Le lac du revenant (Spirit Lake)
Louise Gauthier
Chapitre 2 : La liberté détenue/retenue
1914 Le Grand déménagement en Abitibi
La jument bai pourtant vigoureuse peinait à franchir les raidillons et les nombreuses congères qui parsemaient le chemin sinueux. Ses naseaux fumaient sous la froidure hivernale sèche et rigoureuse à peine atténuée par l’ensoleillement rendant aveuglante l’étendue neigeuse semée çà et là de quelques bosquets d’érables dénudés et de conifères malingres. La carriole écarlate brinquebalante sur ses larges skis troublait le silence sépulcral. Elle transportait une masse formant vaguement silhouette humaine, toute emmitouflée qu’elle était à l’intérieur d’une informe pelisse de couleur indéfinissable surmontée d’une toque de fourrure enfoncée jusqu’aux yeux fermés. Seul le nez proéminent, carmin en raison du froid, indiquait la nature de l’être profondément endormi sur l’étroit siège de bois.
La pauvre bête, manifestement parvenue d’elle-même à bon port, s’arrête pile devant une petite grange tout de guingois ruinée par les intempéries et hennit plusieurs fois réveillant finalement l’homme, lequel regarde alentour l’air étonné. Il s’ébroue vivement. Après avoir ouvert le portail bancal, il mène son attelage à l’intérieur. Il s’acquitte consciencieusement et méticuleusement bien qu’avec une certaine brusquerie dans les manières du confort de l’animal épuisé et qui l’avait bien mérité. Après l’avoir pansé, nourri et abreuvé, il ressort du batiment chargé d’une caisse de respectables dimensions et semblant lourdement lestée. Avant même qu’il ne soit rendu au seuil, la porte de l’humble et minuscule maisonnette s’entrebaille, puis s’ouvre en grand. Soufflant, il dépose son encombrant fardeau.
De quoi tenir un bon mois, au prix que ça a couté!
Le silence répond aux paroles rogues.
Il se débarrasse de ses vêtements d’extérieur et tend ses larges mains au-dessus du poêle de fonte occupant près du quart de la cuisine. Environ la cinquantaine, les traits durs taillés à la serpe, peu empatés mais non dépourvus d’une austère beauté brune. De stature supérieure, bien en chair mais sans graisse superflue, il est revêtu d’une chemise de flanelle à carreaux rouges et blancs ainsi que d’un pantalon de coton foncé mal fagoté, maintenu à la hauteur de la taille par des bretelles bariolées. Avant même qu’il exprime le moindre désir, un grand bol fumant de soupe aux pois, d’épaisses tranches de pain, du beurre et un gobelet d’eau lui sont servis sur la table. Sans mot dire, il s’assied à l’extrémité de la banquette et se met à manger l’odorante préparation. Ce n’est qu’après avoir soigneusement nettoyé l’écuelle avec son dernier quignon qu’il lève les yeux sur la femme occupée à ranger les provisions hétéroclites rapportées. Il se met à l’observer, captivé. Des cheveux de neige relevés en chignon épais surmontent un beau visage d’albatre épuré et rondelet, sans âge. Ses vêtements rapiécés, uniformément gris, dissimulent mal une forte carrure mais tout en courbes harmonieuses. Ses mains blanches aux longs doigts fins s’activent comme des abeilles et fascinent le regard. Ce que la dame, plutot petite, touche se redresse, s’étale, prend sa place, s’ordonne ou se plie.
Lorsqu’elle a fini sa tâche, l’homme entame tout de go, la mine résolue.
Ma chère épouse au début du printemps nous irons nous installer en Abitibi!
Ladite pose ses prunelles translucides sur son mari et constate d’un ton parfaitement neutre ce qui lui semble de toute évidence flagrant.
Vous avez bu, monsieur.
Un couple de petits verres pour se réchauffer seulement, en compagnie de l’agent des terres : rien pour perdre le nord et tout pour le gagner!
Il s’esclaffe de son propre humour, hermétique. Imperturbable, l’autre patiente jusqu’à la fin de l’accès d’hilarité.
Que je vous explique : contre un engagement à les exploiter, le gouvernement nous octroie, gratuitement, quatre lots contigus, dont la moitié en bordure d’un lac étendu et traversés par une route quasiment toute tracée. Avec le ménage, nous prendrons le chemin de fer puisqu’il se rend jusque-là après avoir vendu les babioles que nous possédons en superflu. Les biens que nous aurons réalisés nous permettront d’acquérir ce qui nous manquera pour construire notre nouvelle maison… Une très grande, sûrement autant que le manoir où vous habitiez sur le vieux continent… L’année prochaine, je pourrais même batir un étage!
Mais nous commençons tout juste à voir le bout de la misère et…
Le silence s’éternise. Elle s’assoit à l’extrémité diagonale opposée de la table.
Qu’est-ce qu’il y a, là-bas?
… La nature dans toute la grandiose splendeur créée par le Seigneur! … Et un bourg en développement mais la porte à côté… enfin, à moins d’une demi-douzaine de milles à l’ouest, je crois.
… Notre dernier-né sort à peine du berceau.
… L’autre nous aidera.
Eugénie est aussi votre fille, même si notre sang ne coule pas dans ses veines!
Je sais, je sais! Elle nous sera d’une grande assistance, le temps que Laurier prenne de la graine. Onze automnes et déjà un petit homme, celui-là!
… Comme à l’accoutumée et quoi que j’en dise, vous n’en ferez qu’à votre tête… Tout est signé, donc.
… Sans vous, Émilie, je ne peux rien… À Saint-Gervais, nous végétons mais avec près de trois cent cinquante acres, nous deviendrons de riches propriétaires terriens en dedans de quelques années puisqu’il parait que la coupe de bois rapporte gros! Et, l’hiver, je ne travaillerai plus à la tannerie, comme cela vous en déplait tant et pour un salaire de crève-la-faim! Et pensez à notre descendance : ils auront de l’espace pour agrandir leur domaine! … Et puis, peut-être que… Eugénie finira par trouver là-bas un brave époux : c’est grand temps à vingt ans, d’autant plus que par ici les prétendants ne se précipitent pas aux portes!
… Qui prend mari prend pays : je vous ai épousé, Idola.
… Le regrettez-vous, madame?
… Nous avons cinq magnifiques enfants… Toutefois, je pose quelques conditions à suivre, une fois encore, votre mirage : nous n’en aurons plus d’autres et quoi qu’en pense monsieur le curé, ou même le saint Pontife, et nous emportons, bien entendu, mon piano.
Mais… Cette fois, il s’en est fallu de peu que je perde vos deux vies ! … Enfin, ce que femme veut…
À votre place, je m’abstiendrais d’élaborer sur le sujet.
Des pleurs retentissent. Émilie se lève vivement et s’en va dans la pièce à côté, leur chambre, le laissant à son miroir aux alouettes. Idola gagne sa chaise berçante. Il bourre sa pipe, l’allume et respire en profondeur une bouffée délétère. Un air de contentement béat se peint sur sa figure burinée. La soif d’aventures et l’envie d’abondance éclairent son regard, autrement sombre et tourmenté.
Le soir venu, aussitôt dans leur lit et la lumière éteinte, Idola dégage son sexe tumescent du caleçon et relève la chemise de nuit d’Émilie. Il se love derrière elle.
