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Le lac du revenant (Spirit Lake)

Louise Gauthier

Chapitre 1 : La liberté au détour

1891 Quelque part en Galicie

La clef tourne sèchement dans la serrure, définitive. Le prisonnier tressaille de toutes ses fibres exacerbées. L’homme ferme les yeux à l’improbable réalité de la cellule, et statufie pendant un long moment. Haut de stature, ses hardes informes, un pantalon de bure trop court ainsi qu’une tunique confectionnée dans la même étoffe grossière aux amples manches écourtées, ne dissimulent aucunement son imposante carrure d’athlète. Il émane de lui une force physique indéniable en contraste saisissant avec ses traits marqués par la douceur d’un visage à peine issu de l’adolescence. Un léger duvet recouvre timidement sa machoire carrée, serrée pour l’heure, encadrant des lèvres découpées et pleines d’un rosé tendre et soulignant les pommettes saillantes typiquement slaves. Son nez altier, se pince aux narines en inhalant les remugles qui stagnent. Il relève ses paupières légèrement tombantes ourlées de cils jais élancés. Ses sourcils fournis s’arquent, accentuant les ridules sillonnant son haut front, et il se met à examiner avec curiosité son nouvel environnement.

Ses vives prunelles d’une nuance d’un précieux béryl aigue-marine, balaient sur trois côtés la pièce fort exiguë, assombrie par le jour amorçant son inéluctable déclinaison. À gauche d’à peine quelques pas, s’étire un lit à l’étroitesse simplement parée d’un drap blanchatre déchiré à maints endroits et d’une propreté douteuse ainsi que d’une couverture délavée négligemment repliée, semblable à celles utilisées pour envelopper les chevaux en nage. Au centre du lieu, nue hormis le cadavre d’une blatte, une petite table portant les stigmates d’une existence prolongée se trouve rivée au sol, tout comme le sont les sièges carrés sans dossier. À droite et à même distance réduite s’élève l’écrasante muraille. Rien d’autre. Il lève la tête. En face de lui à environ deux mètres de hauteur, une lucarne garnie de solides barreaux de fer resserrés laisse pénétrer des parcelles de clarté terne et un fond d’air frisquet. Il frissonne. Le plafond, bien que tacheté par l’humidité ambiante, ne présente aucun caractère distinctif particulier et, à l’exclusion de la saleté répugnante, le sol de ciment non plus.

Visiblement à contrecoeur, avec une lenteur délibérée et craintive, il se résigne à affronter le regard de l’individu, mince, chauve et glabre, vêtu de façon identique à la sienne et accoudé de flanc, l’attitude nonchalante, certainement trompeuse. Sa pomme d’Adam formant monticule tressaute nerveusement. Péniblement, il parvient à articuler.

… Salut… Euh… Tu peux m’appeler familièrement 986…

Le silence glacial répond à la voix empreinte de raucité. Des flèches aux pointes taillées dans l’obsidienne le transpercent. Avec vivacité, il baisse la figure pour éviter l’affrontement, inutile en la circonstance. Ses belles boucles blondes, rebelles, longues jusqu’aux larges épaules, suivent une trajectoire identique. Mules trop grandes ôtées, il s’allonge sur la banquette, un avant-bras sous la nuque, et contemple, songeur, le dessous de celle de l’autre.

La noirceur s’installe en guise de couvre-feu. Une lueur tremblotante leur parvient par le judas grillagé. Des bruits, non identifiables en raison de leur éloignement, augmentient le sentiment de panique qui crispe son corps. Quelqu’un hurle durant un long temps, puis cesse. Apparemment, personne n’exerce de surveillance une fois la porte close. Malgré les démangeaisons qui l’assaillent depuis qu’il s’est couché et le font se gratter jusqu’au sang et partout, il se retourne sur le ventre et enfouit sa tête entre ses bras repliés. Envie de s’abstraire du monde réel. Il finit par s’assoupir.

L’individu, entièrement dénudé, fait un bond silencieux et atterrit souplement à côté du lit. Avec une précision de nyctalope, les gestes vifs et brusques, il s’agenouille de part et d’autre des cuisses de sa cible hébétée et en dénude le postérieur. Il écarte les globes galbés, puis guide son sexe durci à forcer le passage anal. 986 hoquète de douleur et tente vivement de repousser son assaillant. Sa nuque est soumise à une pression brutale qui le fait crier, aussi. Il courbe l’échine, puis mord dans la paillasse pour étouffer ses hurlements, tandis que l’autre le viole avec une rudesse insoutenable et un acharnement bestial. Une éternité d’enfer plus tard, assouvi, le tortionnaire s’appesantit sur sa victime. 986 continue à geindre faiblement. Bien que libéré, enfin, de l’emprise du sodomite, retourné dans son antre, il reste en l’état. Sans coup férir, le sommeil le surprend ainsi.

Un rai chatouille le coccyx exposé. 986 se lève d’un bond, l’air éperdu. Déséquilibré, il s’écorche le genou droit en tombant. Il se relève, remonte son pantalon et en noue, solidement cette fois, le cordonnet. Le cliquetis le fait sursauter. À l’instar de l’être à proximité obligée, il se déplace au fond de la cellule, place ses mains sur sa tête et admire la muraille construite d’épaisses briques cimentées. Du coin de l’oeil, il entraperçoit un geolier à la mine rébarbative, comme ils l’ont tous, couvert par un acolyte, déposant sur la table un pichet ainsi que deux gamelles chichement remplies d’une préparation grisatre semi-liquide. La porte est verrouillée à nouveau.

En silence, les deux hommes avalent à la régalade leur brouet répugnant. 986 en prend des reliquats au bout de son index afin de nourrir quelques insectes effrontés qui accourent. Puis, le plus jeune imitant l’ancien, ils se servent des bols pour étancher leur soif et du reste de l’eau pour les nettoyer. 986 envisage son compagnon d’internement. Les prunelles sombres sont opacifiées.

J’avais soupçonnĂ© qu’au pĂ©nitencier ce genre de rapport doit probablement faire partie des moeurs en raison de la promiscuitĂ© toute masculine. Étant d’un naturel accommodant, tu n’avais qu’à le demander gentiment et j’y aurais consenti! … Surtout que j’ignorais que cela faisait autant mal…

Son commentaire ne provoque d’autre réaction que le décès prématuré, systématique, des hôtes indésirables de la tablée.

Belle entente maritale en perspective!

À l’audition du bruit de la clef tournant dans la serrure, ils se remettent en position prescrite. Sous gardes armés, ils sont menés aux latrines, empestées de relents nauséabonds pour l’odorat ultra-sensible de 986, puis aux douches, communes également et au nombre de trois. Les quatre autres êtres composant le groupe 13, comme ils sont appelés, reluquent, concupiscents, le derrière rebondi. Frissonnant sous le maigre jet glacé, intermittent du fait de l’utilisation par l’autre, 986 termine tout de même sa toilette le premier.

Revêtus de leurs uniformes, pourtant sales, ils sont conduits à la queue-leu-leu sur les lieux de travail, une vaste salle faiblement éclairée remplie de machineries aux fonctions indéfinissables. On assigne 986 à une chaine semi-automatique de vissage de boulons. Au début, le boulot s’avère facile.

Pour le repas du midi les conscrits ont droit à du pain bis rassis, à de la soupe grasse et insipide, dans laquelle surnagent des bestioles ainsi qu’à de l’eau tiède. Envahi par la faim, chacun mange rapidement et en silence. Au signal strident, ils reprennent leur labeur forcé. Bien après la fin du quart, 986 continue à visser des embouts virtuels.

Après un nouveau passage dans les lieux d’aisances bien mal nommés puis une fouille, complète, humiliante et effectuée sans ménagement, les bagnards rhabillés sont reconduits à leur cellule où les attend leur écuelle contenant la pitance du soir tiédie, des fèves sèches et des pommes de terre bouillies, aux portions parcimonieuses. Seul 986 prend la peine d’ôter de son bol les entités animales grouillantes. Pour pallier l’absence chronique d’ustensiles, il imite son vis-à-vis et se sert de ses doigts. Le repas terminé, 986 s’allonge et passe le temps à se gratter en regardant, sourcils froncés, le dessous de la banquette du dessus. Petit à petit, l’obscurité envahit la pièce.

Malgré ses légitimes appréhensions, 986 peut dormir du sommeil du juste toute la nuit. Avant l’aube, toutefois, et malgré sa dérisoire défense vestimentaire, il subit encore une fois les violents assauts de l’individu mué en bête féroce. Ensuite, il sèche ses larmes et s’adresse à l’autre, remonté dans son aire.

