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Le rhombe

Louise Gauthier

Élise e Piera

Quelques années s’écoulent avant que Marialucia ne réentende parler de Piera. Elle lui avait téléphoné plusieurs fois sans succès : Piera était absente probablement en voyage. Marialucia sait que Piera a repris son travail : elle lit religieusement ses chroniques dans La Repubblica que Pier rapporte régulièrement de la Maison de la presse internationale. À en juger par ses articles caustiques, excellents, bien documentés − Pier aussi les savoure − Piera a récupéré ses moyens professionnels.

Au début du mois de septembre Piera au bout du fil informe Marialucia qu’elle arrive à Montréal dans quelques jours pour une semaine. Avec empressement Marialucia l’invite à séjourner à la Grande maison plutot que d’aller à l’hôtel. Piera hésite mais accepte. Marialucia met Pier au courant de l’arrivée prochaine de sa cousine germaine. Celui-ci ne connait Piera que par ses articles : il ne se souvient pas d’avoir déjà rencontré cette lointaine parente.

Pier et Marialucia se rendent à l’aéroport de Mirabel pour accueillir Piera. À l’arrivée d’icelle Marialucia la serre contre son giron. Piera aperçoit alors par-dessus son épaule Piero qui attend en retrait. Toutes les années s’effacent et elle revoit l’adolescent de seize ans son prince charmant, son preux chevalier, son roi bien-aimé. Son amour est toujours intact enfoui jadis au fond de son cœur ressurgissant maintenant la sciant en deux. Ressortie aussi en séquelle la souffrance et la cause de sa déchéance à ses yeux. Un flot de haine la submerge aussi violemment qu’est revenu tout son amour pour lui. Elle s’efforce de reprendre contenance et de se raisonner : elle n’est plus la péronnelle de jadis et Piero n’est en rien responsable de ces sentiments.

Pier embrasse Piera façon italienne et lui souhaite aimablement la bienvenue. Il se charge des légers bagages et Marialucia entraine Piera vers le stationnement. Pier vient tout juste d’acquérir une nouvelle Mercedes-Benz peinte en violet cette fois pour faire plaisir à la princesse Solveig dont c’est la couleur préférée. Le trajet de retour se fait en silence. Piera est perdue dans ses pensées regardant vaguement les alentours. Pier toujours soucieux des autres véhicules se concentre sur sa conduite roulant vite mais prudemment. Marialucia se laisse bercer par le doux ronronnement du moteur et s’assoupit.

Piera admire la Grande maison. Marialucia la mène à l’appartement qui lui est réservé au premier. Un blanc immaculé domine autant dans le boudoir en antichambre que dans la chambre proprement dite. Blancs aussi les meubles laqués aux lignes sobres ainsi que la literie brodée ton sur ton qui recouvre l’immense lit de fer à baldaquin ouvert. Piera adore. Le parquet de noyer verni craque légèrement sous les pas. Seule tache de couleur un bouquet d’opulentes pivoines rose pâle lui souhaite la bienvenue en ces lieux. Marialucia la convie à se joindre à eux pour le diner qui serait servi vers vingt heures trente.

Vers dix-neuf heures quarante rafraichie et simplement revêtue d’un legging sépia et d’un pull ample couleur sable qui sied bien à son teint Piera descend à la recherche de Marialucia inspectant céans sur son parcours. Tout absolument tout est magnifique et du meilleur gout. Elle entend une portière d’automobile claquer. Elle est au milieu de l’escalier. Son cousin ouvre la porte d’entrée et un homme plutot avenant s’y encadre. Piero l’enlace tendrement et l’embrasse passionnément et affectueusement à la fois. Piera émet un « oh! » consterné. Les deux la voient qui descend. Pier entoure la taille de l’homme et très à l’aise accomplit les présentations d’usage. Piera serre la main dudit « mon ami Arnaud » troublée par ce geste d’intimité qu’elle a surpris. Marialucia ne lui avait donné aucun renseignement sur les résidents des lieux et Piera avait cru que seuls Piero et elle vivaient à la Grande maison. Ils se dirigent vers la cuisine pour aider aux préparatifs du repas. Piera insiste pour faire sa part sous les ordres du chef pour la circonstance Marialucia. Piera encore plus étonnée fait la connaissance de Solveig la princesse du royaume au dire de Marialucia; très concentrée sur sa tâche et juchée en équilibre précaire sur une chaise lavant bruyamment des légumes en s’aspergeant encore plus; cela fait rire Piera. Élise les rejoint à ce moment; elle gratifie une Solveig riante et mouillée d’un gros baiser sonore. La fillette qui présente une certaine ressemblance avec Arnaud le roi consort donc ressemble aussi à la reine consort; leur fille alors. Arnaud y va d’un tendre baiser les deux autres d’une étreinte affectueuse. Élise aperçoit ensuite la cousine de Pier un peu en retrait.

