuisine avec ses paquets. Cíaran bouge la sienne pour attirer l’attention de son ami, qui l’aide à s’asseoir dans la chaise roulante. Ce n’est que lorsqu’elle a déballé de quoi nourrir tout l’IRA au grand complet pour une semaine qu’elle pose les yeux sur lui.
Voilà. J’ai préparé ce que tu préfères… chaque contenant a deux portions; on peut les utiliser dans le four à micro-ondes environ deux minutes en prenant garde de soulever le couvercle au préalable…
Cíaran lui envoie un baiser. Elle se penche vers lui, dépose une bise sur la joue, puis sa joue elle-même.
Je prie fort pour que tu récupères tes moyens mon garçon… Avant de partir je vais mettre quelques mets au frigo et je vais congeler les autres.
Elle s’active. Cíaran fixe obstinément les deux derniers, transparents.
Ah tu as remarqué l’irish stew. Ceux-là je les réfrigère d’accord?
Cíaran approuve mais continue à zyeuter l’emplacement vide puis sa mère. Thomas ne semble pas comprendre. Cíaran recommence le même manège auquel il ajoute un regard vers l’armoire à vaisselle.
Nous serions très heureux que vous partagiez le repas du soir avec nous madame Milne.
Byrne… Fiona Byrne…
Le souffle suspendu Cíaran cherche ses yeux vainement. Elle se détourne plutot pour affronter son interlocuteur.
D’accord… Mais laissez-moi vous aider.
Je vais dresser la table… Oh! Veuillez nous excuser.
Thomas pousse la chaise le plus vite possible mais pas assez. Il assoit Cíaran sur le siège de toilette et court chercher des vêtements de rechange.
Désolé. Est-ce que j’ai bien compris ton message?
Cíaran fait signe que oui. Thomas enfile le caleçon et le jean sur les jambes trop maigres.
Elle ont besoin d’exercice, davantage en tout cas. Est-ce que Nuala y a pensé?
La moue semble signifier « à peu près » à la fois pour l’affirmation et la question. Thomas nettoie son ami puis le soulève par les aisselles. Le maintenant d’un bras il rajuste le pantalon.
De retour à la cuisine ils constatent que tout est prêt. Thomas prend place face à Cíaran. Un sourire fugace le remercie. L’odeur qui imprègne les lieux est alléchante. L’air espiègle Cíaran sort la langue et halète.
Polisson! Cesse de faire le toutou!
Elle lui donne une bouchée. La mine de Cíaran devient extatique.
Gourmand! … Gamin dès qu’il sentait l’odeur de l’irish stew il se plantait devant le chaudron la langue sortie, les yeux exorbités et le regard fixe d’un setter à l’affut. Quand il était bien certain d’avoir capté mon attention, il faisait le beau comme un chiot… Je lui en donnais un bol même si ce n’était pas encore l’heure du souper. Il s’assoyait sur le carrelage et le dévorait aussitot. Il me le tendait ensuite l’air suppliant pour que je le remplisse à nouveau. Je lui répondais toujours : « Non, non, petit gourmand (gaélique) : tu en auras d’autre tantôt! ». Te rappelles-tu Cíaran?
Il hoche la tête bien près de pleurer lui aussi. Elle chasse les larmes d’un geste vif.
Pardonnez-moi ça déborde… En veux-tu d’autre?
Cíaran répond par la négative mais désigne Thomas. Elle lui sert une autre assiettée.
Merci… Je n’ai pas eu le temps de manger adéquatement… C’est succulent!
Elle sourit. Thomas se lève et apporte à Cíaran de l’onde fraiche garnie d’une paille. Puis il dévore avec un appétit qui la fait sourire de nouveau. Elle aussi mange. Elle va quérir deux autres verres d’eau.
Voulez-vous un café?
Non merci… Peut-être une cigarette avant de partir.
Cíaran fixe un endroit du comptoir. Thomas rapporte l’échafaudage de fortune et le paquet.
Une idée ingénieuse de Nuala?
Cíaran approuve. Une boite de conserve de quarante-huit onces vide soutient un « cendrier » en réalité une petite assiette à tarte faite d’aluminium trouée en son centre; la pince-monseigneur aux machoires légèrement écartées en raison de l’exiguïté de la perforation fait office de porte-cigarette. Thomas en place une. Cíaran peut fumer une fois le clou de cercueil allumé.
Tout le monde boucane consciencieusement.
Ma fille est patenteuse.
Je le constate! … Te donner les moyens d’être le plus autonome possible…
Cíaran lève les yeux au ciel.
« Pour que tu n’aies pas besoin de moi à toutes les minutes! »
Ma fille est un peu paresseuse… Je parierais qu’elle a cuisiné des hamburgers et des frites épicées congelées même au diner.
Cíaran acquiesce. Il prend un air à faire pitié. Elle ébouriffe les cheveux.
Un détail… Nuala va bien maintenant… C’est un miracle!
Cíaran hoche la tête puis la désigne.
À peu près… Comment ai-je pu être aussi parfaitement aveugle! … Ça me ronge!
Cíaran fait non.
Je sais que c’est parfaitement inutile! … C’est plus fort que moi!
Il pose le regard sur les assiettes vides puis sur le réfrigérateur.
Oh! Nuala t’en a parlé! C’est son idée fixe. Elle dit que travailler avec le vrai monde m’aidera à revenir sur terre… Crois-tu qu’elle a raison? … Toi aussi!
Elle éteint sa cigarette puis se lève. Elle embrasse Cíaran puis se tourne vers l’autre.
Merci Thomas.
C’est plutôt à moi de vous remercier madame Byrne.
Fiona… Je sens que vous aimez mon fils.
Je me suis dédié à lui.
C’est drolement dit… J’essaie d’accepter faute de comprendre…
Mes parents aussi.
Oh! … Oui bien sûr! … Je n’avais pas pensé à cette dimension…
Elle gagne l’entrée.
Prenez bien soin de lui.
La mère de Cíaran partie, Thomas sert d’exutoire à la crise de larmes de celui-ci.
Pour moi aussi c’est terriblement important qu’ils ne me rejettent pas… Je débarrasse puis une séance d’exercices?
Cíaran grimace; son regard pèse à un endroit situé sous la ceinture de Thomas.
Obsédé! Après…
Thomas lave la vaisselle promptement puis la rince et la met à sécher dans l’égouttoir. Il pousse la chaise vers la chambre mais Cíaran détourne la tête vers le salon.
J’apporte l’ordi ensuite… Non? … J’ai cru que tu voulais causer! Oui? … Euh… Ah l’autre!
Il ramène le portable et le branche sur la prise. Tout en étirant, secouant, pliant, pétrissant et massant jambes et bras, il lui raconte sommairement sa fin de semaine écourtée en mettant l’emphase sur ce qu’il a appris concernant Nuala. Cíaran agite les bras comme s’il voulait s’envoler.
L’oiseau… Tu veux que je te parle de Lori? … Elle trouve la situation très difficile. Elle essaie de s’en accommoder parce qu’elle m’aime. Mais aussi elle semble en pleine ébullition intérieure et parait effrayée par l’intensité de ses sentiments et l’instabilité de ses émotions… Moi? … La semaine ayant été particulièrement difficile j’ai passé beaucoup de temps à récupérer… Vaut mieux ne pas narrer le reste : classé XXX… Tu n’es pas satisfait de ma réponse… Je pense que ce n’est pas une bonne idée que j’aille plus avant… D’accord… Plus que jamais je me sens déchiré entre vous deux. Quand je dis cela c’est mon coeur qui parle. Je vous aime autant l’un que l’autre. Côté tête par contre j’ai pris, sciemment la décision de pallier les défaillances de ton corps afin que tu puisses vivre le mieux possible et que nous puissions nous aimer sans obstacle. Pour le moment c’est toi qui nécessites davantage ma présence et je suis là. Je souhaite quand même répondre à l’appel de Lori mais à l’intérieur de ces limites. J’espère juste qu’elle va l’accepter puisque m’amputer d’elle serait comme mourir à moitié… Ne crois pas que prendre soin de toi et être à l’écoute de tes besoins constitue une corvée. Les premiers jours ont été difficiles uniquement parce que ton esprit t’avait déserté. La peur de te perdre m’a rendu quasiment fou. Maintenant c’est léger. J’aime te toucher, assurer ton bien-être. Ce n’est pas des tâches mais des gestes d’amour et cela tu le sens je le sais… Une douche? … Un bain alors… Commun? … Tiède? … Des fois je rêve que tu as accepté de m’épouser et que dans notre maison on a une baignoire suffisamment haute pour qu’on puisse se plonger dans l’eau jusqu’au cou et suffisamment grande pour qu’on puisse s’y blottir sans se contorsionner… Tu m’écrases… C’est mieux.