J’ai très bien saisi que l’unique plaisir qui reste, ici, c’est la fornication… Mais davantage de dĂ©licatesse et un zeste de salive m’aideraient indĂ©niablement Ă  endurer ton joug, en plus de conserver le sphincter en l’état pour un usage futur…

Le présent jour s’annonçant semblable au précédent, 986 doit ajuster son pendule, forcément. Toutefois, le soir avéré, il décide d’apporter quelque changement à la routine désolante qui s’installait. Souplement, il se juche au bord du lit supérieur. Immédiatement, il est renversé et sa gorge est happée dans un étau aux machoires aussi dures que l’acier. L’air commençe à manquer. Il réussit à faire glisser sa main, auparavant coincée sous lui, et tâte à l’endroit approximatif de l’organe ultra-sensible chez le mâle de l’espèce. Et qui l’est : la pression se relache un peu. S’enhardissant, il saisit la verge, laquelle s’engorge. Avec difficulté, 986 réussit à prononcer.

Laisse-moi… te procurer… du plaisir.

Juste le temps de reprendre son souffle et ses lèvres se soudent autour du pénis. Ses doigts tâtent le scrotum hirsute. Ses caresses, malhabiles, s’avèrent néanmoins efficaces : un poids s’appesantit sur sa nuque et la broie brièvement. 986 se prosterne en croupade dans le sens inverse de son cavalier, et serre les dents. La salive balise la pénétration rectale, moins douloureuse mais interminable. Un sourd grognement puis, sans signe avant-coureur, il se retrouve au sol, groggy. L’élancement de son bras contusionné finit par se calmer. Sans demander son reste, il se couche en chien de fusil sous la couverture et s’endort.

Une fois encore, le rituel matinal se répète. Son petit déjeuner, semblable aux autres, rapidement avalé, 986 glisse, mine de rien.

Si tu avais simplement dit : « Bonne nuit », j’aurais compris que tu souhaitais te reposer et, en sus, cela t’aurait Ă©pargnĂ© un effort musculaire…

Pas de réponse mais pas d’hécatombe insecticide, non plus. Avec son compagnon d’infortune, 986 est affecté à la corvée du transport dans une autre salle, éloignée et toute aussi glauque, des lourdes plaques métalliques qu’ils avaient assemblées précédemment.

Après le dernier repas de la journée, invariablement frugal, 986, vidé de toute énergie, s’écrase le nez dans son écuelle vide et se met à ronfler. L’autre l’en tire par les cheveux.

Pas ce soir, je t’en prie.

L’individu force son sexe dressé dans la bouche. N’ayant d’autre choix, 986 exécute consciencieusement la fellation exigée.

Au matin, 986 n’a pas la force de commenter la situation. Il avale sa pitance et s’abreuve. Ensuite, il nourrit le troupeau de créatures. À son grand étonnement, on ne vient pas les chercher pour la douche. 986 s’assoit au bord du lit en attente circonspecte. Il émet une flatulence odorante et pince ses narines délicates. Le délai se prolongeant indument, il commence à gigoter sur place, inconfortable. Le sans-gêne urine et défèque dans un coin. 986 réprime un haut-le-coeur et fixe son attention sur le bout élimé de sa mule gauche.

Les geoliers se pointent, finalement, et mènent les prisonniers aux latrines, puis, autre nouveauté, à la promenade, ce qui se traduit par tourner en rond dans la cour de la prison en grelottant et en claquant des dents deux heures durant. Ensuite, le groupe 13 est emmené dans une pièce, inévitablement sombre, meublée de six fauteuils munis de bracelets de métal aux bras et aux pattes antérieures. 986 refrène un haut-le-corps de sentir ses membres ainsi entravés. Il ferme les yeux.

Quelques minutes plus tard, lorsqu’il les rouvre, la vue du barbier d’opérette, nanti de son attirail idoine et manifestement ivre, déclenche son hilarité. Il est le seul à pouffer. Quand son tour vient, il en comprnd la raison. Malgré son état éthylique, le vieil homme, chevelu et à la barbe blanche, s’acquitte à peu près honorablement de sa besogne mais le rasoir à la lame affutée entaille superficiellement la gorge et le cuir chevelu du client captif. 986 contemple, médusé, ses boucles blondes éparpillées sur le sol.

Après manger, ils sont conduits dans une salle tenant lieu de gymnase. 986 se rend vite compte que courir comme un dératé constitue la seule façon d’échapper aux huit mains baladeuses. Et il se lave encore plus rapidement que la veille. Il ressent un net sentiment de bien-être en revêtant, enfin, un uniforme relativement propre et en bon état.

986 en conclut que c’est là un jour de congé. Apparemment, il décide de bien finir la soirée. Après le repas, malheureusement invariable celui-là, et faisant fi de la promiscuité, il s’allonge, complètement nu, et scelle ses paupières. Sensualité des caresses posées sur son propre corps bieot saisi en désir. Son pénis s’érige à quatre-vingt-dix degrés et il se met à haleter. Les siens attouchements sur sa peau peu velue, encore soyeuse, mais ocellée par les piqûres et les morsures parasitaires, se font fébriles, particulièrement sur son ventre plat et à la musculature découpée, puis sur ses petits seins galbés et aux minuscules mamelons dressés par l’émoi des sens. Brusquement, il se retourne et étreint la paillasse. Gémissant, il simule un accouplement. Un long moment après, il se détourne et empoigne sa verge brandie, qu’il stimule avec fermeté et rapidité. Leurs spermes se mélangent sur son thorax. 986 conserve les yeux clos . De toute la semaine, l’individu ne le touche pas.

 

La promenade hebdomadaire à peine commencée, 986 s’arrête net et défait le cercle. D’un index tremblant, il désigne ce qui le perturbe visiblement. Les gardes se rapprochent, menaçants. Quelqu’un le pousse brutalement. Têtes basses, les prisonniers reprennent leur lente rotation forcée et résignée. À chacun des passages, 986 enregistre des détails de la mise en scène. L’unique acteur du drame ne saluera plus la foule venue acclamer sa prestation : exactement six balles, aux traces bien nettes, foncées et vaguement rouilles, ont troué la poitrine dénudée de l’homme, très jeune, gisant tel un pantin désarticulé pathétique tout contre la muraille intérieure de la forteresse. Les prunelles vitreuses grandes ouvertes fixent l’ailleurs. La machoire bée sur un cri qui n’a pas eu le temps de s’échouer. Les fluides corporels échappés maculent son pantalon poussiéreux et ses pieds anguleux se trouvent nus. Au terme de son périple, 986 avait compris ce qu’il en était, comme tous les autres sans doute. Il soliloque à haute voix.

Un exemple… Une dissuasion destinĂ©e Ă  contrer toute tentative d’évasion ou de rĂ©bellion…

Personne ne commente l’évidence.

Durant les jours qui suivent le sombre constat, les sévices corporels à l’encontre de 986 augmentent en intensité et en variété.

 

Au terme du nouveau « jour de congé », sans cruelle manifestation théatrale celui-là, 986 grimpe résolument à l’étage supérieur et s’installe, cette fois du côté du mur, tout près du pied du lit, et attend un moment. Rien. Avec appréhension, il se blottit dans les bras de l’homme, lequel ne le menaçe pas, ni ne le repousse, non plus. Timidement, il entreprend de le toucher par tout l’épiderme. Petit à petit, les muscles de son partenaire se détendent, sauf là où l’opposé était souhaité. Geignant, 986 l’enjambe et, dos à lui, s’empale au fondement. Il se donne du plaisir avec frénésie, lors que l’autre le sodomise durement. Ils exultent de leur copulation en même temps. Aussitôt démonté, 986 juge prudent de regagner son gite.

Le lendemain soir, dès que la porte est refermée, 986 rejoint son compagnon de cellule là-haut. Après de longs préliminaires, étendu sur le dos, les cuisses ouvertes et le bassin relevé, il s’offre à lui. La gifle, retentissante, cingle sa joue et y laisse une marque rougeatre. 986 reste en position mais masque intuitivement ses organes génitaux en état d’excitation. L’autre le possède avec une fougue indéniable.

Une femme, donc. C’est ce dont tu as besoin.

Il le fait taire en pressant la paume sur sa bouche. 986 demeure passif, entièrement soumis aux viriles poussées. À sa grande consternation, il en jouit, aussi.

Je n’avais jamais envisagé le devoir conjugal sous cet angle mais soit.

