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Le lac du revenant (Spirit Lake)

Louise Gauthier

Chapitre 3 : Libre essor

1919 La rencontre

La hache refuse obstinément de sortir de la souche. Eugénie pousse un grognement de frustration et s’acharne mais sans obtenir davantage de résultat. Obligeamment, son frère libère l’outil sans effort apparent. Visiblement harassée, elle déclare forfait.

Laurier, si on n’engage pas un homme de peine pour les lourds travaux, je m’en vais!

… Mais on se débrouille bien, pourtant!

Tu crois! Les plus jeunes ont besoin de moi! Je ne peux pas bucher du bois, essoucher, herser, préparer à manger et tutti quanti ainsi que jouer à la mère et au père tout à la fois! Je suis épuisée Je ne suis même plus capable de les aider à faire leurs devoirs! Je suis un être humain, pas une bête de somme! … Je vais en parler à monsieur le curé, peut-être me conseillera-t-il quelqu’un…

Comme tu es notre tutrice, je dois me soumettre à ta décision. Toutefois, je considère que tu vas entamer notre maigre patrimoine familial d’une fortune au bout de l’année! J’admets quand même que tu accomplis plus que ta part… Ève-Lyne pourrait s’y mettre davantage! Et à treize ans…

Harpagon! Notre soeur continuera d’aller à l’école aussi longtemps que ce sera nécessaire pour parfaire son éducation et tant qu’elle le voudra! Jamais auparavant, cela ne me serait venu à l’esprit d’être très fortement tentée de te flanquer un horion!

 

Mince et légèrement vouté, l’homme présente une haute stature. Sa chevelure trop longue, abondante et drue d’un noir de jais, est sillonnée de quelques fils blancs. La barbe naissante rêche souligne le menton anguleux et les pommettes saillantes. Environ trente-cinq ans, peut-être un peu moins, confirmés par la figure triangulaire aux rides esquissées. La grosse moustache touffue balaye sa lèvre supérieure. Le nez en bec d’aigle se termine par des narines délicates et allongées.

L’inconnu garde les paupières à demi baissées et se tient debout, les bras le long du corps devant Eugénie assise à la table de la cuisine.

Vous êtes celui dont m’a parlé monsieur le curé… Comment vous appelez-vous?

Karol, avec un K et sans e, Rylski, avec un y ainsi qu’un i à la fin. Galicie.

La voix, profonde, roule les R. L’intonation fluctue comme une mélodie.

Quel est… Le prêtre m’a appris que vous avez travaillé chez plusieurs cultivateurs de la région et que vous souhaitez vous employer à nouveau.

L’autre demeure en attente.

… Je cherche quelqu’un de polyvalent en mesure de s’occuper des travaux des champs, de bucher, de défricher, d’effectuer des ouvrages sur les batiments au besoin, sachant entretenir les machines agricoles auxquelles je n’entends guère ainsi que toute autre besogne exigeant la force d’un homme… En contrepartie, j’offre un salaire de deux dollars par jour, sauf le dimanche et les journées fériées ainsi que le gite, l’entretien et le couvert…

Il attend la suite sans commenter.

Je peux vous prendre à l’essai pour un mois et l’entente serait renouvelable mensuellement. Vous pourrez y mettre fin avec trente jours de préavis… Le père étant décédé l’an dernier, Laurier, âgé de seize ans, est encore bien trop jeune pour prendre la relève… Je m’occupe des enfants, de la maisonnée et des animaux… Les conditions vous conviennent-elles?

Karol acquiesce sans mot dire. Il signe à l’endroit désigné par un X. Le regard d’Eugénie s’attarde sur les longs doigts fins aux phalanges inférieures poilues. Elle paraphe également.

Venez, je vais vous montrer vos êtres.

Il la suit, un sac léger à la main. Ses maigres possessions.

 

Obligeant, Karol enlève des bras d’Eugénie le fardeau composé d’un assemblage hétéroclite de vêtements et de literie mouillés, et qui la faisait vaciller sous leurs poids conjugués. Aisément, il porte le tout au-dehors et le pose sur la table placée à proximité de l’endroit où commençaient les cordes à linge. Eugénie le remercie aimablement de son aide. L’autre hausse les épaules. Eugénie suit du regard la haute silhouette qui rentre. Quelques minutes plus tard, elle le voit ressortir de la maison, lourdement lesté de la cuve de lavage, qu’il vidange non loin.

Par la suite, lorsqu’il se trouve oisif dans les parages, Karol multiplie les prévenances, donnant un coup de main à n’importe quoi, de la préparation des repas jusqu’à servir de piquet quand Eugénie pliait les draps secs mais toujours silencieusement et sans jamais lever les yeux.

 

Journal d’Eugénie

« Hier, les bouts de nos doigts se sont touchés fortuitement. Aussitot j’ai ressenti un élancement, douloureux mais irradiant dans tout mon corps. Brusquement j’ai manqué d’air mais curieusement, j’aurais voulu que ce contact perdure. Je ne comprends pas ce qui me bouleverse à ce point. »

 

Journal d’Eugénie

« À l’église, il s’assoit toujours derrière moi. Dimanche dernier, peut-être que je me trouvais dans un état particulièrement réceptif mais j’ai ressenti très clairement qu’il avait les yeux fixés sur ma nuque. J’ai eu du mal à suivre le déroulement de la messe. À l’Eucharistie, agenouillée, je me suis imaginé qu’il me caressait du regard, le dos et plus bas. Quelle imagination débridée! Et en pareille circonstance, en plus! »

 

Journal d’Eugénie

« Je relis les quelques lignes des dernières semaines et je m’aperçois qu’il n’est question que de lui et, surtout, des troublantes sensations qu’il provoque en moi. J’ai l’imagination bien trop fertile. Ce soir, je me sens plus lasse qu’à l’accoutumée. J’éprouve un poids au coeur. S’il fait beau demain, aux aurores, j’irai me baigner. L’eau froide me remettra sans doute les idées en place. »

 

Eugénie se vêt sommairement d’un chemisier et d’une jupe, omettant les bas, le pantalon, le jupon ainsi que le corset. Elle s’enveloppe d’un drap. L’aube étend sa chape de discrète lumière. Cheveux au vent, pieds nus, la jeune femme s’en va vers le lac. Comme elle le fait souvent à cette heure où la nature s’éveille en douceur, elle contemple longuement l’étendue diamantine avant de marcher jusqu’à la petite plage de gravier fin. Par habitude, elle regarde tout autour afin de s’assurer que les lieux se trouvent déserts. Dans un bruissement de feuilles froissées et de brindilles rompues, la biche s’enfuit vivement, faisant hoqueter de crainte l’intruse en ce jardin édénique.

Les battements frénétiques de son coeur apaisés, la jeune femme étale ses vêtements sur une branche basse opportune. En tenue d’Ève, elle entre dans l’eau, frissonnante. Courageusement, elle s’immerge jusqu’au cou dans l’onde limpide mais glaciale. Elle tente quelques brasses, maladroites puisqu’elle nage d’instinct. Elle flotte sur le dos un long moment et ferme les yeux, se laissant sensuellement effleurer par les rais et caresser par le souffle éolien.

Eugénie réagit vivement en s’éveillant en sursaut et coule à pic. Toussant et suffoquant, elle émerge, maintenant sa tête à la surface jusqu’à ce qu’elle reprenne la maitrise de soi. Lentement, elle regagne la rive lointaine. Grelottant et claquant des dents, elle s’enroule dans l’étoffe qui la recouvre de la tête jusqu’à la naissance des reins, puis elle la déplace pour assécher le bas de son corps. Sa lourde poitrine aux mamelons érigés ondule sous ses mouvements.

Eugénie s’habille vitement et prend le chemin du retour. Quelques minutes plus tard, Karol aussi. Affairée à se revêtir convenablement, Eugénie ne l’entend pas rentrer.

 

Journal d’Eugénie

« Ce matin, son regard s’est porté,brièvement mais avec insistance sur ma poitrine. Les pointes de mes seins se sont dressées dans mon corsage. J’ai déjà constaté que cela constitue un réflexe au froid mais j’ignorais que cela valait aussi pour la chaleur. »

 

Journal d’Eugénie

« J’ai rêvé de ses mains caressantes sur mon corps nu. Est-ce le désir? Un embrasement des sens, le coeur tout chaviré d’émoi. »

 

Eugénie ouvre grands les yeux et l’air exhale de ses poumons. La lueur tremblotante de la lampe récemment allumée, laquelle avait troublé son sommeil, projette des ombres menaçantes.

… Karol?

Le dénommé ne répond pas. Il se tient debout devant le lit, les paupières à demi abaissées, les bras le long du corps, coi, hermétique comme à l’accoutumée. Pourtant dans cet espace clos émane de lui une puissante chaleur, un brasier à vrai dire. Eugénie le ressent et frémit. Puis, rougit violemment. Elle se redresse sur sa couche, le souffle raréfié. Des tremblotements dans la voix, elle chuchote.

Regarde-moi.

Les prunelles de braise se posent sur les siennes et s’y fixent. Le temps suspend son vol du quart de l’heure.

Eugénie hoche la tête. Le geste lent, visiblement en émoi, elle repousse le drap et se défait de son vêtement de nuit comme de sa pudeur. Elle se rallonge. Karol contemple intensément chaque méandre visible de chair à nue. Eugénie pose la main à l’endroit de son coeur pour en comprimer les battements désordonnés. Lentement, Karol déboutonne sa chemise et l’ôte, la laissant tomber sur place. Le faible éclairage découpe sa musculature de surfaces ombrées et claires. Sa toison pectorale parait ciselée. Il enlève ses mocassins. La ceinture fait un bruit métallique quand elle heurte le plancher de bois. Il extirpe du pantalon ses jambes minces et poilues aux genoux cagneux. Le dernier rempart saille d’une proéminence presque incongrue. Le caleçon choit. Karol fait un pas de côté, puis reste immobile. Les regards sont autant de caresses effleurant exhaustivement le corps de l’autre.

Eugénie tend les bras. Karol s’étire auprès d’elle, puis s’empare des douces lèvres offertes. Sa langue, gourmande, s’approprie la bouche réceptive. Ils s’embrassent jusqu’à perdre haleine, reprennent leur souffle et recommencent. Eugénie s’enhardit et effleure les omoplates saillants, puis les épaules anguleuses et les biceps découpés. La paume masculine, en coupole, épouse la base d’un sein et il en suce le mamelon turgescent. Eugénie feule. La verge engorgée vibre tout contre la cuisse féminine. Eugénie accentue la pression. Il gémit, s’éloigne légèrement. Longtemps, voluptueusement, Karol, insatiable, palpe, pétrit, mordille et tète les mamelles tant convoitées. Le torse à l’épiderme lilial, puis la taille fine et l’ombilic jusqu’au ventre bombé devinrent ensuite objets de sa convoitise orale et digitale. Puis, il descend encore plus bas, jusqu’au mont de Vénus à la pâle toison clairsemée. Du revers d’une main caressante, il écarte les cuisses à la peau tendre. Elle est saisie de tremblements irrépressibles lorsqu’il se met à lécher délicatement sa vulve, puis, plus précisément, l’organe du plaisir féminin. Elle plonge les doigts dans la longue et épaisse tignasse. Peu après, une lame de fond la projette, hoquetant, vers l’avant. Avidement, Karol aspire les sucs intimes.

Eugénie appesantit la paume sur la nuque de son amant. Karol lève les yeux et est saisi d’émoi. Elle, les narines frémissantes, le rose aux joues, le cou rosé, l’ample poitrine palpitante. Il pousse un cri étranglé. Il s’agenouille entre les jambes de son amante. Elle murmure son consentement d’un impératif. Elle crie de douleur. Profondément enfoncé à l’intérieur de sa féminité jusque-là inviolée, immobile, Karol attend que le mal s’estompe. Eugénie appuie sur les fesses nerveuses et se porte à sa rencontre. L’appel de la chair, violent, irrépressible, se traduit dans un oaristys qu’ils auraient voulu éternel. L’extase de la femme, profonde, puissante comme la marée. Râlant, secoué de soubresauts, et de justesse, il se retire d’elle pour éjaculer. Leur souffle s’apaise lentement. Tout doucement, accrochés l’un à l’autre, ils glissent vers le sommeil. À l’aurore, Eugénie se réveille seule.

 

Journal d’Eugénie

« Le lendemain de la nuit où Karol m’a faite femme, je me suis placée toute nue devant la psyché et je me suis détaillée afin de trouver à quelque endroit de ce corps, pourtant toujours aussi ingrat, la nuance. Le pied large et plat, sans cheville apparente. Des mollets poilus, au galbe prononcé, des cuisses molles, la croupe fessue, le ventre utriculaire, la taille trop fine, en proportion. De gros seins comme des pis de vache laitière, des bras trop blancs, informes. Pas un cou de cygne, non plus. Le visage lunaire, des lèvres trop découpées et trop épaisses, un nez oblong aux narines évidentes, des yeux trop grands, banalement bruns, des sourcils trop fournis. Un front inquiet, trop haut et strié. Un teint d’Anglaise, disait maman. Normal, puisque je suis née là-bas. « Recueillie par charité chrétienne », me rappelait bien souvent mon père adoptif. Pour que je n’oublie pas sa bonne action. Des cheveux longs et soyeux, bien que fadement chatains. Aujourd’hui la même qu’hier, mais autre. J’étais belle comme une déesse sous son regard de braise. Mais une divinité incarnée, désirable. Sa bouche me chatouillant de sa moustache, tétant goulument mon sein, léchant ma vulve, recueillant ma sève. Sa virilité me pénétrant, profondément, inlassablement. Violente réminiscence de l’extase charnelle, mais plus fade sans sa réelle présence, comme vidée de sa substance. Je ne comprends pas! Pourquoi? Depuis trois jours, rien. Il n’est plus venu me retrouver. Je n’ai pas aperçu ses yeux non plus, comme d’habitude. Un mur. Comme si rien ne s’était passé entre nous! Il répond aux questions de la vie quotidienne de quelques monosyllabes, le regard fixé sur ses souliers. Jamais je ne l’ai vu sourire ou exprimer une quelconque émotion, sauf… J’ai mal! Aurélien a perdu une dent. Il est comique avec son trou béant au milieu de la bouche. Pour souper, j’ai préparé de la soupe au chou. Pas une réussite! J’ai pourtant suivi au pied de la lettre la délicieuse recette de ma mère, laquelle la tenait de celle d’Idola, alors mentor attitré de la nouvelle épouse maniérée et si peu dépareillée! Enfin, comme je m’en souvenais… »

 

En douceur Karol se love contre le dos d’Eugénie, remonte la chemise de nuit et triture les fesses charnues. Elle le prend à l’intérieur d’elle, gémissante. Au rythme d’un lent va-et-vient, les doigts de Karol interprétèrent une symphonie sur le clitoris en exergue. Soudainement Eugénie retient la main de son amant collée sur son sexe. Elle imprime à leur acte d’amour une cadence rapide mais régulière. Lors que le vagin d’Eugénie s’ouvrait et se refermait, de manière spasmodique, autour et au long de la verge, Karol réprime de justesse son éjaculation. Alors qu’elle vibre de tout son être, il la renverse sur le ventre. Émettant de rauques gémissements, il possède la femme jusqu’au tréfonds, le geste mâle irrépressible. Les sons étouffés par l’oreiller, Eugénie crie sa jouissance femelle et celle de Karol rejaillit entre les globes fessiers.

Eugénie ôte son vêtement et se retourne. Ils s’embrassent tendrement. Puis, Karol se blottit dans ses bras, la tête sur son sein gauche.

Depuis six nuits, je t’espérais…

… La fatigue…

Il suce son mamelon. Eugénie rit.

Tu me chatouilles avec ta moustache!

Un éclair de sourire. Il plonge ses yeux de braise dans les siens. Elle frémit.

… C’est difficile de communiquer avec toi, Karol…

… Les mots mentent.

Il prend longuement possession de sa bouche. Il reprend sa posture initiale. Son souffle se fait régulier. Elle caresse la joue, les lèvres, soulignant le buisson touffu, juste avant de sombrer à son tour.

 

Eugénie avait laissé la lampe allumée. Elle était couchée sur le dos, nue, une jambe en équerre. Profondément endormie, sa main pressait convulsivement sa vulve. Karol se dévêt. Sa présence rapprochée la réveille. Il maintint les doigts en place.

Continue.

Hésitante, rougissante, elle obéit. Captivé, Karol observe son amante se donner du plaisir. Il se déplace, le centre du corps à hauteur des yeux d’Eugénie. Au même rythme qu’elle, il se masturbe. Délicatement, elle caresse les testicules et le périnée.

Je voudrais que tu…

De l’autre main, il exécute la demande inachevée, l’index et le majeur repliés pressant fermement vers la paroi vaginale avant.

… Oh! … Doucement… Juste là… Plus vite et fort… Karol!

Tes lèvres… Eugénie!

Elle absorbe avidement la laitance qui exsudait du pénis vibrant. Il accentue la cadence de la pénétration digitale. Eugénie se laisse aller, murmurant itérativement le doux prénom.

Après l’amour, ils s’enlacent tricotés serré, les coeurs battant la chamade et le souffle ample. La jeune femme reprend, hésitante, le laborieux dialogue amorcé plusieurs jours auparavant.

… Parfois, les mots disent aussi ce qui est nécessaire.

Karol la regarde, manifestement impuissant à prononcer la moindre parole. Il entrelace ses doigts aux siens, porte la main à ses lèvres. Eugénie rit d’être ainsi chatouillée. Il absorbe son rire d’un baiser brulant. Ils se nouent avec passion, laissent à nouveau leurs sens parler éloquemment. Engagés dans un irrépressible coït a tergo, ils ne perçoivent pas le léger froissement du rideau.

 

Sa dernière bouchée hativement avalée, avec une emphase toute théatrale et manifestement voulue, Laurier lance son pavé dans la mare aux canards.

Putain!

L’insulte de l’adolescent tombe drue comme la grêle et tous se figent en statues. Il répète, se délectant manifestement de l’injure.

Ma soeur est une pute!

Ménageant son effet dramatique, Laurier crache par terre, se lève et sort côté cour.

Eugénie finit par laisser retomber sa fourchette. La figure de Karol était devenue crayeuse. Elle cherche en vain son regard. Andrée-Anne et Ève-Lyne, les yeux baissés, continunt à chipoter dans leur assiette. Aurélien se met à pleurnicher, puis à pleurer à fendre l’âme. Eugénie se précipite pour l’apaiser. Une heure plus tard, l’enfant dort à poings fermés, le pouce dans la bouche mais sans avoir divulgué la véritable raison de son chagrin.