Cíaran enfouit le nez dans le cou de Thomas. Moments tangibles de tendresse, de bonheur partagé. Ils restent dans l’eau jusqu’à l’inconfort. Essorés et les besoins naturels satisfaits… et le losange bleu réclamé et avalé par l’intéressé avec un sourire non équivoque ils s’installent au lit. Placé sur le côté Cíaran peut taper aisément et Thomas en même position derrière lui peut lire par dessus son épaule.
POUR CE QUE TU MAS CONFIÉ BOEUF DOIT RUMINER SEUL DANS PRÉ. SOIS TOUJOURS AUSSI SINCERE. JE T AIME POUR CA ET POUR TOUT RESTE.
… Mais à quoi sert cet échafaudage de boites de conserve sur la table de nuit?
Cíaran frappe la première, puis la même et la deuxième.
J’ai compris : un signal d’appel… Mais si tu laisses échapper ton baton?
Cíaran lève le bras et fait basculer son avant-bras vers l’avant. La pyramide démantelée rebondit sur le plancher.
Oh! Je vois : l’ultime recours… Ceci te permet de rester seul lorsque tu en éprouves l’envie.
OU ELLE, IMPORTANT AUSSI. IDEM POUR TOI.
Tu as raison. Je ne dois pas escamoter totalement mes besoins. Je change mon approche, c’est clair. Je vais réfléchir davantage là-dessus… Étonnante Nuala…
ENCORE PLUS. ELLE TE POUSSE DANS DERNIERS RETRANCHEMENTS. PAS DE FAUX-SEMBLANTS, SINCÉRITÉ ABSOLUE. RIEN TABOU, TOUT SUR TABLE. PAS REPOSANTE. J EMBARQUE. FATIGUÉ.
Thomas pose la main sur la hanche de son ami et l’embrasse dans le cou.
As-tu fait l’amour avec elle?
OBSÉDÉ.
Un peu de projection peut-être?
ELLE A MIS NEZ SUR FILMS. 2 F A ÉVEILLÉ INTÉRET, ÉDUCATIF SELON ELLE, ET SENS, LES SIENS. JE ME SUIS EMPLOYÉ A LA STIMULER ET LA FAIRE JOUIR DE MA LANGUE. J’ADORE. ELLE AIME QUE JE LA LECHE PARTOUT, CON COMME CUL. AUTRE FILM, AVEC 2 M. ENCULE-MOI COMME BEAU BLOND ET COMME FAIT A NUALA…
L’action très crue se déroule sans trop de préliminaires devant leurs yeux captivés. Ils détournent parfois leur attention pour caresser du regard seulement le corps de l’autre. Thomas aide Cíaran à s’agenouiller, jambes de part et d’autre de ses cuisses, puis l’empale sur son glissant épieu de chair. Thomas se redresse juste assez pour atteindre le pénis de son amant auquel il s’accroche des deux mains l’une au-dessus de l’autre. Cíaran mène une chevauchée irrégulière manifestement porteuse d’un vif plaisir exponentiel. Ils vont et viennent au rythme des partenaires sur l’écran. Tendresse langoureuse de l’après-baise aux sourires amoureux.
Dimanche 21 juin
Thomas se penche pour lui donner un baiser affectueux.
Salut maman chérie! … Où est papa?
En salle d’accouchement m’a-t-on dit quand j’ai téléphoné à l’hopital. Aucune idée quand il rentrera…
À quelle heure suis-je né?
À deux heures du matin… Mais au moins ton père se trouvait avec moi! … Ta naissance a été le moment le plus exaltant de notre vie de couple.
Je le crois aisément… Je nous vois tous les trois contemplant émerveillés la bouille fripée de notre premier-né…
… Tu as toujours été rêveur… J’espère que ton grand rêve se réalisera malgré tous les obstacles…
Ils s’installent, confortablement, au salon
Comment va Cíaran?
… Sévèrement handicapé : avant-bras paralysés comme ses jambes et incapacité de parler intelligiblement. Depuis presque deux semaines maintenant… Côté organisation c’est devenu impeccable… Il présente toutes les humeurs exacerbées possibles. Il s’ennuie de ses vieux amis… C’est du sport émotif disons. Mais je comprends qu’il passe à travers toutes les gammes… J’avoue que c’est dur pour les nerfs.
Ce n’est pas une bonne idée de s’abstenir de réagir. Toi aussi tu devrais pouvoir exprimer tes émotions.
Mais c’est ce que je fais! Cela m’empêche de devenir dingue! Tu devrais voir nos chicanes par ordinateur interposé!
Qui prend la relève quand tu n’es pas là?
Nuala la soeur de Cíaran, un drôle de bout de femme aux lèvres et à la chevelure violet, qui secoue et transforme tout le monde.
Et Lori?
Elle va bien… Elle couve dans son nid selon sa propre expression… J’appréhende le résultat de cette couvaison à vrai dire… J’ai besoin de bouger maman. On pourrait quand même préparer ce qui peut l’être.
C’est déjà fait… Toi aussi tu étais en retard.
Désolé : j’avais des courses à faire obligatoirement… As-tu prévu un dessert?
Oui mais j’y ai renoncé : j’en avais marre!
Et si je le préparais sous ta direction. Il pourra le manger demain…
… D’accord. J’admire ta faculté d’adaptation Thomas.
Bras dessus, bras dessous, ils se rendent à la cuisine.
C’est une recette que j’ai trouvée intéressante mais elle est un peu longue à préparer.
En diagonale Thomas lit la liste des ingrédients et la manière de procéder.
Tout un défi! Mais le résultat devrait être jouissif ! … Est-ce qu’on peut en faire deux?
Je suggère plutot d’en faire de plus petites mais avec un seul apprêt à moins que tu aies prévu une réception pour huit personnes…
Donc tu avais anticipé mon cri de l’estomac.
Michelle ne répond pas mais sourit. Ils travaillent de concert tout en devisant.
Je n’ai pas renouvelé le bail de l’appartement… Accepteriez-vous que je laisse mes affaires en haut, la semaine prochaine? De les apporter chez Cíaran apparaitrait comme vouloir lui tordre le bras pour que nous cohabitions…
Cette maison t’appartient tout autant qu’à nous Thomas!
Je ne vois pas les choses ainsi maman. C’est votre foyer et j’en suis parti, tout comme l’oisillon quitte le nid… Mais je m’aperçois que c’est une question stupide : je serai toujours le bienvenu…
Thomas se concentre sur la préparation.
Comment fait-on pour séparer le blanc du jaune d’oeuf?
En utilisant un séparateur : le blanc s’écoule par les deux orifices, laissant intact le jaune.
Sans outil on pourrait utiliser la paume de la main et écarter légèrement les doigts… comme ça.
Pourvu qu’elles soient propres et que tu aies pensé à sortir deux bols…
Oups… Et pour le cacao?