Je croyais m’être bien fait comprendre, monsieur.
… Mais je peux…
L’existence d’Aurélien démontre hors de tout doute, que vous maitrisez difficilement vos pulsions… Je ne souhaite pas perpétuer ce genre de rapports, lesquels s’avèrent immanquablement douloureux, surtout depuis sa naissance.
… Vous me faites cruellement payer, et mes faiblesses, et mes décisions, madame Gaboriau… Mais soit, je respecterai votre souhait.
Bonne nuit, Idola.
… Vous de même, Émilie.
Au grand dam du reste de la famille, Idola brade tout le « superflu », à vrai dire la quasi-totalité de leur maigre ameublement, y compris leurs lits. Ils ne gardent que les objets d’utilité courante : la machine à coudre, la psyché, sauvée in extremis de la vente par Émilie ainsi que la chaise berçante, chère à Idola. À l’insistance de Laurier, lequel s’était attaché à l’animal, son père consent du bout des lèvres à emmener la jument bai, pourtant mature depuis longtemps, plutot que de la vendre et en acquérir une autre plus jeune sur place.
Fin mars, des voisins les aident à charroyer jusque dans le wagon le lourd instrument de musique, de même que le poêle de fonte et la truie, laquelle chauffait auparavant les deux chambres du grenier. Ils emportent aussi des appareils aratoires, des outils de menuiserie et du matériel de construction, en fait tout le nécessaire, hormis le bois, en abondance là-bas. Aspect vie quotidienne, Émilie avait acheté de grandes quantités de coupons d’étoffes variées ainsi que des accessoires de couture, et avait emballé dans des caisses solides des ustensiles de cuisine, de la vaisselle de grès, toutes les denrées sèches possibles, de même que des herbes séchées, des marinades, des confitures ainsi que des viandes et des légumes qu’elle avait mis en conserves.
Quelques nuits plus tard d’un voyage lent et extrêmement éprouvant à bord d’un train asthmatique, ils débarquent, harassés et grelottants, avec tous leurs fourbis, en gare d’Amos, croyant erronément être rendus à Spirit Lake. Dans cette contrée nordique, au-delà du quarante-huitième parallèle, l’hiver, tenace, persiste encore. À vue de nez, environ quatre-vingts familles de colons composent cette agglomération, qui s’enorgueillit de quatre magasins, d’un restaurant, de trois hôtels, d’un bureau de poste et d’une chapelle-école. Le demi-millier d’Amossois vit, non loin les uns des autres, dans des conditions qu’Émilie qualifie, en son for intérieur, de « précaires ».
Estimant que leurs modestes moyens ne leur permettaient pas le « luxe » hôtelier, Idola s’enquiert d’alternatives. Ainsi, Aurélien et sa mère trouvent gite temporaire chez l’habitant. Les fillettes, Andrée-Anne, trois années, et Ève-Lyne, huit ans, sont hébergées dans un second foyer. Quant à Laurier et Eugénie, ils suivent le père ainsi qu’un trio d’aides, engagés au prix fort selon le barème d’Idola, avec leurs attelages. Péniblement, les quatre hommes chargent toutes les possessions de la famille dans les chariots munis de skis. Les chevaux renaclent mais peinent laborieusement plusieurs heures durant sur des chemins rudimentaires. Un peu passé midi, à l’orée de la terre des Gaboriauau deuxième rang, ils délestent les pauvres bêtes et empilent les caisses tout autour du piano. Ils recouvrent le tout d’une bâche. Entretemps, Eugénie, aidée de Laurier, a fait un feu à l’abri du vent sec et glacial et y a mis à chauffer leur diner, des conserves de fèves au lard et du thé. Elle a également préparé du foin et de la neige fondue pour les animaux. Ensuite, Idola, s’aidant d’une carte succincte et d’une boussole, entraine tout son monde à travers bois. À certains endroits, la forêt croissait si dense qu’ils éprouvent du mal à se déplacer et doivent se diriger en lacet.
À deux heures de l’après-midi, ils parviennent au site choisi par le seigneur des lieux pour établir son campement, à environ un demi-mille du lac : une clairière environnée de conifères, principalement et comme partout aux alentours ainsi que de rares talles de fluets bouleaux blancs. Après une pause où ils fument une pipe, ils se mettent au travail. Vers la fin de l’après-midi, ils ont abattu, ébranché et coupé suffisamment de bois pour construire un abri sommaire, puis y installer la truie. Ensuite, les bons samaritains, dûment payés en espèces sonnantes et trébuchantes, regagnent leurs foyers respectifs.
La jument bai, répondant au doux nom de Cocotte, est logée dans son étroite stalle improvisée. Laurier en prend soin pendant qu’Eugénie fait réchauffer leur repas, du ragout de porc canné, lequel est accompagné de pain de bucheron. Morts de fatigue mais bien au chaud et après avoir récité le bénédicité, ils mangent, à même les contenants, éclairés par des bougies fichées en travers des boites de métal, celles qui avaient contenu leur diner, et se désaltèrent de neige bouillie. Peu après les graces, suivies de la récitation balbutiante et obligée du chapelet, ils s’enroulent dans des couvertures, et se couchent sur le sol rugueux et cahoteux de leur cabane où ils s’endorment aussitôt.
Jusqu’au samedi, soit durant six jours pleins, ils triment inlassablement, du lever au coucher du soleil, à défricher quatre fois l’espace qu’occuperait la future maison. Idola abattait les arbres, des épinettes blanches de six pouces de diamètre pour la plupart, Laurier ébranchait et Eugénie écorçait. Les branches sont mises de côté et s’entassent au milieu. Ils brulent les copeaux et les branchettes pour se chauffer puisque les températures en étaient de fin d’hiver : environ -10 o C diurnes et -20 o C nocturnes. Fourbus, ils rentrent à Amos à la tombée du dernier soir, particulièrement rigoureux.
Idola doit porter Eugénie jusque chez les Audet parce que les pieds de la jeune femme ont gelés en cours de route. Il dépose son encombrant fardeau sur la couche qu’on lui désigne et, grommelant, part aussitot chez les Mercier en compagnie de Laurier. Émilie pare d’abord au plus pressé : réchauffer les extrémités. Elle enlève les bottillons beaucoup trop légers ainsi que les bas de laine. Elle pince les narines à l’odeur fauve qui en émanent. Pendant que Démerise Audet prépare une cuve d’eau tiédie, elle presse délicatement les orteils. Eugénie la regarde faire, muette, indifférente. Heureusement, ce ne sont que de simples engelures. Georges-Henri et Victor, son fils, apportent le bain et les accessoires de toilette. Aussitôt la porte refermée, Émilie aide sa fille à se dévêtir et à s’y recroqueviller. Elle la savonne entièrement, la rince, l’assèche, la revêt d’une chaude chemise de nuit en flanelle et la borde. Elle s’assied au bord du lit et lui prend les mains.
As-tu faim?
J’ai besoin de lait, maman, en quantité.
En moins de cinq minutes, le pichet est vidé à la régalade. Affectueusement, Émilie fait disparaitre avec son mouchoir de dentelle la fine trace blanchatre ourlant les lèvres pâles.