Les deux filles terminent la vaisselle. Ève-Lyne, pour une fois et en ne rouspétant que pour la forme, s’occupe de vidanger l’eau sale, puis gagne sa chambre à l’étage. Karol s’était installé sur le lit-divan du salon et lisait le journal La Presse échu la semaine dernière. Eugénie cueille la plus jeune au passage. L’enfant détourne le regard.

Veux-tu un chocolat chaud, avant d’aller dormir?

Tentée, Andrée-Anne se pourlèche les babines. Eugénie apprête le nectar sous l’oeil gourmand de l’intéressée, laquelle boit goulument, se brulant la langue.

Doucement! … Pourquoi, la grosse peine de ton petit frère?

La fillette, confidente en titre de son cadet, tergiverse.

C’est un secret.

Je dois comprendre pour mieux le consoler…

Elle hésite encore. Au bout d’un long moment, elle laisse tomber.

Il t’a vu alors que tu étais montée comme la truie de monsieur Bérubé par le cochon Karol. C’est vraiment vrai?

Abasourdie, Eugénie omet de corriger le pléonasme et ne répond pas. Andrée-Anne achève son breuvage et va se coucher. Contrairement à l’habitude, c’est Laurier, rentré depuis peu de temps, qui, à sa demande, borde la jeune personne.

 

Journal d’Eugénie

« J’ai expliqué à Aurélien que parfois un homme et une femme qui se plaisent jouent ensemble de cette manière dans l’intimité. Il a argumenté, la leçon de vie signée Ève-Lyne, certainement : « La fornication est un péché mortel quand on n’est pas mariés! Tu vas aller en Enfer! » J’ai répliqué que c’était une opinion que tous ne partageaient pas et qu’on ne devait pas se noyer dans son verre d’eau pour une telle peccadille. J’ai tamponné avec la longue histoire de dame Peccadille, laquelle a failli un jour se noyer à cause de son verre d’eau. Un cataplasme, je m’en rends bien compte. Andrée-Anne, qui écoutait, mine de rien, m’a hélée et m’a embrassée très fort sur la joue, comme pour me dire : « Je t’aime, quand même ». Ève-Lyne me boude ostensiblement. Laurier m’évite comme un fléau. L’autre aussi. »

 

Journal d’Eugénie

« La médisance, probablement colportée par Andrée-Anne à l’école, s’est répandue comme la flammèche suivant la trainée de poudre : la vieille fille fornique allègrement avec son homme de peine. Rien d’explicite mais c’est tout comme : mademoiselle Dubé qui change de trottoir en apercevant la femme de mauvaise vie, monsieur Giguère qui rend la monnaie sur le comptoir à la demoiselle aux moeurs dissolues, des visages, jusque-là joviaux, qui se ferment en voyant la gourgandine. Une roche dure derrière la tête, le fils Aubry, sans doute, des regards désapprobateurs suivant dans l’allée de l’église la dévergondée et se fixant longuement sur ma nuque. Même, et surtout, le curé s’est mis de la partie, désignant du regard les portes du confessionnal à la brebis égarée. Son sermon a porté sur les dix commandements et s’est terminé par la louange de la grande miséricorde du Seigneur! Il n’a pas osé parler de la prostituée repentie, mais je suis certaine qu’il y a songé : il s’estime subtil. Je suis allée me confesser, avouant tous les péchés véniels que j’avais commis, incluant celui du mensonge. J’ai dû en inventer une bonne douzaine, relativement vraisemblables. Je n’ai pas communié pour lui éviter la tentation de me refuser l’hostie. Si Dieu est amour, les catholiques n’ont pas été créés à sa ressemblance! La plupart ont la bienveillance hypocrite et la charité chrétienne attachée au bout d’une corde! Pour sa part, Karol n’a pas à subir l’opprobre. Deux poids, deux mesures, à l’aune de ce qui pend, au repos s’entend, ou non entre les jambes! Rien, jamais, ne parviendra à extirper cet homme de mon coeur, de mon âme, de mon corps! »

 

Journal d’Eugénie

« Durant son jour de congé, Karol est allé faire scier du bois et il a fabriqué une porte. Il l’a munie d’un crochet, pour que nous puissions nous retrouver sans être troublés par des importuns, j’imagine. Autrement, rien. Il n’est pas venu me rejoindre depuis toute une semaine. Tout semble glisser sur lui comme l’eau sur les plumes du canard. Sauf lorsqu’il laisse libre cours à ces instincts que l’on dit bas. Il me manque terriblement, ce roc inaccessible. »

 

Eugénie ne dormait pas quand Karol survient. Il accroche la patte à l’oeillet. Mocassins ôtés, il s’allonge de flanc contre Eugénie. Il se trouve incapable de l’envisager.

… La fatigue?

… Le remords.

Tu m’as déshonorée en m’honorant, en quelque sorte!

Elle égrène un rire clair. Lui raconte incongrument l’histoire de dame Peccadille, laquelle a failli un jour perdre ses bas par instinct, mais les a retrouvé en tête de lit. Il émet un ombrage de sourire, tout en la considérant, manifestement perplexe.

Alors, pourquoi es-tu venu?

Il pose la tête sur l’ample poitrine. Eugénie ressent qu’il vibre comme une feuille au gré du vent d’automne.

Eugénie effleure d’une tendresse la joue rêche. Il saisit les phalanges et les serre, très fort.

Karol, dévêts-toi.

Il obéit, lentement. Eugénie se dénude à son tour.

Fais-moi l’amour.

De longs doigts calleux se mettent à parcourir chaque plein de chair pulpeuse. Les délicates extrémités féminines lui rendent caresse pour caresse. Soudainement, Eugénie prend l’initiative. Au terme de son périple descensionnel, la verge gorgée de sang disparait entre ses lèvres. Longtemps après, Eugénie se déplace encore, parallèlement à son amant et dos à lui. Curieusement désorienté, Karol tente de la pénétrer par l’issue. Eugénie corrige la trajectoire. Étonnée, elle oriente aussi la main en fourreau, qui s’égarait sur son ventre. Ils conjuguent au rythme débridé de leur passion et jusqu’au faîte d’un plaisir extrême, inhabituellement silencieux. Il ne songe pas à se défaire d’elle au moment opportun.

 

Eugénie contemple son travail avec satisfaction. Les cordées paraissaient impeccables : les draps bien tendus, les pinces de bois plantées avec régularité; les vêtements s’alignaient par nature, par couleur et par taille. « Personne ne trouverait à y redire », soliloque-t-elle tout haut. Elle rentre et vaque aux préparatifs du diner, une omelette aux restes de légumes, après avoir baraté la crème et démoulé la motte de beurre.

Puis-je vous parler, mademoiselle Eugénie?

Monsieur Bérubé! … Entrez quelques minutes.

À son grand dam, il ne se fait pas prier.

Petit et enrobé de graisse, les yeux porcins et la cinquantaine. Veuf depuis quelques années. Sa femme, une jeunesse, était morte en couches. L’enfant n’avait pas survécu. Laborieusement, ils s’entretinnent un moment de la pluie et du beau temps.

Les hommes vont rentrer manger…

Si vous m’épousez, je vous gaterai.

Mais, je n’ai aucune intention de me marier!

Cela ne me dérange pas du tout que vous vous soyez compromise. Mais moi, je saurai vous rendre bien plus heureuse!

Une telle concupiscence émanait de lui qu’Eugénie frémit.

Partez monsieur Bérubé. Je vous respecte beaucoup, mais…

Gaston. Venez, là, que je vous montre ce qu’est un baiser donné par un vrai homme.

Il s’approche d’elle. Eugénie recule.

Sortez de ma maison!

Il se saisit d’elle et la ceinture. Eugénie se débat mais en vain.

Vous me dégoutez!

Tu ne fais pourtant pas la fine gueule  pour coucher avec cette engeance!

Eugénie réussit à libérer une main cinglante et le gifle.

Salope!

Ils luttent silencieusement. L’autre était plus fort qu’elle. Il réussit à la plaquer torse sur table. Maintenant le bras droit derrière le dos, il le tord. Eugénie gémit et s’immobilise. L’homme haletait comme un soufflet de forge. Il colle son bassin au derrière d’Eugénie. Elle se met à onduler de la croupe.

Après avoir tâté de ma grosse queue, tu ne voudras plus rien d’autre pour te fourrer, ma belle putain!

De sa main libre, il remonte jupon et jupe, dénude les fesses.

Ah, ma cochonne!

Pour défaire la ceinture à boucle, il a besoin de ses deux extrémités. Tout le corps tendu d’Eugénie le repousse violemment. L’autre, déséquilibré par ses pantalons baissés, tombe à la renverse. Eugénie se retourne et, aussitôt, assène deux grands coups de talon juste là où ça fait très mal. Il se recroqueville, braillant, vrillé par la vive douleur.

Salopard! Va-t-en! Si jamais tu oses encore poser le bout de l’ongle sur moi, je raconterai à tout le monde que tu t’assouvis sur ta truie!

L’autre blêmit davantage, puis sa carnation prend une teinte couperosée. Rhabillé à la va-vite, il file sans demander son reste. Karol lui ouvre la porte.

Eugénie, le souffle court et le chignon de travers, rit nerveusement et considère son amant l’air mi-figue mi-raisin.

Heureusement que tu étais là!

La lueur de compréhension égaye brièvement les yeux de Karol.

… Au cas où…

Posément, il verrouille la porte d’entrée et ferme les rideaux. Subjuguée par le regard brulant, une verte réplique meurt sur ses lèvres. Lentement, Eugénie se détourne. La poitrine appuyée sur la table, elle découvre son postérieur.

Mais j’ai mes menstrues…

Karol caresse un long moment la croupe offerte. Il libère son sexe de sa gangue vestimentaire. Hoquetant, Eugénie se soumet au violent désir de son homme. Laurier, sourcils froncés, doit patienter au-dehors durant un quart d’heure avant que le couple daigne le laisser entrer. Il n’émet aucun commentaire.

 

Journal d’Eugénie

« Tous ces regards jadis bienveillants, désormais me mal jugeant. La communauté chrétienne stigmatise la brebis galeuse. La solidarité à tous vents dans le malheur, mais l’opprobre inconditionnel pour tout manquement à la loi du Seigneur. Ce que je fais dans l’intimité de ma chambre, ou sur la table de la cuisine, porte close, ne regarde personne. À la réflexion, l’exclusion sociale dont je suis devenue l’objet m’importe peu. Ce matin, j’ai fait la grasse matinée jusqu’à neuf heures. J’aurais voulu que Karol partage ce petit plaisir avec moi. Mais il était parti, déjà. Ève-Lyne à pointé le bout du nez curieux pour s’enquérir. Je lui ai répondu que je n’allais pas à la messe. Elle s’est exclamée, mais s’en est allée sans rien ajouter. Ai-je jamais cru à ce rituel religieux? Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, la réponse est négative. Une corvée nécessaire, mais désagréable, sans plus. Au nom de leur foi, les catholiques ont déchiré des centaines de milliers de vies et ils ont anéanti des peuples entiers. Toute religion m’apparait dangereuse puisqu’elle opprime la liberté d’être. L’idéal d’amour et d’entraide peut fort bien se passer d’interdits obscurantistes. Il y a belle lurette que j’aurais dû avoir le courage d’agir selon mes réelles convictions. »

 

Eugénie lève les yeux de son ouvrage de reprisage : dix heures du soir. Elle baille sa longue journée commencée aux aurores. Elle soupire. Karol se trouvait dans le salon, la pièce à côté, mais le bout du monde. La voix de la radio, acquisition récente et qu’il écoutait depuis un bout de temps, se tait. Celle de l’autre s’élève, mélodieuse et tragique.

Laurier est venu me parler, « d’homme à homme », a-t-il mentionné. « Tu dois réparer l’honneur de ma soeur », a-t-il conclu, juste avant de s’en aller, visiblement dépité de n’avoir obtenu aucune réponse…

Karol s’interrompt. Eugénie, muette de saisissement, fixe les yeux ronds le mur qui les séparait.

Karol reprend, soudain prolixe.

Je me trouve dans l’impossibilité de proposer le mariage à Eugénie. Une telle union ne pourrait que la rendre malheureuse, voire la détruire… Et mon départ ne saurait apaiser le courroux de ceux qui la frappent d’ostracisme… Je me suis trouvé incapable de dominer cette pulsion qui me pousse à la connaitre au plus intime de sa chair, à me repaitre sans satiété de son anima aux troublants échos convergents… Un crime aussi grand que l’autre, également irréparable…

Karol se tait, le ton brisé. Eugénie empoigne le rebord de la table pour empêcher son élan vers lui. Il monte d’un pas lourd.

Karol ne vient pas la rejoindre ce soir-là, ni toutes les autres nuits et tant que durent les Confessions, faites dans les mêmes conditions.

 

1919 Les Confessions

Confessions

Un no man’s land, la « terre d’aucun homme », voilà ce qu’a été pour moi, durant ces vingt-trois mois éternels, le camp de détention de Spirit Lake, un enfer où j’ai perdu mon humanité ainsi qu’un lieu maudit où s’est annihilée ma raison d’être et d’exister…

 

Confessions

Nous n’étions qu’un troupeau de prisonniers grelottants, impuissants devant le sort qui les avait contraints à ce nouvel exil dans une contrée inhospitalière, hors du monde. Nos noms ne signifiaient désormais qu’une présence obligatoire deux fois par jour… Nous avons été parqués dans des baraques de près de cent vingt-cinq places : de quoi réjouir une personnalité grégaire, disons… J’ai ressenti un besoin viscéral de m’abstraire de cette réalité : je suis devenu, autant que possible, sourd, muet et aveugle…

 

Confessions

D’une certaine façon, la partition de fond de tous ces interminables jours d’incarcération se joue d’un seul air répété ad nauseam et sur des variations saisonnières…

 

Confessions

Quelque temps après avoir été élargi, moi qui ne suis ni poète et encore moins musicien, j’ai composé un… poème musical, si l’expression existe. Tout en l’écrivant j’entendais la musique du piano-forte, avec en fond des mouvements répétitifs, obsédants, un martèlement de tambour battant au rythme sourd du coeur humain. Les variations au thème se jouaient tout comme ma plume courant librement sur le vélin, laissant l’encre des émotions s’écouler de mille et une nuances.

La voix tremblotante mais mélodieuse, chargée d’émois contenus touche son invisible auditrice jusqu’à l’âme.

« Spirit Lake », partition poétique écrite et récitée par Karol Rylski

La file d’hommes s’étirant comme le jour
Dans l’infinie solitude alentour,
Sente immaculée que les pieds labourent.
La froideur hivernale rend les doigts gourds,
La brulure glaciale, le souffle court,
L’éternité du goulag, le coeur lourd.

Les gardes armés, les fils barbelés,
Les ordres braillés, les lieux encerclés.
Je ne veux plus voir, ni non plus toucher,
Encore moins entendre leurs insanités,
Ne plus gouter leurs mets avariés
Et ne plus humer la promiscuité.

Me hantent des scherzos de Mendelssohn.
Ils étouffent, parfois, les bruits qui résonnent
Toutes les nuits et les jours qui s’additionnent
À perpétuité de peine qui sanctionne.
L’homme qui devient rien de moins que personne,
Puisque non issu d’un pays qui adonne.

Et ils ont pris ma vie entre leurs mains.
Eux seuls savaient ce que serait demain.
J’ai bien un nom à l’appel quotidien,
Devenu synonyme de moins qu’humain.
Sans liberté d’être, je ne suis plus rien,
La carcasse vide animée d’un pantin.

Se lever, se laver et déjeuner.
Se livrer à des corvées et diner.
Se livrer à des corvées et souper.
Se lover dans son lit et sommeiller.
Et rêver… De cet ailleurs en allé
Mais non plus de cet avenir renié.

Le dimanche, ils parlaient de politique
Ou écumaient des journaux faméliques
Ou lisaient des missives épisodiques;
D’uns cuvaient un délire alcoolique,
Pur extrait d’un clandestin alambic
Fermenté aux pommes de terre rachitiques.

Redonne-moi un peu de nectar d’oubli…
Encore et encore, mon frère, je t’en prie!
Mais non, je ne pleure pas sur mon ami.
Je chiale parce que je n’y ai rien compris
Et, par ma faute, il a ôté sa vie.
Encore un peu, mon frère, je t’en supplie!

Ce soir, je voudrais que la mort m’emporte
Et qu’entre ses bras aqueux elle m’escorte
Au ciel, en enfer, vraiment peu m’importe,
Pourvu qu’en ces cortèges ou cohortes,
Je retrouve icelui que mon coeur porte.
Puisse mon voeu ne pas rester lettre morte.

 

Plusieurs jours passent sans que le monologue reprenne. Eugénie ne parvient pas à saisir le regard de Karol. L’impasse connait son aboutissement, finalement puisque tout devait être dit.

 

Confessions

Une nuit, mon… compagnon de longue date et de maintes infortunes s’est glissé dans mon lit. Il a couvert ma bouche de sa paume pour étouffer mon sursaut exclamatif. J’ai cru qu’il avait fait un autre cauchemar et que, trop fourbu, je n’avais pas perçu ses sourds gémissements… Le sommeil de Laszlo devenait très souvent hanté. À l’accoutumée, lorsque je l’entendais gémir, je dégringolais aussitot au niveau de sa couche et je le prenais dans mes bras. Il ne se réveillait pas mais il s’apaisait petit à petit… Alors seulement, je retournais dormir paisiblement… Il s’est blotti contre moi. Lors que je me trouvais à nouveau à l’orée de m’endormir, son doigt a effleuré toute la surface de mes lèvres. J’ai senti, plutot que n’ai vu, son regard peser sur moi, en attente… Il s’est lové davantage… … Nos corps se sont émus de cet enlacement. Son coeur battait la chamade, imprimant au mien, à la même hauteur, des élans semblables… … Dans les ténèbres meublées de la vie nocturne, nous avons accompli, ensuite, des gestes d’une bouleversante intimité…

 

Confessions

Par la suite, je rêvais que je le rejoignais sous la couverture, que je lui murmurais des mots tendres, que je l’enserrais très fort tout contre moi… Je n’arrivais pas à concrétiser mes élans du coeur puisqu’il était un homme… Mon corps brulait de fièvre à l’envie de fusionner intimement, à nouveau avec le sien mais il était du même sexe que moi. Surtout, j’aurais voulu que nos yeux, voies de nos animas, se comprennent et se donnent. Je ne pouvais pas faire cela, non plus, car j’avais peur, de moi je crois. Laszlo a interprété mon repli sur soi en un rejet… … Je ne suis pas capable de raconter entièrement ce qui s’est ensuivi… Il a agi en sorte que nous soyons séparés : un autre baraquement, un autre univers. Le jour où, libéré de mes hantises, j’ai voulu lui avouer mon amour et lever enfin toute équivoque, il s’est évadé… On a retrouvé ses traces sur la berge, mais pas lui… Je crois qu’il est mort… Et je suis son meurtrier…

Plusieurs jours s’écoulent, semblables. Faute de communication, Eugénie décide de prendre le taureau par les cornes. Elle rejoint Karol au salon. Il reste dissimulé derrière son journal. Elle s’assoit auprès de lui. Trop lentement à son gout mais politesse oblige, Karol replie son échappatoire et le pose sur la table basse. Toutefois, il n’ose pas l’envisager.