La douche matinale commence mal pour 986 lorsqu’il trébuche sur une jambe placée en diagonale improbable. Il s’étale de tout son long ventre à terre et s’exclame de douleur. Aussitot, les deux autres hommes dominés du groupe immobilisent ses membres. Un troisième individu se couche sur lui et tente de pénétrer la victime impuissante. Voyeurs, les garde-chiourmes se rapprochent mais n’interviennent pas. Le violeur en puissance est immédiatement soulevé à bout de bras et projeté côté face sur le mur. L’impact résonne en un bruit mou. Les premiers passent à l’attaque. Avec une économie de gestes mais efficacement, ils sont repoussés sur le vaincu, lequel saignait du nez et tentait de reprendre ses sens. Le dernier, qui s’accrochait au cou de son adversaire, est renversé d’un simple coup d’épaule. Le choc de sa tête sur le carrelage de céramique est rude et il ne se relève pas. 986, qui s’était redressé et observait la scène, bouche bée, se rapproche de son sauveur.

Merci de m’avoir dĂ©fendu… J’aime que tu te montres possessif Ă  ce point.

L’autre se détourne et procède à ses ablutions routinières. Les rescapés de la bataille font de même. 986 en déduit qu’on s’occuperait plus tard de l’être inconscient, livide.

 

Quelques jours passent, interminables, tous semblables, moins l’agression et sans visite nocturne intempestive. Tant bien que mal, 986 tente de surnager dans cet abime d’irréalité.

Ce qui me manque le plus, c’est de pouvoir lire… Écrire, aussi. Dans mon autre vie, je composais des alexandrins… Mais inutile de ressasser le passĂ©… Un jour, je rĂ©digerai ton histoire, dussĂ©-je l’inventer… Tu ne m’as jamais embrassĂ©… J’aimerais ça que tu le fasses…

Durant la nuit, 986 fait un cauchemar. Il se met à crier, manifestement en détresse, puis à se débattre comme un forcené. L’individu le prend tout contre lui, exerce la force juste nécessaire pour le maitriser. 986 s’éveille complètement. Il pleure et tremble, tellement vulnérable soudainement. L’homme resserre son étreinte. Brusquement, il prend les lèvres entre les siennes. Ils s’embrassent, profondément, langues emmêlées. Après quoi, 986 se retrouve seul.

Le matin venu, et comme s’il n’avait pas été interrompu par le sommeil, ni par l’inattendu intermède, 986 reprend son monologue, apparemment bien reçu, puisque l’autre ne le fait pas taire d’un efficace direct à la machoire, comme cela était déjà arrivé quelques fois.

Et, Ă©galement, que tu me caresses, partout… Je voudrais, en fait, que tu envisages que, moi aussi, j’éprouve du dĂ©sir, que j’ai besoin de sentir tes mains devenues douces errer sur ma peau frĂ©missante… que je possède un sexe, qui veut certainement s’épancher… Je me suis rendu compte que ce n’est pas important que l’on soit du mĂŞme genre. Dans mon autre vie, je n’ai connu que l’opposĂ©… juste une fois, Ă  vrai dire, mais j’ai aimĂ©, nettement mieux… LiĂ©s par le destin, on va passer un bout de temps ensemble… Alors, aussi bien considĂ©rer que nous sommes deux ĂŞtres humains en quĂŞte de plaisir pour compenser Ă  la duretĂ© de l’existence… Tu sembles voir les choses sous l’angle de la domination du mâle sur sa victime, un ersatz de femelle. Tu peux exercer ton emprise sur mon corps, mais jamais tu ne possĂ©deras mon essence, car seul l’amour peut faire cela et ce ne sera pas au moyen du viol mais par le don d’un anima Ă  un autre… Enfin, je m’embrouille. J’ai besoin de l’exprimer, mĂŞme si cela sort tout confus…

L’obsédant cliquetis se fait entendre. 986 grogne de frustration : il n’avait pas encore avalé sa patée matinale, ni nourri ses protégés, lesquels ne s’étaient pas privés, par ailleurs. Les détenus se mettent en posture de rigueur.

 

L’homme au crane bandĂ© d’une Ă©toffe crasseuse occupe la douche la plus Ă©loignĂ©e. 986 entend son compagnon pousser un net soupir de soulagement. Ébahi, il le fixe. Les trois autres bagnards restent Ă  bonne distance du territoire marquĂ©, comme c’Ă©tait devenu d’usage depuis le combat, plusieurs journĂ©es auparavant. Aussitot de retour en cellule 986 s’écrie.

Mais pourquoi donc as-tu été tellement soulagé de le voir?

Parce que mon esprit n’endurerait pas une autre année d’isolement.

986 se fige d’ahurissement.

Au bout d’un long moment, se reprenant enfin, 986 s’assoit en face de l’autre. Celui-ci reste sans la moindre réaction perceptible.

Mais tu parles! Pourtant, jusqu’à maintenant, tu n’as jamais répondu, ni prononcé la moindre parole!

Tu soliloquais.

986 prend le temps d’assimiler la courte déclaration fracassante. Il hoche la tête et pose de nouveau son regard sur l’individu, imperturbable qui mache lentement.

… Explique-moi.

Mange, tu en as besoin pour travailler.

Du bout des lèvres, il obéit à la sollicitude.

Renfrogné, 986 doit patienter jusqu’à la fin du lent repas de son vis-à-vis. La horde déguste un festin gargantuesque. Aussitôt effectué l’enlèvement des écuelles récurées, 986 le relance, incapable de se contenir davantage.

… Dans ce lieu froid et humide, sis sous le sol, l’obscuritĂ© règne en permanence puisque jamais n’y pĂ©nètre la moindre lueur du jour. PĂ©riodiquement, une main dĂ©pose la nourriture et l’eau par un guichet situĂ© en bas de la porte toujours close… Les rats accourent Ă  la curĂ©e… … Au moindre instant d’inattention, ils rongent la chair dĂ©nuĂ©e… On doit faire ses besoins dans un coin et aucun soin d’hygiène n’est possible… La plupart de ceux qui sont soumis Ă  ce rĂ©gime deviennent fous et se fracassent le crane sur les pierres bien avant la fin de la punition.

… Pour meurtre?

L’autre confirme d’un signe de tête.

… Combien de temps te reste-t-il Ă  purger?

Il ne répond pas tout de suite.

… Au dĂ©part, j’ai Ă©tĂ© condamnĂ© Ă  dix annĂ©es pour sĂ©dition… Mais Ă  cause de mon geste, je ne sortirai du pĂ©nitencier que les pieds devant… Et toi?

Cinq ans.

Avec ta façon particulière de voir les choses, peut-être arriveras-tu à ne faire que ta peine initiale.

Sur ces entrefaites, il se juche et se couche, lui tournant le dos.

Comment t’appelles-tu?

Un long moment plus tard, il lance laconiquement.

453.

Durant la nuit, 986, affligé par l’insomnie, murmure.

Est-ce que je peux venir te rejoindre?

Il reçoit une sèche réponse négative. Mais l’instant d’après 453 se trouve à ses côtés, incertain, timide, aussi. 986 pose ses avant-bras sur les épaules et l’attire contre lui.

Aime-moi… J’ai tellement peur!

453 devine les larmes et les étanche en les léchant. Avec une délicatesse gauche, il touche ce qui lui est donné. Sa langue complète et accentue, y compris sur le phallus intumescent. 986 râle.

Pénètre en moi!

Il le surplombe et se couche sur lui. Sa bouche comble sa semblable, tout comme son sexe l’intime profondeur. Il prend son plaisir charnel, augmenté par celui de son partenaire, tangible aux frémissements de la chair tendre. Il le libère, puis se place à croupetons.

Viens, avant que je ne me ravise.

Aussitot, 986 assaille le postérieur. Ses doigts, sa langue, sillonnent, fouillent. Il le couvre. Avec des gestes empreints de douceur, il le sodomise. Ensemble, ils atteignent  à nouveau la plénitude sexuelle. Ils s’étreignent violemment.

Quel est ton nom?

Yurij Rylski… Et toi?

Roman Tchoryk.

 

Sachant qu’il dispose d’un peu plus de temps matinal, puisqu’on est « jour de congé », et sa dernière bouchée hativement avalée, Roman interroge son vis-à-vis.

Y crois-tu, toi, à la renaissance de l’Ukraine?

Ce n’est pas souhaitable d’aborder ce sujet, Ă©tant donnĂ© que… Pourquoi me demandes-tu cela?

… Ă€ l’UniversitĂ©, nous avions formĂ© un groupe… Nous rĂŞvions Ă  la naissance souveraine d’un pays… J’étais… sans attaches; ces Ă©tudiants sont devenus ma famille, dont j’avais encore besoin, bien que je prĂ©tendais avec forfanterie le contraire… Nous organisions des rencontres, clandestines Ă©videmment, oĂą nous batissions le monde Ă  la mesure de nos ambitions. Je lisais mes hymnes, Ă©crits dans notre langue bafouĂ©e. J’y prĂ©disais que le nouveau millĂ©naire serait celui d’une nation libre et rĂ©unie, oĂą notre peuple Ă©crasĂ© et divisĂ© se lèverait comme un seul homme pour affirmer son indĂ©pendance… Enfin, tout ce ramassis…

Et maintenant?

