Le lac du revenant (Spirit Lake)
Louise Gauthier
Chapitre 7 : Le passé, l’avenir
1990 Béryl et sa grand-mère
Le timbre résonne en cascades aigrelettes à l’intérieur du batiment banlieusard aussi anonyme et laid bien que plus vaste et haut d’un étage que toutes les autres maisons de l’îlot enchassées au centre d’une minuscule pelouse aux rares arbres malingres et sises sur l’avenue des Magnolias, semblable en cela à celles des Lilas, puis des Cerisiers ou tout autre arbuste. Au bout d’un long moment, une dame d’âge mûr, corpulente et revêtue d’une robe de cotonnade imprimée de fleurs des champs, ouvre la porte d’entrée de plain-pied et adresse un large sourire avenant à la toute jeune femme menue, qui se tient sur le seuil, souriante.
Bonjour, mademoiselle! Elle vous attend.
Comment va-t-elle, aujourd’hui?
Votre grand-mère se porte très bien… hormis la tristesse qui l’habite en permanence… Elle répète qu’elle a bien hâte de rejoindre ses morts… Allez, j’apporte le thé : c’est presque l’heure et madame Eugénie tient mordicus à ses habitudes.
De forte taille, vêtue d’une tunique de taffetas isabelle à encolure de dentelle blanche, surannée par sa longueur mais seyante, la vieille dame assise bien droite dans une bergère ancienne et absorbée par sa lecture n’entend pas les coups trop discrets.
Mamie.
Eugénie lève les yeux de son ouvrage et aussitot délaisse son livre sur la petite table à proximité. Le sourire accuse davantage les rides du temps.
Ah, ma petite Béryl! Oh, que c’est joli! Tes cheveux comme tes yeux… Accentués ainsi, on dirait presque ceux de Laszlo…
Pour la chevelure, tu es bien la seule de la famille à penser ainsi : papa est resté muet de saisissement mais ses oreilles sont devenues écarlates d’indignation et maman m’a demandé gentiment si le bleu partait au lavage!
Bah, ne prend pas la mouche : ils s’y habitueront… Crois-tu que le violet m’irait au teint?
Avec tendresse, Béryl embrasse Eugénie sur la joue duveteuse. Elle s’agenouille à ses pieds et se saisit de la main tavelée.
Ils viendront te visiter samedi après-midi. J’ai eu envie de te voir, seule… Pour te raconter puisque j’ai suivi ton conseil…
… Qu’est-ce que c’était, déjà?
Que, sous la tempête, c’est mieux réagir comme le roseau que comme le chêne : j’ai obtenu leur consentement à rencontrer Serge et Alex.
Solime a toujours été très conservateur; Aurélina beaucoup moins : je suis certaine que ta mère intercédera en ta faveur.
J’en ai l’impression. Merci… Je ne souhaite pas partir de la maison dans la chicane.
Le tout petit?
… Ils ne savent pas encore que je suis enceinte.
Mon fils le prendra très mal, forcément… D’autant plus qu’il m’en a toujours voulu eu égard à sa situation particulière et malgré tout l’amour qui nous lie… Mais ne t’en fais pas, laisse couler l’eau sous les ponts : le temps répare bien des outrages… enfin, parfois.
… J’espère que notre enfant comprendra…
De nos jours, ce lui sera sans doute plus facile d’accepter d’avoir deux pères… Voici le thé.
Merci beaucoup, madame Rosier.
Cela me fait plaisir. Je reviendrai dans deux heures.
Après avoir fait plusieurs fois le tour de la pièce avec l’intention manifeste de redresser ce qui faisait désordre, elle s’éloigne enfin.
Béryl remplit les tasses et s’installe dans la bergère en face de celle d’Eugénie. Le soleil d’après-midi adoucissait les traits accusés par les années.
Tu es très belle, Eugénie.