Eugénie parle à voix basse, de crainte que Laurier et Ève-Lyne, encore en circulation aux alentours, ne l’entendent.

Je t’attends cette nuit.

… Malgré ces terribles aveux?

Et à cause… Je… Ce que j’ai appris n’altère pas… l’attirance que j’éprouve envers toi… Je ne demande rien de plus que ce que tu peux offrir… Cela me manque de t’enserrer entre mes bras.

Immédiatement, il enserre la jeune femme tout contre lui. Puis, il prend la figure entre ses mains et il scrute les prunelles claires. Il pousse un cri étranglé.

Allons nous coucher, tout de suite.

Il acquiesce d’un signe de tête.

Dans la chambre, rapidement dénudés, les amants entament une lente chevauchée, laquelle se transforme petit à petit en calvacade débridée, incontrôlable et sonore. Laurier, sourcils froncés, enjoint Ève-Lyne à monter immédiatement. Imperturbable, l’adolescente obéit sans mot dire.

 

Laurier tend la lettre à sa soeur. Au fur et à mesure de sa lecture, Eugénie s’attriste. Un peu hésitant, le jeune homme émet tout de même son commentaire.

… L’héritage de tante Valéda… Des prunes!

Sans doute mais c’est une question de respect de la volonté d’une personne qui nous aimait bien… Sauras-tu te passer de Karol pour quatre jours, environ?

Quoi? ! Et la récolte?

Pas avant deux semaines.

Un voyage à nos frais, sans doute…

Quelle avarice! On arrive pas si mal à joindre les deux bouts! D’ailleurs, tout notre blé est vendu d’avance! Et nous pourrions ensemencer davantage, l’année prochaine, grâce à notre « aide trop cher payé » mais qui ne ménage pas sa peine, pourtant! … Je mettrai les mains à la pâte en double, en revenant. Là-bas, j’achèterai des chaussures et des bottes de qualité pour les jeunes.

Mais…

D’accord, pour nous aussi.

Au contraire, je m’apprêtais à dire que…

Nous en avons besoin! … Et moi, j’ai besoin de m’éloigner un peu, Laurier.

L’air de marcher sur des oeufs au bord d’éclore mais avec de la détermination dans le regard, Laurier poursuit sa mise au point.

C’est indécent de t’afficher ainsi avec ton amant!

Arrête ces pudibonderies! Que je couche avec lui dans une chambre d’hôtel ou dans la mienne à la maison, cela ressemble à la même chose!

… Ce n’est pas exactement ce que je voulais laisser entendre… Cette situation est devenue invivable! … Pense aux enfants!

Cesse de les prendre pour des imbéciles! Ils se montrent capables de discernement, eux!

… Tu ne les élèves pas dans la foi chrétienne!

Je leur parle d’amour, d’entraide et d’indulgence envers nos semblables. Si le catholicisme signifie l’intolérance de la différence, la stigmatisation des pécheurs et l’interdiction d’exercer sa faculté de jugement, alors tu as raison!

… Tu l’aimes, n’est-ce pas?

Oui, j’aime Karol.

Si c’était réciproque, il te proposerait le mariage!

… Les choses ne se présentent pas toujours aussi simplement que tu sembles le croire… N’exerce aucune pression, ni sur lui, ni sur moi, je t’en prie.

Pardonne-moi… Je ferais mieux de me mêler de mes affaires.

Il a droit à un regard éloquent.

 

Spontanément, Eugénie enlace Karol. Celui-ci prolonge tendrement et étroitement leur étreinte. Puis, il la fait tournoyer.

Je te vois très élégante dans cette nouveauté… Presque différente.

Pour une fois, je me sens fière de ma réalisation… Ton regard m’embellit et me transforme.

Eugénie…

Je suis bien contente de partir avec toi!

Moi aussi! C’est une ville magnifique et que je vais redécouvrir avec joie en ta compagnie!

… Est-ce que cela te manque, la vie que tu avais là-bas?

Parfois… Comme une fébrilité de vivre… D’une certaine façon, c’est plus facile d’y exister, puisque c’est davantage anonyme, trop peut-être puisque chacun vaque à son affaire sans souci solidaire. Je vais t’emmener dans un grand restaurant, puis au concert.

Mais je n’ai rien de chic à me mettre!

Karol…

Et cette « réalisation », que j’ai pourtant envie de te retirer illico?

Ils s’embrassent avec passion. Du dehors, Laurier, impatient, les héle.

 

Tard en soirée, leur très long périple les laisse en gare centrale. Étourdie par le bruit et la foule, Eugénie s’accroche au bras de Karol. Les prunelles jais, attentives, la rassurent.

Le mieux serait de trouver un hotel, à proximité, et d’y déposer nos bagages.

Un porteur obligeant leur conseille le Royal, sur la rue Sherbrooke, « pas très cher, mais très propre ». Ils partent à pied.

Karol réserve une chambre pour quelques jours aux noms de monsieur et madame Rylski. Aussitot les valises défaites, Karol propose.

Si tu n’es pas fatiguée, nous pourrions nous promener…

Quelle bonne idée! Je me sens tout excitée : que de découvertes!

Bras dessus bras dessous, ils déambulent plus de deux heures durant, savourant le plaisir de se trouver ensemble, curieux, insouciants.

Soudainement, Karol s’arrête. Eugénie l’interroge du regard, mais il ne la regarde pas. L’instant d’après, il nest plus là. Affolée, Eugénie le cherche tout autour d’elle. Subitement, il avait disparu. Elle l’appelle plusieurs fois. Des badauds se retournent, puis, haussant les épaules, reprennent leur chemin. Elle crie son prénom, attirant une brève attention. Rien. Comme s’il n’avait jamais existé. Au bout de trois heures de recherche et après s’être égarée souvent, elle se résigne à regagner l’hôtel. Morfondue et inquiète, elle se met à l’y attendre.

Les jours passent. La dernière journée de son séjour à Montréal, Eugénie rend visite au notaire afin de régler la succession de tante Valéda. Tel que soupçonné, leur héritage couvrait de justesse les frais du voyage et les achats effectués. Elle va se recueillir sur la tombe de la vieille dame. Avant de monter à bord du train, elle cherche, en vain, la haute silhouette aux alentours. La mort dans l’âme, Eugénie repart vers l’Abitibi.

À la mine terrible qu’elle affiche, Laurier ravale bien vite les questions qu’il s’apprêtait à lui poser. Eugénie monte les affaires de Karol dans l’appartement qu’il occupait et redescendt aussitôt. Tel que promis, elle s’attèle tout de suite à la tache.

 

1919 Le revenant

Dans un état second, sans entendre les appels répétés et sans même diriger un seul coup d’oeil en arrière, Karol s’accorde à la cadence rapide et emboite le pas dans le sillage de l’objet de son attention hypnotisée. Environ une demi-heure plus tard, lorsque celui-ci entre dans l’hotel ostensiblement de première classe, il l’y suit sans hésitation et sans que quiconque n’y fasse obstacle jusqu’au bout du long corridor à la pale moquette moelleuse du premier étage. Karol reste figé face à la porte d’entrée récemment refermée. Brusquement, il se décide à frapper, négligeant le loquet destiné à cette fin.

Laszlo…

Les yeux du dénommé s’écarquillent de saisissement. Longuement, ils se scrutent avec une intensité douloureuse.

Des éclats de voix semblant se rapprocher se font entendre. Laszlo réagissant au quart de tour entraine son vis-à-vis à l’intérieur, referme doucement et verrouille. De nouveau, les deux hommes se perdent dans les prunelles opposées. Puis, d’un même mouvement, ils se précipirent dans les bras l’un de l’autre. Leurs dents s’entrechoquent à la croisée. Embrassements avides.

Rapidement dévêtus, ils s’échouent au mitan du grand lit tronant au centre de la pièce. Embrasements passionnés. Attouchements fébriles sur la peau devenue hypersensible. Gémissements retenus, inutilement étouffés. Laszlo interrompt leur enlacement. Au terme de son périple descensionnel, la verge engorgée disparait entre ses lèvres. Karol se met à trembler et son bassin à ondoyer. Bien plus tard, Laszlo se déplace encore, parallèlement à son partenaire et dos à lui. Aussitôt, Karol le pénètre par l’issue et couvre la nuque de baisers brulants. Sa main forme fourreau autour de l’axe rigide. L’éternité durant, les amants conjuguent au rythme de plus en plus rapide de l’amour charnel. À l’aboutissement du désir, ils sont saisis d’une jouissance exaltée mais toujours silencieuse.

Laszlo se retourne et se blottit contre Karol. Son index effleure toute la surface des lèvres; celui-ci sourit brièvement à cette réminiscence. Laszlo murmure.

Je ne souhaite pas parler, pour le moment… D’autres actes doivent s’accomplir auparavant… malgré le passé lacustre et à cause de cela…

… Je ne comprends pas cette énigme.

… J’en doute. Serre-moi très fort, Karol.

Tout doucement, ils glissent vers l’oubli.

Au milieu de la nuit, Karol se lève d’une traite. Tout son corps ruisselle d’une suée moite. En faisant le moins de bruit possible, il s’adonne à des ablutions méticuleuses, tourne en rond et regarde au dehors. À l’aube, quatre heures plus tard, il se trouve toujours posté à la fenêtre de la chambre d’hotel anonyme, laquelle donnait sur une autre, tout autant dépersonnalisée.

D’un paquet froissé de Pall Mall, il tire une cigarette et l’allume au moyen du briquet d’argent ciselé posé à côté. Assis au bord du lit, il contemple son amant léthargique à travers le nuage de fumée. La figure rondelette, imberbe sous une tignasse chevelue se rebellant dans tous les sens, un front lisse, des sourcils fournis, chatains clairs eux aussi, des iris de béryl, pour lors clos, frangés de longs cils jais recourbés. Le nez, droit à la racine, retrousse légèrement, les pommettes saillaient et les lèvres charnues suscitaient l’effleurement ainsi entrouvertes. Karol parcoure des yeux le mince torse adolescent, glabre, orné de deux perles nacrées. Il s’attarde sur les longs bras mats terminés par des doigts effilés. Son regard se porte vers les autres extrémités, des pieds, petits, jusqu’aux genoux anguleux, puis jusqu’aux cuisses duveteuses, fermes. Il poursuit son examen au centre du corps, du nombril un peu convexe jusqu’à la pale toison touffue. Le pénis longuet reposait en diagonale sur les testicules menus. En érection, il triplait de volume.

Karol s’allonge au long du flanc du bel endormi. Il pose sa paume à hauteur du coeur et l’embrasse au creux du cou. Laszlo rit.

Ta moustache me chatouille!

Le rire s’échoue, remplacé par une expression empreinte de gravité, identique à celle de l’autre. Il ouvre la bouche, puis la referme, toute parole lui semblant veine en la circonstance. Il amorce une caresse mais la suspend également. Aussitôt, Karol entreprend une exhaustive exploration charnelle, orale et digitale. Gémissant sourdement, Laszlo s’abandonne. Presque au faîte du plaisir, il appesantit sa main sur la nuque, puis plonge ses doigts dans la chevelure drue. Karol s’immobilise un long moment avant de s’agenouiller, puis de se pencher. Il attend.

Laszlo se poste derrière Karol. Lentement, sa langue parcoure la sente entre les globes fessiers qu’il maintenait écartés. Il s’attarde d’abord à la rosace, puis sillonne du périnée jusqu’au scrotum. L’autre émet des gémissements de plaisir à l’intonation surprise. L’organe charnu s’enfonce à l’intérieur du corps de l’aimé, lequel crie d’excitation, puis retient un hurlement de douleur lorsque la verge l’investit. Laszlo s’immobilise. Ses phalanges effleurent la colonne vertébrale, des omoplates au creux des reins. De longues minutes passent ainsi. Le souffle éteint, les dents serrées, Karol s’empale itérativement et durant l’éternité sur le membre durci comme l’acier. Laszlo murmure.

Glisse-toi sur le ventre, maintenant : je vais te prendre.

Karol obéit. Il réprime son cri en mordant l’oreiller. L’autre prend les mains entre les siennes et les serre très fort. Il chuchote.

Je t’aime. Karol.

Laszlo se déchaine ensuite sur ledit, lequel ralait de souffrance étouffée, mais de plus en plus faiblement, jusqu’au silence. Assouvi, Laszlo le libère.

Karol se redresse lentement et se retourne. Subjugué par le regard d’obsidienne et transporté par lui, Laszlo se couche sur le dos, remonte les genoux, évase les cuisses et tend les bras. Karol enduit son sexe de salive juste avant de pénétrer en son amant. Leur coït s’étire et s’adoucit. Se conclut par la pleine jouissance de tous leurs sens.

Karol sillonne le dos couturé de cicatrices.

De bien terribles blessures…

Je meurs de faim !

Un macchabée n’est pas censé consommer de la nourriture terrestre.

Ce n’est pas drôle! … Et ni baiser non plus, à vrai dire. Une omelette au lard avec des rôties de mie, beurrées encore chaudes, moelleuses, de la confiture de fraises, du champagne bien frappé et, luxe suprême, des oranges pressées… Ton estomac émet des bruits incongrus.

… Je ne suis pas habillé pour sortir dans le monde. D’ailleurs j’avais l’intention de… Peu importe.

… Je songeais à un déjeuner pour deux, ici même : le restaurant assure le service à la chambre.

Ah ! … Tu mènes la vie de château…

Comme un reproche ! … Cela ne te concerne pas…

… Comme tu voudras.

Au moyen du téléphone, Laszlo commande leur repas. Entre-temps, les deux hommes font toilette et se vêtent décemment.

Le festin, lequel s’avère à la hauteur de leurs attentes, dévoré jusqu’à la dernière miette, Laszlo allume deux cigarettes et lui en tend une. Il entame tout de go.

Ainsi, tu me croyais mort!

… J’entretenais un mince espoir, personne n’ayant découvert ton cadavre… Quand je le pouvais, et que le temps le permettait, j’arpentais les berges du lac, ou bien en parcourais des yeux la surface à la recherche d’une improbable réponse… À chaque fois, j’éprouvais un grand soulagement de n’avoir trouvé aucune trace de ta dépouille.

… Durant presque trois ans… Et tu es resté là-bas…

Un endroit ou un autre comme du pareil au même… Sans toi…

Karol se lève vivement et se poste à la fenêtre.

Quelques minutes réflexives plus tard, Laszlo se rapproche. Il dit doucement.

… Karol, tu n’es coupable de rien.

En ne te repoussant pas, j’ai ouvert la boite de Pandore!

C’est moi qui ai voulu que tu sois le premier. Ne comprends-tu donc pas que je t’aime?

… Tu n’as pas tenté de me retrouver.

Pouvais-je m’imaginer que tu roderais autour de ce lieu maudit, et durant tant d’années? … Tout naturellement, j’ai cru que tu viendrais vers chez nous. La logeuse avait soigneusement conservé nos effets dans une caisse entreposée au sous-sol. Le logement étant de nouveau à louer, je l’ai occupé un certain temps… Tes affaires se trouvent ici…

Karol se retourne et l’envisage. Laszlo poursuit en l’interrogeant.

Qu’est-ce qui t’a amené à Montréal, finalement?

… C’est une longue histoire : plus tard. Je veux savoir, tout.

Soit. Ce sera un douloureux récit… Si nous baisions, à la place?

Les prunelles charbonneuses transpercent.

Je ne veux pas revivre cet enfer, Karol!

Laszlo se précipite vers le cabinet de toilette. Agenouillé sur le carrelage, il vomit son déjeuner. Tout son corps est parcouru de tremblements incoercibles. Karol l’aide à se relever, puis à s’asseoir. Attentif, il tamponne d’un linge imbibé d’eau froide la figure sillonnée de larmes. Laszlo s’épanche sur son épaule, puis parvient à se ressaisir un peu.

Viens, sortons : je ressens les murs se refermer sur moi 

L’urgence dans sa voix.

Ils errent dans les rues inégalement pavées où faisaient bon ménage attelages équins et automobiles pétaradantes. Le soleil irradiait de ses feux mais pas sur eux puisquele temps de l’exorcisme était venu.

Pourquoi t’es-tu éloigné de moi après notre acte d’amour?

… L’inversion n’est pas inscrite dans ma nature, Laszlo… Certes, j’étais effrayé par les réactions de mon propre corps au tien mais encore plus par les… bouleversements intérieurs que ton… sentiment amoureux envers moi a provoqués. J’ai éprouvé le besoin d’un repli… J’avais besoin de temps puisque je ne souhaitais pas m’engager à la légère.

… Je n’ai pas compris : je me suis senti rejeté par celui que j’aime.

Une raison pour forniquer avec qui le voulait!

Encore une question d’interprétation! Une soupape bienvenue pour des hommes captifs et vivant sans femmes depuis plus d’une longue année! … Cela a fait oeuvre utile ainsi qu’un passe-temps agréable, en ce qui me concerne.

… Ils te méprisaient!

En aucun moment, je n’ai ressenti rien de tel! C’est ton propre mépris que tu projettes!

… J’étais jaloux, pas méprisant… Parfois, j’entendais, ou j’imaginais, le rale de leur assouvissement : cela me rendait fou!

Bouche bée, Laszlo absorbe la donnée, prononcée à voix presque inaudible.

… J’aurais voulu pouvoir te garder pour moi seul tel le plus précieux des trésors.

… J’ai souhaité, bien qu’à d’autres moments que ceux-là, que tu sois en mesure de le faire…

… Rien de ce que tu me racontes n’explique le reste.

Plus que tu ne sembles le croire… Rentrons, j’ai froid.

Malgré la température clémente, Laszlo s’était mis à claquer des dents. Avec une hâte fébrile, ils regagnent l’hôtel.

Dans leur chambre, Laszlo, installé à une extrémité de la causeuse, se ramasse sur lui-même. Karol s’assoit à proximité.