… Je ne sais pas… Je n’arrive pas Ă  retrouver cette exaltation qui m’animait alors… Je le ressens comme une trahison Ă  la cause… Qu’en penses-tu?

Que je préfère faire un somme plutot que d’écouter tes arguties existentielles.

… J’aimerais entendre ton histoire…

… Demain…

 

Ce n’est toutefois qu’une semaine plus tard, à l’insistance exaspérée de Roman, qu’ils s’installent dans le lit du dessus blottis l’un contre l’autre. Manifestement, Yurij, qui bat froid depuis tout ce temps, hésite à se livrer. Dans la pénombre, les prunelles claires se posent, confiantes, sur les sombres. À l’initiative déterminée de Roman, ils échangent un baiser empreint de tendresse.

… Ma vie a vĂ©ritablement commencĂ© Ă  L’viv et au moment prĂ©cis oĂą je l’ai aperçue. Elle cheminait, altière, belle telle une icĂ´ne, tellement grande qu’elle dĂ©passait d’une tĂŞte tout le monde, moi y compris. Personne n’aurait osĂ© la bousculer et, par une sorte d’instinct, la populace lui faisait place nette. Elle Ă©tait pauvrement vĂŞtue mais ses haillons s’aurĂ©olaient de noblesse simplement du fait qu’elle les portait. Je suis tombĂ© Ă  genoux devant elle. La jeune femme s’est arrĂŞtĂ©e, interloquĂ©e, puis a passĂ© outre, contournant le pauvre fol en extase. IrrĂ©sistiblement, je l’ai suivie. Elle est entrĂ©e dans une minuscule Ă©choppe. Dans la vitrine Ă©taient Ă©talĂ©es des toiles miniatures, des scènes de la vie quotidienne, croquĂ©es sur le vif mais exĂ©cutĂ©es avec une telle perfection que l’admirateur en Ă©tait touchĂ© au plus profond de son ĂŞtre. Je suis restĂ© Ă  les contempler durant des heures. Et je suis revenu le lendemain, et plusieurs journĂ©es durant, incapable de me dĂ©cider Ă  pĂ©nĂ©trer dans la boutique, mĂŞme Ă  la suite des rares clients manifestement nantis qui en ressortaient invariablement avec un trĂ©sor… J’étais devenu l’apprenti d’un imprimeur et je ne possĂ©dais encore rien en propre… Un soir que je m’étais attardĂ© plus que de coutume, elle est sortie sans que je m’en aperçoive trop absorbĂ© que j’étais par la dernière oeuvre qu’elle venait d’exposer. Elle me tend une autre merveille, qui me reprĂ©sente captivĂ© devant son Ă©tal. Elle est rentrĂ©e et a verrouillĂ© la porte. J’ai placĂ© la prĂ©cieuse relique sous ma chemise, Ă  la hauteur de mon coeur. J’étais transportĂ© d’une joie tellement immense que j’ai cru que j’allais Ă©clater. Toute la nuit je l’ai passĂ©e recroquevillĂ© au seuil. En me voyant au matin, elle m’a tendu la main et m’a aidĂ© Ă  me relever. Je n’osais pas la regarder : « Venez. » Nous sommes allĂ©s en son palais, moi Ă  sa suite. Brusquement, je n’ai eu d’yeux que pour Elle, qui m’envisageait. D’une belle voix Ă©tonnamment grave elle s’est nommĂ©e : Ivana Levytsky. Humblement, j’ai dĂ©clarĂ© : « Je veux passer toute ma vie Ă  vous vĂ©nĂ©rer, moi qui ne suis rien. Tout mon ĂŞtre vous appartient et vous pouvez en disposer Ă  votre grĂ©. » Je me suis agenouillĂ©. Elle aussi. Elle a posĂ© ses doigts sur mes Ă©paules : « Je suis une femme, pas une sainte… Vous me bouleversez. » J’ai balbutiĂ© : « Je souhaite que vous deveniez mienne. » Au lieu de me jeter dehors, elle a acceptĂ©. Ses prunelles se sont Ă©carquillĂ©es, soudain : « Nous aurons un fils… », puis son visage s’est crispĂ© : « Ce n’est rien… J’ai ressenti une douleur aux entrailles, très vive »… Je ne l’ai plus quittĂ©e…

… Yurij?

Durant presque deux annĂ©es, nous avons connu le bonheur, immense, irrĂ©el, impossible Ă  dĂ©crire, parce qu’il Ă©tait composĂ© de minuscules et d’infinies joies de vivre… Ă€ la mort sans descendance de l’imprimeur, j’ai repris la pratique… Ă€ mon insu, celui-ci tirait Ă  la faveur nocturne, un journal Ă  caractère rĂ©volutionnaire… J’ai acceptĂ© d’honorer ses engagements clandestins… Mal m’en a pris et je suis devenu 453… Ivana se trouvait proche de l’achèvement de sa gestation… Je n’ai jamais Ă©treint notre enfant…

Le silence se prolonge, pesant.

… Et ce vĂ©ritable crime que tu as commis, pourquoi? Comment?

… Les brutalitĂ©s dont je me suis rendu coupable Ă  ton encontre, alors que j’étais devenu un animal, constituaient un traitement de faveur en comparaison… 277 m’a battu, torturĂ©, violĂ©, de toutes les manières, et m’a fait endurer tout ce qu’un esprit sadique peut imaginer de plaisant en matière de mutilation… Un soir funeste, la haine m’a submergĂ©… Je l’ai Ă©tranglĂ©… Dormons ensemble, je t’en prie.

Bonne nuit, Yurij.

Que la tienne te soit clémente, Roman.

 

1896 La page est tournée

Pour Roman et Yurij, le temps était passé plus dense de leur union mais bien trop vite. Malgré les constantes privations de toutes sortes, les carences importantes ainsi que les maladies à la guérison aléatoire qui en découlaient, les blessures fréquentes et soignées par la nature, même privés de leur liberté d’être, les deux hommes avaient connu des années de félicité, incongrues dans ce monde carcéral où chacun devait vivre aux aguets et où la violence, certes sporadique mais extrême, oscillait entre le viol et le meurtre via toute la gamme des cruautés physiques ou mentales prodiguées autant par les détenus entre eux que par leurs geoliers.

Un soir se dessinant pourtant comme tous les autres, Yurij a enserré Roman par derrière et niché son nez dans le cou, tout près du lobe de l’oreille gauche.

Tu as réussi l’impossible : demain matin, tu seras élargi.

Roman se dégage et se retourne vivement, incrédule.

J’ai comptĂ© mĂ©ticuleusement chaque jour qui s’est Ă©teint, y incluant les deux annĂ©es bissextiles…

Non! Je t’aime, Yurij!

Des larmes irrépressibles s’écoulent en ruisseaux. Longtemps, Roman pleure dans les bras de son ami, tout autant ému.

Yurij ferme les yeux un moment, puis il resserre son étreinte. La boule dans sa gorge l’empêche d’abord de s’exprimer, puis sa voix se raffermit.

Je t’aime, Roman… Mais ta vie ne s’achève pas ici.

Je ne veux pas te quitter, jamais!

… La destinĂ©e est inĂ©luctable et nous n’en sommes, hĂ©las, point maitres… RĂ©signe-toi puisqu’il n’existe aucune autre solution.

… Sauf de commettre un forfait… Mais, mĂŞme si je m’en trouvais capable, ce serait trop tard! … Tu y as veillĂ©! … Contre moi, aussi, tu m’as protĂ©gĂ©!

… Une rĂ©cidive n’aurait pas non plus garanti nos retrouvailles… Avec toi, j’aurai vĂ©cu un autre bonheur, immense, impossible… Les paroles sont devenues inutiles, dĂ©sormais. Fais-moi l’amour, une dernière fois, avec tout ton ĂŞtre.

Comme d’habitude, donc.

Viens, Roman… Ă€ la fois mon homme et ma femme… Tes belles boucles blondes, jadis…

Chacun fait don de soi à son aimé. Ils s’endorment dans le même lit, étroitement enlacés.

À l’aube, Yurij réveille son ami de tendres caresses. Il lui confie une capsule de faibles dimensions. Perplexe, Roman l’interroge du regard.

Tu ne subiras pas de fouille intime… Autrefois, j’ai pu Ă©crire Ă  Ivana puisque le gardien compatissant avait Ă©galement acceptĂ© de servir de courrier… J’ai conservĂ© prĂ©cieusement la courte rĂ©ponse de mon aimĂ©e… Ne lis ce message qu’une fois bien Ă  l’abri, Ă  cent lieues de cet endroit maudit.