Je déconseille l’utilisation du four à micro-ondes car l’arôme s’en trouve estompé. J’y préfère le bain-marie, moins agressant.
Qu’est-ce que c’est?
C’est simple : remplis au quart le premier chaudron avec de l’eau, pose le deuxième par dessus et porte à ébullition… Ainsi l’action de la chaleur indirecte fera fondre en douceur le chocolat.
Génial! … Mais faute de l’instrument on pourrait placer une tasse à mesurer à l’intérieur de la casserole.
Le dessous serait soumis à une température supérieure au reste… Deux ustensiles d’inégale grosseur suffiraient à former un bain-marie.
Et pour fondre le beurre?
À feu doux : surveille pour qu’il ne brule pas… … Tasser les miettes de biscuits au chocolat n’implique pas de les tabasser Thomas… Plus doucement encore sinon la croute prendra la consistance de la roche!
Excellent pour y faire de la spéléologie gourmande malgré tout : je prendrai celle-là.
As-tu la patience de poursuivre?
J’apprends la résistance… Mais diable que j’ai faim!
Mais on ne peut pas laisser tout en plan maintenant… Tiens prends une carotte en attendant.
Thomas la ronge en imitant l’idée qu’il se fait d’un lapin. Michelle pouffe de rire.
J’ai mis au monde un clown! Maintenant le boulot de bras mon grand : tu vas remplacer mon batteur brisé. Fouette d’abord les blancs d’oeufs jusqu’à ce qu’ils moussent… Mets-y de l’énergie : tu es censé remplacer un bidule à moteur! … C’est mieux… Incorpore délicatement et lentement chocolat tiédi et crème… Pour réaliser cette opération c’est préférable d’avoir sous la main un marmiton… Et voilà, ne reste plus qu’à verser sur les croutes et déguster!
Non… Tu n’as pas lu la dernière ligne, celle en italique et très petits caractères : réfrigérez durant trois heures…
Merde!
Maman voyons! Quel langage et quel mauvais exemple pour ton fils! Mais notre tarte à la mousse au chocolat n’en sera que meilleure puisque tellement convoitée!
Ta mine allongée dément tes propos galopin!
Michelle tente à nouveau de rejoindre Hugh. En vain.
Aide-moi encore un peu car je décrète que l’on attend plus : il fera réchauffer sa portion au micro-ondes et grillera lui-même sa pièce de viande.
Qu’est-ce qu’on mange?
Côtelettes d’agneau du Québec et gratin dauphinois… Nous en referons ensemble pour te montrer puisque tu vas nécessairement te régaler. Une affaire de rien à réaliser en considérant la complexité de la recette du dessert… … Voilà, ne reste qu’à ajouter la vinaigrette à la salade de laitues fines… … Mais qu’est-ce que tu fais?
Je mélange. Les mains, impeccablement propres par ailleurs, sont beaucoup plus tendres que des instruments métalliques ou en bois et permettent à chaque feuille de s’imprégner au rythme de la caresse de mes doigts. Lori procède toujours ainsi.
Là je suis impressionnée. C’est d’une telle évidence!
… Juste un petit inconvénient : peux-tu ouvrir le robinet?
Mais tu n’as qu’à placer un chiffon à portée : cela n’enlève rien à l’excellence de ta et sa méthode! Viens on va déguster : la table est déjà parée.
Ils mangent, complices. Pas de docteur en vue.
Hier j’ai écouté de nouveau In the purple of your eyes… C’est très intense… En fait cela te cherche très loin et te retourne comme une crêpe puis te laisse choir dans le vide sans parachute. Les mots percutent comme des coups de fouet sur la peau écorchée. En même temps l’oeuvre est d’un esthétisme indéniable. Quant aux illustrations elles constituent l’essence des poèmes… Une première oeuvre achevée disons.
Cela c’est l’évidence; mais qu’est-ce que tu vois au-delà?
L’intensité exacerbée des émotions et sentiments, que ce soit la joie, la peine, l’amour, le désespoir. La vie comme la mort en quelque sorte… Il n’a pu passer de l’autre à toi qu’en mourant, au moins symboliquement.
… Il a raté de peu son suicide. Et il n’a pas recommencé plus tard en raison d’une promesse à celui qui l’a sauvé in extremis…
… Thomas un tel pacte c’est comme soigner un membre cassé par un baiser. C’est gentil comme tout mais cela n’empêche pas le mal de vivre de perdurer voire de s’aggraver. Crois-moi si les raisons de mourir l’avaient emporté sur celles d’exister il aurait récidivé sans hésiter et se serait organisé pour que cela ne soit pas une tentative serment ou pas.
Mais maintenant il m’aime; et il a compris que sa maladie n’empêche pas l’amour de s’épanouir!
… J’espère qu’il considère les choses selon le même point de vue et avec la même constance que toi…
Tu trouves que je simplifie trop donc.
Franchement oui… Avec quelqu’un comme Cíaran, tu devras toujours être vigilant… Sa vie intérieure se joue avec des violoncelles aux cordes tendues à l’extrême et sur une partition aux mélodies discordantes… Ce qu’il laisse transparaitre ressemble à un pâle murmure.
Alors je deviendrai mélomane.
Thomas éclate en sanglots brusquement. Michelle caresse sa tignasse ébouriffée, le serre tout contre elle.
Oh maman c’est tellement difficile d’aimer!
On parle de l’oeuvre d’une vie Thomas. Et tu n’es pas seul. D’autres t’aiment et te soutiennent du mieux qu’ils le peuvent. C’est ainsi que se tisse la toile humaine.
Thomas se reprend rapidement.
Tu m’as donné un électro-choc salutaire et nécessaire… Ne te désole pas : pour mieux aimer, on doit comprendre… L’amour aveugle ne mène jamais bien loin ni ne peut durer bien longtemps… Je vais devoir partir : Nuala va commencer à courir sur place à force de besoin d’air. J’irai probablement rejoindre papa pour diner vendredi à moins d’imprévus de part et d’autre; transmets-le-lui, d’accord?
Bien sûr… Thomas merci. Tu as transformé des moments qui s’annonçaient cauchemardesques en quelque chose de magique. Tu me dis que tu apprends mais moi encore davantage… File avant que je ne devienne sentimentale et larmoyante!
Sur le seuil il l’enserre entre ses bras. Si forte et si fragile.
Je t’aime maman. Bye!
Dans la voiture, oublié sur le siège du passager, le téléphone mobile bourdonne. Thomas se précipite.
Cela fait deux heures que j’essaie de te joindre!
Excuse-moi : j’ai omis étourdiment de prendre mon instrument de communication avec moi. J’arrive très bientôt.
Fais vite je t’en prie!
Tu sembles… effrayée… Qu’est-ce qui se passe Nuala?
Attends… … Il dort maintenant : je peux parler… Thomas je crois que Cíaran est en train d’organiser… sa mort.
Hein?
J’ai décelé plusieurs signes avant-coureurs. Un. Durant la nuit il a rédigé son testament. J’ai juste eu le temps d’apercevoir le titre en grosses lettres gothiques avant qu’il ne sauvegarde son texte et vide l’écran. Deux. Il m’a demandé cet après-midi de rapporter de la pharmacie un grand flacon de Tylenol extra-fort car ses douleurs au visage avaient repris avec une intensité accrue, puis, quand je suis revenue de le laisser à sa portée ouvert sur la table de chevet, ceci sous prétexte de ne pas troubler mon sommeil s’il en avait un besoin immédiat. J’ai plutot laissé quatre comprimés dans un gobelet et placé le tout à sa portée buccale lui précisant que cela éviterait le gaspillage accidentel et qu’avec deux doses d’avance je pourrai renouveler au matin seulement. Il était… furibond et m’a accusée d’ingérence dans sa vie privée. Trois. Tantot j’ai dû réparer les dégats en changeant les draps; j’ai remis en place dans la cuisine le couteau à légumes que j’ai cru égaré auparavant et qui était en fait dissimulé sous son oreiller. Je crois qu’il s’est aperçu de sa disparition et que par conséquent il sait que j’ai compris son projet insensé!