La suite a un rapport avec tes fréquents séjours au cachot, n’est-ce pas?

Laszlo acquiesce.

Cela s’est passé à l’époque où tu travaillais à l’entretien du chemin de fer. Incongrument, j’ai été affecté à la corvée de bucheron plutot qu’à la cuisine. J’étais atterré mais n’ayant d’autre choix, je me suis attelé à la tache, avec l’inefficacité que tu peux imaginer… Je suis bien vite devenu le souffre-douleur… d’un officier… Je ne suis pas capable…

Laszlo se met à trembler comme une feuille au gré du vent. Un long moment passe avant qu’il ne réussisse à se ressaisir.

D’une voix monocorde, soigneusement amputée de la moindre parcelle d’émotion, Laszlo entreprend son terrible récit.

Ces événements se sont jalonnés sur plusieurs mois. Pour des prétextes : paresse, rébellion, insubordination, refus d’obtempérer, excès de zèle, même, enfin tout ce que tu peux imaginer de torsion de la réalité, il faisait en sorte que je sois puni d’une peine de prison. Lorsque je me trouvais au trou, il survenait, à un moment ou à un autre mais toujours la nuit. Il verrouillait la porte… Le cliquetis des clefs s’entrechoquant sur le trousseau… Il posait la lampe sur le sol… Son ombre m’écrasait…. La première fois, il s’est contenté de me faire agenouiller devant lui… La seconde, il m’a battu à grands coups de pied… La troisième, j’ai été obligé de me prosterner et de lécher ses bottes… Lors d’un autre « séjour », il m’a contraint à lui servir de thomas. Il m’a frappé quand j’ai dégueulé… À un autre moment, son arme de service pointée sur ma tempe, j’ai dû lui administrer une fellation, juste avant que les coups pleuvent à nouveau… Au fil du temps, l’escalade des humiliations s’est poursuivie… Sous la menace armée, encore, il a déféqué dans ma bouche, m’obligeant ensuite à lui lécher le derrière… Il m’a aussi enculé avec son pistolet chargé, jusqu’à ce qu’il s’en lasse… Après cela, lorsqu’il surgissait, j’étais secoué de tremblements incoercibles et je pissais dans mon froc… La dernière fois qu’il est venu, je me suis précipité à genoux immédiatement. Il a ricané. Il n’a pas eu besoin de me demander de rendre mon cul accessible : anticipant ce qu’il allait me faire, j’avais déjà baissé mon pantalon et je m’étais incliné. Il est monté sur moi et m’a sailli… Il faisait avancer sa monture en la molestant à grands coups de poing sur le dos et les reins. Avant de partir, il a fait ses besoins sur mes organes génitaux… Lorsque le geôlier m’a apporté ma patée du matin, il m’a trouvé, à moitié nu, souillé et grelottant de fièvre. J’ai été transporté à l’hôpital, je crois. La maladie, heureusement pas la consomption, et une manifestation de la Providence, venait de me tirer des griffes abjectes de mon immonde bourreau.

Le silence de mort qui s’ensuit s’éternise. Finalement, il est troublé par Karol, qui lance avec une soudaine virulence.

Je le retrouverai et je l’écraserai!

Tu ne tueras point. Si jamais nos chemins se croisaient à nouveau, tu te domineras et tu m’entraineras de l’autre côté de la rue, puisque  moi, je serai paralysé comme la mouche engluée sur la toile de l’araignée… Je suis un pleutre doublé d’un lache : je serais mort en conservant mon honneur et mon intégrité si, en le mutilant avec mes dents, je l’avais forcé à tirer.

… Nous ne serions pas ici, à nous aimer.
… Tu as raison… Certaines nuits des cauchemars horribles me dévastent… pires que ceux d’avant. Au matin et durant toute la journée, je ne peux rien faire d’autre que de me laver à répétition… Cet homme a souillé mon âme à jamais.

Que répondre si ce n’est par la tendresse?

La noirceur s’installe sans qu’ils se désunissent de leur enlacement. La bouche collée à l’oreille de son ami, Laszlo murmure.

Aime-moi, Karol. Fais-moi revivre.

Faire l’amour pour oublier la haine. Laszlo s’abandonne aux gestes empreints de délicatesse. Leurs corps fusionnent, tout comme leur anima par la voie de leurs prunelles. Enchassé profondément en son amant, Karol chuchote.

Je t’aime.

Ils culminent ensemble dans les hautes sphères d’un plaisir transcendant.

 

Bien plus tard, Karol relance son ami.

Que s’est-il passé, ensuite?

Je me remémore seulement quelques séquences, plutot confuses à vrai dire… Je me vois, debout. Il faisait tellement froid. J’étais environné de ténèbres, impatient et fébrile, désorienté… J’ai certainement dû passer sous les barbelés puisque je me suis déchiré le dos. Je me rappelle la douleur, tellement intense, multiple… À un autre moment, je me suis trouvé dans l’eau glacée jusqu’au cou. J’ai flotté quelque temps. Le firmament brillait de milliards d’étoiles. J’ai pleuré qu’il m’ait été donné de voir tellement de beauté. Après, j’ai coulé à pic. Je suis remonté à la surface, puis je me suis mis à nager pour me réchauffer, plusieurs heures, je pense. Je me suis endormi, le nez sur le sol et le reste du corps immergé… L’aube pointait. J’ai marché, droit devant, je crois. Difficile à dire combien de temps, ni dans quelle direction puisque tous les arbres se ressemblent dans la forêt. Ma figure, mes mains étaient devenues sanguinolentes à cause des moustiques. Sang et sueur m’ont désaltéré quand j’ai eu soif mais en l’attisant… Lorsque j’ai repris conscience, il faisait nuit. Je me trouvais dans un abri, un pikogan, à ce que j’ai appris plus tard. Une lampe-tempête repoussait l’ombre. Assis en tailleur, mon sauveteur m’observait attentivement. J’ai essayé de lui parler, mais aucun son intelligible n’est sorti de ma gorge. Avec sollicitude, il m’a fait boire un peu d’eau… Puis, je me suis réveillé en hurlant de peur. Il n’était pas une création cauchemardesque de mon esprit et il a apaisé mes craintes en me prenant dans ses bras, tout comme toi, jadis… Durant des jours, il a soigné mes blessures, calmé ma fièvre et adouci de tendresse mes angoisses nocturnes. Je me suis raccroché à ses yeux, sombres et brillants, tellement semblables aux tiens. Je l’appelais Karol, car son véritable nom était, pour moi imprononçable. Il ne parlait ni le français, ni l’anglais. Il était ce que les gens d’ici appellent un Sauvage, un Algonquin probablement, pour avoir croisé par la suite des gens de sa race. C’était un homme bon. Ceux-ci se comptent rarissimes. Le régime alimentaire auquel il m’a soumis, à base de plantes, de tubercules ainsi que de petit gibier et de poisson frais ou fumé a fait merveille, autant que les cataplasmes nauséabonds appliqués sur les blessures… Une nuit, alors convalescent, je me suis offert à lui. Étonné à l’abord, il a refusé d’un signe de tête. Il a pris ma main et l’a posée à l’endroit du coeur. Je me suis endormi, l’oreille sur sa poitrine. Je lui dois la vie à cet être, dont je connais si peu. Lorsque j’ai été complètement guéri, mon ange gardien m’a reconduit jusqu’aux abords de Macamic, qui veut dire « canard boiteux » d’après sa drôle d’imitation. Une simple étreinte, puis il est parti, celui qui m’a donné l’existence. J’ai concocté une histoire à dormir debout pour expliquer ma présence. J’ai participé aux récoltes et à divers travaux. Au début de l’hiver, Étienne Wood, identité choisie pour justifier mon accent prononcé, avait amassé un pécule suffisant pour se vêtir convenablement et prendre le train jusqu’à Montréal.

 

1919 Le lien

Le faible cri tremblotant en provenance du dehors tire Eugénie de sa rêverie morose. Il se répète, insistant, alarmant.

Maman!

Elle délaisse la pate à pain qu’elle triture distraitement, s’essuie les mains sur sa jupe, tout en regardant par la fenêtre. Le sang se draine de sa figure. L’ours, d’un brun sombre, de taille énorme, se trouvait suffisamment à proximité d’Aurélien pour lui faire de l’ombre. Évitant de faire le moindre bruit, elle sort. Malgré ces précautions minimales, la bête se redresse de toute sa hauteur menaçante. Eugénie chuchote ses directives à son cadet.

Dépose très doucement ta cueillette sur le sol.

Chose faite l’ursidé, dodelinant de la tête, lorgne avec curiosité le contenu du seau.

Recule vers moi sans gestes brusques.

Tremblant, Aurélien obéit. D’un puissant coup de patte, la bête fait basculer le contenant et se met dare-dare à se gaver de petits fruits. Eugénie emporte l’enfant dans ses bras. Sans précipitation, ils rentrent.

Eugénie referme la porte en poussant un soupir de soulagement.

Le méchant nounours voulait me manger!

Pas très ragoutant comme diner, un petit garçon. Et ça lui aurait donné des flatulences. Beurk!

Le garçonnet rit aux éclats des onomatopées caractéristiques. Eugénie, le coeur battant la chamade, se poste derrière la vitre avec son léger fardeau.

Tu vois, c’est bien meilleur, les bleuets!

Aurélien, grave, l’embrasse sur la joue.

On se contentera de tarte aux framboises tardives cueillies hier. Viens-tu m’aider?

Le petit opine docilement. Le résultat final s’avère bien plat, Aurélien ayant imité sans vergogne l’animal gourmand.

 

Eugénie palit et porte la main à son coeur en proie à une embardée. Karol se rapproche. D’abord fuyant, son regard s’affermit et il l’envisage.

J’ai failli à notre entente : tu es en droit d’y mettre fin, patronne.

… J’avais omis de penser aux vacances…

Alors, laisse-moi m’occuper de cela.

Elle délaisse son ouvrage. Il la retient brièvement contre lui.

Tes bras ne seront pas de trop!

Le commentaire de Laurier lancé sur un ton ambigu lui vaut de la part de sa soeur une claque symbolique puisqu’il était juché tout en haut de l’énorme tas de foin, lequel recouvrait la charrette.

Alors qu’Eugénie s’en retourne, le pas allègre, Laurier la rappelle.

Qu’est-ce qu’on mange?

Le monstre marin que tu as pêché ce matin : il y a de quoi nourrir la tribu durant des lunes.

Une autre comparaison de ce genre et tes orteils me serviront d’appats!

J’allais ajouter : avec une omelette au lard.

… Tu serais obligeante de faire attention : brulée, c’est infect! … Euh… Ne rajoute pas de sel… ni aucune autre poudre blanche non plus…

Eugénie sourit, une rareté depuis son retour de Montréal deux semaines auparavant, seule, l’esprit hanté de désespérance et absente de la vie. Elle s’éloigne vivement vers la maison. Les deux hommes semettent à la tache sans plus tarder.

Le soleil plombait et Karol, imitant en cela Laurier, lequel transpirait abondamment, se débarrasse de sa chemise. Alors qu’elle revenait du poulailler, Eugénie s’arrête devant le fenil, le souffle court, détaillant chaque muscle du dos luisant de sueur, puis, lorsque Karol se retourne, le torse à la toison mouillée. Leurs regards se rencontrent, avides. Eugénie réprime son élan. Il se remet au boulot et plante vigoureusement sa fourche dans le fourrage. Laurier, gêné, fait semblant de ne pas avoir surpris l’échange, très physique.

La soirée clémente d’un début d’automne s’étire toute en longueur. Les jeunes, manifestement heureux du retour de Karol, l’accaparent. De surcroit, Laurier, d’habitude couché dès dix heures, s’attarde sciemment sous prétexte de discuter avec lui des travaux à venir. Eugénie, visiblement lasse, finit par se retirer dans ses quartiers.

À minuit, la porte s’ouvre sans bruit. Assoupie sur une chaise, Eugénie ne l’entend pas. Karol s’agenouille. Les lèvres moustachues effleurent celles, entrouvertes, de son amante, puis s’emparent possessivement de la bouche accueillante. Fébrile, Eugénie déboutonne la chemise. Karol la retire pendant qu’elle le caresse, de ses douces phalanges, puis le lèche à petits coups de langue. Elle le fait basculer à la renverse. La ceinture, la fermeture à glissière, le pantalon et le caleçon, Eugénie les ôte tant bien que mal. Elle fait passer son vêtement de nuit par-dessus sa tête. Karol reste immobile, les paupières à demi closes. Il s’abandonne aux vigoureux assauts amoureux d’Eugénie, gémissante, les joues rosées par l’émoi, les seins mouvants par sa chevauchée frénétique, la forêt claire, ruisselante de perles de lune. Les yeux de Karol remontent jusqu’aux prunelles agrandies par le plaisir et s’y accouplent aussi. Eugénie a la présence d’esprit de le libérer juste avant qu’il n’éjacule. Elle s’affale sur son thorax en proie à un raz-de-marée. Ses sucs intimes se mêlent au sperme. Karol l’enserre très fort.

Plus tard, il murmure.

J’aime que tu me prennes ainsi.

J’avais faim de toi.

Redis-le.

J’avais faim de toi, Karol.

Encore.

Elle répète. Elle ressent le dur contact sous son ventre. Elle se déplace. La verge vibrante prend ses ébats à coeur joie.

Place ta vulve à portée de ma langue.

D’abord, Karol s’abreuve à la fontaine féminine, puis ses doigts se font invasifs. Soudainement, il écarte les cuisses.

Pénètre-moi aussi… Non deux, mouillés de salive.

Manifestement décontenancée, elle s’exécute tout en poursuivant son va-et-vient buccal. Les gestes tendres se durcissent et se précipitent vers un imminent paroxysme. Peu après, elle lui dit tout bas.

Je t’aime.

Mais il ne l’entend pas, profondément endormi. Elle se blottit contre lui et sombe à son tour.

Durant la nuit, ils s’installent plus confortablement et dans leur lit. Ils se rendorment. À l’aurore, elle ouvre les yeux sur lui.

Pourquoi es-tu revenu, Karol?

Tu es la terre où prend ma racine, tu es l’eau qui apaise ma soif, tu es le feu qui attise mes reins et j’ai besoin de respirer le même air que toi.

Ce disant, il s’incruste à l’intérieur d’elle, aussi conquise qu’il était conquérant. Avec une lenteur solennelle, ils fusionrent dans l’amour, s’attardent pour savourer le plaisir d’aimer.

 

La porte subit des coups répétés.

Debout, fainéants!

Une autre journée de dur labeur.

Quand l’homme que… qui se trouve là, à mes côtés, me serre tout contre lui, c’est plutôt un jour d’intense bonheur.

Eugénie, où se trouve ma jupe marine?

Dans le panier à repriser. Je m’en occuperai ce soir. Mets la grise.

Zut!

Malgré les aléas de la vie quotidienne…

Eugénie, il n’y a plus de gruau

J’ai fait des petits gâteaux, avant-hier.

… Ils sont durs et salés!

Ramollis-les dans du lait et ajoute du sirop d’érable.

Karol, qu’est-ce que tu fabriques? On n’est pas dimanche!

Les deux sont saisis de fou rire. Les éclats font taire la meute en tout cas. Ils rattrapent le coche en grande vitesse.

 

L’homme, jeune, d’une élégance rare en ces lieux où les vêtements remplissaient uniquement une fonction d’utilité, enlève son feutre et s’incline cérémonieusement. Probablement moins de vingt-cinq ans, le regard d’azur et le cheveu chatain blond, naturellement ondulé. La beauté du Diable. Lui aussi roule les R d’une charmante tournure.

La postière d’Amos m’a appris que Karol loge ici. Je suis un ami, puis-je le rencontrer?

Tantot je l’ai vu partir en direction du lac. En prenant la sente commençant tout près du grand cyprès, vous le rejoindrez à coup sûr.

Un grand merci, madame…

L’étranger s’éloigne d’un pas vif. Le souffle suspendu, Eugénie le suit des yeux durant un long moment. Puis, elle se mord les lèvres, hausse les épaules et retourne aux préparatifs du tardif souper dominical. Elle ajoute un couvert à la table déjà mise.

Laszlo marche approximativement un demi-mille sur un sentier bien entretenu avant de retrouver Karol, assis sur un arbre abattu, contemplant à la lumière particulière de la brunante la surface diamantine. Heureusement, à ce temps de l’année, les moustiques se faisaient rares et rien, hormis la présence humaine, ne venait déranger la majestueuse et primitive sérénité des lieux.

Karol fixe l’intrus de ses prunelles sombres et tourmentées.

Pourquoi viens-tu troubler ma paix?

Tu le sais très bien… Tu es parti bien brusquement…

Pour toi et moi, il n’existe aucune issue naturelle.

Tout est dans la nature, cela aussi, et même pour nous deux. Tu lances de la poudre aux yeux, Karol… Tu m’avais laissé espérer… Jure-moi que tu n’éprouves pour moi que de la haine, ou de l’indifférence, et je vais partir, sans plus jamais « troubler ta paix ».

… Ma vie se trouve ici, maintenant.

Seulement?

Pourquoi me tourmentes-tu ainsi?

Sans toi, c’est comme non vivre!

… J’aime Eugénie…

… … Et tu m’aimes, moi aussi.

Je me sens coupé en deux!

Laszlo reprend le dialogue suspendu d’un silence impuissant.

… Mais tu ne m’acceptes pas.

… Tu es devenu un…

Péripatéticien.

Le caillou que Karol lance crée des remous.

Cette façon de gagner sa croute n’est pas… honnête!

Selon quels critères?

La deuxième roche tombe précisément à l’endroit de la première.

Tu vends ton corps!

Exactement ce que tu fais! Toi, ce sont les bras, et moi, le cul et le sexe. Tu réponds à un besoin, et moi également, autre. Au nom de quoi me méprises-tu?

Je n’éprouve pas de mépris! … J’ai mal.

Parce que tu es jaloux. Me posséder ne te donne aucun droit sur moi! … Je ressens beaucoup de tendresse envers ces hommes. Je comble un manque qui doit rester clandestin et que d’aucuns targuent de perversion. Je le fais par gout, pas uniquement pour l’argent. Je suis content quand ils assouvissent leur passion sur moi ou qu’ils se donnent, sans fard, répondant à l’appel de leur instinct. Je côtoie relativement peu d’hôtes et beaucoup reviennent. Ces liens que nous créons, souvent, dépassent bien vite la dimension charnelle… Mais tout cela n’a rien à voir avec l’amour qui nous unit, toi et moi.