Il y a près de trois quarts de siècle, Karol m’a dit la même chose. Cela m’a pris beaucoup de temps pour comprendre, qu’alors, il ne parlait pas seulement de mon apparence physique, plutot ingrate à mon sens et bien qu’il y ait été très sensible, préférant nettement les modèles de Rubens à ceux de Modigliani… Ève-Lyne a vécu cloitrée durant près de soixante-huit ans. Je ne l’ai revue qu’une fois de son vivant, à travers une grille : j’ignore pourquoi mais j’ai eu envie de lui apprendre de vive voix plutot que par lettre l’existence de sa nièce, ta mère, et de lui présenter le bébé. Ma soeur était toute blanche et lisse, sans aucune ride. Elle se disait heureuse ainsi loin du monde et de ses tentations… Je ne l’ai jamais comprise, peut-être parce qu’elle était mon contraire, au fond… Elle s’est éteinte durant son sommeil, une mort à l’exemple de son existence, tellement discrète que personne n’a su que le cancer la rongeait de l’intérieur… Une semaine après son décès, est venu le tour de mon frère… Laurier avait quand même quatre-vingt-sept années. À cet âge l’espérance de vie diminue considérablement. Fauché par une thrombose, il ne s’en est jamais remis, d’autant plus qu’il était veuf depuis peu… Et cela fait maintenant deux décennies qu’Andrée-Anne, longtemps maitresse d’école, n’est plus de ce monde. Un accident d’automobile… Elle vivait avec une amie… Je suis certaine qu’elles entretenaient des relations particulières : l’amour qu’elles ressentaient l’une pour l’autre irradiait… Avec Aurélien, tous les trois formaient ma famille adoptive… Quant à la vraie, en Angleterre, je n’ai jamais entrepris de recherches, finalement…
Je te sens tellement triste, mamie.
Tous ceux que j’ai aimés sont maintenant disparus. Ne le serais-tu pas, à ma place?
Pardonne-moi, je n’ai pas réfléchi… Te sens-tu capable de me raconter, encore?
Eugénie prend une gorgée de thé et grignote un petit four. Les images du passé surgissaient devant ses yeux, y faisant renaitre la souffrance, tangible.
Où est-ce que je me suis arrêtée, la dernière fois?
À la naissance de ma mère.
Aurélina a été, pour Ivana et moi, une véritable joie de vivre, malgré l’immense perte de mon fils de coeur, puis d’Irina. Laszlo et, surtout, Karol, quant à eux, se sont trouvés émerveillés. Les fées s’étaient toutes données rendez-vous pour sa venue sur terre… À l’adolescence, j’adorais son côté frondeur, sans le lui faire savoir, bien sûr! … Il y a plus de vingt-cinq ans, elle était comme toi, maintenant.
Hein! Maman?
Mais oui. Pire même mais à sa façon… Une autre fois, je te raconterai peut-être quelques-unes de ses frasques. En toute confidence, bien entendu.
Béryl s’esclaffe.
Essaies-tu de me dire que, malgré les années qui passent, c’est du pareil au même?
Quand tu vas chercher l’être derrière le vernis social et l’héritage culturel, certainement… Ah, oui, j’en étais donc vers… mil neuf cent soixante-trois, je crois. Aurélina venait tout juste de franchir le cap de ses dix-huit printemps…
Eugénie s’interrompt sur sa lancée et son visage se creuse davantage. Elle reprend toutefois mais la phrase saccadée à la dérive du temps.
Cette année-là… Karol, mon époux bien-aimé… Donne-moi la photographie, juste à côté de toi, la deuxième à gauche, le beau grand moustachu… Sur celle-ci, il venait tout juste d’atteindre un demi-siècle… C’était quelque temps avant le début de la Seconde guerre mondiale… Qu’il présentait une fière allure, alors… Il a été emporté par une pneumonie… Il n’avait pourtant que soixante-dix-sept ans. Il est mort dans nos bras, à Laszlo et à moi, au bout de son souffle.
… Mamie?