Calme-toi Nuala… Non plutot laisse sortir les émotions au lieu de te laisser ronger par elles.
Mais c’est précisément ce dont il n’est pas capable de faire du moins en profondeur! Je te résume brièvement ce qui est sorti tout épars durant la fin de semaine. Il constate que la situation se prolonge; se sent comme un boulet à tes pieds surtout; s’inquiète de la poursuite de tes relations vitales avec Lori et que tu aimes autant que lui; a l’impression de handicaper ta vie bien que tu affirmes le contraire. Vois-tu le portrait?
Oui. Et je comprends surtout ce qui l’a mené vers cet état d’esprit… J’apprends que toute vérité n’est pas bonne à dire même si elle est recherchée et émane du fond du coeur… Nuala je viens d’arrêter la voiture… Je ne suis pas en état de conduire actuellement… J’arrive dès que mon cerveau pourra se remettre à fonctionner.
… Cela va aller… Moi aussi, je vais tenter de faire baisser la tension.
La chaleur humide accable et Thomas transpire à grosses gouttes. Oppressé il sort de son véhicule et avance de quelques pas. L’enseigne criarde de la librairie Renaud-Bray attire son attention. La grande surface trop vivement éclairée accueille le passant transpirant et hébété. Thomas se promène entre les rayons chargés des livres les plus variés. Mais il tombe en arrêt devant un seul : CIORAN écrit en haut de couverture et en grosses lettres écarlates soulignées en noir d’un trait fin. En dessous et en plus petits caractères on a simplement écrit Oeuvres [Note : Émile Michel Cioran, Oeuvres, Quarto Gallimard, 1995.]. Au centre la photographie ornée de l’auteur, un vieil homme aux rides accusées et tristes, le regard tourmenté. Thomas retourne l’impressionnante brique de plus de mille huit cents pages. Sur les cimes du désespoir, …, Précis de décomposition, Syllogismes de l’amertume, La tentation d’exister, …, De l’inconvénient d’être né n’en sont que quelques titres dans la même veine. Plus bas une citation : « Mon idée, quand j’écris un livre, est d’éveiller quelqu’un, de le fustiger. Étant donné que les livres que j’ai écrits ont surgi de mes malaises, pour ne pas dire de mes souffrances, c’est cela même qu’ils doivent transmettre en quelque sorte au lecteur. Un livre doit tout bouleverser, tout remettre en question. Cioran ». Thomas repose le bouquin sur l’étagère. Il continue son errance mais y revient. Il règle son achat. Il a recouvré son calme et il peut rentrer.
En apercevant Thomas alors que celui-ci s’encadre à la porte de la chambre la figure de Cíaran s’illumine mais d’un seul côté alors qu’elle s’assombrit de l’autre. Interloqué par le phénomène Thomas en reste pantois. Puis tout semble revenir à la normale. Cíaran fronce les sourcils et se tourne vers l’horloge.
… Désolé, je me suis attardé chez mes parents… Je t’ai apporté un cadeau, l’oeuvre d’un penseur. Ce qui m’a attiré d’abord c’est son nom presque homonyme à ton prénom puis sa belle tête tristounette. Quand tu seras vieux je crois que tu lui ressembleras… Regarde les titres de la page de garde puis la citation… Je ne suis pas certain que tu puisses y trouver un intérêt mais le tout semble constituer une profonde réflexion sur l’existence… Enfin c’est un coup de coeur c’est-à-dire totalement irrationnel. J’ai eu envie de l’acheter et de te l’offrir… Je vais voir Nuala avant qu’elle ne parte.
Il la rejoint dans la cuisine. Elle pleure silencieusement.
Thomas je ne sais pas l’aimer assez! Peut-être qu’on doit demander de l’aide?
Thomas la prend dans ses bras.
Tu le connais aussi bien que moi même si c’est peu.
Il va refuser. Ou plutot va faire semblant d’accepter juste pour avoir la paix et rassurer le peuple. Pour agir ensuite comme il l’entend.
Nuala, je ne sais pas vraiment quoi faire ou même si c’est possible de faire quoi que ce soit. Je vais tenter l’impossible sans savoir comment… Peut-être que les prières de ta mère vont aider un peu…
…. Je file… Je dois récupérer mes sens. Pour pouvoir trouver les clefs.
Les clefs oui… Les clefs de sa boite cranienne…
Nuala partie Thomas s’empresse auprès de Cíaran. Celui-ci la figure fermée réclame de l’aide pour ses besoins naturels. Sans mot dire Thomas obéit puis le lave, masse ses extrémités et guide ses exercices. Ceux-ci accomplis, Cíaran lui tourne le dos et s’apprête à dormir. Thomas se love derrière lui.
Je voudrais qu’on en discute… S’il te plait mon amour… Cíaran…
Du coude Cíaran lui désigne la porte. L’air d’un chien battu Thomas obtempère. Il se retourne plusieurs fois. Cíaran fixe obstinément le mur vide devant lui. Allongé sur le canapé, transpirant en raison de la chaleur moite ambiante Thomas contemple le plafond. Pendant un bout de temps il entend le cliquetis des touches du clavier frappées rageusement. Thomas passe une nuit noire.
Lundi 22 juin
Vers huit heures Thomas s’autorise à satisfaire sa curiosité. Apparemment Cíaran dort. « ETRE DÉPRIMÉ = MON DROIT LE PLUS STRICT. VIOL DE MA VIE PRIVÉE = INGÉRENCE INQUALIFIABLE. LIBRE ARBITRE = TOUT CE QUI ME RESTE. JE VEUX LA PAIX. ET TOI ET MOI C EST FINI. » Thomas écrit à la suite mais les mots s’alignent difficilement et il recommence plusieurs fois. « Tu as le droit d’être déprimé. L’ingérence dans ta vie privée est motivée par notre souci de toi. Le mal de vivre qui t’habite, comment ne pas le comprendre? Je voudrais tant que mon amour pour toi soit porteur de ton essor! Je ne suis pas ton garde-chiourme. Si tu n’étais pas invalide tu pourrais faire ce que bon te semble. Je mets donc à ta portée ce qui te permettra d’exercer ton libre arbitre. Je te laisse la paix durant deux heures. Le cas échéant nous discuterons de notre rupture. » Ses larmes coulent abondamment. Avant de partir, sommairement vêtu et pas lavé, il place, à portée de la bouche de son ami le flacon ouvert de Tylenol ainsi qu’un couteau bien effilé mais pas celui utilisé pour trancher les légumes.
Thomas dépose d’abord son fardeau. Pâle comme un cadavre il s’encadre au chambranle de la porte de leur chambre. Les instruments de mort jonchent le plancher.
C’est délibéré?
Cíaran acquiesce tout en évitant son regard. Il désigne du menton la salle de bain. De retour au point de départ Thomas lui tend le batonnet et se place derrière lui.
Maintenant, discutons. Pourquoi veux-tu m’amputer de toi?
PCQ JE T AIME.
Habituellement on souhaite le bonheur à ceux qu’on aime…
MON CERCLE INFERNAL TE DÉTRUIT.
Possible. Mais n’est-ce pas à moi d’en juger?
PAS SI CELA RAVAGE VIE AUTRUI.
Cíaran si je t’avais caché ce fait nous n’en serions pas là aujourd’hui. Tu me fais payer le prix de ma franchise!
SANS SINCÉRITÉ LA RELATION EXISTE PAS.
Sans Lori ou sans toi c’est du pareil au même.
NON. AVEC ELLE TU PEUX FONDER FAMILLE. AVEC MOI C EST ALIÉNATION STÉRILE DE TA VIE.