Laszlo s’installe à côté de son ami et cherche, en vain, son regard.

… Qu’est-ce que tu veux?

Que tu m’acceptes dans ta vie, aussi et ainsi.

… Je ne sais pas… J’ai besoin de réfléchir.

… La femme corpulente à la chevelure filasse, chez qui tu gites, est-ce Eugénie?

C’est Elle. Elle possède la beauté de la chair d’un chef d’oeuvre de Rubens, une cathédrale ne saurait contenir son coeur et le fer de son âme a été trempé dans la bonté.

… Et moi, que suis-je, pour toi?

L’autre complément de mon être… La musique de la vie, les ailes du bonheur, la poésie de la nuit et l’essence de l’amour…

… Dis l’entière vérité, Karol.

… Je n’abandonnerai jamais Eugénie pour toi, Laszlo, malgré la profondeur de nos liens et quitte à en mourir de souffrance! … Je t’aime!

Laszlo hoche la tête.

Montréal ne se trouve pas précisément situé la porte à côté… J’ai acheté une automobile pour faciliter mes déplacements… C’est ce que je croyais avant de venir ici, du moins : l’état des routes laisse à désirer et cela m’a pris deux jours!

Eugénie constitue mon univers… Je ne dispose ni de temps, ni de moyens, pour voyager.

Si j’ai bien compris, c’est toi avec elle ou rien du tout.

Il n’existe aucune autre possibilité… Je ne veux pas qu’elle souffre davantage.

Laszlo blêmit.

Ce qui signifie qu’elle connait ce qui nous lie.

En partie, le passé lacustre, surtout. Eugénie est intuitive; quand elle t’a vu, elle a dû comprendre au moins la raison de ma disparition.

Tu ne possédais pas le droit de lui parler de nous deux!

La moindre des choses qu’elle sache pourquoi je ne peux pas la marier!

Laszlo recule comme s’il avait reçu une gifle.

Si je disparais de ta vie, l’épouseras-tu?

Non… Tout comme elle, tu possèdes mon anima… Tu devrais partir pour Amos avant la nuit tombée et pouvoir y trouver un gite où dormir.

Viendrais-tu avec moi?

Karol omet de répondre. Brusquement, il se lève, passe devant Laszlo et s’engage sur le chemin. Celui-ci lui emboite le pas.

Eugénie sort sur le seuil alors qu’ils se trouvent tout près.

Le souper refroidit. Le partagerez-vous avec nous, monsieur Laszlo?

D’abord bouche bée, l’invité finit par acquiescer. Karol fixe le bout de ses chaussures. Le repas, du jambon fumé, des carottes et des pommes de terre bouillies, complété de « pain perdu » et de sirop d’érable, s’avère savoureux. La cuisinière est complimentée par la ronde et rosit de plaisir. Les enfants, incluant Laurier, assaillent « l’ami de Karol qui arrive de Montréal » de questions sur la vie dans la grande ville. Laszlo répond à toutes, avec humour, même les « imbéciles », selon Ève-Lyne, issues de l’imagination fertile d’Aurélien et principalement centrées sur les espèces d’animaux qu’on y trouve, « à part les humains », de la vipère à l’ours, en passant par le porc-épic, le lynx et l’orignal.

Laszlo montrant des signes de lassitude, Eugénie attire discrètement l’attention de Karol. À contrecoeur, celui-ci lève les yeux.

Pour ton ami, j’ai préparé la chambre près de l’escalier.

Il acquiesce sans mot dire. Toujours muet, il y conduit Laszlo. Il dépose le sac de voyage en cuir près de la porte, la dernière en date fabriquée dans ses temps libres, et redescend. Sombre et tourmenté, il s’isole derrière son paravent habituel, au salon.

À la nuit engagée, Eugénie monte l’échelle conduisant au grenier. Dans le noir, elle se déplace sur la pointe des pieds, familière des lieux. Elle allume la chandelle. La faible luminosité révèle son monde secret. Une « table » tout de guingois, en fait une caisse de bois, remplie de livres à la reliure écornée, envoyés au fil du temps par leur oncle Jérémie ainsi que quelques tabourets bancals. Elle s’ass à l’affut du moindre bruit.

 

Journal d’Eugénie

« Lorsque j’ai entendu la porte se refermer, je me suis approchée du trou d’aération. J’éprouvais un besoin irrépressible de les épier. Pour comprendre? Maintenant, je n’en suis plus aussi certaine. À vrai dire, je ne saisis pas ce qui m’anime réellement. Laszlo avait laissé la lampe allumée. Il gisait sur le lit, entièrement nu, beau, les sens ainsi excités, la tête tournée vers l’intrus que je ne pouvais encore apercevoir. Une résonnance métallique sur le plancher. Le froissement des vêtements ôtés à la hâte. La voix rauque, Karol, a chuchoté : « Tu es le Diable! » L’autre a souri et a tendu les bras. Karol s’est couché sur son ami. Ils se sont embrassés avec passion, et encore, et encore. Et cette manière de caresser le corps de l’aimé, identique. Le désir qui irradie et transporte. Renversant l’autre, Laszlo a effectué une rotation de cent quatre-vingts degrés. Le pénis engorgé a trouvé gite dans sa bouche et réciproquement. Leurs gémissements étouffés se sont intensifiés. Agrippés aux hanches de l’autre, ils se sont laissés submerger par le plaisir sexuel. Ils ont repris leur souffle, imbriqués. Tendresse faite d’effleurements, puis d’embrassements, partout. Les verges se sont dressées à nouveau, éloquentes. Laszlo s’est assis, un genou relevé; il a formé fourreau à son propre phallus. Karol l’a imité. La main libre tatant le scrotum opposé. Leurs yeux naviguaient des prunelles au sexe, puis de plus en plus aux premières. Laszlo s’est prosterné. Karol a léché longuement entre ses fesses et, semblait-il, à l’intérieur de l’issue. Puis, il l’a couvert complètement. Ses coups de rein impétueux, semblables. Karol, ponctuant la nuque de baisers, s’est immobilisé, finalement, satisfait et agité de soubresauts. Il a libéré son amant, puis, étendu sur le dos, a relevé ses jambes. Il s’est abandonné aux assauts virils, comme moi je me laisse aller aux siens. Corps et lèvres embrassés. Lors qu’il jouissait, Laszo s’est redressé à demi. Gravement, il a prononcé : “ Je t’aime! ”. Karol a résonné en écho. »

 

Le séjour de Laszlo à la ferme dure toute la semaine, durant laquelle il fait la conquête des enfants et aide aux travaux des champs. Karol se montre encore plus taciturne qu’à l’accoutumée, en contraste absolu avec son exubérant ami. Eugénie qui, au début, masquait mal son tourment amoureux, semble recouvrer au fil des jours une certaine sérénité de l’âme. Elle ne retourne plus au grenier. Apparemment, Laszlo est inconscient de la souffrance qu’il provoque autour de lui. Serviable et excellent cuisinier, il apprend à Eugénie quelques recettes simples et infaillibles, qui enchantent les palais gourmands de tout le monde.

Après son départ, sept nuits solitaires s’écoulent avant qu’Eugénie ne se décide à prendre encore une fois, le taureau par les cornes.

Viens me rejoindre, tantôt.

Karol accepte d’un signe de tête.

Eugénie somnole en l’attendant. Ressentant sa présence, ses paupières battent et elle s’éveille. Il se tient debout au pied du lit, incertain.

Dévêts-toi. J’ai envie de me serrer tout contre toi et peau à peau.

Karol obtempère et se glisse sous le drap. Ils s’enserrent étroitement.

… Je l’aime, lui, comme je t’aime, toi. Je suis incapable de dominer cette pulsion qui me pousse entre ses bras, tout comme entre les tiens.

De savoir que tu m’aimes me suffit, Karol. Pour moi, c’est ce qui compte vraiment. Aimer quelqu’un implique de l’accepter tel qu’il est. Je t’aime.

Eugénie…

Pourquoi ressens-tu de la honte?

L’autre ne répond pas.

Un été, je ne me souviens plus pour quelle raison, j’ai dû séjourner chez tante Valéda, tellement grégaire, alors installée à Trois-Rivières. À un certain moment, je me suis rendue compte que son chat, un mâle, préférait saillir des matous plutôt que des minettes. Et les vaches, en troupeau, se montent entre elles. C’est dans la nature, cela aussi. L’unique différence en est une de sujet.

La transgression de ces… ce tabou… amène certainement l’opprobre, souvent le chatiment dans la plupart des pays du globe.

Parce que les faiseux de morale catholiques, protestants ou musulmans pensent ainsi? Certes, on doit aimer son prochain mais la mainmise ecclésiastique devrait s’arrêter aux portes closes de la chambre à coucher. L’amour n’a que faire d’ineptes interdits!

… Je n’ai pas d’obédience… Surtout, je ne me trouve pas en mesure de t’offrir ce que toute femme aimée est en droit de recevoir.

T’ai-je prié de m’épouser? Je veux que tu l’aimes sans entrave, pour pouvoir m’aimer, aussi…

Leurs regards se soudent, se fouillent. Éperdument, ils s’embrassent.

Prends-moi.

Eugénie s’étire sur le ventre. Karol repousse la couverture. Aussitôt, il pénètre en elle. Eugénie s’abandonne, ondulant à l’unisson de son homme. Au faite du plaisir accompli, elle chuchote.

Sodomise-moi.

L’oreiller étouffe son hurlement primal, puis les autres, de plus en plus faibles. Karol jouit au tréfonds de son amante, pantelante. Il retombe sur le côté. Elle se blottit tout contre lui.

Ma violence est impardonnable!

Je n’ai jamais ressenti une douleur aussi pénétrante, mais plus que tout, j’ai aimé t’appartenir de cette façon, aussi… Davantage qu’une soumission forcée, cela a été un acte d’amour, extrême.

Je t’aime, Eugénie.

 

Journal d’Eugénie

« “ Je t’aime, Eugénie ”. Des mots murmurés qui résonnent au corps, cognent au coeur et effleurent l’âme. Des syllabes qui rendent le bonheur tangible tout d’un coup, qui font moins terribles la dureté de la vie et la certitude de mourir. Une conjugaison qui donne au sujet et qui, timidement, attend. “ Je t’aime, Karol ”. L’amour : une envie de batir un monde ensemble et un bien tendre flou. »

 

1920 Les épousailles païennes

Karol s’accoude et d’un geste tendre relève vers lui le menton de son amante perdue à cent lieues dans son monde intérieur.

Qu’est-ce qui te tourmente, belle Eugénie?

Celle-ci lève des yeux tout étonnés. L’éclair passe. Karol la fixe, attentif.

N’as-tu donc rien remarqué?

… On dirait qu’il a… régressé?

Non, pire. Même tout petit, il n’agissait pas ainsi. Il se montrait d’un bon naturel, curieux de tout, ouvert aux autres. Du moins jusqu’au mois dernier… Son comportement de ce soir… Une crise à trépigner et à se rouler à terre, hurlant… Calmé, il est devenu complètement amorphe entre mes bras… J’ai interrogé Andrée-Anne. Elle s’est mise à pleurer : Aurélien ne lui parle plus et il l’a frappé à plusieurs reprises… Je suis allé le retrouver, tantot. Je suis certaine qu’il feignait dormir : il semblait tout raide. Et opaque… Comment puis-je l’aider, alors que je ne comprends pas ce qui le ronge!

Au milieu de la nuit, Eugénie s’éveille en sursaut et s’assoit. Elle allume la lampe. Karol se réveille et ouvre la bouche sur une question. Elle lui fait signe de se taire. Les faibles grattements à la porte reprennent. Eugénie enfile un vêtement. Aurélien, pale et les yeux auréolés de rouge, lève les bras.

Bobo, maman!

Il éclate en sanglots irrépressibles. Eugénie le porte dans la chambre. Toute une heure passe avant que l’enfant s’apaise.

Où as-tu mal, mon amour?

… Quand je fais caca… Ça saigne, aussi.

Il ne laisse pas sa soeur le toucher mais accepte tout de même une demie aspirine. Il s’endort entre le couple, le pouce dans la bouche.

Le lendemain matin, seule la promesse d’un nouveau chapitre de l’histoire de dame Peccadille persuade Aurélien d’accompagner sa soeur en ville. À Amos, la consultation médicale s’avère épique, Aurélien, manifestement terrifié, refusant de se laisser examiner. Après moult vaines tentatives, le docteur Mortagne, exaspéré, lui fait cadeau d’un sac complet de bonbons. Eugénie ne peut s’empêcher de le fusiller du regard. L’autre riposte vertement.

J’ai autre chose à faire que de soigner des marmots trop gatés, mademoiselle!

Tout occupé qu’il était à déguster les délices, le médecin peut manipuler l’enfant sans que celui-ci émette le moindre signe de protestation. La brusquerie de ses gestes choque Eugénie mais elle parvient à contenir son indignation.

Aurélien est relégué à la salle d’attente. Le praticien fourrage dans sa pharmacie et tend un pot à la jeune femme. Eugénie examin l’étiquette.

Une application de cette pommade au moins quatre fois par jour et durant quinze soulagera certainement la région affectée.

Qu’est-ce qu’il a?

… Des lésions au sphincter anal… Rien de grave.

Comment est-ce que ceci a pu arriver?

… Une chute au mauvais endroit, en sautant une cloture, peut-être…

Pourtant, vous ne semblez pas convaincu.

… Sans doute faudrait-il surveiller ses jeux d’un peu plus près…

Je ne comprends pas!

… Afin d’éviter qu’il ne s’introduise des objets dans l’anus… Euh… Comme un concombre ou une grosse carotte.

Voyons donc! Aurélien ne ferait jamais ça!

… C’est vrai que vous n’êtes pas sa mère…

Eugénie, dents serrées, acquitte les frais de la visite et le cout du remède.

De retour à la maison, Aurélien, de fort mauvaise grâce, se soumet au traitement. L’air extatique, il enfourne une autre friandise.

Cesse de te gaver!

Ceux de monsieur le curé sont bien meilleurs!

Perplexe et irritée, Eugénie choisit de ne pas envenimer la situation, d’autant plus qu’Aurélien se trouvait au bord des larmes. Aussitot libéré, l’enfant s’en va jouer dehors.

Le soir venu et par le menu, Eugénie narre à Karol la série d’événements.

On voit bien qu’il est fraichement débarqué de la ville, celui-là! Comme si on trouvait ces légumes en ces temps de l’année! Du maïs en épi, quant à y être! Un peu plus, il m’accusait de négligence! Et Aurélien de s’empiffrer! Et jusqu’au prêtre qui lui en donne!

… Aurélien sert la messe depuis un mois…

Mais pourquoi est-ce que tu dis cela ?

… Je ne sais pas… C’est une étrange coïncidence, quand même…

Précise ta pensée, Karol.

… Peut-être que celui-ci… utilise l’enfant pour assouvir ses bas instincts.

Tu dérailles! Un homme d’Église fait voeu de chasteté… Il ne peut pas être… perverti à ce point!

Karol n’émet aucun commentaire.

Au coeur de la nuit, Eugénie se rend sur la pointe des pieds à la chambre du petit. La lueur de la chandelle éclaire discrètement Aurélien, tout emmêlé à ses couvertures. Le bambin avait le sommeil agité et il geignait à haute voix.

Non! … Non! … Vous me faites bobo, monsieur le curé! Je ne veux pas aller en Enfer avec vous!

Puis, l’enfant se met à savourer son pouce comme s’il avait été un sucre d’orge. Le sang se retire de la figure d’Eugénie.

 

La porte d’entrée se referme au moment où Eugénie l’atteint. Celle-ci hausse les épaules et s’assoit sur la marche. L’autre reste postée derrière l’obstacle, immobile. Faisant fi, Eugénie entame assez fort pour se faire entendre.

Jadis, madame Ferron, vous vous disiez mon amie. Maintenant, je suis devenue moins que rien à vos yeux. Quoi qu’il en soit, c’est votre problème davantage que le mien. Mais vous devez m’écouter, puisqu’il en va du salut de votre petit Antoine.
Eugénie raconte, tel que les événements étaient survenus. Un long silence s’ensuit. La femme finit par entrebailler.

Vous mentez et vous blasphémez! De telles choses ne sont pas possibles!

Je le croyais, aussi. Cet homme fait pitié. Si vous passiez le mot, plus aucun enfant ne deviendrait son innocente victime.
Pour une fois, la commère du village ne trouve pas de réplique.

 

Laurier déplace le lit contre le mur avec un luxe de précautions. Sa chambre surplombait celle de sa soeur. Le trou d’aération donnait directement sur la couche. Il s’allonge de flanc sur le sol. Un peu plus tard, entièrement dénudée, Eugénie se couche. De son poste d’observation, Laurier détaille sans vergogne les rondeurs féminines expansives et impudiques. Le bruit d’une porte qui se referme. Eugénie sourit et ouvre les bras. Prestement dévêtu, Karol s’y précipite. Le baiser qu’ils échangent, torride, provoque un gonflement du pantalon de l’adolescent.

Les caresses de Karol se concentrent d’abord sur la poitrine généreuse aux perles apparentes. Laurier fait descendre son vêtement jusqu’à mi-cuisses; son pénis pointe haut. Il déboutonne aussi sa chemise. Lorsque la langue de Karol remplace ses mains, Laurier humecte ses mamelons. Les gémissements d’Eugénie augmentent en intensité quand la bouche de son amant atteint sa vulve. Laurier triture ses seins, en pinçant les bouts durcis. L’éternité durant, Karol s’abreuve à la source féminine. N’y tenant plus, Laurier fait fourreau à son propre sexe. Eugénie se met à trembler de tout son corps et crie, au paroxysme. Laurier retient un gémissement à la montée du sien.

Karol se déplace à contresens et son organe viril disparait entre les lèvres de son amante. La verge de Laurier se redresse de nouveau à quatre-vingt-dix degrés. Il en saisit la base entre ses doigts. Ses yeux s’écarquillent lorsqu’il voit Eugénie faire pénétrer son majeur et son index réunis, enduits de salive, dans le fondement de son homme. L’autre arque les reins, pour approfondir, visiblement comblé. Tout en poursuivant son va-et-vient, Eugénie délaisse le phallus pour se concentrer sur les bourses et le périnée. Laurier fait de même. Karol caresse doucement la chevelure emmêlée.