… Le « toujours » de notre amour s’est achevé et aura duré moins d’un demi-siècle… Pour moi, le décès de Karol a constitué le milieu de la fin… Pour mon autre mari aussi… Laszlo… Cela va aller, Béryl. Écoute, seulement : j’ai tellement besoin d’en parler, tout d’un coup! … Les deux dernières décennies de son existence, Laszlo n’était plus le même : la mort d’Aurélien lui avait enlevé, tout comme à moi, le feu sacré; il était avec nous, toujours aussi aimant mais ailleurs, aussi. À certains signes et sans qu’il ne l’ait jamais avoué, j’avais compris depuis longtemps qu’il s’était épris de passion, partagée, pour mon fils de coeur et malgré nos liens… La perte de Karol lui a asséné le coup de grâce… Le lendemain de l’enterrement, il m’a annoncé qu’il partait pour un certain temps… Quelques jours plus tard, j’ai reçu un appel de Colette, la femme de Laurier : « Laszlo est venu se réfugier chez nous… Ce matin, il est allé se promener, histoire de “ réfléchir sur sa vie ”, a-t-il précisé… Au soleil couchant, inquiets, nous avons entrepris des recherches… Ses vêtements ont été trouvés au bord du lac »… D’une certaine façon, pour Laszlo, tout a commencé à Spirit Lake et s’y est achevé… Au bout d’une semaine, on a retrouvé sa dépouille. Elle repose désormais auprès de celle de son bien-aimé. Je n’ai pas pu m’apitoyer sur le sort cruel qui m’avait ôté la raison de vivre qui me restait : Ivana avait désormais perdu ses trois enfants… Elle leur a survécu moins d’un an… Elle était plus que nonagénaire. Quelques mois après, mon oncle Jérémie, son époux depuis près de vingt années, est mort de chagrin, : sans elle, la vie lui était devenue impossible…
Laszlo, c’était lui?
Eugénie hoche la tête et effleure l’avenante figure figée par le temps.
Il était très beau, mamie… Tes deux époux…
Je te souhaite autant de bonheur avec les tiens que j’en ai eu avec eux…
Eugénie s’interrompt le temps de chasser la fatigue qui l’envahissait.
J’ai été une femme heureuse et comblée sur tous les plans… Depuis vingt-sept ans, maintenant, que j’aspire à les rejoindre enfin. Je trouve que le Créateur aurait pu me faire moins solide!
… Toi seule pouvais me raconter l’histoire de notre famille…
Eugénie rit. Un rire de jeune femme, presque incongru sous l’enveloppe fanée. Au terme d’un moment de réflexion, elle demande.
Est-ce bien utile, au fond?
Mais oui, pour que je puisse comprendre et apprendre!
Je t’adore, toi qui es toute prête à créer un univers!
… J’admets que je suis plutot égocentrique.
À mon sens, ceci ne constitue pas un défaut, c’est une facette de ta personnalité, sans plus.
… Serge et Alex m’acceptent telle que je suis… À vrai dire, je crois qu’ils sont beaucoup trop indulgents, parfois.
Ils t’aiment, donc.
Qu’est-ce que c’est l’amour, pour toi?
Jeune, encore, et me découvrant amoureuse de Karol, j’ai écrit dans mon journal : « L’amour : une envie de bâtir le monde et un bien tendre flou »… Soixante-douze ans plus tard, j’en pense toujours ainsi…
Les signes de lassitude d’Eugénie s’accentuant, Béryl s’inquiète.
… Mamie, es-tu fatiguée?
Un peu, mon coeur.
Alors, je reviendrai, dimanche sans doute… J’aimerais que tu me racontes comment maman et papa sont devenus amoureux.
Celle-là, c’est une drôle d’histoire! D’accord… J’aimerais rencontrer les pères de mon arrière-petite-fille, ou arrière-petit-fils, peut-être.
J’exaucerai ton voeu. Je t’aime.
Moi aussi, Béryl. Tu illumines de ta vitalité mes vieux jours…
Sans coup férir, Eugénie s’était endormie.
Béryl, les yeux affectueusement posés sur la figure sereine, attend le retour de madame Rosier avant de prendre congé.
Lorsque Béryl arrive, légèrement en retard en raison d’un bouchon de circulation automobile, Eugénie se trouvait alitée mais prête à la recevoir. La jeune femme s’installe familièrement au bord du lit et caresse doucement la main sillonnée de veines apparentes. Eugénie, qui s’était assoupie depuis quelques minutes, bat des paupières et sourit en la reconnaissant.
Approche-toi, que je te vois mieux… Aide-moi à m’asseoir.