Sans toi, je quitterai Lori, Cíaran. Elle a besoin d’un homme à part entière et je n’en serai plus un. Sans elle, je vais te demander de m’accepter, même si je suis handicapé.
JE NE COMPRENDS PLUS RIEN.
Thomas éclate en sanglots déchirants. Il crie entre deux hoquets le désespoir dans la voix.
J’ai besoin de toi pour vivre, Cíaran, bien plus que toi de moi! Ne me rejette pas!
Désarçonné Cíaran lâche le bâtonnet et se retourne vers son ami. Thomas est secoué de soubresauts. Ses pleurs irrépressibles déchirent le silence. Cíaran déplace son bras sur la hanche. Du coude il le caresse maladroitement. Sa bouche cherche l’autre et la trouve. Cela prend longtemps avant que Thomas s’apaise. Il s’endort finalement recroquevillé tout contre son amour.
Thomas réveille Cíaran d’un baiser dans le cou.
On sue de tous les pores : une douche?
Cíaran donne son accord avec un net enthousiasme. Il se soumet ensuite avec un peu moins d’allant aux exercices de rigueur.
Je nous ai fait un cadeau veux-tu voir? … Un climatiseur mobile : je n’en peux plus! Avec cette humidité prégnante je n’arrive pas à être vraiment fonctionnel! … Enfin si tu l’acceptes je l’installe immédiatement…
Thomas s’occupe à remplir les bidons puis de le mettre en marche.
Un dessert pour le déjeuner confectionné par l’apprenti sous la direction de la Chef Michelle?
À même l’assiette ils bouffent l’entièreté de la très riche tarte à la mousse au chocolat à la cuillère et à l’aide d’un couteau utilisé comme un pic pour la croute un peu dure. Ils arrosent d’un verre de lait pour Cíaran et du reste du carton de deux litres pris à la régalade pour Thomas. Ils ont à peine terminé que Cíaran se tourne vers la porte d’entrée. Thomas jubile.
Enfin! Toute une semaine de délai!
Thomas se précipite. Il échange quelques mots avec le livreur puis referme. Il pousse la chaise roulante vers l’objet volumineux qui vient d’être livré.
J’ai dû faire modifier le dispositif de commande. Tu peux l’orienter avec ta bouche! Et tu vas pouvoir te déplacer partout sans aide aucune! Veux-tu une démonstration?
Thomas s’assoit sur le siège du véhicule motorisé. La commande buccale se révèle très sensible et il heurte les meubles à sa portée.
Ouais… Un essai au parc?
Cíaran acquiesce puis considère la poche droite puis la gauche, Thomas étant ambidextre.
D’accord c’est dispendieux. Et alors? … Le climatiseur aussi je l’admets. J’ai les moyens de nous les offrir; pourquoi ne pas en profiter? … Viens on va s’habiller.
Thomas porte Cíaran jusqu’au centre du lit, le dévêt puis fourrage dans les tiroirs d’où il en tire camisole et bermuda, propres. Il se dénude également puis se penche sur sa valise posée à même le sol pour en retirer de similaires effets. En se retournant il se rend compte de l’effet produit. Cíaran se laisse aller sur le dos. Thomas contemple le membre en érection lequel semble être animé d’une vie propre. Il laisse tomber ce qu’il tenait toujours. Son organe masculin devient engorgé par le désir charnel. Un cri étranglé s’échappe de sa bouche. De la salive remplace le lubrifiant introuvable. Violente d’abord la chevauchée s’adoucit. Cíaran se redresse, appuyé sur ses coudes.
… Oh, mon amour! Tu caresses mon pénis de tes mains invisibles! … Je t’appartiens Cíaran!
Les essais au parc s’avèrent concluants. En fait ils s’amusent comme des chiots se poursuivant l’un l’autre, grisés de vie, laissant dans leur sillage la morbidité. Ils s’étendent dans l’herbe. Thomas l’enserre à l’étouffer.
Le bonheur porte ton nom Cíaran Milne.
Il cherche le regard de l’autre. Il y trouve écho. Toute la journée se colore du prisme de l’amour retrouvé.
À la nuit tombée avant de s’endormir Cíaran tape la question qui le tarabustait sans doute depuis un bon moment.
ET SI J AVAIS CHOISI DE NE PLUS VIVRE?
Thomas prend un air mi-figue mi-raisin.
Tu n’auras pas de réponse mon amour. De toutes les façons, tu ne l’aurais jamais su.
Mercredi 24 juin
À la fin de l’après-midi Cíaran lit Cioran confortablement calé sur le canapé. Il tourne les pages à l’aide de son batonnet tout usage. Thomas s’accorde un répit des corvées ménagères et le met à profit pour téléphoner à Lori.
Que faisais-tu?
Je sue! Comment peut-on « faire » quoi que ce soit par une journée pareille! Et hier, c’était la même chose! Et le malheur c’est que je ne travaille pas au Café justement de ces deux jours! J’imagine que tu dois te trouver en même ou pire état toi qui endures la chaleur encore moins que moi!
En ce qui me concerne j’ai presque fini le nettoyage complet de l’appartement : monsieur Net c’est moi… La climatisation seule permet de telles performances.
Satané gosse de riche!
Attends un instant… … Malgré ton indéniable insulte envers ma famille je condescends à te faire partager notre bonne fortune : viens passer la soirée avec nous. Le maitre de céans a donné son aval enthousiaste à mon idée de génie.
… C’est tentant… La femme du peuple va rappliquer dans une heure chez les aristos… Mais avec des falafels pour l’entrée. Ca ira?
Mais elle a raccroché avant de recevoir la réponse. Thomas termine le ménage et s’active aux préparatifs du reste du souper. Il effectue un arrêt perplexe devant le congélateur ouvert. Il rappelle Lori.
On n’a rien de végétarien ici hormis la laitue et quelques crudités.
Prépare-moi une salade un peu plus volumineuse avec ce dont tu disposes c’est tout. Avec quelques oeufs à la coque cela devrait aller. Puis-je poursuivre ma baignade en paix?
Ah, ton corps de déesse caressé intimement par l’onde odorante! Ah, Lori sortant du bain ruisselante des perles qui répugnent à abandonner sa peau ambrée…
Une douche glacée calmerait ta libido lyrique.
Éteignoir! Mais celle-là supporte très bien la climatisation. À tantot.
Thomas court acheter des oeufs au dépanneur, complète avec du lait, du fromage et une bouteille de vin blanc. Quand Lori arrive ruisselante d’un périple en métro surchauffé et d’une marche d’un quart d’heure sous un soleil de plomb tout est prêt. Elle s’enferme dans la salle de bain pour se rafraichir. Curieux Thomas examine le contenu du sac de papier qu’elle lui a tendu sans mot dire. Quand elle en ressort un quart d’heure plus tard Lori s’exclame.
Oh, appareil béni des dieux! Quelle fraicheur divine! Je vais vouer un culte à la climatisation!
Elle embrasse Cíaran sur les joues affectueusement. Ils s’attablent.
Qu’est-ce que c’est?
Des falafels : c’est à base de burghul, du blé concassé.
Y a-t-il aussi du tofu qui rend fou dedans?
Aucune trace rassure-toi!
Elle entoure la boulette d’un pain pita miniature et le tend vers sa bouche. Thomas goute du bout des dents.
Toi aussi Cíaran.
Plus confiant il mord à belles dents. Il prend un air extatique. Thomas quant à lui avale péniblement.
Désolée Lori ça ne passe pas.
Tant pis Cíaran et moi allons nous régaler sans toi!
Ce qu’ils font. À la dernière bouchée Cíaran mordille le bout des doigts de Lori. La lueur pétillante dans ses yeux.
Tu oses me taquiner! … De toi je l’accepte.
Hé! Ce n’est pas juste!
Privilège de déesse. Y trouverais-tu à redire toi qui oses dédaigner la nourriture créée par les mains divines?