Eugénie s’agenouille, puis se courbe. Elle feule lorsque son partenaire se met à lécher son cul en exergue. Fasciné, Laurier cesse tout mouvement, pour les reprendre ensuite au rythme de la lente et interminable pénétration. Il doit s’interrompre plusieurs fois, histoire de calmer ses ardeurs juvéniles. Sans coup férir, Karol se retire, puis s’enfonce dans le rectum de son amante. Eugénie réprime un cri. Karol la sodomise, de moins en moins doucement. Les deux hommes se déversent au même moment dans leur réceptacle respectif. Essoufflé, encore, Laurier s’insinue sous les couvertures et s’endort aussitôt.

Le lendemain matin, en faisant le ménage, Eugénie s’étonne de trouver le lit tout de guingois. À la vue du trou d’aération ainsi exposé, elle fronce les sourcils. Le soir venu, l’attitude de Laurier, extrêmement gênée, confirme ses soupçons. Elle choisit l’affrontement direct.

Les enfants couchés, Karol dans ses quartiers, Eugénie envisage son frère, furibonde.

Je te serais reconnaissante de boucher cette ouverture!

Inutile, j’ai appris ce dont j’avais besoin de savoir.

… C’est gênant de se faire espionner durant un tel moment d’intimité…

… Toutes mes excuses… Je devais savoir certaines choses auxquelles l’observation du taureau de monsieur Bérubé saillant notre vache ne pouvait apporter réponse… Je voudrais que tu répondes à mes questions.

… Quant à y être, aussi bien!

… Tu l’as pénétré et il semblait excité…

… Il aime s’abandonner ainsi. Chez lui, la région anale s’avère sensible… J’ignore si c’est le cas pour tous les hommes…

… Qu’est-ce que tu ressens quand il te… possède?

Du plaisir à l’état pur, que nous voudrions sans fin… Mais l’aboutissement devient irrépressible, comme un raz-de-marée, et transporte aux cimes de la vie.

La première fois, avec lui, étais-tu vierge?

Oui… Il a été délicat… La rupture de l’hymen fait mal et il y a saignement… Quand la douleur s’estompe, l’excitation sexuelle domine.

… À la fin, Karol t’a… sodomisée…

Ce n’est pas souhaitable que nous concevions.

Ça fait mal?

Beaucoup, les premières fois, surtout… Mais j’aime qu’il me prenne ainsi. Je lui appartiens corps, coeur et âme.

Je te suis reconnaissant d’avoir répondu aussi franchement… Et je promets de ne plus t’épier.

Soudain, le jeune homme rougit violemment.

… Cela ne donne pas de boutons et je pense que de telles envies de gratification sont normales quand un garçon devient un homme.

Laurier acquiesce, les yeux baissés.

Eugénie le rappele toutefois avant qu’il ne monte se coucher.

Je doute que ce soit réellement important de se trouver le premier à faire d’une fille une femme. C’est juste nécessaire de le savoir pour éviter d’aviver la douleur causée. Faire l’amour pour la première fois avec celui qu’on aime, c’est comme être déflorée, même quand cela ne s’avère pas physiologique… Je ne sais pas comment mieux t’expliquer.

… Le don de son être à un autre?

Oui. Peu importe le genre, je crois.

 

Laurier descend de cheval et donne une tape affectueuse sur la croupe de sa haridelle. Celle-ci renacle pour la forme.

Attends-moi ici, Cocotte.

Malgré le traitement cavalier, Rossinante fait acte de fidélité tout au long du bref entretien entre Laurier et « mademoiselle Colette », laquelle était sortie à sa rencontre. Celle-ci, d’une beauté de madone et le regard hardi autant que rieur, écoute attentivement la pénible et pitoyable entrée en matière.

Comme il fait beau, aujourd’hui…

… Oui…

Laurier tergiverse, déglutit, puis se lance dans sa grande demande.

… La troupe de théatre d’Amos présente sa première pièce, Le bourgeois gentilhomme de Molière samedi soir dans la salle de classe… J’aimerais vous y emmener.

D’accord.

Le succès de sa démarche le laisse pantois et cramoisi. En partant, aussitot sa supplique entendue, Laurier oublie de saluer la jeune fille. De loin, elle le voit talonner sa vieille jument pour un galop symbolique et entend l’autre protester, outrée du peu d’égard pourtant dû à son grand âge. Colette sourit gentiment. Elle rentre, songeuse.

 

Lové à l’avers d’Eugénie, Karol se resserre davantage contre elle. Doigts repliés, sa main entame un lent va-et-vient sur le ventre légèrement bombé. Sa verge s’immisce dans l’enfonçure. C’est alors qu’il se réveille. Eugénie chuchote.

Non, continue ainsi.

Toutefois, il adapte la caresse au sexe féminin.

Plus tard, Eugénie allume la lampe. Elle pose l’oreille à l’écoute des battements désordonnés du coeur de son amant. Elle remonte jusqu’à la hauteur des yeux.

Il te manque.

Pardonne-moi, Eugénie.

Laisse ta culpabilité au placard. Et les travaux sont devenus moins pressants, ces dernières semaines. Pourquoi ne vas-tu pas le retrouver pour quelque temps?

Toi, tu dis cela?

Non, le pape Pie XI! … Tu me reviendras, ressourcé et heureux de nos retrouvailles.

… Ça ne s’avère pas aussi simple.

Parce que tu compliques tout bien inutilement! … Ceci risque de devenir notre première dispute… Explique-moi, plutot ce qui te tourmente tant depuis deux mois maintenant.

… Cela concerne ma relation… tourmentée avec Laszlo.

Cesse de jouer avec les mots! … Forcément, ce que tu vis avec lui me concerne! J’ai besoin de comprendre, pour accepter! … Passe-moi une cigarette : c’est meilleur que la pipe, même si l’on dit cet usage vulgaire pour une femme… Je prends de bien mauvais plis à ton contact… Quelle tête de pécheur repenti! Je parlais du tabac, uniquement, grand nigaud! Je t’aime, Karol.

Je t’aime, Eugénie… Au matin, je te raconterai… Trop fatigué.

Il sombre aussitot. Environnée d’un nuage de fumée, Eugénie le contemple longuement. Du revers de la main, elle essuie les larmes qui s’échappaient. Elle finit par s’endormir dans les bras de son difficile amour.

Au lever du jour mais avec une franche hésitation, Karol entame un nouveau chapitre de ses confessions.

Je connais Laszlo… depuis l’enfance. Dix ans d’âge nous séparent mais nous avons toujours été liés… d’une certaine façon. Nous sommes… venus au Canada ensemble… C’est difficile de décrire un être parce qu’au fond on n’en connait que des perceptions, subjectives par définition…

Raconte comme ça sort, à travers vous deux.

Quand nous avons débarqué au port de Montréal, il y a six années, nous connaissions assez bien le français mais pas les tournures usitées ici. Pour tout avoir, nous ne possédions que les vêtements que nous portions, plus quelques accessoires. Heureusement que nous étions en été puisque la première nuit, nous l’avons passée à la belle étoile, recroquevillés sur des bancs d’un parc. Le lendemain, j’avais trouvé un emploi dans une manufacture de cigarettes, à transporter des caisses destinées à la livraison. Ils avaient accepté de me payer à la journée, ce qui s’avérait le plus important… Nous avions très faim. Moins costaud, Laszlo a réussi à se faire engager dans un restaurant, comme plongeur. Nous avons pu dénicher un garni, payable à la semaine, pour nous abriter des intempéries… Le premier hiver a été difficile. Au printemps, nous parlions couramment la langue d’usage et nous nous débrouillions en anglais. J’ai trouvé de quoi m’employer dans la construction et Laszlo est devenu marmiton. Nous gagnions de quoi nous sustenter et nous abriter, parfois même nous pouvions nous permettre de nous « paqueter la fraise », comme disaient « les gars » avec qui je travaillais, histoire de se défouler un peu. Petit à petit, nous avons pu satisfaire également nos envies intellectuelles… Puis, la guerre s’est étendue au monde. Du jour au lendemain, les ressortissants dépourvus de certificat de naturalisation et issus de nations alliées à l’Allemagne sont devenus de facto dangereux pour la sécurité intérieure du pays. Trouvant la mesure inacceptable, nous avons refusé de nous enregistrer, comme c’était devenu obligatoire. Des militaires sont venus nous arrêter. La plupart des Galiciens et Ruthènes ont été acheminés par train jusqu’à Spirit Lake. Tu connais la suite, en ce qui me concerne… Pour Laszlo, cet internement a été encore plus terrible… C’est un être d’une grande douceur naturelle, très délicat, fantasque, désordonné, versatile, mais aussi réfractaire à toute forme d’entrave ou de coercition à laquelle il opposait un refus poli et obstiné. Ajouté à cela son peu d’endurance pour les lourds travaux que nous étions contraints d’effectuer. Maintes fois, il a subi l’enfermement au cachot pour manquement à la discipline ou refus d’obtempérer, condamné par des garde-chiourmes qui s’excitaient au respect des règlements…

L’interruption se prolonge.

… Laszlo est également un être très… physique. Ses sentiments, il les véhicule par son corps… J’ai aussi été le premier à répondre à ses pulsions… Laszlo a interprété mes bouleversements intérieurs, lesquels se sont traduits par un égoïste repli sur soi, comme un rejet… D’autres compagnons d’infortune s’étaient rendu compte de ce qui s’était passé entre nous… Plusieurs se trouvaient en manque, forcément… Lorsque l’un d’eux l’a sollicité, Laszlo, naturellement généreux, l’a obligeamment rejoint dans son lit… Au fil du temps, il a partagé la couche de beaucoup d’entre eux… Il a cru que je le méprisais, alors que je me trouvais malade de jalousie… Au lieu d’exprimer l’amour et la douleur que je ressentais, je suis devenu opaque à son existence. Dévasté, il a fait en sorte de s’éloigner de moi en se faisant changer de baraquement… Ce qui s’est passé ensuite, il me l’a raconté lorsque nous nous sommes retrouvés à Montréal… Il est tombé dans le collimateur d’un officier… Celui-ci a mis à profit les nombreux séjours au trou du rebelle pour lui faire subir les pires sévices sadiques… Il en est devenu malade. Une nuit, alors que pénétré de fièvre, il gisait à l’hôpital, dans un état second, il a réussi à s’enfuir, prenant la direction du lac, d’après les traces qu’il a laissées. Malgré des recherches intensives, quiconque n’a jamais retrouvé son corps. Les chances pour qu’il ait survécu ne se calculaient pas : ceux qui avaient essayé de s’évader avant lui, ainsi que les autres après, en parfaite santé, s’étaient rendus au bout de quelques jours, vaincus par la nature sauvage, à l’exception d’un seul, abattu par un paysan hystérique… Tu connais la suite de l’histoire.

Non, pas entièrement… Qu’est-ce qui te torture, Karol?

… Il est devenu… prostitué… Avec quelques autres femmes et hommes, il assure le « service de nuit » dans un hotel chic…

Au camp ou à Montréal, il a effectué ces choix librement. Alors, c’est quoi, le problème?

Hein?

Qu’est-ce qui importe vraiment : ce qu’il est ou ce qu’il fait?

… Comprendre pour mieux aimer?

Et, surtout, pour accepter… Le sentiment de culpabilité stérilise la relation amoureuse… Mais nous sommes tous tellement vulnérables, au fond… Je ressens un sentiment de jalousie puisqu’il t’enlève à moi, d’une certaine façon. D’un autre côté, je sens que sans lui tu n’es pas… un être complet.

Il me manque les ailes!

Alors, va le retrouver.

L’estomac de Karol émet des borborygmes caractéristiques.

Les enfants vont bientôt revenir de la messe… et j’ai faim…

Il reste une petite demi-heure. Satisfais ma curiosité avant ton appétit. Avec ton tempérament, j’imagine que tu as connu des dames…

 … Des intermèdes… érotiques, brefs et intenses.

Mais encore…

C’est gênant de parler de ces choses à celle que j’aime… D’accord, mon amour… Je vais te raconter le tout premier de ma nouvelle vie, qui est survenu un an après notre arrivée ici. J’avais été mandaté par Laszlo pour effectuer des emplettes ne nécessitant pas sa présence, étant donné qu’il s’avère « difficile de faire des fautes de gout en achetant des caleçons blancs et des chaussettes noires, les moins chers mais tout de même confortables ». Laszlo s’est toujours montré très pointilleux sur les vêtements et encore plus vétilleux sur les agencements de nuances colorées. Bref, un paquet contenant mes achats à la main, je me suis mis à flaner dans le magasin Goldwin… Elle se trouvait immobile, en contemplation songeuse devant des colifichets quelconques. Je la voyais de profil, belle comme une icône, vêtue d’élégants atours. Elle a haussé les épaules, a passé devant moi, tout près, mais sans m’apercevoir. Elle fleurait une délicate odeur, légèrement épicée, enivrante. Captivé, j’ai suivi son sillage odoriférant. Elle s’est arrêtée dans un salon de thé. Je me suis assis à la table la plus rapprochée et en face d’elle. Elle a pris un éclair au chocolat et du café. Moi aussi. Nos regards se sont rencontrés lors qu’elle portait la tasse à ses lèvres… Mon désir de lui rendre hommage était vif et surtout très clair. Elle a abaissé les paupières, pour les relever un moment après. J’ai eu l’impression d’un arrêt du temps. Le souffle court, elle a reposé ce qu’elle tenait encore et s’est levée. En passant devant moi, elle a murmuré : « De la crème pâtissière orne votre moustache, monsieur ». Machinalement, j’ai nettoyé, puis, la serviette encore à la main, je me suis précipité sur ses pas. Nous avons failli entrer en collision sur le trottoir. Nous sommes restés face à face. J’ai hélé un taxi en maraude. Au long du trajet, ma main a fait l’amour à la sienne. Tremblante, elle a fermé les yeux… Dans ma chambre, vêtements hâtivement ôtés, y compris son alliance, nous avons laissé libre cours à la nature primitive, ceci l’après-midi durant. Le soir, j’ai dû subir les foudres, un peu jalouses, je crois rétrospectivement, de Laszlo, lequel gardait serrés les cordons de la bourse et, le lendemain, penaud, je suis retourné chercher les emplettes oubliées et régler les additions…

Eugénie rit.

… Par la suite, je suis souvent allé magasiner…

Le charme slave.

Surtout des époux ignares qui n’ont jamais réussi à assouvir leur épouse… Comment un homme peut-il jouir si sa partenaire n’exulte pas?

Eugénie frémit, mais ne commente pas.

Et lui?

J’ai vraiment faim… Un mur sous cet aspect. Sauf une fois… Il écoutait des magnifiques scherzos de Mendelssohn qui tournaient sur son tout récent phonographe, une folie, à mon sens. Il avait omis, ou oublié, de refermer complètement sa porte. Il gisait nu, étalé sur le dos. Il bandait… Je n’ai pu freiner ma curiosité. Il s’est retourné légèrement, a humecté son majeur, puis l’a introduit dans son anus. Pendant qu’il agitait le doigt, de l’autre main, il caressait ses bourses et dessous. Après un long moment, il a empoigné fermement sa verge vibrante. Aussitôt, le sperme a rejailli sur sa poitrine… Sans faire de bruit, je suis retourné dans mes quartiers… et j’ai fait la même chose… J’ai vraiment très faim… de toi.

Eugénie couvre son amant, puis s’empale au fondement lorsqu’elle ressent à l’intérieur d’elle les prémisses de la montée séminale.

Ma femme!

Laurier, qui avait devancé les autres, entend le cri de la femelle comblée. Il fronce les sourcils, puis sourit. Il murmure, pour lui-même.

Je saurai te rendre aussi heureuse, ma Colette.

 

Laszlo se penche à la hauteur des yeux de son ami. Karol ouvre des prunelles vagues. Puis, son regard s’éclaircit et il sourit.

Qu’est-ce que tu fais là?

Je garde ta porte.

Tu aurais pu garnir mon lit, plutôt : je ne verrouille que lorsque je suis à l’intérieur. Et j’occupe rarement la même chambre durant une longue période.

Je le saurai, la prochaine fois!

Ankylosé, Karol se lève tant bien que mal. Ils entrent.

Avec cette barbe, ton accoutrement et, surtout, ton odeur, on aurait pu te prendre pour un vagabond et t’expulser!

Tu ne m’embrasses pas?

Laszlo pouffe et se pince le nez. Il pousse Karol jusqu’à la salle de bain où il prépare un bain odoriférant. L’autre grimace.

Je refuse! Je vais sentir féminin!

Oserais-tu prétendre que je fleure comme une dame?

… Je ne voulais pas t’insulter.

Avec des manières délibérément affectées, Karol, dévêtu, s’immerge. L’autre le fusille du regard. Puis, narquois, il lui lance.

Rase-toi, aussi : je n’ai aucune envie de baiser une femme à barbe.

… Je croyais que tu aimais bien les caresses prodiguées avec ma moustache…

J’ai dit « barbe », pas « moustache »! Ah, et lave tes dents avec du bicarbonate. Ainsi, je pourrai t’embrasser « à la française » pendant que je buissonnerai entre tes cuisses largement ouvertes.

Karol exhale un gémissement et il porte la main à son sexe. Laszlo s’esquive, rieur.

Je vais faire un somme pendant que tu macères dans les aromates.

Les ardeurs de Karol finissent par s’apaiser. Une fois essoré, il hume sa peau, l’air mitigé. Des doigts, il peigne ses mèches humides. Puis, haleine rafraichie, frais rasé, mais toujours moustachu, il rejoint son ami. Laszlo l’attend, étiré de flanc, flambant nu et la verge brandie. Karol le contemple.

Viens, que je t’honore, mon amour.

Laszlo le surplombe le temps que l’autre se livre. La langue de Laszlo glisse dans la bouche de Karol, tout comme son pénis dans les profondeurs de l’être aimé. Il se saisit également des mains caressantes. Plus tard, il interrompt brièvement son baiser.

Abandonne-toi, vraiment.

Le martèlement de Laszlo s’intensifie. Karol s’ouvre davantage. Leur épiderme exsude mais leur être exulte. Leur coït devient frémissements. Leurs regards s’ancrent.

Mon homme!

Le cri de Laszlo se prolonge de celui de Karol.

Karol ronchonne.

Passer une heure au bain pour me retrouver quasiment à la case départ!

Te plaindrais-tu?

Je t’aime, Laszlo.

Je t’aime, Karol… Je n’ai pas changé, pourtant. De situation, non plus.

Moi, oui. Et tes reproches sont entièrement justifiés… Eugénie et moi commençons à composer une symphonie à quatre mains. Je veux aussi en écrire une avec toi. Je suis conscient que ceci ne correspond pas à votre idéal, ni à l’un, ni à l’autre et ni au mien, d’une certaine façon mais c’est ce qui s’en rapproche le plus.

J’accepte.