Béryl cale plusieurs oreillers derrière le dos de sa grand-mère et dispose le drap autour d’elle, repoussant les couvertures au pied du lit. Eugénie soupire de lassitude.
Quel âge est-ce que j’ai?
Quatre-vingt seize ans, mamie.
C’est bien trop long que de vivre presque un siècle… Il me tarde de plus en plus de rejoindre mes morts… Que cela ne t’attriste pas, Béryl, c’est bien normal alors que ma vie se trouve bien près de son terme et que mes amours s’en sont allés depuis une éternité… Ne me restent que mes chers souvenirs et cette troublante nostalgie, curieusement douce. À vrai dire, c’est déjà beaucoup… Heureusement, je ne suis pas encore sénile, du moins pas trop…
Espères-tu que je te rassure?
Les deux femmes étirent leur rire d’un geste d’affection mutuelle.
Eugénie envisage sa petite fille.
Je me souviens t’avoir promis de te narrer une bien drôle d’histoire, mais je ne me rappelle plus à quel sujet… Ma mémoire récente défaille, parfois. Étrangement, des événements survenus loin dans le passé ressurgissent comme s’ils s’étaient déroulés hier… Alors?
Ce qui a fait que Solime et Aurélina sont devenus mes parents chéris… Mais tu sembles très fatiguée, aujourd’hui…
J’ai envie de raconter, même si mon vieux corps ne suit plus tout à fait mes élans… Voyons voir… Solime, récent quadragénaire, venait juste de divorcer d’avec sa deuxième femme, Christine, je crois… Non, celle-là, c’était la première… Gisèle… Ni l’une ni l’autre n’a compris qu’avec un homme comme mon fils, on doit prendre les serments de fidélité avec un grain de sel. Il l’avait, et l’a toujours, d’ailleurs, plutot élastique… Heureusement, aucun enfant n’était né de ces unions stériles. À l’époque, de dix-sept ans sa cadette, Aurélina possédait la beauté éthérée de sa mère, toute en délicatesse, ainsi que les traits marquants mais adoucis par sa féminité, de son père, lequel avait un charme époustouflant. Le mélange de leur bagage génétique avait donné naissance à un être hors du commun, autant par le physique que par l’intelligence. Solime ne semblait pas s’apercevoir de l’attrait qu’il exerçait sur Aurélina depuis son adolescence. Cela sautait aux yeux, pourtant! Il la traitait comme un frère ainé sa jeune soeur, c’est-à-dire avec beaucoup d’affection mais un peu distante. Rien pour faire des enfants forts, en tout cas. Aurélina avait bien connu quelques flammes mais qui s’étaient transformées en flammèches, obnubilée qu’elle était par son idéal masculin, lequel se rapprochait à ras de la solide personnalité de l’aveugle… Aurélina, par son tempérament, était fantasque et instable; elle ressentait le besoin de s’ancrer et Solime était le pilier sur lequel prendre appui. Un soir, elle m’a confié sa peine. Que lui conseiller sinon que de laisser parler son coeur et de lui déclarer son amour au lieu de s’étioler, toute seule au courant de ses sentiments? Mais Aurélina a toujours fait les choses à sa manière… Apporte-moi un verre d’eau, s’il te plait.
Béryl aide Eugénie à prendre quelques gorgées et à se réinstaller.