Je vais demander à Idola de trouver quelqu’un pour te remplacer : ces taches dépassent les forces féminines! Et Laurier n’ira plus : sa jeunesse…
Laissez tomber, maman : ce ne serait plus notre maison, autrement! Et mon frère se montre si fier de la construire avec son père. Cela les rapproche, aussi. Vous habiterez la plus belle et la plus grande de tout le comté, je vous l’assure!
Émilie retient les larmes qui menacent de jaillir. Le « notre » et les exclamations se trouvaient assez explicites pour faire taire son appel à la raison. D’autant plus qu’Idola n’arrêtait pas de faire ressentir à Eugénie qu’elle était une intruse dans la famille.
Soit, ma fille. Alors, dis-moi, au moins, ce qui permettrait d’améliorer ton sort.
Des bottes et des mitaines plus chaudes; pour Laurier aussi… Si j’étais née homme, je vous préciserais également des pantalons… Je veux dormir.
Elles s’embrassent avec toute la tendresse du monde.
J’admire ton courage, mon Eugénie.
Je vous aime, maman. Bonne nuit.
Elle ferme les yeux. Émilie éteint la lampe et s’en va sur la pointe des pieds. Avant de sombrer d’épuisement, la jeune femme pleure tout son soul.
Le lundi dès l’aube, Idola arrête l’attelage devant la maison des Audet. À la vue d’Eugénie, il est bien près de se trouver victime d’une attaque d’apoplexie. Émilie intervient.
Calmez-vous, mon époux. Quand on oblige une femme à accomplir un travail masculin, on doit au moins l’équiper en conséquence : alors, en pantalons, elle restera!
En sus des larges culottes de laine, Eugénie porte les chausses et les moufles de Victor, cousues de peau de castor et troquées l’année précédente à des Algonquins campant dans la région. Laurier accepte avec reconnaissance le paquet qui lui est destiné. Idola finit par se détourner sans rien dire. Ils repartent.
La température penchant vers la clémence, la corvée s’avère un peu plus facile. Comme il n’a pas neigé, ils allument un feu d’abattis. Les braises éteintes, et mettant à contribution la haridelle récalcitrante, ils essouchent le terrain, puis l’aplanissent grosso modo à la pelle. À même la terre, ils posent des fondations de pierre. Ensuite, ils alignent méticuleusement les billes de huit pouces, soigneusement équarries à quelques lignes près, obtenant ainsi un carré de douze pieds. Ils en préparent deux nouveaux, de mêmes dimensions, de part et d’autre du premier.
La semaine d’après, ils élevent les deux murs de soutènement à la hauteur de neuf pieds. Idola découpe deux cadres de porte et il cale des madriers, verticalement et horizontalement. Ils commencent à batir l’extérieur en pièces emboitées mais ils ne terminent qu’à la période suivante. Une autre est nécessaire pour les dix ouvertures prévues. La dernière est consacrée au plafond, lequel servirait éventuellement de support au plancher pour l’étage. Ils construisent un toit temporaire de bois rond, pentu pour éviter les accumulations neigeuses, et le recouvrent de papier noir à lambris. Au terme de leur dernière tache, de la satisfaction dans la voix, Idola conclut.
Dès lundi, tout le monde participera. J’irai faire scier des planches pour assembler les portes et poserai les chassis. Nous réaliserons les raccordements avec des lattes de bois. Vous tirerez des joints au mortier. Ta mère et ta soeur s’occuperont en dedans.
Notre foyer, papa.
Oui, fils, celui de notre famille.
Idola évite de regarder Eugénie. Elle n’émet aucun commentaire mais rentre les épaules.
Le même trio d’aides revient leur prêter main-forte pour transporter leurs possessions à l’intérieur de la propriété, ce qui nécessite une demi-journée de labeur, « trop cher payé » selon Idola. Le gros de l’aménagement prend une dizaine de jours. Tel qu’un habitant le lui a montré, Idola fabrique, avec des rondins d’épinette, cinq petits lits et un grand. Recouverts de rameaux du même arbre, coupés « à temps perdu » en quantité astronomique par Ève-Lyne et Émilie, et formant matelas, ils s’avèrent relativement confortables, une fois garnis d’une catalogne et d’un drap de flanelle superposé. Pour Aurélien, Émilie ajoute une alèse, car celui-ci, entrainé à la propreté depuis trop peu de temps et perturbé par le déménagement, « s’échappe » fréquemment, la nuit surtout, malgré la proximité de la catherine. Idola élève les cloisons intérieures avec des billes de quatre pouces méticuleusement équarries. Émilie coud de longs rideaux en assemblant des bouts d’étoffes hétéroclites mais en prenant soin d’harmoniser les couleurs et les dimensions. Drapés sur des fils de fer tendus, ils protègent l’intimité de chacun, en plus d’habiller les fenêtres. Les caisses vidées servent de rangement dans les chambres et dans la cuisine. Idola construit un comptoir et une armoire. Il aménage également un caveau à provisions creusé avec peine à même le sol encore partiellement gelé.
Idola, aidé fidèlement par Eugénie et Laurier, défriche trois rectangles de terrain à environ un quart de mille de la demeure. Ils allument des feux d’abattis. Après le nettoyage, les morceaux sont hersés et ensemencés, l’un de fourrage et l’autre d’avoine; le troisième est confié à la responsabilité d’Émilie, car il constituerait le potager. Celle-ci le divise et y seme, en temps voulu, des quartiers de pommes de terre germées, pour la première moitié et des légumes ainsi que des herbes, pour la seconde. À bonne distance de la maison, ils creusent une fosse destinée à recevoir les déchets domestiques, rares, qui ne pouvaient pas être récupérés ou brulés, ainsi qu’un lisier, car les déjections humaines et animales seraient utilisées comme engrais. Ils élevent ensuite, non loin du logis cette fois, une grange d’un étage et demi de hauteur, improprement nommée car elle remplirait également les fonctions d’étable, d’écurie, de porcherie et de fenil; le campement d’origine devient un poulailler. En plus des poules, Idola achète un coq, une vache rousse en lactation et un porcelet, déjà bien dodu, lequel fascine Aurélien.
L’été d’Ève-Lyne se révèle infernal. Son délicat épiderme lilial fait les joies successives des maringouins, mouches noires, brulots et autres bestioles vampiriques. Alors que les autres se trouvent à des degrés divers incommodés, la fillette est littéralement tourmentée. Sa peau montre, comble de malheur, une intolérance à l’huile anti-moustique. Le soir, ils prennent l’habitude de chasser les hôtes indésirables en enfumant les êtres. Aussi, Émilie confectionne une moustiquaire pour que l’enfant connaisse, au moins, des nuits paisibles. Un linge imbibé d’eau et de bicarbonate de sodium passé sur son corps parvenait à apaiser les démangeaisons pour quelques heures et aidait à la cicatrisation rapide des piqures ou des morsures. Les temps d’infestation, Ève-Lyne les passe, le plus souvent possible, dans son abri de fortune, lisant ou relisant avidement les romans d’aventures et les livres d’histoire que leur faisait parvenir, de temps en temps, Jérémie, leur oncle mythique du vieux pays.