Je meurs de faim : je n’ai rien mangé depuis vingt-quatre heures!

Et moi, j’en suis au petit déjeuner.

… Alors, une omelette suffira… Avec du bifteck?

Ils sont saisis de fou rire.

Le Chef apprête obligeamment la drôle de commande. Ils terminent de justesse leur toilette lorsque celle-ci arrive. Laszlo effectue le service avec une maestria qui laisse son invité pantois, ayant accordé peu d’attention à ce « détail » auparavant.

Cela fait partie de mon travail, aussi… Monsieur est servi.

… Quand nous vivions ensemble, c’était plutôt « garroché »…

Nous partagions un logement, nuance! … À certains moments, notre intimité d’alors, même amicale, me manque.

À moi, également… Est-ce que tu me désirais?

Oui, mais je ne l’admettais pas… Ce n’est pas facile de se découvrir de nature invertie… Les nombreux samedis après-midi où tu forniquais allègrement, durant des heures et bruyamment, avec ta conquête du moment me mettaient littéralement au supplice. Je voulais me trouver à sa place. En même temps, j’avais honte de mes coupables pensées…

Une fois, je t’ai observé t’adonner à l’onanisme… Tu écoutais des scherzos de Mendelssohn, les yeux clos mais pas la porte…

… À dessein… Une image me hantait… Ne bouge pas… C’est exactement cela : l’angle que formait ta main qui tenait la cigarette et ton poignet maintenu haut par ton avant-bras. J’admirais le dessin de tes poils, de part et d’autre de ta montre, dorée, celle-là. À ce moment-là, j’ai été saisi d’une envie irrépressible de te montrer mon corps en état de désir…

Cela m’a tellement excité que, rendu dans ma chambre, j’ai fait la même chose! … Mais nous n’étions pas prêts, alors, ni toi, ni moi.

Tu as raison… Encore du café?

Volontiers… Raconte-moi en détail ton soir et ta nuit.

Je ne crois pas que cela soit bien… approprié.

J’ai besoin de savoir, pour comprendre.

Laszlo allume une cigarette.

… Et je te vois sérieux, en plus… C’est gênant… Je crains tes foudres jalouses…

Tu n’en souffriras pas.

Résigné, Laszlo cède.

Pour commencer la soirée, mon hôte de la suite 407 avait souhaité un « chateaubriand » pour deux, ainsi qu’un excellent cru de vin de Bordeaux. J’avoue que je salivais un tant soit peu, d’autant plus que Régis, comme tu as pu le constater toi-même, est un Chef hors pair. D’ailleurs, il m’apprend des astuces du métier. J’ai heurté le loquet et j’ai mené le chariot jusqu’à la table. « Ah, quelle odeur divine! … Merci beaucoup, jeune homme ». Il a placé un billet de banque dans ma main! Je l’ai considéré, rien moins qu’interloqué. Il en a ajouté un deuxième! « Je me prénomme Laszlo et je vais veiller à votre service de nuit, monsieur. » Il m’a regardé, bouche bée. J’ai déposé le pourboire sur la table. Il s’est ressaisi : « J’éprouve la nette impression qu’il y a eu méprise! ». Je lui ai demandé la permission de joindre la réception. Germain affichait furieux : « Je suis certain qu’il a souhaité une compagnie masculine pour son repas, et je ne me trompe jamais! … Mais comme le client a toujours raison… Dis-lui… » « Clara vous rejoindra d’ici une demi-heure, monsieur. L’hotel sollicite votre indulgence pour cette lamentable erreur. » « Et ce souper alléchant? » « Clara y pourvoira d’un autre, à la discrétion de la maison, bien entendu. » « Je n’aime pas le gaspillage et j’ai faim! Mangeriez-vous en ma compagnie? » J’ai accepté et j’ai avisé Germain des nouvelles dispositions. Mon hote m’a observé effectuer le service. « Quel art! » Je l’ai remercié, un peu gêné, toutefois. Que je le décrive : environ quarante-cinq ans, légèrement enveloppé, le crane qui se dégarnit, de taille moyenne, élégamment vêtu, mais avec un brin d’ostentation. Genre entrepreneur, les manières correctes; une alliance garnissait son annulaire gauche. Ses prunelles étonnaient. D’un gris très clair, presque translucide. Le regard direct, attentif, ensorcelant, aussi, car il y dansait une lueur… indéfinissable. « Qu’est-ce qu’il y a? » « Ce sont vos yeux, je les trouve fascinants. Veuillez excuser mon sans-gêne, je ne voulais pas… » « Vous montrer incorrect? » J’ai acquiescé. « Les vôtres présentent exactement la nuance bleutée d’un précieux béryl que j’ai récemment examiné et ils sont de la plus belle eau. Pourquoi faites-vous ce métier? » J’étais sidéré. L’art de la conversation, je croyais le posséder relativement bien mais ce n’en était plus une. J’ai eu l’impression de perdre pied. « Parce que j’aime vivre toutes ces expériences humaines où l’autre se départit du vernis social pour devenir un être vrai, aussi fragile et vulnérable que je le suis. Pardonnez-moi, je m’égare. » « Vous êtes sincère, je le ressens très nettement. » Le silence s’est installé. J’ai tenté de renouer les fils cassés. « Non, les pauses réflexives n’ont pas besoin d’être artificiellement meublées… Fumez-vous? » J’ai accepté une cigarette. Mon inversion étant explicitement admise, il s’est montré curieux quant à ma manière de la vivre. Comment je m’en étais rendu compte, si je m’étais accepté d’emblée étant ainsi. Sur l’être ou le devenir. Comment je réagissais au rejet social et à la stigmatisation religieuse. Je lui ai retourné la question. Il a paru troublé. Après un temps de réflexion, il a répondu : « Une atteinte, profonde et irrémédiable, un repli sur soi, une sensibilité à fleur de peau, un sentiment d’injustice. » J’ai acquiescé, ajoutant : « Aucune religion ne possède Dieu en propre. Je gravite autour d’hommes et de femmes, lesquels sont des amis, des amants, des amours, des connaissances, un univers lilliputien, mais à l’image de l’autre, quoique plus tolérant, bien qu’avec les mêmes problèmes et travers quotidiens. » J’ai dû interrompre ses réflexions. « Je dois partir, monsieur : Clara se trouvera à votre porte dans moins de dix minutes. » « Ah, oui. » J’ai débarrassé la table. J’ai roulé le chariot jusqu’au seuil, puis je me suis retourné pour prendre congé de mon hôte. Il se trouvait tout pale et regardait obstinément le plancher. « Vous sentez-vous bien? » Je n’ai pas compris ce qu’il m’a répondu. À ma demande, il a répété, un peu plus fort : « Restez, je vous en prie. » « Volontiers, mais permettez-moi de faire en sorte que nous ne soyons pas dérangés.» Il a opiné mais ses yeux me fuyaient. J’ai laissé un message pour Clara, bien en évidence et maintenu par le loquet. Je me suis dirigé vers la chambre. Il m’y a suivi. Prenant mon temps, j’ai commencé par enlever mon veston, que j’ai soigneusement déposé sur une chaise, s’y sont ajoutés mon gilet et ma garniture de cou. « Qu’est-ce que vous faites? » « Je me dévêts. » « Ah, oui. » J’ai déposé montre et boutons de manchette sur la table de chevet. J’ai poursuivi avec ma chemise, ai enlevé mes souliers et mes chaussettes, puis mon pantalon. Caleçon ôté, je me suis retourné. Il était écarlate, visiblement en proie à un manque d’oxygène occasionné par la pression exercée sur sa gorge par le noeud et la boutonnière de col. J’ai desserré les instruments de strangulation. Il a balbutié un remerciement. Je me suis transformé en camériste stylé. Son pénis se trouvait en intéressante condition. Je l’ai effleuré des lèvres, puis j’ai terminé ma tache. Ensuite, j’ai défait le lit et je m’y suis installé, accoudé de flanc et verge brandie. Nos regards se sont rencontrés. Du geste, je l’ai invité à venir me rejoindre. Il s’est placé face à moi mais sans me toucher. « Faites-moi ce dont vous avez envie. » D’abord, ses yeux m’ont caressé, partout. « Vous êtes une merveille! » Puis, il a ri littéralement de bonheur. Tout émerveillé, s’exclamant, il a exploré chaque centimètre de ma peau d’homme. Je me sentais transporté de joie. Nos rires se sont emmêlés dans notre baiser. J’ai laissé libre cours à mon envie de jouer des arpèges sur son beau corps rondelet. Ce qui lui a donné le gout de me savourer. Trop excité, je l’ai renversé sur le dos et je l’ai gouté partout. Son phallus requérait mes lèvres. Je lui ai donné le mien en pature. À un moment donné, il a tenté d’imiter ma manière de procéder. « Non, j’aime que vous me suciez ainsi. » Mon majeur mouillé s’est agité dans son fondement. Son cul se déplaçait à la rencontre de mon doigt. Il m’a fait la même chose. J’ai dû réfréner la montée du plaisir, la sienne et la mienne. Il y a toujours un pot de vaseline dans le tiroir. J’en ai mis sur son gland. Je l’ai chevauché. Il ondoyait à mon rythme. J’ai saisi mon membre. « Non, je veux que vous me sodomisiez ». Galvanisé, j’ai crié. Lui aussi, emporté par le plaisir sexuel. Lorsque je l’ai libéré, il a écarté les cuisses. J’ai vaseliné mon organe. Prenant appui sur ses jambes, je l’ai enculé. Même en douleur, il s’est abandonné à moi. Il a joui aussi au moment même où je me répandais. Bien plus tard, alors que nous partagions une cigarette, Gustave a murmuré : « C’est la première fois que je fais l’amour. » Puis, un peu après, il a ajouté : « Je me sens libre! » Après quelque temps de repos, nous nous sommes aimés encore… Karol?

En proie au désir, Karol se lève, détache sa braguette et exhibe ses attributs virils. Fesses dénudées, Laszlo s’incline devant lui. Karol l’assujettit aussitot. Il appuie sur la nuque pour que l’autre se penche davantage. Puis, le maintenant par la taille, il le soumet à un très vif martèlement, faisant fi du mal qu’il provoquait. Les plaintes de Laszlo finissent par se tarir. Après une brève accalmie, la violente frénésie de Karol reprend. Il se déverse dans son réceptacle. L’autre aussi, sur la moquette. Jambes flageolantes, ils s’affalent sur le sol moelleux. Karol étanche les larmes de son ami avec un coin de sa chemise.

Je suis désolé. Pardonne-moi, même si c’est inexcusable.

Laszlo le force à le regarder.

Je t’ai sciemment provoqué, avec mon histoire crue.

… J’ai été saisi d’une envie non maitrisable de te posséder.

– Voulant marquer ton territoire, sans doute…

Que veux-tu que je te dise?

Rien… Ta facette mâle en rut a éveillé… mon instinct de femelle en chaleur… Ne recommence pas trop souvent, quand même : j’ai le cul douloureux.

… Vas-tu prendre quelques jours de congé, pour t’en remettre?

L’art de profiter d’une situation! Mais tu es condamné à ménager mon derrière endolori pour la durée de ton séjour.

Une condamnation au plaisir de me donner à mon homme n’en est pas une.

Ils s’embrassent avec passion et échangent des mots d’amour.

 

De retour au bercail, Karol constate que la tempête battait son plein. Eugénie ne le voit pas. Juchée sur des béquilles de fortune, en équilibre précaire, le chignon de travers, elle toise la marmaille parfaitement coite assise autour de la table. La poêle de fonte renversée gisait sur le plancher.

Ça va faire! Malgré ma jambe cassée, vous m’obligez à soutenir les mêmes taches! Toi, Ève-Lyne, au lieu de te curer les ongles, tu aurais dû la préparer cette sacrée omelette. Et elle aurait été mangeable, en plus! Et tu aurais pu nourrir les poules et cueillir les oeufs! Et vous deux, vous êtes assez grands pour mettre la table sans rien casser! Et toi, Laurier, un petit supplément de travail pour traire la satanée vache puante ne t’aurait pas tué! J’en ai marre de cette vie!

Ce disant, elle fait un pas en arrière. L’extrémité d’un soutien à la marche dérape et la déséquilibre. Son derrière rebondi amortit le choc, mais c’en était trop : elle éclate en sanglots.

Karol décide de s’interposer.

Faites-vous à manger, les jeunes.

Karol la prend dans ses bras et, cahin-caha, l’installe sur le lit-divan du salon. Longtemps, Eugénie sanglote tout contre son amour retrouvé.

Je suis désolée.

De rien. Tu es belle, même les quatre fers en l’air.

Alors que je suis laide à faire peur et toute défaite, en sus!

Tout à l’heure, je te montrerai les ravages provoqués par ta beauté, même handicapée. Comment cet accident est-il arrivé?

… Le barreau de l’échelle s’est rompu…

Mais qu’est-ce que tu faisais ainsi juchée ?

… Je descendais du grenier… Cet endroit est devenu mon refuge quand la peine déborde… ou que j’écris… ou les deux… D’une certaine façon, c’est comme retrouver le ventre de ma mère… Je suis consciente que mon comportement s’avère puéril.

Tu n’as pas à te sentir gênée. À un moment ou un autre, on a tous besoin d’un asile,… Ce chagrin, est-ce à cause de moi ?

… Tu m’as manqué, Karol.

… Je me sens impuissant!

Je t’aime… Mais c’est quand même difficile d’accepter.

Que te dire?

« Je t’aime »?

Il le murmure à son oreille. L’éternité durant, ils restent enlacés.

As-tu faim?

Un peu.

Alors, ne bouge pas : je vais préparer de quoi nous sustenter.

Dans la cuisine désertée et parfaitement récurée, il se gratte la tête. Il contemple longuement le contenu du caveau à provisions. Il fait griller sur le poêle, des deux côtés, des tranches de pain, puis les tartine de beurre. Il les garnit de feuilles de laitue, de tranches de tomate, de morceaux de lard salé, d’un oignon découpé en rondelles, d’un cornichon tranché, de grains de fromage et poivre abondamment. Les imposants sandwichs sur un plateau, ainsi qu’un pot de lait et des verres, il apporte le tout sur la table basse. Ils se régalent jusqu’à la dernière miette.

Que c’était bon!

Mais je suis un grand Chef!

Ils rient.

J’ai envie de te servir de camériste…

Eugénie rougit. Karol l’enlace.

… Euh… Idéalement, je voudrais te porter jusqu’à notre chambre…

Donne-moi mes béquilles, plutôt.

Ils sont pris de fou rire.

Porte close, Karol aide Eugénie à se dévêtir et se dénude. Puis, il la fait asseoir à l’extrême bord de la chaise. Il vide le contenu du broc dans la cuvette, puis, muni d’un linge savonné, il entreprend la toilette de son amante. En cercles concentriques, il s’attarde sur les seins aux perles érigées. Les yeux fermés, le souffle court, Eugénie tend davantage son buste. Jambe valide et cuisses, et tout le reste, sauf le centre du corps, sont nettoyés consciencieusement.

Je vais quérir de l’eau propre.

Au rinçage, il recommene le même manège.

Karol?

Qu’y a-t-il, mon amour?

… Tu oublies l’essentiel… C’est vraiment très sale… On doit frotter longtemps…

Karol s’exécute obligeamment et longuement sur la zone désignée de l’index. En transe, Eugénie se met à gémir et à trembler.

Relève haut la jambe.

Il s’incruste profondément en elle.

Ton vagin épouse étroitement mon pénis, tes spasmes me font vibrer au diapason de ton plaisir. Je veux te pénétrer jusqu’à l’âme et t’éclabousser de mon amour.

Profondément ancrés l’un à l’autre, ils jouissent,. Muets, ils se rafraichissent.

 

Le lendemain matin, petit déjeuner rondement avalé, Karol attelle la haridelle au chariot. Il rentre à l’intérieur et interroge Eugénie.

Es-tu prête?

Interloquée, Eugénie le regarde.

À en juger par le contenu du garde-manger, entre autres, des courses s’imposent.

Je ne pouvais pas y aller, forcément! … Quand je l’ai demandé à Laurier, j’ai obtenu une fin de non recevoir : sans aide, inutile d’y songer avant la semaine prochaine.

La voiture de madame est avancée…

Tant bien que mal et avec l’assistance de Karol, Eugénie réussit à s’installer.

En route! Hue, Cocotte!

La jument, apparemment contente de la promenade, adopte un trot honorable.

Un saut chez les Bienvenue, lesquels conservaient précieusement les économies de nombre de leurs concitoyens, est leur première destination, suivie de la poste.

Bonjour, madame Granger, comment allez-vous, aujourd’hui? … Du courrier?

Sans mot dire, la femme, l’air revêche et les yeux baissés, dépose un colis devant Eugénie et se détourne. Karol prend le paquet. Ils sortent.

Au magasin général, Karol empile sur le comptoir les denrées nécessaires : flocons d’avoine, farine, sel, sucre, poudre à pate, bicarbonate de soude, levure, fèves sèches, cacao, thé, café, tabac, eau de Javel et huile anti-mouches ainsi que, après plusieurs essais, des lunettes de lecture pour lui et dont il règle l’achat séance tenante. Eugénie s’attarde devant les étoffes. Deux clientes s’éloignent en apercevant le couple. Le commis, l’air compassé, commence à comptabiliser les achats. Karol se met à errer, lui aussi. À un moment donné, il hèle Eugénie.

Viens voir, mon amour!

Elle chuchote.

Ne m’appelle pas ainsi devant les gens!

J’ai l’impression qu’une telle robe te siérait à merveille.

Il lui montre le modèle du catalogue Eaton qu’il s’était mis à consulter.

… C’est une tenue de soirée, Karol.

Ce serait joli comme atours de mariée… Et tu pourrais la porter lors de grandes occasions, aussi…

Il entraine sa compagne muette.

Et puis, confectionnée dans cette couleur, cela t’illuminerait.

Il tend un pan de tissu devant elle.

… Aussi bien convoler avant d’y être « obligés », ne trouves-tu pas? … Enfin, si tu veux de moi comme mari, malgré tout.
La réponse, toute contenue dans le regard féminin, est éloquente. Karol achète plusieurs verges de taffetas aigue-marine.

De retour au village, ils croisent le curé. Celui-ci se signe et se détourne.

Selon Laurier, il a adopté un comportement bizarre ces derniers temps. Ses sermons sont devenus tout à fait incohérents. Étrangement, plus un seul enfant ne sert la messe…

… Mon petit doigt me dit que tu y trempes pour quelque chose…

Penses-tu? … Attendons qu’il parte avant de nous marier, veux-tu?

Karol approuve.