Roman hoche la tête. Yurij met l’objet en place, puis ils s’embrassent éperdument. Le cliquetis, habituel pourtant, mais beaucoup plus hatif qu’à l’accoutumée, les fait sursauter. Docilement, ils s’aligent tels que le prescrit la procédure.

986.

Au seuil, Roman se détourne lentement. Les deux hommes échangent un ultime regard, d’une intensité insoutenable.

 

La clef tourne sèchement dans la serrure, définitive. Yurij Rylski, pseudonyme 453, frémit de tout son être tendu comme la corde d’un arc. Machinalement, il avale son brouet matinal. Lorsqu’on vient le chercher, tel un pantin, il longe le corridor jusqu’aux installations sanitaires. Ses prunelles hantées créent un vide autour de lui. Immuable, la journée de labeur, coupée en deux par l’insipide repas du midi, se termine. Après s’être sustenté à nouveau, par habitude, il s’allonge. Sa main erre sur son corps nu et il se masturbe avec lenteur jusqu’à éjaculation. Ensuite, il fourrage sous la paillasse et dégage l’espace marqué de multiples rainures régulières. Il enroule la boucle blonde à son index gauche, autour d’un ruban de papier. Il contemple longuement le morceau de stylet, désormais brisé et émoussé, qu’il a subtilisé sur le cadavre de son premier compagnon de cellule, qu’il venait de tuer de ses mains, après que celui-ci se soit servi de l’instrument affuté pour le mutiler au fondement. Lentement, avec une patience méticuleuse, il commence à se taillader les veines. L’opération nécessite une heure, une demie pour le poignet droit et autant pour l’autre. Sa tâche terminée, il émet un net soupir de soulagement et, quelque temps après, exsangue de son fluide vital, il meurt.

 

La clef tourne sèchement dans la serrure, définitive. Grelottant en raison du froid, engoncé dans ses légers habits d’universitaire, devenus étriqués aux épaules et flottants à la taille, les yeux douloureux, Roman se retourne une dernière fois. La sombre forteresse, qui ne portait aucun nom, se dresse devant lui, massive, menaçante, écrasante et hermétique, en contradiction absolue avec ce qu’il y avait vécu durant les cinq dernières années. Manifestement à contrecoeur, il fait face au chemin rudimentaire qui serpente à perte de vue la plaine désolée, uniformément grise hormis quelques rares lichens, et s’y engage d’un pas irrésolu.

Toute la demie-journée, il chemine sans rencontrer âme qui vive. Il s’arrête pour se reposer. Il doit satisfaire ses besoins naturels. La capsule tombe par terre. Les vêtements rajustés, il la dévisse. Précautionneusement, il déroue la mince bande de vélin aux bords déchirés qu’il en a extraite. La calligraphie varie irrégulièrement en épaisseur, à la fois fébrile et tremblante, presque illisible à certains endroits. Il scrute le feuillet d’un peu plus près. L’encre a la couleur et l’odeur du sang séché.

« Roman,
Au moment où tu prendras connaissance de ces lignes, je ne vivrai plus en ce monde. À ton arrivée, j’étais devenu rien moins qu’un loup. Au fil des jours de notre union, tu as fait de moi à nouveau un être humain. Trop, peut-être. Qu’aurait été ma vie après toi? Je me sens incapable de continuer à lutter pour survivre. Pourquoi? Ivana Levytsky et Roman Tchoryk. Vous avez été les poles de mon existence. Mon fils doit avoir dix ans maintenant. Je souhaite ardemment que tu recherches les miens. À L’viv, ou aux alentours du pénitencier, si ma femme a réussi à découvrir le lieu de ma détention. Pour leur apprendre ma mort afin qu’ils n’attendent plus. Et pour leur dire que je les aurai vénérés jusqu’au bout de mon existence. Dans un autre ailleurs, s’il existe bien une seconde chance, peut-être nous retrouverons-nous enfin, tous réunis. Je t’aime. Yurij »

Hébété, Roman laissa choir la terrible missive. Des heures durant, il reste prostré, l’air égaré. Puis, brusquement, il hurle.

NON!

Il se jette sur le sol et étreint la face de la terre. Remplis d’un désespoir incommensurable, ses pleurs s’échappent en longs sanglots déchirants. À la nuit tombée, au bout de ses larmes, il se remet en route en titubant, ivre encore de son immense chagrin.

 

Le soleil brille de ses mille feux autant pour parer un pénitencier ou un palais que pour embellir l’humble maisonnette de bois rond à la cheminée fumante isolée des quelques autres chaumières semblables et située à l’orée de la dense forêt boréale. Malgré la fraicheur de l’air en cette saison automnale, les occupants des lieux avaient laissé la porte ouverte et les rayons de l’astre du jour entraient à flots généreux. Assis à la table placée au centre de l’unique pièce, un enfant maigrelet, à la sombre chevelure plantée drue, d’une dizaine d’années tout au plus, se concentre sur un problème de mathématiques. Trempant fréquemment sa plume dans l’encrier, il détaille soigneusement sa solution.

Une grande dame svelte à la beauté épurée et au port noble s’approche et se penche sur le cahier. Le garçon lève la tête, manifestement anxieux de son jugement.

C’est excellent, mon fils. Maintenant sur laquelle des variables agirais-tu pour modifier Ă  la baisse le…

Subitement alarmée, elle ne termine pas sa phrase et se détourne vivement. Encadré dans l’embrasure, l’homme de haute stature masque presque complètement la lumière. Le jeunot pousse un petit cri effrayé mais il se lève et se place bravement devant sa mère. La main maternelle se pose sur son épaule, rassurante. Ils restent ainsi figés dans l’attente d’un mouvement.

L’étranger titube, tombe à genoux, puis s’écroule face contre terre battue. Aidée par son descendant, la femme le retourne.

Apporte-moi le pichet d’eau et un linge.

Sur ses cuisses, elle appuie la tête garnie de courtes boucles blondes, grasses et poussiéreuses. Avec délicatesse, elle baigne l’avenante figure, sale également, aux traits marqués par des privations récurrentes. Lorsque l’étoffe humecte les lèvres, il la tète. Elle y pose des gouttes, il les léche. Le jeune rapporte un gobelet et le remplit aux trois quarts. Soutenu, l’inconnu absorbe quelques gorgées, puis, se redressant vivement, s’empare de l’ustensile et veut boire à longs traits. Aussitôt, elle le lui enlève des mains, le geste autoritaire. L’air hagard, il la considère, les sourcils froncés.

Pas trop d’un coup! … Avez-vous faim?

Il ne répond pas mais arrache de la main enfantine le quignon de pain. Vorace, il se jette dessus. Tout autant fermement que précédemment, elle le lui retire et lui en donne une bouchée.

Un peu Ă  la fois… Vous devez bien la macher.

La femme le nourrit à la becquée alternant liquide et solide. Les yeux opacifiés s’éclaircissent, puis vacillent. Apparemment rassasié, il s’écroule sur le flanc et se met à ronfler. La porte refermée, il est recouvert d’une couverture.

 

Un arôme divin chatouille les narines de l’étranger. Il s’agite dans son sommeil, étreint le vide et murmure des mots sans suite inintelligibles. Il ouvre grand les yeux.

Venez partager notre repas.

Rouge de confusion, il se redresse vivement.

Veuillez pardonner mon intrusion!

Il ne rĂ©siste pas davantage Ă  un instant d’hĂ©sitation et s’assoit Ă  la table sur l’unique chaise inoccupĂ©e. NĂ©gligeant la cuillère, il porte le bol Ă  sa bouche… et se brule la langue. Le garçon rit.

Quelles mauvaises manières!

L’autre le considère, Ă©berluĂ©. Prenant rapidement le raccord, il sourit.

Je plaide un retour en grace car j’avais perdu souvenance des us de la cour!

La dame palit aux propos de l’intrus mais ils ne le remarquent pas. Précautionneusement, celui-ci avale une cuillerée. Ils mangent en silence.

 Jamais, autant que je m’en souvienne, je n’ai senti une soupe aux champignons aussi odoriférante, ni n’ai gouté poisson à la chair plus savoureuse!

L’enfant se lève de table.

Ma mère apprend Ă  apprivoiser les dons de la terre et de l’eau… Bonne nuit… euh…

Roman Tchoryk.

Karol Rylski.

À l’abri derrière son rideau, Karol tente de rester éveillé pour surprendre une éventuelle conversation mais il tombe de sommeil, plutot las de tant d’émotions.

Ivana ressert son « invité ». Patiemment, elle attend qu’il termine. Le ton aussi glacial que l’iceberg, elle interroge l’inconnu.

Qui ĂŞtes-vous?

986.