Un soir d’automne, après l’incontournable récitation du chapelet en famille, Émilie s’installe au piano, récemment accordé par ses soins, et interprète en enfilade et deux heures durant, des partitions de Mozart, de Chopin et de Beethoven, ses compositeurs préférés, puis d’autres de son crû. Idola s’était assis sur la chaise berçante, sa pipe taillée dans un épi de maïs séché à la bouche. Les enfants et Eugénie se trouvaient dans leurs lits et écoutaient, oreilles béantes, la symphonie, grave, vibrante mais un peu triste et mélancolique, de leur nouvelle vie.
Ailleurs dans le monde, les tensions entre les empires d’Occident allaient croissant comme suite à des luttes intestines et à des conflits de territoires. Les belligérants étaient d’un côté, la Grande-Bretagne, la France et la Russie et de l’autre l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie. L’assassinat de l’héritier du trone austro-hongrois, François-Ferdinand de Habsbourg ainsi que de son épouse morganatique, Sophie Chotek, duchesse de Hohenberg, le 28 juin, à Sarajevo, province autrichienne de Bosnie pronant des velléités d’indépendance, déclenche les hostilités de ce qui allait devenir un mois plus tard la Première guerre mondiale. Fidèle colonie de la Couronne britannique, le Canada impose l’enregistrement, puis l’internement dans vingt-quatre camps, de près de huit mille six cents ressortissants, non naturalisés pour la plupart, issus de nations ennemies.
Idola rentre bien après l’heure habituelle mais la mine réjouie.
Émilie ! Avec d’autres, j’ai été engagé pour ériger des batiments à un mille de chez nous à peu près mais pas loin du lac pour le gouvernement fédéral. Cela nous permettra d’ajouter du superflu à l’ordinaire!
Qu’est-ce qu’on batit, particulièrement?
Des édifices pour les officiers et les soldats ainsi que quelques baraques destinées aux prisonniers.
Une prison, ici?
J’ai cru comprendre que ce sera un camp de détention pour de dangereux criminels de guerre.
Interdis aux enfants de roder aux alentours! … Tout de même, c’est bien étrange… « De dangereux criminels de guerre »?
Des étrangers. En tout cas, des ennemis de l’État.
1915 Spirit Lake, camp de détention
Le camp de détention de Spirit Lake ouvre grand ses portes le 13 janvier 1915 et sa sinistre fonction se poursuit jusqu’au 28 du même mois de l’année 1917. Au fil du temps, l’enceinte accueille jusqu’à mille deux cents prisonniers, dont une soixantaine avec leur famille, des Galiciens et des Ruthènes pour la majorité d’entre eux. Ceux-ci sont gardés sous l’oeil vigilant de plus de deux cents officiers et soldats. Couvrant une superficie d’environ mille deux cents acres de terrain densément boisé, isolé du reste de la province de Québec par trois cents milles de forêt et imprégné d’un climat nordique extrêmement rigoureux, le camp de détention de Spirit Lake apparait aux captifs grelottants débarquant du train qui les avait amenés sur les lieux comme la destination du bout du monde. Cernée par une haute cloture de barbelés, l’enceinte comporte huit bâtiments de vingt-sept par soixante-quinze pieds dont chacun devait accueillir entre cent et cent vingt-cinq détenus ainsi que les installations d’intendance, en plus de celles réservées à la garnison. Quelques civils, dont deux médecins et un interprète, y oeuvrent. L’approvisionnement est assuré par les commerçants d’Amos. Les conditions sanitaires n’étaient pas négligées puisque les installations comportaient des baignoires avec eau chaude et froide ainsi que des latrines.
Conformément à la convention de La Haye sur le traitement des prisonniers de guerre, ceux-ci ont droit à des conditions de détention égales à celles des militaires du pays et peuvent être employés à trois genres de travaux. Seules les taches liées à la subsistance, au confort et à la propreté s’avéraient obligatoires. Pour vingt-cinq cents par jour, un détenu pouvait accepter de travailler pour le gouvernement canadien à la construction ou à la réparation des batiments ainsi qu’au défrichement. Ainsi, près de quatre cents volontaires ont défriché quelque cinq cents acres de terre cultivable et ont établi les bases d’une ferme expérimentale, en plus de participer à la construction de routes ainsi qu’à la pose de drains et de conduites d’eau. Suite à des ententes intervenues avec des entreprises privées, principalement la compagnie des Chemins de fer nationaux, une quarantaine d’hommes ont été affectés, au salaire quotidien d’un dollar et cinquante cents et durant une dizaine d’heures par jour, à l’entretien de la voie ferrée, des locomotives et des wagons, notamment sur la ligne Cochrane-La Tuque.
Aspect vie quotidienne, les captifs disposaient de temps libre, jouissaient de la liberté de mouvement à l’intérieur de l’enceinte cloturée, faisaient de longues promenades sous escorte armée, pouvaient, moyennant censure, recevoir ou envoyer de la correspondance, voire des colis et, à certaines heures, fumer. Le temps était réglé par un appel nominal deux fois par jour dans la cour centrale ainsi que par le couvre-feu de vingt et une heures.
Toutefois, la privation de liberté, la monotonie de la détention, l’obligation du travail manuel, la routine du règlement pesaient et ont conduit certains à la folie. D’autres ont dû faire face à des mesures disciplinaires, variant de six journées de corvée à neuf jours de prison, pour des manquements à la bonne conduite, le refus d’effectuer un travail obligatoire, ou des essais avortés de fabrication d’alcool domestique. Malgré une étroite surveillance et le risque de se faire abattre, il y a eu une quarantaine de tentatives d’évasion, dont l’une a connu une issue tragique. En raison des dures conditions d’existence, beaucoup de détenus ont été atteints de tuberculose.
Provenance : http://www.infoukes.com/history/internment/
1917 La tragédie
Distraitement, Eugénie pianote sur les touches noires les premières mesures de « Au clair de la lune ». Aussitôt, Idola se lève de sa chaise berçante et, avec brusquerie, rabat le couvercle de l’instrument à cordes frappées sur les mains féminines. Elle retient un hurlement de douleur. Il maintint une pression durant un moment puis la relache. Lui tournant le dos, il enfile son manteau et sort au dehors. Eugénie pleure sa perte de toutes les larmes de son corps : le piano, la voix de l’âme d’Émilie, l’archange à la chevelure de neige, s’était tu à jamais, tout comme sa mère bien-aimée.
Le soir venu, dans sa chambre, toilette faite et pudique chemise de nuit de coton enfilée, Eugénie s’installe au lit, assise en tailleur, l’oreiller entre ses genoux et, par dessus, un épais cahier rigide à la couverture brun foncé, son journal intime. La lueur de la chandelle accentue ses traits aux yeux gonflés par le chagrin. Elle trempe la plume dans l’encrier, en équilibre précaire sur la page de gauche, et commence à écrire.