Je m’aplatis et deviens un humble ver de terre…
Ils éclatent de rire Cíaran aussi visiblement amusé par l’échange. Thomas apporte la suite du repas et assure un service impeccable.
Cette vinaigrette est fameuse!
Mes leçons de cuisine commencent à porter fruit. Youpi!
Thomas fait manger Cíaran tout en se remplissant la panse de pâté chinois à la mode irlandaise, de l’agneau en cubes plutôt que du boeuf haché et des haricots à la place du maïs. Ils terminent par les fromages conversant à batons rompus, le portatif à portée de Cíaran.
Encore un peu de vin?
Essaierais-tu de me griser?
Puisque tu m’y fais penser… Cela te rend plutot complaisante habituellement…
Elle accepte un doigt supplémentaire.
Toi aussi Cíaran?
Il secoue la tête.
RETOUR AU CANAPÉ. CHAPERON SERA TROP ABSORBÉ PAR SA LECTURE POUR PORTER ATTENTION A CE QUI SE PASSERA DANS LA CHAMBRE.
Lori s’exclame embarrassée. Thomas sourit. Ses yeux disent « merci ».
Cíaran s’éloigne vers la salle de bain avec Thomas à sa remorque. Pendant ce temps Lori débarrasse la table. Elle explore visuellement l’univers adapté de son hote. Elle hésite à l’entrée de la chambre. Elle parcourt du regard les témoignages de leur évidente intimité. L’ordre spartiate la fait sourire : le cycle monsieur Net de Thomas. Celui-ci la rejoint alors qu’elle examine les titres des films pornographiques empilés bien droits à côté du magnétoscope.
Voudrais-tu en visionner un en particulier?
Je me sens très gênée Thomas.
Ça fait longtemps! J’ai envie de toi.
Quelques jours seulement! … Moi aussi… Celui-là?
Étonné, la bouche de Thomas forme un O. Lori abaisse les paupières. Thomas l’enlace.
Cela t’excite qu’il sache ce qui se passe entre nous et tout à côté n’est-ce pas?
Lori tend ses lèvres sans répondre. Leur étreinte passionnée se prolonge. Puis Lori s’écarte de Thomas.
Ferme la porte.
Mais nous ne bénéficierons plus de la climatisation…
Sans insister, elle se dévêt et lui aussi.
Je veux voir le film avant… Mais coupe le son au moins.
Thomas regarde Lori, absorbée par les ébats orchestrés attentif à ses expressions de figure. Quand elle porte la main à sa vulve il la devance. Ses touchers habiles ont tôt fait de la faire gémir de plaisir.
Pénètre-moi avec tes doigts… Par l’anus aussi.
Elle crie sa jouissance alors que l’image est remplacée par un écran gris.
Tourne-toi, cul haut placé.
Il pénètre sa féminité et fourrage dans l’autre orifice avec l’index et le majeur enduits de lubrifiant retrouvé sous le lit dans l’après-midi.
Ça m’excite qu’il sache que je te fais l’amour… Ah… Lori!
Oui! Thomas!
Thomas retombe sur le côté. Lori pose la tête sur la poitrine de son amant.
Je t’aime! Je ne peux pas te quitter!
Les larmes tombent à l’endroit du coeur.
De t’aimer me terrifie mais tout mon être tend vers toi! Rien ne compte plus que l’amour! J’éprouve le besoin vital de te le donner : autrement ce serait comme mourir!
Lori…
Elle pose le doigt sur ses lèvres.
De retour de la salle de bain Lori enfile sa robe légère.
Je vais discuter avec Cíaran un moment.
… J’en profite pour me doucher.
Lori rejoint Cíaran au salon.
Acceptes-tu d’être dérangé?
Il sourit et recule la partie médiane de son corps étendu à demi afin de lui faire une place.
Qu’est-ce que tu lis?
Il referme le livre à l’aide de son batonnet pour lui faire voir le titre. Il écrit.
UN PENSEUR TRISTE. CADEAU THOMAS.
Lori consulte le verso du volume.
Pas très joyeux en effet!
CORRESPOND A MES HUMEURS MORBIDES. MAIS CA ME FAIT RÉFLÉCHIR AUSSI. P 34, PH 1; P 59, 10 L AVANT FIN, 3 PH.
« Si les maladies ont une mission philosophique, ce ne peut être que de montrer combien fragile est le rêve d’une vie accomplie. »… « Tout ce qui est profond jaillit de la maladie; tout ce qui n’en procède pas n’a de valeur qu’esthétique et formelle. Être malade, c’est vivre, qu’on le veuille ou non, sur des cimes. Celles-ci cependant ne désignent pas uniquement des hauteurs, mais aussi des gouffres et des profondeurs. »… Cíaran?
P 51, DERNIER PA, 3 PH; P 56, 16 L AVANT FIN, 3 PH.
« En ce moment, je ne crois en rien du tout et je n’ai nul espoir. Tout ce qui fait le charme de la vie me paraît vide de sens. Je n’ai ni le sentiment du passé ni celui de l’avenir; le présent ne me semble que poison. »… « Pourquoi je ne me suicide pas? Parce que la mort me dégoûte autant que la vie. Je n’ai pas la moindre idée de ma raison d’être ici-bas. »…
THOMAS A PASSÉ SALE QUART D HEURE. P 41, 4 L A LA FIN ET P 42, 2 L.
« Bien plus, si je devais choisir entre l’existence du monde et la mienne propre, j’éliminerais volontiers la première avec toutes ses lumières et ses lois pour planer tout seul dans le néant. Bien que la vie me soit un supplice, je ne puis y renoncer, car je ne crois pas à l’absolu des valeurs au nom desquelles je me sacrifierais. »…
THOMAS A DIT. TIENS UN EGO PLUS ENORME QUE LE TIEN, UNE RARETÉ.
Lori sourit.
JE NE SUIS PAS FACILE A VIVRE LORI.
Je m’en doute.
UNE DERNIERE. P 60, FIN L 10, 6 L.
« Les femmes déconcertent : plus on pense à elles, moins on les comprend. Processus analogue à celui qui vous réduit au silence à mesure que vous réfléchissez sur l’essence ultime du monde. Mais tandis que vous restez, en ce cas, abasourdi devant un infini indéchiffrable, le vide de la femme vous apparait comme un mystère. »…
Lori lève les yeux sourcils froncés. Cíaran la considère goguenard.
Essaierais-tu de me dire qu’en plus tu serais un brin misogyne?
Il hausse les épaules, maintient un demi-sourire.
Enfin on travaillera là-dessus, aussi… Si tu m’acceptes dans votre intimité.
Les olivines interrogent intensément l’outremer. Elle pose une main légère à l’endroit du coeur. Elle murmure.
Pour Thomas.
Le sourire répond mais il se mue presque aussitôt en grimace de douleur.
Thomas viens vite!
Celui-ci humide de sa longue douche et flambant nu prend la place de Lori.
À la figure?
Cíaran rejette la tête vers l’arrière.
Non regarde-moi mon amour.
Thomas cerne la face torturée de ses larges mains. La douleur semble sortir de Cíaran pour atteindre Thomas puis s’évanouir.
… Cela fait longtemps aussi que tu n’as pas changé de position. Bouge un peu pour voir…
Cíaran grimace.
Remue doucement les membres… Rituel du soir? … Excuse-nous Lori…
Thomas le soulève comme s’il avait été un poids plume. Comme d’habitude il laisse ouverte la porte de la salle de bain. Un monologue ponctué de silences peuplés des bruits les plus divers parvient aux oreilles de Lori.
Ça va? … Laisse travailler le dentiste! … Voilà! … … Cíaran… Je t’aime… Moi aussi je te trouve magnifique… D’accord je patiente… J’ai l’air martyr? Mais non je suis saint Thomas réincarné … Recto maintenant… Ma mère disait toujours : « Voilà tu es propre comme un sou neuf » quand j’émergeais de l’onde tout frais rosé. Puis elle m’étrillait comme un poulain… Devenu étalon depuis… Qu’est-ce que j’oublie? … Oh! Tout un programme J’en piaffe d’impatience!