Je ne me suis pas trompé, donc.

Non… On doit tout faire pour que le petit s’en remette… Aurélien est comme mon fils.

Les liens de sang sont très forts.

Mais de quoi parles-tu?

… Je ne comprends pas!

Il n’existe aucune affiliation entre eux et moi. À ma naissance, quelque part en Angleterre, je me nommais Jennifer Norris. Je ne me rappelle rien de mon enfance, ni de la mort de mes parents. Lorsque j’ai eu cinq ans, on m’a dit, à l’orphelinat, que j’allais à la colonie, en vacances. Je me rappelle avoir été malade sur le bateau qui m’emportait. Peu de temps après mon arrivée, j’ai été adoptée par Émilie et Idola Gaboriau, lesquels n’avaient pas encore d’enfants. J’ai appris le français, j’ai oublié l’anglais. Tout au long de sa vie, « le père » m’a rappelé, tous les jours, que je me trouvais dans son foyer par « charité chrétienne ». Ma mère m’aimait autant que si j’avais été issue de ses entrailles.

.. Jennifer… Eugénie?

« Jennifer » est devenu Jenny, s’est altéré en « Jéni », puis en Eugénie, forcément.

 

À l’initiative d’Eugénie, le soir venu et dans leur chambre, ils reparlent de la situation.

Karol, j’ai réfléchi… Peut-être avons-nous conçu, hier, mais peut-être pas. Peu importe, au fond, parce que cela viendra, tôt ou tard puisque si tu as manqué de maitrise, cela pourrait m’arriver, demain ou un autre jour. Je crois que cette pulsion relève de l’instinct. J’aspire à la maternité, je crois, mais pas à la portée : je n’en veux pas la douzaine! Cette vie de quasi-esclave, que je mène actuellement, je ne souhaite pas la perpétuer… Dès que Laurier atteindra l’âge d’assumer ses responsabilités, j’ai l’intention de partir pour Montréal. Je ne sais pas encore comment j’y subsisterai, mais je trouverai bien. Je n’en peux plus de vivre ici, sous les regards des gens qui me jugent. Oh, ils sont courageux, bons travaillants et tout ce que tu veux! Ils te respectent tant que tu ne fais pas désordre. Autrement, c’est un enfer. Je crois que j’ai besoin de vivre dans l’anonymat, entourée de personnes qui ne mesurent pas l’état d’esprit d’un être par l’ordonnancement de sa cordée de linge… Veux-tu encore m’épouser, malgré cela?

Certainement pas! Tu ne seras pas une femme assez soumise, avec de telles velléités d’indépendance! Je l’ai échappée belle! Ouf!

Son soupir de soulagement fait froncer les sourcils de l’autre. Karol l’enlace.

Maintenant que j’ai retrouvé Laszlo, ce qui me retient ici, c’est toi, uniquement. Moi aussi, je préférerais vivre dans la grande ville… Pour un bébé, je ne sais pas. J’imagine que la paternité s’apprivoise. Quant à la douzaine, j’espère bien que non! Comment diable est-ce que j’arriverais à nourrir toutes ces bouches? Je ne suis qu’un simple manoeuvre, pas un homme de terre, ni un ponte des affaires!

… Nos aspirations concordent, donc… Je ne voudrais pas que tu te sentes « obligé », quand même!

… Pour un enfant, c’est primordial : il ne doit pas rester batard puisqu,ici ou ailleurs, c’est la même chose… Au fond, pour le reste, cela ne change rien : madame ou mademoiselle, je te manquerai toujours de respect!

Eugénie éclate de rire, puis reprend son sérieux.

Oh, non, Karol : tu es l’homme le plus respectueux qui existe sur terre!

… Je ne comprends pas.

Laisse faire. « Manque-moi de respect », plutot, ici et maintenant.

Il s’exécute. Peu après, elle murmure.

 J’aime quand tu me sodomises.

Il obtempère. Bien plus tard, elle lui demande.

Et Laszlo?

… J’ai peur de sa réaction… Son équilibre est fragile.

 

Avec fascination, Laurier contemple Karol démontrer sa millionième délicate attention envers la handicapée de la jambe. Depuis deux semaines que ce traitement de faveur durait, et sans le moindre indice d’impatience, et sans qu’Eugénie ne ressente aucun sentiment de culpabilité apparent devant tant d’abnégation, même camouflée de tendre affection. Karol interrompt les réflexions du jeune homme en informant la ronde des nouveaux paramètres.

Le mois prochain, en la cathédrale d’Amos plutot qu’ici, comme nous l’avons décidé, Eugénie et moi nous unirons par les liens du mariage.

 

Laszlo est reçu par la famille comme un vieil ami. Cet accueil l’émeut plus que de raison mais il se rétracte dans sa carapace à l’instar de la tortue effrayée : hormis Eugénie, aucun d’eux ne savait rien de lui. Toutefois, il s’aperçoit d’un changement subtil dans le comportement de Laurier envers Karol. Comme si celui-là avait désormais répondu à la hauteur de ses attentes; une espèce de respect fraternel remplaçait l’attitude, un brin méprisante, qu’il affichait ostensiblement, surtout quand Eugénie se trouvait aux alentours. Elle aussi avait changé. Plus assurée, plus ouverte. Le regard de Karol, fixé sur elle, aimant, puis dirigé sur lui, tout autant éloquent.

À la nuit tombée et sur la pointe des pieds, Karol rejoint Laszlo.

Enfin, toi!

Je ne vivais plus!

Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre. Leurs retrouvailles sont torrides, violentes, même, en tout cas empreintes d’une passion dévorante et mutuelle.

Après l’amour, Laszlo se blottit tout contre Karol. Ce dernier l’embrasse longuement. Toutefois, Laszlo décide d’en avoir le coeur net.

Qu’est-ce qui est devenu différent, Karol?

Rien en ce qui nous concerne, toi et moi… … J’ai épousé Eugénie.

Laszlo ne dit mot, mais Karol le sent se refermer comme une huitre.

Je t’aime!

Le cri du coeur de Karol percute le mur érigé. Laszlo lui indique la sortie.

Le lendemain, à l’aube, il était parti.

 

La frimousse rousselée s’encadre à la porte de la cuisine.

Je cherche Carole…

C’est moi.

L’autre le regarde, tout étonné.

… Ça s’écrit avec un K et ne prend pas d’e à la fin.

Ah, bon. Ma tante est garde-malade et m’a chargé, comme je venais travailler dans le coin, de vous transmettre un message : monsieur Laszlo se trouve alité au dispensaire et a demandé que vous soyez prévenu.

L’estafette prend congé.

L’infirmière accueille Karol avec amabilité et, aussitôt, le mène auprès du malade. Elle les laisse en tête à tête. Un pansement, placé à la hauteur du front, cernait le crane du blessé. Karol s’approche et caresse tendrement la joue de l’aimé.

Temps que vous vous fassiez poser le téléphone!

Eugénie y songe… Qu’est-ce qui t’est arrivé?

… Un accident… Une commotion cérébrale et quelques ecchymoses… Madame Casgrain peut me garder jusqu’à demain… Puis-je rester chez vous quelques jours?

Quelle question inepte! Tu sais très bien que tu seras toujours le bienvenu dans cette demeure… Qu’est-ce qui s’est passé?

… Ma vue était brouillée et je n’ai aperçu ni le tournant, ni l’arbre…

… Parce que tu pleurais?

Laszlo ne répond pas et abaisse simplement les paupières.

Karol s’agenouille et prend la main de son ami. Il murmure.

Devant Dieu et lui seul, je te demande de devenir mon époux, Laszlo Tchoryk.

Les prunelles du dit s’écarquillent démesurément. Karol y plonge un regard confiant, amoureux. Les paroles de Laszlo, bien que chuchotées, résonnent également comme un serment solennel.

Oui, je le veux, Karol Rylski.

 

Dans l’intimité de leur chambre, Eugénie interroge Karol du regard. Il détourne d’abord le sien, puis l’envisage franchement, mais tout en demeurant muet..

Alors? … Parle : entre nous, aucune zone d’ombre ne doit subsister.

Il se remet d’un accident. Rien de grave… … Devant Dieu, je lui ai demandé de m’épouser.

Je suis heureuse qu’il ait accepté.

Eugénie…

Combien de fois devrais-je te rappeler que je t’aime tel que tu es?

Existes-tu vraiment?

Benêt! … J’espère que tu l’as prié de passer sa convalescence ici!

Je n’osais pas. C’est lui qui l’a demandé.

Et sa voiture?

Le fils de l’agent de police qui l’a secouru s’avère un mordu de bagnoles. Il la réparerait même si Laszlo n’avait pas les moyens de le rémunérer! Le jeune homme le conduira ici, demain. Je le ramènerai en charrette… J’ai envie de toi.

J’ai mes menstrues… Je n’aime pas beaucoup… Qu’est-ce que je disais, au juste?

Rien. Laisse-moi te combler, mon amour.

Oh, Karol ! Viens!

 

Quelques nuits plus tard, complètement remis, Laszlo, au moyen d’un carton inséré entre le cadre et la porte, fait sauter le crochet. Une fois à l’intérieur, il le remet en place. Tâtonnant, il trouve la lampe et l’allume à une faible intensité. Étalé entièrement nu, Karol ronflait aux côtés d’Eugénie, tout autant dénudée. Il pose sa robe de chambre sur la chaise, contourne le lit et se couche. Sans qu’il ne s’éveille, par une sorte d’instinct, les bras de Karol l’accueillent.

Bien plus tard, Eugénie ouvre les yeux. Laszlo. Ses prunelles défient. Eugénie sourit. Ses yeux disent : « Nous l’aimons, tous les deux ». Laszlo écarquille les siens. Par défi, il se met à sucer le mamelon à portée de lèvres. Eugénie l’imite, mais sur l’autre. Karol gémit, mais ne se réveille pas. Se redressant sur un coude, Eugénie s’empare de la main errante de Laszlo et en lèche le creux de la paume. Il caresse la joue féminine. Karol ouvre les yeux alors qu’ils échangent un baiser attentif. Tout le long qu’il dure, Karol enfouit ses doigts dans les chevelures. Ensuite, Laszlo s’empare possessivement de la bouche de son époux, sous le regard fasciné de l’épouse, laquelle insinue sa langue à leurs commissures. Leur embrassement se transforme pour l’inclure. L’étreinte buccale se mue en attouchements digitaux et oraux sur l’épiderme hypersensible de Karol. Les sourds rales augmentent d’intensité lorsqu’ils atteignent la verge animée d’une vie propre. Du revers de la main, Laszlo évase les cuisses. Tout en poursuivant leur fellation, tête contre tête et au même rythme égal, leurs doigts fourragent un peu plus bas, Eugénie sur et sous le scrotum, Laszlo autour et dans l’anneau. Karol crie. Ils léchent l’aphrodisiaque laitance. La voix rauque, Karol leur demande de s’agenouiller. Il se place ainsi, aussi, mais face à eux. Tout en excitant le clitoris du pouce, il comble les orifices avec les autres doigts. Il délaisse le membre viril pour appuyer sur le périnée, tout en pistonnant le rectum. En proie au désir de s’accoupler, Karol enfonce son sexe dans la chaude intimité féminine, encore vibrante de plaisir. Laszlo le couvre et le pénètre. Il reste immobile. Karol fait l’amour à sa femme, tout en se donnant, du fait, à son homme. Lorsqu’Eugénie  atteint les cimes et que lui-même jouit, Laszlo libère Karol et s’étend dans la même posture qu’elle. C’est dans son antre intime que Karol éjacule.

 

L’air navré, Laurier contemple la cordée de linge. Au lieu des alignements impeccables habituels (par nature, par taille et par couleur, le tissu bien tendu et sans chevauchement d’un vêtement à l’autre) régnait un emmêlement indescriptible. Il appelle Ève-Lyne à la rescousse. Silencieusement, ils rectifient le miroir de l’état d’âme d’Eugénie. Ève-Lyne retourne ensuite à ses préparatifs culinaires. Aurélien s’accroche à son frère.

Où est maman?

Au grenier. Laisse notre soeur tranquille. Va t’amuser avec Andrée-Anne.

L’enfant baisse la tête et s’éloigne vers la maison, les épaules accablées.

Le souper automnal lugubre se termine sans qu’Eugénie ne refasse surface. Laurier, plus las qu’à l’accoutumée à ce moment de la journée, va se coucher. Andrée-Anne fait la vaisselle. Ève-Lyne passe deux heures à repasser des vêtements et des draps. Bien après qu’elle soit montée, Karol s’attarde dans la cuisine, les yeux sombres perdus dans une tasse de café noir.

 

Journal d’Eugénie

« Ça, n’aura pas de nom, ni de genre, ni d’existence, surtout. Ça, ne remplit plus mes entrailles. Mon ventre est désormais vide. Je suis vide. Comment se fait-il que des larmes viennent encore Je les ai pourtant toutes pleurées. J’aurais voulu mourir au bout de ma vie, de ma souffrance. Mais, je dois revivre cela, pour survivre. Durant la journée de lundi, j’ai ressenti des malaises diffus. Je me sentais bien faible, aussi. J’ai perdu un peu de sang, également. J’ai pris deux aspirines, puis je me suis allongée. J’ai laissé un mot sur le coin de la table, pour Ève-Lyne, quand elle rentrerait de l’école avec les plus jeunes. Karol et Laurier sont revenus tard d’Amos, où ils étaient allés vendre des cordées de bois. Cette dernière décision de Laurier, je ne l’avais pas endossée de gaieté de coeur. Tout comme Karol, je répugne à tuer ce qui est doué de vie, même végétative. Je ne parle pas de la salade ou des céréales, lesquelles pourriraient dans la nature, de toutes les façons. Quant aux animaux, s’il n’en tenait qu’à moi, ils ne se retrouveraient jamais sur notre table. Pour me faire avaler la pilule, Laurier a glissé, mi-figue mi-raisin, que c’était en raison de mon insistance à ce qu’il poursuive ses études et à cause du fait que nous payons un « membre de la famille » pour travailler, que nous étions acculés à ces « expédients, comme je disais », lesquels étant, de fait, notre principale source de revenus. C’est vrai que nous ensemençons trop peu pour que cela rapporte suffisamment. La terre nous nourrissait tout juste, en réalité. Trêve de digressions. Karol est venu se coucher. Fatigué, il s’est endormi tout de suite. J’aurais voulu lui parler des malaises et douleurs que je ressentais, mais je n’en ai pas eu le temps. Au milieu de la nuit, je me suis trouvée en proie à de violentes contractions utérines. Sous nos yeux horrifiés, impuissants à agir, j’ai accouché d’une chose informe. Madame Desrosiers a été mandée d’urgence par Laurier. Maintenue fermement par Karol, j’ai dû subir une nouvelle torture, ce que la sage-femme a appelé un curetage. Avec ma raison, je peux en comprendre la nécessité. J’ai très bien saisi, également, ce que pouvait ressentir la victime d’un viol. Je trouve difficile de pardonner à Karol sa complicité, même bien intentionnée. J’aurais tellement voulu qu’il l’empêche de me faire mal, encore. J’ai demandé à mon époux de mettre le foetus dans une boite et de l’enterrer dans le potager. Le retour à la terre. Il l’a fait, je crois. Peut-être aurait-il fallu le baptiser? Je ne sais pas. »

 

Il était minuit passé quand Eugénie descend de son refuge, où elle avait passé de nombreuses heures à sortir toutes les larmes de son corps. Cette journée s’ajoutant à ses trois jours « d’absence » où, virtuellement, quiconque aurait eu davantage de réponse en adressant la parole à un mur de briques. Sur la pointe des pieds, elle se rend jusque chez les enfants, lesquels dormaient à poings fermés. Elle dépose un baiser sur chaque joue et les borde. Elle se lave les cheveux dans l’évier de la cuisine, nouvellement installé, ainsi qu’une pompe et toute la tuyauterie nécessaire, par Karol et Laurier, et y fait également sa toilette.

Karol s’éveille à son entrée, pourtant précautionneuse, dans l’obscurité complète.

Aurélien?

Non, c’est ta femme. Que se passe-t-il?

Il a connu quelques accès de somnambulisme… Il te cherchait et grattait à la porte… Allume que je puisse te voir.

Eugénie s’assoit ensuite au bord du lit. Il enserre ses deux mains dans l’une des siennes. Les doigts de l’autre soulignent la peine.

Parle, maintenant. Rapporte-moi fidèlement ce que la sage-femme a dit… Je suis maintenant prête à l’entendre.

Elle a déclaré que, d’après son expérience, nous devrions modérer nos transports lors du devoir conjugal, du moins pour la procréation puisque ce serait préférable de ne pas envisager de grossesse dans les prochains mois, ni songer, non plus, à remplir l’école. Si, malgré les précautions prises, un accident se produisait, il faudrait du repos, et encore du repos, ceci dès le tout début. C’est possible que l’alitement quasi complet soit nécessaire pour parvenir à donner naissance… Nous pourrions pratiquer l’abstinence…

Saint Karol et sainte Eugénie, endurant la torture quotidienne de coucher l’un près de l’autre, sans se toucher, sauf pour de chastes baisers. Je sens déjà mon auréole pousser… Es-tu vraiment sérieux?

Presque. Je t’aime. Je te préfère avec des cornes et je me contenterai de tes aréoles, mais tantot…

… Dis comme ça sort, Karol.

Je voudrais te présenter ma démission.

Pour quel motif ? … Certainement pas une augmentation… Non, n’explique rien : je vais le battre!

Il a raison, en partie.

Mais non ! Laurier se trouve l’unique propriétaire de ces terres. À dix-huit ans, il en disposera à sa guise, comme un patriarche! « Le père » l’a voulu ainsi. Ton salaire « faramineux », constitue notre garantie de ne pas repartir à zéro ailleurs. Pourquoi voudrais-tu te saigner aux quatre veines pour te retrouver en tutelle, toi aussi? Durant encore une année, c’est moi qui tiens les rênes… Et je refuse que tu travailles pour des prunes!

… Euh… D’accord, patronne.

Attention que je n’y prenne gout!

Karol brandit son pénis.

Pour te mater, j’ai ma férule…

Un si misérable bout de chair! 

Elle touche la chose, laquelle acquiert de l’exubérance. En un tournemain, Eugénie est dénudée, renversée et pénétrée.

Je t’aime.

La bouche de Karol exprime la réciproque. Tout son corps, aussi. Ils pleurent et ils rient, tout en faisant l’amour tendrement, du moins, jusqu’à ce que la passion dévorante les saisisse, accrochés l’un à l’autre.

Viens dans mon cul!

D’accord, patronne.