Je t’ai déjà parlé, je crois, du recueil de nouvelles que j’ai fait publier sous le couvert d’un pseudonyme. Avec mes deux époux, dont l’un était homosexuel et l’autre à moitié, je suis devenue passablement libre avec les choses du sexe et sous toutes ses facettes. Après leur disparition, écrire est devenu l’exutoire de ma libido. Les gens ont tendance à penser qu’une vieille femme n’en possède plus : détrompe-toi puisque même maintenant, je ressens, parfois, un sentiment de manque sous cet aspect, peut-être moins violent qu’il y a vingt-sept ans, mais tout de même existant… Pour en revenir à mon histoire, Solime ignorait tout de mes prétentions littéraires, tellement coincé qu’il était par certains côtés, que j’avais soigneusement évité de mentionner cette fantaisie. Quant à Aurélina, fouineuse comme son ascendante, elle avait trouvé le livre dans le tiroir de ma table de chevet et, impavide, m’avait interrogé sur mes lectures olé olé! En riant, je lui avais alors avoué avoir commis ces bluettes très évocatrices. Elle en était restée ébahie… Rappelle-moi de t’en offrir un exemplaire, la prochaine fois que tu viendras… C’est ta mère qui m’a raconté la suite… Un après-midi, Aurélina s’était étalée sur le canapé du salon et, avec ses longues jambes nues relevées, elle présentait aux regards une posture inconvenante, surtout qu’elle s’était vêtue d’un bermuda ultra-court ainsi que d’une chemise ajustée et sans manches. Cette nouvelle mode, quelle indécence, quand même! Comme elle s’y attendait, Solime est passé par là en rentrant du travail. Il s’est raclé la gorge. Elle lève à peine les yeux sur lui, puis reprend sa lecture. Étonné par cette impolitesse inhabituelle, il la relance : « Qu’est-ce que tu lis d’aussi passionnant que ton attention répugne à s’en détourner? » Avec un soupir résigné, elle l’a salué à sa manière nonchalante, puis a lâché : « Les histoires érotiques écrites par mamie ». Il a ouvert les yeux grands comme des soucoupes : « Fais-moi voir. » Il s’est assis dans un fauteuil et a parcouru la table des matières : L’initiation, Une nuit de noce particulière, La veuve temporaire et L’École buissonnière étaient les premiers titres de cette oeuvre alimentée par mes expériences et celles de mes proches, réelles ou supposées, dans le dernier cas. L’air scandalisé de Solime a provoqué l’hilarité d’Aurélina, laquelle lui a lancé ensuite un défi : « Je parie que tu ne seras pas capable de terminer la première sans bander. » Les sourcils froncés et désapprouvant manifestement mais piqué au vif par les doutes d’Aurélina ayant trait au manque présumé de maitrise de soi, il a accepté. À la quatrième page, il a desserré le col de sa chemise et sa cravate BCBG. À la fin, il a murmuré : « J’ai perdu… Quoi, au juste? » Aurélina l’a regardé sans répondre, mi-figue mi-raisin mais provocante. « Tu l’as fait exprès! » « J’ai tablé sur le phénomène de transfert d’objet du désir… » « Tu es un sujet bien tentant depuis que tu es devenue femme. » « Ah, tu avais remarqué? » Le reste relève du secret d’alcove. Ils se sont mariés l’année suivante.
Et ils sont toujours heureux de l’avoir fait. Maman ferme les yeux sur les quelques incartades que papa se permet de temps en temps… Et lui aussi a dû apprendre à faire de même…
Elles rient. Leurs rires se ressemblent.
Soudain intimidée, Béryl pousse devant elle les deux jeunes hommes qui l’étaient tout autant. Le sourire d’Eugénie s’accentue.
Grand-mère, je te présente mes amours, Serge et Alex Grandbois.
Vous êtes tout pareil, hormis les couleurs de chevelures originales!
C’est que nous sommes jumeaux identiques, madame. Les cheveux vert Amazonie, c’est Alex.
Qu’elle est cachottière, ma petite Béryl!
Le rire cristallin d’Eugénie était communicatif et ils font chorus.
N’ayez crainte, je ne vais pas vous faire subir un interrogatoire en règle, comme a dû le commettre mon fils, immanquablement.
Si tu avais pu y assister, mamie! Papa à son meilleur comme inspecteur de police!
C’est sa profession, après tout! … Il est guidé par le souci de protéger sa fille et tous les pères dignes de ce nom se comportent ainsi. Karol et Laszlo ont agi de même envers lui, et aussi envers leur demi-nièce. À propos de ta mère?
Impeccable. Elle a été tellement gentille en contraste! … Mais c’est difficile de vraiment savoir avec maman : elle est tellement versatile!
Pas sur deux éléments : elle exige la vérité et elle est toujours sincère.
Tu as tout a fait raison… Ils sont maintenant au courant pour le bébé. Et aussi que ce n’était pas un incident de parcours.
Et vous le ferez vivre comment, cet enfant?