Thomas se déplace vers la chambre et dépose Cíaran au centre du lit. Celui-ci fait la moue.
Je regrette tu ne peux pas y couper … Collabore davantage : cela ira plus vite!
Encore plus si tu me permets d’aider Thomas.
Cíaran acquiesce le sourire aux lèvres.
Thomas préserve sa pudeur…
Celui-ci couvre pudiquement les parties incriminées. Cíaran sourit les yeux à demi fermés.
… Enfin la mienne…
Thomas explique à Lori quoi faire afin que le tonus musculaire des extrémités paralysées soit préservé. En fait Cíaran seul agit et ils ne sont là que pour guider et servir de soutien.
Maintenant, tourne-toi… La partie que tu aimes…
Puis-je rester Cíaran?
Il acquiesce d’un signe de tête. Lori s’allonge de flanc, la tête appuyée au coude de son bras replié, ses yeux à hauteur de ceux de Cíaran. Mais elle est bientôt captivée par les mains de Thomas, massant avec une tendresse imprégnée de sensualité la musculature dorsale de son ami. Pour mieux voir elle se redresse à demi sur son coude. Ses lèvres s’entrouvrent légèrement. Cíaran observe la figure de Lori.
Renverse-toi.
Thomas l’aide à se retourner. Il envoie promener au loin le protège-vertu devenu inutile. Cíaran accroche le regard de Lori puis il parcourt des yeux son corps. Lori retire sa robe et se couche sur le ventre. Thomas gémit. Il accole son membre en érection à celui de son amant, en même état. Lori se rapproche à les toucher. Elle s’approprie la bouche de Cíaran et la fourre de sa langue. Thomas s’empare du premier sein accessible et l’empaume. Essoufflée Lori met fin à sa prise de possession buccale. Elle conserve les yeux à demi baissés. Cíaran entrouvre les lèvres et remue l’extrémité de sa langue entre elles. Le souffle court Lori se place sur le côté son postérieur à hauteur de bouche gourmande. Thomas lui fait lever la jambe afin d’atteindre sa vulve. Il se gorge des sèves féminines. Les cris de Lori cessent abruptement. Thomas se concentre sur le clitoris et Cíaran la fouille au méat. Sa jouissance assourdit. Thomas se décolle de Cíaran, repêche le tube alors que Lori se déplace sur le côté. Le pénis de Cíaran glisse dans l’orifice anal et s’immobilise en attente. Lori se déplie tout doucement pour ne pas perdre le contact. Le sexe de Thomas s’enfonce à l’intérieur de son accueillante féminité. Thomas enlace ses partenaires. Lori s’ouvre aux assauts virils de ses deux mâles bientôt en rut. Deux forces de la nature qui consomment sa chair femelle et s’unissent à travers elle. Elle émet un long cri profond. Ses hommes font écho de leur explosion séminale.
Lori, Cíaran, je vous aime!
Durant la nuit, Thomas les éveille en se déplaçant entre eux. Il enchasse son membre à l’intérieur d’elle. Cíaran s’incruste au-dedans de lui. Ils copulent très lentement, atteignent les cimes ensemble. Longtemps après Thomas chuchote.
Je me sens complet maintenant.
Vendredi 26 juin
Au milieu du salon de son appartement, Thomas emballe sans conviction ses derniers effets. Il fixe la porte de la cuisine. Il soliloque à voix haute.
Misère! Encore tout ça! Une gamelle, trois ustensiles et une tasse suffiraient pourtant!
Le téléphone mobile sort de son état silencieux.
C’est Melissa,Thomas.
Salut! Content de t’entendre.
As-tu des projets pour ce soir?
J’ai très envie de vous retrouver mais je ne peux pas : je dois déménager.
Ah… On dirait que tu as frappé un os.
Un énorme! J’ai essayé de trouver des déménageurs!
Nous sommes à quelques jours du premier juillet…
C’est ce qu’on m’a répondu partout! J’ai tenté de louer une fourgonnette. Après tout un avant-midi d’appel j’ai réussi, miraculeusement à en trouver une. Je l’ai réservée à prix d’or.
Alors ton problème est réglé.
Non! Je ne sais pas conduire cette sorte d’engin! … Ce n’est pas drôle!
Mais oui, ça l’est ou va le devenir surtout que les amis vont venir à la rescousse
Olivier peut dompter ce genre de taureau?
Macho! C’est moi! Mon homme te servira de gros bras!
Mais vous avez travaillé. Et puis Ludo…
Chez la belle-mère jusqu’à samedi… Enfin ça économise les gages de la gardienne…
Tu n’as pas l’air de l’apprécier particulièrement.
Nous n’avons pas vraiment d’atomes crochus… On serait là à dix-huit heures environ mais où au juste?
Thomas fournit les coordonnées. Un regain d’énergie permet à Thomas de terminer l’emballage en un temps record. Suant il décide de se rafraichir sous la douche, oubliant de déballer au moins une serviette. Il se secoue pour s’essorer. Étendu sur le futon dégarni et ouvert il expose au ventilateur tour à tour verso et recto. Bercé par le ronronnement il s’endort,sur le côté une jambe repliée.
Les coups frappés à la porte d’entrée ne le réveillent pas. Au bout de cinq minutes elle s’entrebaille. Melissa s’allonge face au bel endormi et Olivier côté pile. Thomas ouvre les yeux.
Oh! Toutes mes excuses!
Il effleure la joue de Melissa et sourit. Olivier caresse les fesses rondelettes, se colle au long du corps de Thomas, promène ses doigts sur la hanche et la cuisse, couvre son cou et ses épaules de baisers. Thomas accapare la bouche de Melissa laquelle se serre étroitement contre lui. Thomas insinue une main sous le chandail et empaume le sein à sa portée immédiate. Il pétrit et suce la mamelle découverte hativement. Il s’acharne sans succès sur la ceinture. Melissa se défait prestement de tout. La paume de Thomas se niche aussitôt sur la vulve. Il se retourne sur le dos. Les lèvres d’Olivier attendent les siennes. Entre deux baisers Olivier se dépouille de ses vêtements. Thomas empoigne son sexe dressé. L’autre agit à l’instar. Secouée par un orgasme violent Melissa crie longuement.
Thomas! … Fourre-moi maintenant!
Olivier repêche dans sa poche deux condoms et les met en place. Thomas s’ancre à l’intérieur de la féminité réceptive. Olivier pénètre au dedans de son amant. Il râle de désir, de plaisir. Ils assouvissent passionnément leur envie charnelle.
Ils se reposent nonchalamment.
La réservation tient jusqu’à quelle heure ?
Dix-neuf heures.
Alors on ferait mieux de se hâter : il ne reste que vingt minutes.
Ils s’habillent à la vitesse de l’éclair. Réussissent de justesse à s’emparer de la rareté aprement disputée par un client potentiel furieux. De retour à l’appartement Melissa stationne le véhicule devant l’entrée.
D’accord Hercules. Moi, je ne suis que le chauffeur. Et ma convention collective dit : pas de transport d’objets… N’oubliez pas qu’on doit réaliser ce déménagement en moins de deux heures…
Elle s’installe confortablement et ferme les yeux.
Mais elle se venge!
Hélas pauvres mâles que nous sommes : pire que des forçats!
Rieurs ils remontent prêts à s’attaquer à l’ouvrage en « vrais hommes ».
Ils prennent une pause au milieu, essoufflés. S’abreuvent à même le robinet. De voir Olivier ainsi penché allume une flamme dans l’oeil de Thomas. Il a tôt fait de dénuder le postérieur qu’il pétrit.
Je veux t’enculer tout de suite.