Comment savez-vous que… Je ne comprends pas!

Moi non plus, tout d’un coup… J’éprouve la nette impression que vous vous mĂ©prenez. Vous vous nommez Ivana Levytsky.

Sa dernière phrase constitue davantage une affirmation qu’une question mais elle confirme d’un signe de tête altier.

Alors, je suis enfin parvenu Ă  destination…

Il l’implore du regard.

Mais vous vous trouvez trop épuisé pour parler, alors dormez. Nous nous entretiendrons au matin.

Il lui lance un regard reconnaissant. Aussitot enroulé dans sa couverture, il s’endort. Durant un long moment, visiblement perplexe, Ivana contemple le visage serein.

 

Ivana rajoute le contenu d’une dernière marmite dans le baquet. Karol trempe le doigt dans l’eau tiède durant quelques secondes. De sa voix fluette, il annonce.

La température est parfaite.

Ivana tend à Roman, qui s’éveille, un lingot de savon et un drap.

Effectivement, j’en ai grandement besoin!

Après un intermède obligé dans la nature environnante, il s’isole derrière le rideau de fortune tendu sur une corde. Une minute plus tard, il crie et éclabousse en sortant vivement du bain où il s’était plongé avec un enthousiasme débordant et imprudent. Karol pouffe et Ivana émet l’ombre d’un sourire. L’autre réclame un rasoir et un miroir. Cérémonieusement, Karol lui apporte ceux de son père.

Malgré sa bruyante entrée en élément, Roman profite pleinement de ses ablutions puisque ce n’est qu’une heure plus tard qu’il en émerge drapé comme un sénateur romain et frissonnant. Karol devient franchement hilare. Roman fait chorus.

Tenez, ces vĂŞtements vous iront sans doute puisqu’ils sont amples.

Merci de m’accueillir en votre foyer.

Ivana se détourne et vaque aux préparatifs alimentaires.

Ainsi vêtu des effets laissés par Yurij, un pantalon foncé, une chemise longue, échancrée, blanchatre ainsi qu’un large ceinturon qu’il avait noué par-dessus, les courtes boucles encore mouillées, sa beauté virile ensoleille. Ivana évite le regard lumineux, candide, qui cherche le sien avec insistance. Muni d’un seau, Karol commence à vidanger le contenu grisatre. Sans effort apparent, Roman porte au-dehors le lourd récipient et le renverse à l’endroit montré du doigt. Admiratif, Karol s’exclame.

Vous ĂŞtes tellement fort!

Roman hausse ses larges épaules.

La force des bras, c’est de la poudre aux yeux. Cela aide Ă  accomplir plus rapidement les besognes nĂ©cessaires. Rien de plus…

Ivana sort sur le seuil, coupant court à toute velléité de communication.

Le repas est servi.

Après avoir mangé une frugale mais savoureuse galette de pommes de terre cuite sur les braises de l’âtre, Karol enfile un manteau et s’apprête à sortir.

Je vais pêcher. J’irai couper du bois, ensuite.

Le garçon s’en va vers la rivière située non loin et s’arme de grosses pierres. Il se met à l’affut, les yeux rivés sur le courant glacé.

L’air extatique, Roman savoure un troisième, puis un quatrième délice. Imperturbable, Ivana, qui n’avait rien avalé, lui verse un gobelet d’eau. Il la remercie.

Parlez, maintenant…

Votre fils est âgĂ© de dix ans…

… Oui?

… Yurij me l’a dit. Il m’a donnĂ© pour mission de vous retrouver… … Il n’est plus.

Ivana ferme les yeux. Quand elle relève les paupières, un très long moment plus tard, il ne reste dans son regard qu’une infime trace, une marque devenue indélébile, du désespoir qu’il avait fugitivement entraperçu à l’audition de ses paroles définitives.

La voix encore plus rauque qu’à l’accoutumée, Ivana souffle.

Racontez-moi… Vous le devez. Pour lui.

… Ces cinq dernières annĂ©es, tous deux, nous avons… partagĂ© la mĂŞme cellule… Au commencement, quelques temps ont Ă©tĂ© nĂ©cessaires… pour que nous puissions parvenir Ă  nous respecter mutuellement en tant qu’êtres humains, puis… en tant qu’amis… Le milieu pĂ©nitentiaire… engendre de frĂ©quentes explosions de violence… Constamment, il m’en a protĂ©gĂ©… Ce que Yurij a vĂ©cu, au dĂ©but de son incarcĂ©ration, peu y rĂ©sisteraient… Afin de prĂ©server son intĂ©gritĂ©, dans un sursaut de dignitĂ© humaine, aussi, il a dĂ» tuer… Ce qui lui a valu d’être condamnĂ©, Ă  nouveau… Ă  l’enfermement Ă  perpĂ©tuitĂ©… s’il survivait Ă  la punition… Durant un an, il a connu la rĂ©clusion absolue, ce qui l’a rendu presque dĂ©ment… Ensemble, nous avons vĂ©cu près de deux mille jours… terminĂ©s d’autant de nuits… Je suis devenu… son homme, intimement et complètement… enfin, je veux dire, tout comme vous Ă©tiez sa femme… Je l’ai tellement aimĂ©!

L’inavouable avoué, Roman ne réussit pas à retenir la digue et les larmes s’écoulent, brulantes, irrésistibles. Impulsivement, Ivana lui prend la main. Lorsqu’il réussit à reprendre la maitrise de soi, il se lève de table, fourrage dans ses habits désuets laissés sur le sol et lui tend la missive froissée. Au fur et à mesure qu’elle lit, Ivana devient exsangue. L’empire strict qu’elle exerçait sur elle-même est proche s’effondrer. De justesse, elle se retient à l’extrême bord du gouffre. Accablés, ils restent assis, vidés de toute substance.

Karol les trouve ainsi, prostrés. Comme il avait vu sa mère le faire maintes fois, il apprête ses prises. Dans le chaudron suspendu à l’âtre, il met à cuire des tubercules rachitiques et fait griller les poissons embrochés en les faisant tourner au-dessus des flammes. Ils mangent dans un silence monacal. Rassasié, Karol s’agenouille devant Ivana et lui pend les mains.

Mère, que se passe-t-il?

… Yurij… a quittĂ© la vie.

… Je ne l’ai jamais vu… Je ne le connaitrai jamais. Pourquoi?

… Je ne possède pas toutes les rĂ©ponses, mon fils… Tu hantais ses pensĂ©es… Il espère que, dans une autre existence, nous nous retrouverons, tous…

Lui?

Roman a Ă©tĂ©… son ami.

Karol se tourne vers celui-ci.

Demain, vous me raconterez mon père.

 

Quelques jours passent durant lesquels Roman leur parle de Yurij ainsi que de leur vie confinée. De ses propos, parfois décousus, l’amour transperce, puissant, inconditionnel, entier. Sa souffrance, il la tait mais elle restait latente, immense. Karol buvait ses paroles, à la quête de ce père absent mais omniprésent, et qui n’existait plus. Et Ivana comprenait bien plus qu’il n’en disait.

Je partirai demain.

Ils hochent la tĂŞte.

 

Ce dernier soir, le sommeil fuit Roman. Grelottant, il se rapproche des braises qui se mouraient et s’assied enroulé dans sa couverture.

Vous avez besoin de chaleur, et moi également.

Il se poste devant la couche, hésitant, incertain, timide. La sensualité masculine émane de lui, ainsi torse nu, la musculature dorée par le feu déclinant et découpée par l’ombre.

Venez…

Ivana se repousse contre le mur et écarte le drap d’un geste large. Il se couche sur le dos à côté d’elle et tourne la tête. Leurs prunelles échangent ce qui ne pouvait se traduire par des mots. Ivana murmure.

Aimez-moi comme il vous a aimé.

Leurs corps se joignent. Au fil des caresses mutuelles, ils se trouvent nus.

Réveillé par les bruits furtifs et les longs soupirs, inhabituels, Karol s’assied. Intrigué, il scrute la pièce à travers la minuscule ouverture du rideau élimé qui délimitait depuis peu et à sa demande son espace privé. Pour mieux voir, il l’agrandit du doigt. Bouche bée, les yeux écarquillés, il assiste aux préliminaires amoureux du couple. Puis, émerveillé, il regarde s’accomplir la lente union charnelle de l’homme et de la femme. Irrésistiblement, il porte la main à son sexe, dressé pour la première fois. Sa laitance s’écoule, en même temps que les amants atteignent les cimes d’un plaisir indescriptible. Le sourire aux lèvres, Karol se rendort.

Roman enserre Ivana entre ses bras.

Pourquoi es-tu venue vivre ici dans ce bled perdu?