Piera Navona se présente celle-ci en lui tendant la main. L’autre la serre brièvement et bredouille un mot de bienvenue. Elle rougit et palit sous le regard de Piera qui lève un sourcil inquisiteur. Incapable de se ressaisir Élise réussit pourtant à marmonner une vague excuse et sort de la pièce. Cherchant un point d’appui elle s’accroche secouée au chambranle le souffle éteint ne comprenant pas ce qui lui arrive. L’ouragan Piera Navona atteint de plein fouet le cœur d’Élise. Se reprenant finalement et interloquée par cette réaction intempestive elle rentre dans la cuisine. Ils s’affairent tous aux opérations. Arnaud s’occupe de dresser la table. Piera est amusée en remarquant sa façon de procéder : en séquence et une chose à la fois; elle estime que le repas sera prêt avant que la table de la salle à manger ne soit parée. Piero non Pier maintenant est chargé de tailler les légumes ce qu’il fait à la manière d’un chef expérimenté. Élise entreprend d’assécher une Solveig trempée. Elle évite le regard de Piera et se concentre sur sa fille qui babille joyeusement. Piera assiste Marialucia pour la confection du secondo piatto.

Le diner prêt et la table garnie Élise ayant achevé le travail tous s’attablent dans la salle à manger et dégustent ce repas collectivement préparé. Pier joue au sommelier; le service est impeccable. Le diner s’étire sauf pour la fillette qui aussitôt débarbouillée file en trombe jouer dans sa chambre au deuxième ou au troisième c’est selon. Piera raconte de multiples anecdotes sur sa vie de journaliste. Elle possède un véritable don de conteuse et tous l’écoutent suspendus à ses lèvres. Élise sans en avoir conscience la dévore des yeux − tous remarquent sauf l’objet de cette admiration − hypnotisée par lesdites lèvres admirablement dessinées et exemptes de maquillage et par ses longues mains mobiles aux attaches fines qui illustrent son propos. Piera évite de fixer Pier et Arnaud redoutant de surprendre un regard ou un geste d’intimité fréquents entre les deux hommes. La table desservie et le lave-vaisselle rempli − Piera se demande comment Arnaud arrive à se montrer si maladroit : il réussit à briser deux coupes dans un laps de temps ne dépassant guère cinq minutes; Élise visiblement exaspérée lui ordonne de s’occuper de ce qui ne casse pas; elle doit aussi préciser davantage puisqu’il était resté sur place les bras ballants l’air de se demander par quoi il commencerait. Ils prennent un verre au petit salon sauf la reine consort occupée à baigner puis coucher Solveig. Marialucia se retire la première suivie très rapidement par Piera : la fatigue du voyage et le décalage horaire… Arnaud et Pier s’attardent autour d’un opéra jouissant de leur compagnie mutuelle.

Piera se dévêt. Elle se contemple dans le grand miroir de Venise s’efforçant de ne pas voir les nombreuses cicatrices qui marquent son corps mince autrement magnifique. Elle soupire. Épuisée par sa journée fertile en émotions elle s’endort rapidement du même sommeil agité que d’habitude. Des cauchemars récurrents continuent à la hanter nuit après nuit.

Quand elle se réveille vers midi le lendemain Piera se sent aussi épuisée que la veille. Elle se secoue pour dissiper la brume qui ouate tout autour d’elle. Sa toilette faite elle descend à la cuisine. Marialucia et Solveig déjeunent en grande conversation.

Ils habitent donc ici…

Parles-tu d’Arnaud et d’Élise?

Évidemment!

Cela fait plusieurs mois maintenant…

Ils forment ce qui semble être un… ménage à trois…

Ils s’aiment.

Ce soir-là le quatuor dine dehors. Marialucia s’excuse : elle préfère s’occuper de Solveig puis se coucher tôt. Ils vont Chez Matty’s un restaurant-bar du centre-ville dont la spécialité est la cuisine méditerranéenne. Matty énorme Grec aux mains magiques cuisine lui-même ce soir. Ils prennent qui des spanakopita qui du poisson frais qui de la moussaka d’une légèreté aérienne pour le palais le tout accompagné d’ouzo. L’atmosphère intime des lieux est propice à la conversation à batons rompus avec ses banquettes en demi-cercle, ses petites tables de marbre régulièrement espacées en ilots, son éclairage d’ambre feutré. Piera aguerrie de métier réussit à faire parler chacun des autres de son travail, de sa vie, de lui-même. En l’écoutant elle s’efforce de faire tabula rasa des préjugés bien ancrés que partagent bon nombre de ses compatriotes : Pier est loin d’être une « folle », un objet de risée; il est un homme à l’intelligence aiguë, un mâle à la beauté fauve. Elle essaye de masquer son orientation inverse mais c’est impossible cela aussi… Elle découvre aussi Arnaud, enjoué, hableur, gouailleur, charmeur. Au grand dam de Pier il lui sort la devinette cent fois entendue − Pier se bouche les oreilles − sur la différence entre un actuaire valdotain et un actuaire sicilien : l’actuaire valdotain calculera par exemple le nombre de décès en Italie région par région d’ici l’an 2002 et ce qu’il en coutera en assurances ainsi que les causes probables des décès proportions à l’appui. Et l’actuaire sicilien? Il ajoutera au tout la liste des noms, la date, l’heure de la mort. Pier renchérit en servant une blague sur les avocats – non, pas celle-là! − où il était question d’un avocat plaidant la cause d’une cliente empoisonnée par un avocat à la vinaigrette le fruit mais on ne le comprenait qu’après de longues minutes. Piera prend conscience qu’Arnaud lui plait. Elle ne reste pas insensible à ses hommages muets. Le regard d’Arnaud la fait se sentir Femme; Femelle en fait et cela la terrifie. Elle se tourne vers Élise et reste sans voix devant ce qu’elle croit lire dans ses yeux d’océan : elle y découvre son reflet magnifié par un désir lancinant et enveloppant. Ce regard brulant la trouble au plus profond d’elle-même… et son propre corps y réagit. Quelques secondes plus tard Élise baisse les yeux et le charme est rompu. Élise parle peu préférant écouter les autres.