Tout comme Béryl, Serge et moi travaillons en informatique.
Et qu’en disent vos parents?
… Au forçail…
… Espérons que la venue du nouveau-né arrangera les choses… Ne devais-tu pas me rappeler quelque chose, Béryl?
Votre recueil de nouvelles.
Ah, oui! Sur la table de chevet… Non, sur celle-ci… Voilà…
Béryl en lut la dédicace à haute voix.
« À ma petite fille bien-aimée : ne sois pas trop égoïste avec ce livre et partage-le avec tes amours. Ta grand-mère, Eugénie »
Comme à l’accoutumée, Béryl est reçue en reine mais avec un grain de sel.
Bonjour, mademoiselle! … Nous ne vous attendions pas!
… J’ai besoin de parler à grand-mère. Est-ce que c’est possible?
Attendez, je vais voir… C’est qu’elle a son orgueil, madame Eugénie.
La dame revient quinze minutes plus tard.
Elle est maintenant prête à vous recevoir. Mais ne restez pas longtemps : elle se sent très lasse, aujourd’hui.
Promis, madame Rosier.
Eugénie accueille sa petite-fille assise bien droite dans son fauteuil.
Je suis désolée, mamie. Encore une fois, je n’ai pas pensé plus loin que le bout de mon nez.
Lequel est bien joli. Cela ne fait rien : tu seras toujours la bienvenue bien qu’à un quart d’heure de préavis.
Béryl s’agenouille devant la vieille dame et pose sa tête sur les cuisses.
Merci de tout mon coeur, Eugénie.
… C’est très gentil mais pour quoi, au juste?
Ton intervention divine.
La figure d’Eugénie s’auréole d’un sourire.
Devant l’insistance de maman, papa a accepté de creuser davantage ta « suggestion » glissée l’autre fois en passant et comme si de rien n’était dans la conversation. Après maintes tergiversations, voici ce qu’ils m’ont proposé : la maison sera partagée en deux espaces d’habitation distincts; ils se réservent l’étage, qu’ils aménageront et nous habiterons au rez-de-chaussée.
En es-tu heureuse ?
Et comment! Notre toit a abrité tellement d’amour! Et maintenant, le nôtre!
Alors je suis bien contente!
La main tremblante d’Eugénie caresse les mèches bleutées.
Pourquoi en es-tu partie pour vivre ici?
… Solime et Aurélina se sont merveilleusement occupés de moi lorsque j’ai été très malade…
Cela, je m’en souviens… Nous pensions que tu allais mourir au bout de ton souffle… J’avais onze ans alors… Mais encore?
… J’ai pris conscience que je devenais un fardeau pour mon entourage, n’étant plus tout à fait capable de me débrouiller seule… Rassure-toi, ni Solime ni Aurélina n’ont jamais rien dit ou fait quoi que ce soit pour que j’emménage ici au contraire… C’est moi qui en ai décidé ainsi juste comme ça.
Je ne crois pas que ce soit « juste comme ça ». J’imagine que, même toi, si sage, peut prendre de mauvaises décisions…
Impertinente! … Explique-toi.
Madame Demers, que tu connais bien, pourrait venir chez nous pour s’occuper de toi. Ainsi, tu ne constituerais un poids pour personne! Et le demi-sous-sol est bien éclairé. Nous y ajouterions un petit ascenseur. Et puis, tu retrouverais tes chers trésors! Reviens de ton exil, mamie, c’est toute la famille qui t’en prie.
Les larmes coulent le long des joues d’Eugénie, abondantes et irrépressibles. Elle hoche la tête, incapable de répondre. Bien plus tard, elle réussit à balbutier.
La demeure de tant de bonheur…
Avec l’assistance de sa grand-mère, toujours vive et alerte malgré son grand âge, Béryl s’attèle à rédiger sous la forme d’un roman, très libertin, c’était prévisible, l’histoire de sa famille très spéciale.
Bénédict nait et les fées le gratifient tous les dons sans en omettre un seul.