« Je me remémore cette conversation comme si elle avait eu lieu hier. Ce jour-là, je pétrissais la pâte à pain pendant que maman barattait la crème. Ses gestes mille fois répétés étaient empreints de lassitude. Lorsqu’elle s’est rendu compte que je l’observais, elle m’a souri. J’ai cessé mon ouvrage, je lui ai pris les mains et je l’ai menée s’assoir dans la chaise berçante. Je me suis installée par terre et j’ai posé la tête sur ses genoux. Elle a caressé ma chevelure. « Alors que vous avez toutes les raisons du monde de vous trouver triste, je vous vois sourire… » « Et pourquoi le serais-je? » « Vous qui viviez dans l’aisance, en France, vous travaillez vaillamment, de l’aube jusque bien après le coucher du soleil, inlassablement et de jour en jour, telle une condamnée à perpétuité… Le père… ne vous traite pas avec tous les égards, aussi… Mais vous souriez, pourtant… » « Le bonheur, ma grande, est un état d’être, il consiste en la capacité de s’imprégner des moments d’exception et d’y alimenter sa substance. Ainsi, l’instant où la dernière larme disparait de la joue de l’enfant consolé contre mon coeur, la beauté éphémère d’une fleur qui me fait m’agenouiller d’admiration pour mieux la contempler, la goutte de lait qui déborde des lèvres du bébé allaité à mon sein et son soupir de contentement ravi, la perfection d’un scherzo qui émeut la sensibilité musicale; si tu vis quotidiennement un seul de ces petits bonheurs, alors tu auras vécu une vie heureuse, malgré la dureté implacable de l’existence… Lorsque je commets une erreur, je tente de la réparer, autant qu’il soit possible de le faire mais les conséquences sur lesquelles je ne peux agir ne suscitent jamais le remords ou le regret, lesquels s’avèrent inévitablement stériles. Je fais avec la réalité et tente d’en tirer le meilleur parti. » « Mais encore, maman, n’êtes-vous jamais lasse de tant de labeurs? » « Souvent, Eugénie. La musique m’aide à composer avec ma fatigue. Quand je joue, mes doigts deveviennent des extensions de mon âme et j’oublie tout le reste. » « Et Dieu? » « … J’avoue entretenir des rapports distants avec le Très-Haut. À vrai dire, il occupe une partie minuscule de mon esprit… Mais je ne devrais pas te parler ainsi, moi qui tente de vous élever dans la foi chrétienne, votre père étant un fervent catholique. » « Est-ce que vous croyez qu’à notre mort, nous irons au paradis ou en enfer? » « Franchement, je ne sais pas. À la cessation de la vie, nul ne connait avec certitude ce qui l’attend et, pour cette raison, je préfère ne pas y songer : je verrai bien, le moment venu. » « Pourquoi vit-on? » « Les animaux ne se posent jamais ce genre de question. Les êtres humains sont censés se montrer plus intelligents. Je ne vois pas vraiment en quoi, si ce n’est dans la manière de multiplier à souhait les aléas. La préparation du diner ne saurait attendre davantage, ma grande. » Nous avons repris le travail, silencieuses. Lorsqu’elle me sentait impatiente ou que je tournais les coins ronds, ma mère me disait souvent : « Ma fille, cent fois sur le métier tu remettras ton ouvrage. » Hier, elle souriait, aujourd’hui, elle ne sourit plus. Le souffle vital l’a quittée et sa dépouille git sur la table de la cuisine. Le père est agenouillé devant elle et sa bouche marmonne des prières inintelligibles. À sa façon, il tente d’apprivoiser son immense sentiment de perte. Moi aussi, en écrivant. Vous m’avez tout donné, maman, et votre amour, et votre attention constante, à moi qui ne suis pas issue de vos entrailles. C’est par vous que je suis devenue capable de faire mon devoir d’existence et d’y trouver des moments de grace. Mais pas ce soir puisque la tristesse a envahi mon être au complet. Demain, je prendrai la relève. À quelque endroit que vous soyez, si votre âme existe encore, je veux vous dire que je vous aime et que je me montrerai digne de votre héritage. »
Profitant du sommeil profond et sonore d’Idola sur sa chaise berçante, Eugénie, sur la pointe des pieds, se faufile dans la chambre parentale et fouille dans la caisse contenant les effets personnels d’Émilie. Elle y déniche le carnet d’adresses de sa mère, qu’elle consulte. Il ne contient qu’un seul nom. Elle le remet en place et prélève de l’écritoire un feuillet de vélin ainsi qu’une enveloppe. Elle s’isole dans ses quartiers pour rédiger sa missive, courte d’un paragraphe.
« Monsieur Jérémie de Vries,
Aujourd’hui, je vous écris la mort dans l’âme puisque votre soeur, notre mère, a perdu la vie lors d’un tragique accident. Notre affliction est immense, tout comme le sera votre peine en lisant ces lignes. Vous comprendrez que les mots me manquent pour poursuivre cette lettre : nous venons de la porter en terre. »
Eugénie signe, cachète l’enveloppe à la cire et y inscrit la destination, en terre de France. Bien que rouspétant contre le cout élevé de l’affranchissement, Idola poste le message.
1918 L’incendie
Au Québec, la Conscription décrétée par le gouvernement fédéral, alors sous la gouverne du Premier ministre sir Robert Laird Borden, a suscité beaucoup de vocations, très souvent éphémères, de colons. Néanmoins, Amos et ses environs connaissent un net essor.
Pour fêter les cinq ans d’Aurélien, Eugénie a apprêté pour dessert un gateau à étage, inhabituellement réussi. Que l’enfant était attendrissant, la figure toute barbouillée de glaçage au chocolat et des pépites d’or dans les yeux! Eugénie aurait voulu pouvoir immortaliser cet instant d’un bonheur autrement absent comme peau de chagrin. Même Idola, devenu si amer depuis la tragédie emportant sa raison de vivre, s’était brièvement esclaffé. Quoi qu’il en soit, tout le monde s’était gavé jusqu’à satiété, d’autant plus que la soupe aux pois s’était avérée plutot immangeable, Eugénie ayant omis de mettre à tremper durant plusieurs heures les légumineuses pour les rendre comestibles et ayant écourté de surcroit, le temps de cuisson dans le but louable de combler au plus pressant les estomacs affamés par le labeur.
Le soir venu et une fois couché, le garçonnet retient son ainée auprès de lui. Elle le borde, puis s’assoit au bord du lit, attentive.
Jéni, où est maman?
Avec les anges, mon coeur.
Andrée-Anne dit que TOUT est de ma faute!
Aurélien, tu n’es pas responsable de cet accident. C’est Dieu qui décide du moment où il rappelle à lui une de ses créatures.
Raconte-moi ce qui s’est passé : je ne me souviens plus très bien.
Eugénie hésite un long moment avant d’entamer.
… C’était au début du printemps dernier. Sans rien dire à personne, ta soeur et toi aviez décidé d’aller étrenner vos nouveaux patins. Le père les avait achetés, pour une bouchée de pain de notre voisin, monsieur Marcotte… Lorsque notre mère s’est levée et a trouvé la porte mal refermée ainsi que vos habits d’hiver disparus, elle s’est habillée en vitesse et est partie aussitot à votre recherche, non sans avoir prévenu Laurier… Suivant pas à pas vos traces, elle vous a trouvé non loin de la berge et en équilibre précaire sur une plaque de glace. Calmement, elle vous a demandé de vous allonger, à plat ventre, très doucement. Elle l’a fait aussi et a commencé à ramper vers vous. Mais elle était lourde et la surface, apparemment solide, mince… C’est à ce moment que la main divine a choisi d’intervenir…
Elle s’est noyée.