Olivier consent. Thomas dégage son membre gorgé. Il utilise sa salive comme lubrifiant. Olivier hurle sa douleur.
Masturbe-toi… Ouvre-toi, donne-moi ton cul!
Olivier obéit. Il se met à geindre, puis à gémir de plaisir. Bientôt Thomas se déchaine sur lui et le fouille sans ménagement. Olivier accueille mais pleure sans retenue. L’éjaculation de Thomas précède de peu la sienne.
Pardonne-moi… J’ai perdu la maitrise… Je suis tellement désolé!
Olivier se retourne et se resserre contre Thomas. Il place un doigt sur les lèvres de son amant.
… Ce n’est pas juste mon corps qui t’appartient…
Je t’aime, aussi…
Tout comme tu aimes Melissa.
Oui. Acceptes-tu ces limites?
Ce n’en sont pas vraiment.
Thomas l’embrasse avec une passion égale à la sienne. Le klaxon tonitruant les ramène à l’ordre.
Ce que femme exige…
Une demi-heure plus tard ils referment les portières arrières. Ils dégoulinent de sueur.
Vous puez, les mecs !
Hé! Elle ne lève pas le petit doigt et elle ose dire ensuite que nous heurtons ses narines sensibles!
Comprends-tu enfin le triste sort qui est le mien?
Oh oui, je compatis. L’exploitation de l’homme par la femme.
Tout à fait… Je dois être un peu masochiste…
L’adresse.
Hein?
Où est-ce qu’on apporte le chargement?
Chez mes parents.
Thomas fournit ensuite des indications et des explications plus complètes.
Comme Cíaran n’a pas encore accepté de m’épouser alors je ne veux pas lui forcer la main. Je vais entreposer le tout à la maison familiale.
La situation?
Stationnaire pour l’état physiologique, inattendue pour le reste! Lori partage notre intimité dorénavant. J’en suis tellement heureux que ça déborde!
Et entre eux?
Ils s’étudient. Cíaran met constamment Lori au défi. Elle adore. Elle a la manière douce pour le contrer. Je crois qu’ils s’estiment beaucoup. Elle navigue entre nous et Nuala, dont elle est amoureuse. Je me sens tellement complet maintenant!
Melissa se gare et arrête le véhicule.
J’ai passé de sales moments quand j’ai saisi qu’Olivier est non seulement amoureux de toi mais aussi et fondamentalement homosexuel.
Et c’est aussi la raison pour laquelle vous ne m’avez pas contacté depuis presque deux semaines ne serait-ce que pour dire : « Allô on existe toujours bye ».
Temps qu’il m’a fallu pour comprendre que ce n’était pas vraiment important. Que ce que nous batissons autour de Ludovic l’était incommensurablement plus. Et que l’amour soit là toujours même s’il passe à travers toi.
Melissa pleure. Les deux hommes l’entourent.
C’est ça qui compte. Vous m’aimez chacun à votre manière. Je le ressens fort. Il n’existe pas de frontière au fond entre l’amour et l’amitié. Et je dis oui à ce que vous me faites vivre même si c’est difficile.
Melissa reprend la route. Thomas encercle son épaule.
Je t’aime Melissa.
Moi aussi Thomas. Tout comme j’aime Olivier…
À destination Melissa s’étonne.
Est-ce que c’est là?
Thomas confirme.
Pas précisément une étable!
C’en aurait été une que j’aurais été aussi heureux!
Tes parents sont là?
Ils sortaient ce soir… Euh… J’ai juste un petit inconvénient…
Dis toujours.
On doit monter le tout jusqu’au troisième…
On oblige la dame à travailler!
Plutot deux fois qu’une! À bas le syndicalisme féministe!
Hé! Vous n’allez pas me faire ça, les gars!
Leurs regards, déterminés.
Bon… Les cartons les plus légers seulement… Je ne suis qu’une faible femme après tout…
Ils consentent du bout des lèvres.
Une heure plus tard, tout est monté. En sueurs malgré la climatisation.
Comment vous remercier?
En commandant une gigantesque pizza : je meurs de faim!
Et moi aussi. Avec saucisson italien en supplément, pas de champignons, ni de poivrons. Et au moins quatre litres de Pepsi.
Tu aurais le temps de rapporter la fourgonnette Olivier…
Soit! je me sacrifie!
Thomas et Melissa l’attendent joints étroitement sur un des futons. Il revient en même temps que l’odoriférante collation. Ils dévorent, utilisant leurs doigts, s’abreuvent à la régalade. Thomas propose une douche, proposition acceptée à l’unanimité. Thomas repêche ce qu’il faut dans le carton marqué « accessoires de toilette » puis du lubrifiant dans celle étiquetée « chambre à coucher »; il dépose le tube à portée à côté du lit.
On est morts Thomas.
Alors nous irons au septième ciel Melissa et nous t’y porterons.
Je ne me sens pas particulièrement vigoureux… et j’ai le cul douloureux.
Un aveu! Que lui as-tu fait Thomas alors que la chatte ne surveillait pas?
Devine!
Ils se récurent mutuellement. Leur jeu se transforme graduellement en attouchements amoureux. À peine asséchés ils s’étalent. Ils ont envie de tendresse davantage que de sexe. Plus tard Melissa consulte sa montre.
Allez les mecs on se rhabille!
Pourquoi es-tu si raisonnable Melissa? On est si bien!
Mais pas chez nous.
Pourrais-tu conduire Melissa le temps que je récupère un peu?
Resteras-tu?
Vaut mieux pas. Lori est seule avec Cíaran depuis ce matin. C’est temps que je prenne la relève surtout que Nuala l’attend chez elle. La semaine prochaine si tout va bien?
Dimanche 28 juin
Une voix dans les ténèbres, lente et éraillée.
Thomas! Thomas!
L’interpellé se redresse carré. Cíaran dort profondément à entendre son souffle régulier un peu sifflant. Haussant les épaules et croyant sans doute à un rêve, il se recouche et tente de se rendormir.
Oh Thomas, je t’aime! Oh oui! … C’est tellement bon!
Thomas éclaire un peu. Le pénis de Cíaran forme un angle droit avec le reste de son corps.
Cíaran.
La paix!
Thomas se saisit du membre érigé et le masturbe fermement. Cíaran ondule du bassin. Thomas met sa bouche à contribution.
Oh oui … C’est tellement bon! … Plus vite! … Ah!
Thomas cesse son va-et-vient. Il recueille le sperme jusqu’à la dernière goutte qu’il lèche. Il remonte à la rencontre des yeux, caresse du doigt la lèvre inférieure.
Je t’aime Thomas.
C’est merveilleux de t’entendre à nouveau mon amour.
Ça sort comme le son d’un vieux trente-trois tours!
Aucune espèce d’importance! Communiquer par ordi interposé ce n’était quand même pas l’idéal!
J’avais des crampes aux maxillaires à force de piocher sur le clavier les dents serrées! … Hors propos, pourquoi m’as-tu réveillé même si c’était d’agréable manière?
Tu as parlé dans ton sommeil.
Qu’est-ce que je disais?
La même chose que lorsque tu te pamais sous mes manoeuvres celles-là initiées par l’appel irrésistible de ton organe masculin droit comme un I.
Ah… J’ai sommeil…
Moi aussi, tourne-toi, j’ai envie de me lover tout contre ton dos et tes belles fesses.
Ils se rendorment, paisibles.
Lors des exercices matinaux et quotidiens Cíaran s’énerve.
Je n’en peux plus! Ces fourmillements me rendent fou! … Ce sont les avant-bras pas les jambes… Je pourrai probablement m’en resservir graduellement… Mais pour le moment pitié : fais quelque chose!
… On pourrait essayer comme avec la douleur…
Effectivement cela fonctionne sauf que Thomas passe une demi-heure à se faire violence pour éviter de se gratter.