1999 La fin d’un siècle
« Eugénie Gaboriau, (1894-1999) – À Montréal le 27 juillet 1999 est décédée paisiblement en sa résidence dame Eugénie Gaboriau, née Jennifer Norris, fille adoptive de feu Idola Gaboriau et feu Émilie de Vries, soeur de feu Laurier Gaboriau, feu Ève-Lyne Gaboriau, feu Andrée-Anne Gaboriau et feu Aurélien Gaboriau, mort au champ d’honneur, épouse bien-aimée de feu Karol Rylski, conjointe de feu Laszlo Tchoryk et également de feu Irina Levytsky. Elle laisse dans le deuil son fils, Solime Rilsky-Tchoryk, sa fille adoptée, Aurélina Levytsky-Gaboriau ainsi que sa petite-fille Béryl Gaboriau. Une liturgie de la Parole sera célébrée aujourd’hui en la chapelle du funérarium et sera suivie d’une brève cérémonie d’adieu au columbarium où sera déposée l’urne cinéraire. Que l’âme de dame Eugénie Gaboriau, témoin d’un siècle, repose en paix auprès de ses amours enfin retrouvés. »
Roulant à faible allure, la petite automobile s’engage dans une allée recouverte de fin gravier parfaitement rectiligne bordée de part et d’autre par de beaux arbres, des cerisiers tardifs au feuillage faisant voute ajourée au ciel limpide et aboutissant sur un bourg minuscule, La Ferme. Nulle âme qui vive sous le soleil pur et ardent de fin d’avant-midi mais y régnait une atmosphère de paix, sereine, tangible dans un monde à la nature disciplinée, rassurante.
Un imposant édifice propriété d’une congrégation religieuse, les Clercs de Saint-Viateur, tout en pierre de taille et haut perché au sommet d’un écrin de verdure atteignait d’abord le regard. Légèrement en retrait mais à proximité, on pouvait distinguer les batiments d’une ferme, celle-là exploitée par un particulier. Sur la gauche, une unique maison ainsi qu’une petite église, belle de simplicité. À l’intérieur de ce vaste quadrilatère, jadis s’est érigé un camp de détention.
Le sifflement d’un train trouble le silence. Lorsque la visiteuse, descendue de son véhicule, se retourne, elle voit alors l’étendue aqueuse, Spirit Lake, dont la surface, à peine troublée par le souffle du vent, reflétait en mosaïque la forêt dense ainsi que quelques maisonnettes disséminées sur ses rives. Passé le chemin de fer, un batiment tout en longueur accueillait des âmes en quête de spiritualité. À un quart de mille de là juste après un sanctuaire subsistaient des vestiges de ce qui a été un des deux hopitaux.
En reprenant la route, puis en bifurquant sur une autre, interdite d’accès, durant près d’un mille, l’intruse se trouve à l’orée d’un corridor. Comme une source d’information autochtone le lui avait indiqué, elle continue à pied. Au bout d’un quart d’heure d’un parcours marécageux, la promeneuse aperçoit une vieille cloture abattue. Un panneau peint en blanc, abimé par les intempéries, livrait son message difficilement déchiffrable en grosses lettres rouges, passées, dessinées au pochoir.
CIMETIÈRE
DU CAMP DE DÉTENTION
SPIRIT LAKE
Sur le site actuel du village de La Ferme,
il y eut, entre 1915 et 1917, un camp
d’internement. On y garda jusqu’à 1200
détenus de diverses nationalités : allemands,
austro-hongrois, (illisible). Ces immigrants,
récemment établis au pays, n’étaient pas
encore citoyens canadiens et étaient donc
considérés comme des ennemis. (Illisible)
(Illisible) les
(Illisible)
(Illisible) et sont décédés durant cette
période.
Dix-neuf croix de bois, rongées par l’usure du temps, dont certaines encore dressées ainsi qu’une autre, plus grande et posée sur un socle de ciment coulé en deux blocs carrés, le plus large posé en base. Aucun nom, aucune date. Au milieu de l’enclos, les restes d’un chemin balisé de roches et presque totalement envahi par la végétation. En prenant la sente sur la gauche, non loin de la sortie du cimetière, Béryl peut distinguer des alignements géométriques de pierres : les fondations du « village » qui a abrité plusieurs familles incarcérées, pour des motifs dérisoires, au milieu de nulle part.