… Soudainement, il y a eu une fissure… L’eau était glaciale, même si à cette hauteur le lac n’est pas très profond… Quand Laurier l’a sortie, de peine et de misère et, peu après, avec l’aide du père, il a constaté qu’il était trop tard… Son coeur, autrefois palpitant, ne battait plus la vie.
Pourquoi est-ce que Andrée-Anne et moi on a pas été…
Engloutis
Oui, c’est ça !
Alerte donnée et à tout hasard, Laurier s’était muni d’une corde. Lorsque le morceau solide s’est scindé, il vous a lancé son double lasso, le tenant par le milieu et vous a halé vers un endroit sécuritaire. C’est ainsi que vous avez été sauvés des eaux.
Comme Moïse?
En quelque sorte… À la fin de notre existence, quand nous irons au paradis, nous retrouverons maman, mon coeur. En attendant, c’est moi qui essaie de la remplacer.
Quand c’est toi qui m’explique quelque chose, même avec des mots compliqués, je saisis TOUJOURS! Je t’aime, Jéni.
Aurélien entoure le cou de sa soeur ainée et se serre tout contre elle. Eugénie, émue, retient ses larmes et resserre l’étreinte.
Je t’aimerai toujours, Aurélien.
Vas-tu parler avec Andrée-Anne?
Certainement… Elle éprouve beaucoup de chagrin. Quand on est trop triste, on prononce parfois des paroles dures sans vraiment y penser.
C’est vrai. Je comprends.
« Le lac du revenant », légende contée par Eugénie Gaboriau
Il était une fois, il y a cent, ou vingt ans, je crois, une très jeune fille, vêtue comme une Sauvagesse mais belle comme l’aurore, blanche comme les nuages de coton et aussi vive que l’aquilon. D’aucuns l’aperçoivent à l’orée des bois, courant, légère telle une gracieuse biche. Farouche, aussi, puisque nul ne peut l’approcher. Les dames du village voisin s’émeuvent, s’interrogent sur la présence mystérieuse de l’inconnue, orpheline,certainement : quelle maratre laisserait ainsi son enfant errer dans la forêt? Le dimanche sur le parvis de l’église, les langues allaient bon train et supputaient nombre d’hypothèses, de la plus farfelue à la plus loufoque : je vous laisse imaginer…
Quoi qu’il en soit, plusieurs saisons passent et l’énigme reste entière. De loin en loin, certains croisent son chemin. L’adolescente, devenue femme maintenant, les fuit. Viviane, tel est son prénom mais cela, on ne l’a su que beaucoup plus tard.
Non loin du bourg vit une riche famille. Ils habitent, nenni une maison, même cossue, mais un véritable chateau, bien que peu vaste. Le maitre de céans est un comte, un vrai, venu du vieux pays, avec sa comtesse et leurs deux enfants, Alexandrine, quatorze ans, et Louis-Philippe, qui en avait dix-sept. Celui-là, quel cafard! Maussade, amer, désagréable à vivre, de toutes les manières! Comme suite à une chicane épique entre frère et soeur, la centième au moins, Louis-Philippe claque la porte chatelaine et s’en va passer sa grogne aux alentours… Ben, quoi? On a les princes charmants qu’on peut, ici! Et celui-là était boutonneux, de surcroit! Mais quelle imprudence, surtout! Comme si on pouvait s’aventurer ainsi dans les grands bois! On croit aller droit devant mais, imperceptiblement, on s’écarte, d’autant plus que l’acariatre Louis-Philippe n’a jamais lu l’histoire du Petit Poucet.
Ce n’est que trois heures plus tard, colère apaisée, que Louis-Philippe prend conscience de l’existence des mouches noires : il s’aperçoit que son visage est en sang. Il croit retourner sur ses pas mais s’enfonce davantage dans la nature sauvage. Il éprouve l’envie de boire mais nul ruisseau ne serpente là pour le désaltérer. Il se met à pleurer. Ses larmes étanchent d’abord sa soif, puis l’attisent. Ne sachant que faire d’autre, il continue à marcher. La nuit tombe. Épuisé, il s’écroule sur le sol et s’endort. Heureusement, aucun loup, ni lynx, ni ours ne vient chasser dans les environs.
Le temps passe et le soleil se lève pour la troisième fois mais pas Louis-Philippe, saisi de fièvre. Il se met à délirer, hurlant parfois, mais inconscient de la terrible réalité, du dessein inéluctable de la mort qui s’apprête à s’accomplir. La sylphide des bois le découvre ainsi à l’agonie. Elle fabrique un brancard à l’aide de branches mortes et, tant bien que mal, l’y installe. À force de bras, elle le traine jusqu’à son pikogan. Durant une lune, elle le soigne avec des remèdes étranges. Elle enduit sa peau d’une huile protectrice, bien que nauséabonde. Le jeune homme qui émerge de tant de soins attentifs est devenu méconnaissable et d’une beauté émouvante.
« Mais qui es-tu? », lui demanda-t-il. « Viviane », répond-t-elle laconiquement. « Suis-je au paradis? » « Non, chez moi. » « Mais encore? » Elle coupe court au laborieux dialogue : « Mange ». Il obéit et dévore à belles dents la chair, pourtant crue, rotant impoliment une fois rassasié. Il l’interroge de nouveau : « Qu’est-ce que c’était? » « Vous appelez cet animal “ porc-épic ”. » « Tu parles français, tu vis seule dans les bois et tu connais l’art de guérir… » Elle ne donne pas suite aux questions sous-entendues. Il insiste : « Apprends-moi ». Après une longue hésitation, elle consent d’un signe de tête.
Dès le lendemain, Viviane commence la première leçon. Au fil des jours, par l’exemple, elle montre à son élève attentif, non seulement à s’orienter et à vivre avec la nature mais aussi à la respecter. Comment prendre mais aussi donner, se protéger, mais aussi veiller à l’équilibre des choses. Sagesse ancestrale.
Un autre soir, il revient à la charge : « Mais qui es-tu? » Elle prononce des syllabes inintelligibles aux oreilles de l’autre. S’apercevant de son désarroi, elle précise : « Ce prénom signifie “ Eau vive ”… Je suis un être humain, tout comme toi, et né de la passion de mes parents… Mon père était Anishinabeg et ma mère, Canadienne… Ils sont morts, maintenant. » « Mais encore? » « Rien! Dans un monde ou l’autre, je suis une étrangère! Et femme, donc obligée de me soumettre! Et moi, je veux vivre comme je l’entends : libre! ». Louis-Philippe ne comprend plus rien. Son univers connu se déstabilise au fur et à mesure que Viviane parle. Abruptement, elle lui demande de partir et le conduit non loin de sa demeure chatelaine. Il la serre entre ses bras. Ils s’embrassent. Elle s’enfuit.
Le retour du fils prodigue est grandiose et célébré ainsi. Chacun le presse de raconter ses mésaventures. Malgré ses défauts, Louis-Philippe était un jeune homme droit et franc. Naïf, aussi. Candidement, il avoue son tendre sentiment pour Viviane, sa déesse mi-algonquine. Tout à sa rêverie, il ne voit pas les figures se fermer hermétiquement. Ses absences de la maison familiale se font de plus en plus longues. Et ses parents de plus en plus amers. L’hiver prend ses aises, encore plus rigoureux qu’à l’accoutumée.