Pour me rapprocher de lui… N’as-tu donc pas remarquĂ© que cette agglomĂ©ration est habitĂ©e presque uniquement par des femmes ainsi que des enfants?

… Qui attendent l’improbable libĂ©ration de celui qu’elles aiment… Permets-moi de rester auprès de toi.

… Entre nous, il n’existe aucun lien rĂ©el, hormis celui que nous avons Ă©tĂ© unis au mĂŞme homme par l’amour… Tu as reconquis ta libertĂ© et tous les horizons s’éclaircissent devant toi.

Regarde-moi… Chaque matin, je dĂ©sire ouvrir les yeux sur ton beau visage. Il n’existe pas de plus grand bonheur. Je veux effleurer ton anima, conquĂ©rir ton coeur… et ensemencer ton ventre.

Bouleversée, Ivana l’accueille à nouveau à l’intérieur d’elle.

Veux-tu de moi?

Oui.

 

Un soir de fin d’hiver, après un repas inhabituellement copieux, du lièvre pris au collet installé par Karol, Roman, mine de rien, amène la conversation là où il le souhaitait.

Nous restons Ă  une heure de route du village voisin…

La voix grave claque sèchement.

Non! … C’est dangereux.

Décontenancé d’abord, Roman reprend, le ton ferme.

Je gagnerai juste ce qu’il nous faudra pour nous établir à Odesa, une question de quelques mois, tout au plus. Existe-t-il un avenir pour Karol, ici?

DĂ©jĂ , il en sait plus que ce qu’il pourrait apprendre dans une Ă©cole de la ville! … Nombre d’accidents sont arrivĂ©s dans cette mine : l’exploitant ne songe qu’à son profit au mĂ©pris de la vie humaine. Je ne veux pas te perdre! … Je porte notre fils.

À ces paroles, Roman se lève d’un bond et, fou de joie, fait virevolter Ivana dans les airs. Puis, penaud, il la repose sur le sol.

Un enfant en devenir n’est pas si fragile… Je te supplie de trouver un autre travail.

Mais j’ai cherchĂ©! En vain. Et puis, je ne descendrai pas dans les galeries puisque je suis chargĂ© du transport du minerai dĂ©jĂ  remontĂ© Ă  la surface! Un boulot facile, car je suis vigoureux et endurant… Ivana?

Pardonne-moi, Roman… Tu as raison… Soudain, je me suis trouvĂ©e saisie d’un sentiment de terreur tout Ă  fait irrationnel.
Il lèche les deux perles, rarissimes, hésitant à l’orée des yeux et l’embrasse.

La voix claire s’informe.

Qu’est-ce qui se passe?

Quel prénom aimerais-tu donner à ton petit frère?

… Euh… Je ne sais pas… Laszlo?

D’un signe de tête, Ivana approuve le choix de son fils à la question de Roman.

 

Roman se love au long du corps de sa femme. Sa grande main explore familièrement le ventre saillant de maternité.

C’est merveilleux de sentir s’agiter ce petit ĂŞtre! … Je pense souvent Ă  Yurij… J’imagine sa chaude tendresse nous enveloppant…

Je le ressens ainsi, aussi… Laszlo naitra dans moins de cinq semaines.

Demain, c’est jour de paie… Et j’ai donnĂ© ma dĂ©mission. Nous pourrons partir dès que tu le souhaiteras.

… Une nouvelle vie pour nous quatre… J’y crois presque… Je ne veux pas me rĂ©veiller de ce rĂŞve que tu as inventĂ©!

… Permets-moi de te prendre.

Avec dĂ©licatesse… Prends garde de me heurter… mon homme… Je t’aime.

Leurs êtres fusionnent dans l’amour.

Roman parti, Ivana vaque aux taches routinières, puis aidée par Karol commence à emballer leurs maigres effets. Plusieurs fois, elle est prise de malaises, inexplicables, même par son état. Au début de l’après-midi, elle perd brièvement conscience. L’oeil sévère, Karol, inquiet, l’enjoint fermement à prendre du repos et poursuit seul les préparatifs du départ, puis apprête le repas.

C’est également Karol qui ouvre la porte à l’inconnu d’aspect crasseux qui se présente.

Ivana Levytsky?

… Elle se repose…

Fais entrer notre visiteur.

L’homme s’assoit sur la chaise que l’enfant lui avance. Il accepte le gobelet d’eau avec reconnaissance. Alourdie par son fardeau, Ivana prend place en face de lui. Il presse ses mains l’une contre l’autre, manifestement hésitant.

Que se passe-t-il

… En consĂ©quence du coup de grisou de ce matin, six mineurs se sont retrouvĂ©s emprisonnĂ©s dans une galerie… Nous avons formĂ© des Ă©quipes afin de les tirer de lĂ … Au dĂ©but de l’après-midi, la voute s’est effondrĂ©e sur le groupe de secours… dont faisait partie Roman Tchoryk… Ce soir encore, nous poursuivons les recherches en nous relayant… Mais la production… Il n’y a guère d’espoir. Je suis dĂ©solĂ©… Je vous ai apportĂ© son dĂ».

… Merci de nous avoir prĂ©venus.

Il s’en va, les épaules affaissées. Karol se rapproche d’Ivana, exsangue.

Mère?

Roman a quitté la vie, au moment même de l’effondrement. J’en suis certaine : je l’ai ressenti dans mes entrailles.

Karol baisse la tĂŞte. De longues heures durant, ils restent silencieux, en attente immobile.

Ce n’est qu’à la nuit venue et à l’abri derrière son rideau que Karol laisse libre cours à son terrible chagrin : jamais plus il n’aurait de père, ni réel, ni inventé. Allongée, Ivana entend les sanglots étouffés et qu’elle ne peut consoler. Les larmes brulantes coulent en rigoles, de la commissure de ses yeux jusqu’à ses cheveux dénoués, étalés de part et d’autre de son visage tourmenté.

 

 Une douleur fulgurante vrille au ventre d’Ivana et la rĂ©veille en sursaut. Et elle est suivie d’une autre, ressentie moins d’une minute plus tard. Les machoires serrĂ©es, les gestes saccadĂ©s et les agissements rythmĂ©s par les contractions de la dĂ©livrance en cours, Ivana apporte près du lit un grand bol d’eau chaude, un couteau et des linges. Les fluides s’écoulent entre ses jambes. Elle se dĂ©fait de son vĂŞtement souillĂ© et s’assoit sur sa couche, puis s’accroupit, la colonne vertĂ©brale appuyĂ©e Ă  l’encoignure. Des heures durant et sans qu’aucune plainte ne franchisse ses lèvres, Ivana est en proie aux souffrances de l’enfantement. Sa respiration devient courte et vive. Elle change frĂ©quemment de posture mais c’est dans cette première position que nait Laszlo, tout petit et fragile puisqu’Ă©clos prĂ©maturĂ©ment.

Ivana serre le bébé tout contre sa poitrine, lui communiquant la chaleur de son corps. Délicatement, elle dégage les voies respiratoires obstruées. Il vagit, pousse un soupir et ouvre les yeux. Le reposant sur la couverture, la main tremblante, elle sectionne le cordon ombilical. L’enfançon fronce les sourcils. Il ne semble guère gouter le nettoyage qui s’ensuit et le manifeste en pleurant faiblement. Aussitôt langé toutefois, il se calme et sa bouche émet un bruit de succion. Béatement, retenant instinctivement le sein gonflé, il tète goulument. Ivana sourit à travers ses pleurs. Le petit apparemment rassasié, elle le dépose dans le berceau que Roman avait fabriqué, le mois précédent.

Ivana s’accorde un bref repos. Le placenta expulsé, vacillante, elle se lève. Lavée et habillée, elle nettoie la pièce et s’en va à la rivière, les bras encombrés. Au retour, elle dispose la lessive à sécher sur des cordes tendues. Elle rentre à l’intérieur.

Karol était penché sur le ber et contemplait son frère nouveau.

Quand je suis nĂ©, tu te trouvais seule, aussi… Lui, non plus, ne connaitra jamais son père.

Ivana hoquète et s’écroule sur le sol, jambes sciées. Karol s’assoit sur les cuisses de sa mère, entoure le cou et enfouit son nez juste à l’endroit où palpite l’artère de vie.

Je suis lĂ , maintenant.

Ivana l’enserre à l’étouffer.

Allons-nous partir pour Odesa?

… AussitĂ´t que… Demain puisque plus rien ne nous retient ici.

 

1898 Mais l’implacable destinĂ©e…

Le silence enfin revenu, Ivana, visiblement exaspérée, ce qui était rarissime, repousse le cahier et lance tout de go, le ton empruntant à l’aridité de l’erg.

Andrei, où se trouvait ton esprit quand tu as pondu ce ramassis que l’on pourrait qualifier de mémorable : « Ô printan, moi aller Pâri voir tourfl », le reste ainsi que l’orthographe à l’avenant?