Encore une fois, Louis-Philippe tente d’en savoir davantage : « Tu m’as dit que les tiens étaient morts… ». Viviane parle, finalement, mais à contrecoeur : « … La haine les a tués… Je ne comprends pas cette monstruosité qui peut corrompre le coeur… Gemma s’est enfuie avec son amant à la peau rouge. Je suis née. J’ai été élevée à la manière de la tribu et en communion physique, émotionnelle, spirituelle et mentale avec les mondes, mais j’ai connu, également, le dieu vengeur des chrétiens, j’ai appris le parler canadien, je sais lire et aussi écrire. Quand j’ai eu douze ans, ma mère a éprouvé le besoin de revoir les siens. Malgré le net désaccord de mon père, nous sommes parties. Nous sommes restées six mois au village… J’ai essayé, très fort, de devenir comme les autres filles… Maman s’est rendu compte que je m’étiolais. Elle-même ressentait de la nostalgie. Notre famille s’est enfin réunie au bord du lac. Leurs yeux brillaient des mille incandescences du firmament… Le coup de feu a fauché mon ascendant et l’onde l’a englouti… J’ai entraperçu le tireur… Son sang coule dans mes veines… L’amour qui unissait Gemma et “ Feu ardent ” ne peut se concevoir… Elle s’est immergée. D’une certaine façon, la balle avait pris sa vie, aussi… La nuit, parfois, j’aperçois une étoile, plus proche que toutes les autres et juste au-dessus des eaux. En la regardant d’une certaine façon, on peut distinguer un pikogan. Désormais, ils vivent en ces lieux : ils ont voyagé jusque-là sur le dos de la Grande Tortue. Ils sont heureux, je crois… Nous serons de nouveau réunis, un jour ».
Un autre après-midi, juste avant de partir, Louis-Philippe se déclare : « Je veux vivre auprès de toi. M’acceptes-tu? ». Viviane secoue la tête : « … Je ne veux pas mettre au monde un enfant déraciné… Tout à leur amour, ils m’ont laissée seule. » Il lui prend la main : « Malgré cela, tu as grandi et tu es devenue le plus magnifique joyau de la nature. Sans toi, ce monde ne m’est rien. Je veux consacrer mon existence à t’aimer et à panser les plaies vives de ton coeur. Tu m’as fait naitre. Je ne connais que ce que tu m’as appris et je ne veux rien savoir d’autre, à moins que les mots n’émanent de tes lèvres. » Viviane conserve les yeux baissés : « … Pars, Louis-Philippe. Je te promets que je réfléchirai à tes paroles. Dans deux lunes, reviens ici… si tu penses toujours ainsi. » Il en fait le serment.
Fou d’amour qu’il est, Louis-Philippe ouvre son coeur à celle, entre toutes, qui aurait dû le comprendre. La famille était puissante. Sous couvert de pitié et d’humanité, de bonnes gens capturent Viviane et la confient à des religieuses. D’autres détruisrent son foyer. Le délai écoulé, malgré les supplications parentales, Louis-Philippe, inébranlable de détermination, s’en va rejoindre sa bien-aimée. Le choc que lui cause sa disparition est trop grand. Hébété, il marche jusque sur la rive et s’assoit pour l’attendre. Trois jours durant, il espère. La dernière nuit, il croit apercevoir une étoile au milieu du lac. Il va vers elle. Au même moment, Viviane réussit à s’enfuir du couvent, malgré la grande faiblesse de son corps, miné par la fièvre depuis plusieurs semaines. Sur la berge, elle trouve les vêtements de Louis-Philippe. À travers ses larmes, elle aussi voit l’astre étoilé. Elle entre dans l’eau, confiante que le dos de la Grande Tortue l’y porterait.
Ne soyez pas triste puisque cette légende en est une de vie : si vous regardez très attentivement cette petite planète, vous remarquerez, sur la droite et tout en haut, deux pikogans. Ils abritent les amours de couples devenus éternels.
Idola vise juste, une fois de plus, et le jet de salive atteint le crachoir. Sa quinte de toux récidive. Son teint couperosé vire au carmin. Il beugle.
Eugénie, va coucher les marmots !
Venez les enfants. Demain, je vous en raconterai une autre.
Un quart d’heure plus tard, la jeune femme redescend et commenec à mettre de l’ordre dans la cuisine. Subrepticement, Idola s’approche d’elle et appesantit sa main sur la nuque ployée au-dessus de l’évier. Eugénie hoquète de surprise, puis de douleur.
Lâchez-moi, le père!
À genoux!
Sous la contrainte, elle n’a d’autre choix que d’obéir.
Les bras en croix, récite l’acte d’humilité!
… « Mon Dieu, je ne suis que cendre et poussière; réprimez les mouvements d’orgueil qui s’élèvent dans mon âme, et apprenez-moi à me mépriser moi-même, vous qui résistez aux superbes et qui donnez votre grâce aux humbles »…
Et celui de contrition!
… « Mon Dieu, j’ai un extrême regret de vous avoir offensé, parce que vous êtes infiniment bon, infiniment aimable, et que le péché vous déplait; pardonnez-moi par les mérites de Jésus-Christ notre Sauveur; je me propose, moyennant votre sainte grace, de ne plus vous offenser et de faire pénitence. »
Je te jure, l’adoptée, que si tu racontes à la chair de ma chair une autre histoire à corrompre leurs âmes innocentes, tu ne l’emporteras pas en paradis, c’est moi qui te le dis! Ne me fais pas regretter ma charité chrétienne!
Maugréant, l’homme s’éloigne vers sa chambre. Eugénie se relève lentement et, les dents serrées, poursuit son ouvrage.
Le lendemain soir, après un souper tellement salé que Laurier, grommelant, doit s’acquitter de renouveler les réserves d’eau largement entamées, Aurélien et Andrée-Anne réclament de concert un conte. Tout le monde s’installe dans le grand passage, à même le sol et tout autour d’Eugénie. Idola, sur sa chaise berçante, allume sa pipe.
Lequel voulez-vous entendre?
Après un flottement dans l’air, Ève-Lyne s’exclame, tout étonnée.
Mais, d’habitude, tu les inventes!
Pas ce soir… Le Petit Poucet?
Ils acquiescent, la mine allongée.
Eugénie retient le plus jeune, lequel s’apprêtait à aller chercher le livre, et entame sa version personnelle de cette histoire mille fois contée..