Boudeur, le garçonnet joufflu baisse la tête mais tout en retenant manifestement son hilarité. Karol s’interpose avant que la situation ne s’envenime.

Ensemble, nous allons travailler sur cette composition, mère. Veux-tu?

Ivana acquiesce et s’éloigne.

MalgrĂ© le chahut antĂ©rieur, Laszlo dort toujours Ă  poings fermĂ©s, recroquevillĂ© sur le siège d’une luxueuse bergère. Son sommeil s’anime de rĂŞves souriants. Ivana observe les garçons, du mĂŞme âge, mais diffĂ©rents sous tous les aspects, penchĂ©s alternativement sur le dictionnaire et sur la grammaire. De toute sa vie, elle ne se souvient pas avoir perdu patience Ă  ce point. Cet enfant gâtĂ©…

Toute l’heure passe. De la fierté dans la voix, Karol annonce.

Nous avons réussi!

L’autre fait ostensiblement la moue. Il récite du bout des lèves, l’accent déplorable.

« Au printemps, j’irai à Paris voir la tour Eiffel. Je visiterai également le musée du Louvres, puis je me promènerai dans les jardins de Versailles. »

Elle lit les phrases, cette fois impeccablement écrites.

Pardonne-moi de m’être emportĂ©e, Andrei… Le français n’est pas une langue facile. Et…

À l’audition de forts bruits insolites et de cris perçants, les paroles de regret et d’encouragement meurent sur ses lèvres. Alarmée, Ivana se lève vivement. Laszlo se met à hurler. Ivana le prend tout contre elle. Instinctivement, les enfants se nichent sous les ailes protectrices, l’empêchant de s’enquérir.

 

En raison de leurs coupables activités d’espionnage au profit de la France et pour trahison, les parents d’Andrei sont condamnés à subir la peine de mort. Leur soi-disant « complice », Ivana Levytsky, préceptrice de son état, suspecte de facto en raison de son passé « chargé », ses deux hommes ayant été emprisonnés pour sédition, écope de trois années de réclusion. Les enfants sont recueillis par l’orphelinat.

Six mois plus tard, malgré les soins de Karol, ô combien dérisoires, mais désespérés, Andrei, de constitution délicate le rendant particulièrement fragile aux privations, meurt d’une fluxion de poitrine.

 

1901 Malgré l’accalmie

Trainant à la remorque son jeune frère, Karol s’avance lentement vers Ivana. Il a grandi, mais s’est émacié. Un léger duvet recouvre sa lèvre supérieure. Le garçonnet qui l’accompagne, tout rondelet, un peu effrayé, mais le regard hardi, envisage la très grande femme qui se tient au milieu de la salle.

Vous êtes ma mère. Vous avez un gros ventre.

… C’est que je porte votre soeur…

J’ai pris soin de Laszlo comme tu l’aurais fait.

Terrassée par l’émotion, Ivana tombe à genoux. Des larmes coulent sur ses joues.

Notre famille est à nouveau réunie, mère.

Karol s’agenouille et caresse doucement la chevelure désormais argentée. Il s’assoit sur les cuisses d’Ivana, entoure le cou et enfouit son nez juste à l’endroit où palpite l’artère de vie. Laszlo rit. Tant bien que mal, il imite son ainé.

 

1913 La fuite de la dernière chance

Avec des gestes empreints d’une tendresse toute maternelle, Ivana borde Irina. L’enfant sourit, puis ferme les paupières. La mère caresse la joue lisse et sort de la pièce. La lassitude marque ses traits, davantage accusés mais sans trace de la moindre ride. Elle se poste à la fenêtre. Son attitude crispée reflète l’inquiétude. Elle sursaute au coup de loquet, inattendu. En apercevant son visiteur, son visage prend la dureté du marbre.

Je sollicite humblement un entretien, Ivana.

Disparaissez de ma vie.

Alors que la porte se referme, l’homme la bloque de son pied.

Écoutez-moi! Il en va du destin de vos fils!

À contrecoeur, Ivana le laisse entrer. Petit, à demi chauve, bedonnant, sans caractéristiques autres que celles d’un anonyme fonctionnaire de l’État.

L’intrus l’envisage. Ses petits yeux porcins l’étudient, indéfinissables.

Vous ĂŞtes toujours aussi belle, et fière, et arrogante mĂŞme…

… Vous n’avez certainement pas fait tout ce chemin pour vanter ma beautĂ© et mes travers. Alors?

Je travaille dans le coin dorĂ©navant… Une promotion singulière, certainement politique, mon prĂ©dĂ©cesseur faisant ombrage… Maintenant je n’ignore plus rien de vous… Votre vĂ©ritable nom aussi… Et pourquoi.

… Le Dnipro a tant entrainĂ© d’eau que dĂ©sormais plus personne ne vit encore pour s’intĂ©resser Ă  mon sort. Votre quĂŞte a constituĂ© une absurditĂ©.

J’ai également pris douze ans de ma vie à tenter de comprendre.

Et qu’est-ce qui vous le commandait?

Le remords.

Partez, je vous en prie.

Non. Ce soir, je viens chercher mon pardon.

Jamais.

L’homme fait quelques pas en direction de la sortie. Il se retourne vivement.

Karol et Laszlo sont des tĂŞtes brulĂ©es, particulièrement le cadet… L’ainĂ© suit, pour le protĂ©ger sans aucun doute, d’après le rapport de mon agent en place…

Que voulez-vous dire?

Le groupe auquel ils ont adhĂ©rĂ© prĂ©pare une action d’éclat, violente, de rĂ©bellion. Nous leur avons tendu un piège…

Il parle longtemps et fournit tous les détails à l’appui. Il conclut.

Ce n’est pas… souhaitable que vos fils connaissent le mĂŞme sort que leurs pères respectifs…

Livide, Ivana conserve le silence.

Voilà en quoi vous me pardonnerez : je leur laisse vingt-quatre heures de grâce pour quitter le territoire, définitivement.

… Comment?

Au port, des cargos sont amarrés en partance pour l’Amérique. Ceci constitue leur seule chance de survie. C’est tout ce que je peux faire pour les sauver.

L’homme la fixe, l’implorant du regard. Ivana ferme brièvement les paupières.

Pourquoi?

Parce que je vous aime. Je passe le reste de mon existence à expier les torts que je vous ai fait subir, lors que j’exerçais le pouvoir absolu sur vous.

Il se détourne et ouvre la porte.

… Je vous pardonne… Serguei.

Les épaules affaissées, il murmure en sortant.

Merci… Nous avons conçu une bien belle enfant… Adieu, Ivana.

 

Lorsque Karol et Laszlo rentrent tardivement, Ivana, les yeux rougis, mais secs, les attend. Le premier, intuitif, l’interroge. Ivana ne répond pas tout de suite.

D’où venez-vous?

… De la librairie… Laszlo est venu me donner un coup de main après le collège…

Pour l’inventaire.

Vous mentez!

Posément, fournissant tous les renseignements, Ivana leur fait l’exposé de la conspiration qui se trame et dont aucun aspect ne demeure inconnu du chef de la police secrète. Au fur et à mesure de sa narration, les deux hommes sont transformés en statues de sel.

Mais comment?

Ne pose pas de question, Laszlo… Plus tard, ton frère t’expliquera ce qu’il a certainement compris entre les lignes, Ă©tant donnĂ© ce qu’il sait.

Karol confirme d’un signe de tête.

Vous disposez de moins de vingt-quatre heures de répit pour quitter ce pays, qui n’existe pas.

Mère!

Autrement, le sort de vos pères, voire pire, vous attend, inéluctablement. Faut-il que je vous décrive les détails d’une existence carcérale, ou bien encore que je vous narre le déroulement précis d’une exécution pour vous convaincre de fuir?

TĂŞtes basses, ils conservent le silence. La voix rauque continue, fragile et tremblante.

Partez, pour les États-Unis. Par bateau. Commencez une nouvelle vie mais surtout préservez-la : vous ne possédez que cela et il n’existe rien qui vaille de la sacrifier.

Mais nous devons prĂ©venir…

C’est trop tard : ils se trouvent d’ores et dĂ©jĂ  sous sĂ©questre! Fuyez, je vous en conjure! … Allez prĂ©parer quelques affaires, le minimum, car vous emporterez aussi ce sac : il contient de la nourriture non pĂ©rissable, sauf le pain qui devra ĂŞtre consommĂ© d’abord, de l’eau, ainsi que du vinaigre pour allonger son temps de conservation.

Les adieux les déchirent en lambeaux. Dans sa cachette idéale, sous le canapé, la petite fille se recroqueville sur elle-même.