… Il était une fois, dans une contrée lointaine, une famille très très pauvre. La mère des sept garçons tombe malade et meurt. Le père ayant perdu son travail peu de temps auparavant, bientot ne reste plus dans la maison qu’un quignon de pain rassis. Affamé, l’homme le mange sans même penser aux petits ventres vides qui le regardent, suppliants. Il leur dit, la figure fermée : « Venez dans la forêt car nous y trouverons de quoi nous sustenter. » Confiants, les jeunes lui emboitent le pas. Le cadet, haut comme trois pommes, de là venait son surnom de Petit Poucet, sème des cailloux sur leur chemin, car il craignait de se perdre. Le soir venu, ils débouchent sur une vaste clairière. Leur papa leur annonce : « Attendez-moi ici, je vais de ce pas vous trouver un repas. » Il part et ne revient pas. Les enfants patientent toute la nuit, puis une deuxième, en vain. Le Petit Poucet leur propose : « Rentrons chez nous. » Les autres répondent : « Mais comment? Nous nous sommes égarés! » L’autre leur montre son astuce. L’ainé arrête leur élan : « Pour avoir moins de bouches à nourrir, il nous a perdus dans les bois. Constatant son échec, il nous tuera! Mérite-t-il de vivre, celui qui a fait cela? » Les autres renchérissent, puis fomentent un complot. Pendant qu’ils discutent, le Petit Poucet les devance. Il se plante devant son géniteur, lequel avait vendu, contre espèces sonnantes et trébuchantes, les maigres possessions des disparus, occupé à festoyer. « Vous avez été cruel, ô mon ascendant, de nous avoir fait subir pareil traitement. Je vous préviens, vous qui pensez être bien malin, que le chatiment viendra si vous ne vous enfuyez pas. » « Mais que racontes-tu, Petit Poucet? » « Entendez ce bruit, mais fuyez donc! Ce sont vos descendants, jadis bien-aimés, qui viennent se venger! » Pris de frayeur et sans demander son reste, le lâche part sans tambour ni trompette. Les autres, dépités de ne pas trouver leur bourreau en la demeure, en prennent finalement leur parti et engloutissent le festin, sauf ce que le Petit Poucet a réussi à dissimuler et qui ferait leur ordinaire le lendemain et le jour après. Ils se retrouvent ensuite Gros-Jean comme devant. Le Petit Poucet suggère : « Nous allons travailler pour gagner notre pâtée. » Ce qu’ils font. Ils se débrouillent tant et si bien que la terre devient prospère. Quant au cruel pécheur, il finit misérablement puisqu’il devient mendiant et va, de bourg en village, en quêtant sa maigre pitance.
Cette fois, Idola n’attend pas que les enfants soient couchés. Ses phalanges laissent des empreintes rouge vif sur la joue d’Eugénie, laquelle encaisse le coup sans rien dire.
À compter de maintenant, plus d’histoires abracadabrantes! Chaque soir, pour nettoyer vos oreilles, Eugénie vous lira une page de la sainte Bible.
Tous se tiennent coi et les paupières baissées.
Lorsqu’Eugénie borde Aurélien, le petit chuchote tout contre son oreille.
C’était un conte fantastique Cela vaudrait mieux que tu viennes dans nos chambres nous en raconter. Quand c’est trop long, tu continues la fois suivante. Comme ça, le père ne te battra plus. Est-ce que cela te fait mal?
… Un peu, mon coeur… Bonne nuit.
Andrée-Anne caresse la joue de sa soeur.
Papa a été méchant avec toi!… Peut-être parce qu’il y a trop de chagrin dans son coeur…
… Sans doute… Je vais faire plus attention à l’avenir.
… L’idée d’Aurélien…
Elle donne son accord. Andrée-Anne lui fait une bise mouillée. Elles rient. Ève-Lyne dort à poings fermés, en apparence du moins. Eugénie hausse des épaules désabusées. Elle se met au lit. À haute voix, elle déclare.
Je me nomme Jennifer Norris et je suis née en Angleterre.
Elle pleure, mais elle ignore pourquoi.
Idola réprime un autre mouvement d’impatience. Il s’exclame véhémentement, toutefois.
Aurélien, éloigne-toi des sabots pendant que je panse la jument! … Mon sacripant, cule sinon c’est ma main qui va s’étamper dans ta face de lunatique!
L’enfant recule. Pour éviter la mornifle certaine, il s’assoit sagement dans la paille.
Bon, voilà… Rends-toi utile, pour une fois : va chercher la grosse pour qu’elle m’aide à saigner le cochon… Qu’est-ce que tu attends?
Pas Barnabé, pas lui!
Il est bien dodu : cela va faire de la bonne charcuterie et boucherie pour le temps des Fêtes. Va tout de suite, sinon…
La paluche levée fait son effet et Aurélien part comme une flèche vers la maison, ouvre la porte en grand et braille à la ronde.
Papa veut tuer BARNABÉ!
Il repart aussitot, Eugénie sur les talons.
Aurélien se précipite vers son animal favori, lequel gitait dans un coin de la grange. Il le serre contre lui et, pour la première fois de sa jeune vie, défie l’autorité paternelle.
Vous n’y toucherez pas! C’est mon ami!
Enlève-toi de là, morveux!
Le père, je vous en supplie! … Nous pouvons en acheter un autre!
Toi, l’adoptée, ôte-le de là! Prépare l’eau chaude et aiguise le couteau.
Vous ne ferez pas ça!
Aurélien se met à hurler à pleins poumons. Portant la bête trop lourde, il vacille vers la porte restée ouverte. L’ombre envahit l’espace devant lui. Aurélien libère le cochonnet.
Sauve-toi, mon Barnabé!
Idola attrape le gamin par la peau du cou. La bête file sans demander son reste. Aurélien se met à trembler d’effroi et urine.
Lâchez-le, je vous en supplie!
Fou de colère à ce nouveau défi contre son pouvoir, Idola laisse tomber le petit et se retourne.
Vous n’avez pas honte de vous en prendre à un enfant! Aurélien, va-t-en!
Idola domine la jeune femme de toute sa taille. Eugénie l’affronte du regard. La rude taloche l’envoie valdinguer plusieurs pieds plus loin. Dans sa chute, elle entraine la lampe. Idola la maudit. Eugénie, retenant contre elle son avant-bras cassé, se relève péniblement et s’enfuit. Avant de sortir, elle se détourne brièvement.
Venez, le père! Votre vie est plus précieuse que celle des animaux!
L’autre marmonne une injure. Eugénie court vers la maison en criant l’alerte à l’incendie. Idola réussit à faire sortir le cheval et la vache en attente de progéniture. Malgré les supplications désespérées des enfants, hurlant le prénom de son épouse disparue, il s’élance de nouveau dans le brasier. Le toit s’effondre.
Ils commencent à pelleter la neige. Laurier se rapproche.
On ne réussira pas à l’arrêter. Père…
Continue, pour que le feu ne se propage pas. Vite!
Alertés par Ève-Lyne, quelques voisins accourrent. Tous ensemble, ils réussissent par miracle à circonscrire le périmètre de l’incendie au seul batiment, aidés en cela par des vents favorables.
Les restes calcinés d’Idola Gaboriau inhumés, tout le village et ses environs se cotisent pour payer, en temps et en cout, la reconstruction de la grange. Il leur faut une journée de labeur intense, de l’aube jusque bien après le coucher du soleil, pour y parvenir. Les femmes ont envahi la cuisine et préparent les repas de tout ce monde. Les enfants courent partout. La corvée tient presque de la fête foraine. Eugénie, le bras strappé par la ramancheuse et maintenu en écharpe, consacre l’autre à Aurélien qui s’accroche à elle comme à une bouée, la seule dans cet univers qui bascule soudain.
La poussière retombée, la vie reprend lentement son cours prévisible. Nul ne revoit plus le cochonnet déclencheur du drame. Aurélien oublie, aussi, du moins il n’en reparle plus.