Ils rentrent tard faisant des projets pour le week-end qui commence. Élise monte la première. Arnaud et Pier s’attardent un peu. Piera s’enfuit presque. Ils considèrent ahuris son sillage.

Ta cousine me plait beaucoup… et je crois dénoter une certaine réciprocité… Serais-tu jaloux si elle et moi…

Mes reins deviennent de plus en plus solides…

Tu pensais à Élise?

Non à Martine plus que probablement et à Marielle surtout… le vendredi après-midi réservé à celle-ci Martine travaillant à ce moment-là et tes mystérieuses « occupations » d’un jeudi soir sur deux partagées entre l’une et l’autre.

M’en veux-tu?

Ti amo!

Je t’aime. Pour en revenir à ta cousine germaine… Si tu aimais les femmes est-ce que Piera t’attirerait?

Aucune idée… Jamais une femme ne m’a plu d’emblée; si elle était née homme probablement… Attention à Piera tu pourrais te bruler les ailes à son contact…

Tu es jaloux!

Peut-être… Veux-tu que je te prouve que j’ai les reins solides?

Peut-être…

Piera Navona. Élise répète ce nom en s’efforçant de respecter la courbe harmonique. Elle l’imagine dans un jardin d’Éden son corps nu à demi caché par une luxuriante gerbe de pivoines délicatement ourlées et sa chevelure qu’elle coiffe en torsade dénouée ceignant ses reins. Dans la solitude de sa chambre Élise ferme les yeux les sens envahis par cette odeur riche et imaginaire et par cette Femme.

Piera Navona. J’aimerais me perdre dans la forêt de tes cheveux, effleurer ta peau nacrée translucide, faire dresser par mes caresses le bourgeon de tes seins petits au galbe harmonieux, m’abreuver de l’hydromel de ton plaisir, ta vulve à la merci de ma langue…

Le lendemain ils jouent aux touristes dans le Vieux-Montréal et au Vieux-Port avec un Arnaud cicérone. Ils emmènent Solveig. Juchée sur les épaules de Pier qu’elle appelle alternativement Pier ou papa tout comme Arnaud d’ailleurs; la fillette domine le monde triomphante et curieuse de tout : qu’est-ce que c’est? Qu’est-ce que c’est que ça? Et ça? En litanies riant aux éclats pour tout et pour rien. La température clémente s’accorde à leur humeur badine. Pour déjeuner ils dégustent de la crème glacée napolitaine « imitation assez réussie et savoureuse de notre glace mais pourquoi des fraises au fait? » et des cappuccinos « cela y ressemble ». Pier rit de son chauvinisme. Solveig se barbouille littéralement et partout de glace au chocolat au grand désespoir d’Élise qui finit par se joindre au fou rire des autres. Ils dinent dans le quartier chinois et rentrent harassés. Solveig s’étant endormie dans les bras de Pier Arnaud prend le volant. Seigneur! Un véritable danger public! Piera l’imagine conduire aussi lentement dans les rues de Rome…  C’est Pier qui dépose dans son lit la petite toujours endormie. Élise s’éclipse sitôt rentrée.

Arnaud et Piera restent en compagnie intimidés de cette soudaine intimité. Il s’empare de sa main et l’entraine au jardin. À la lueur des étoiles ils se promènent silencieux imprégnés des riches arômes floraux qui émanent entêtants. Elle bute sur un caillou et il la retient. Il l’attire contre lui et l’embrasse. Elle lui rend son baiser avec fougue. Puis paniquée Piera s’enfuit à toute allure vers le refuge de son appartement dont elle ferme la porte à clef. Les joues en feu tout son corps enflammé et le cœur en débandade elle tente de retrouver son calme. Elle fait main basse sur une bouteille de vodka et un verre au bar du petit salon et regagne ses pénates en catimini. Elle boit plus que de raison et se réveille avec une gigantesque gueule de bois le lendemain. Élise également scotch pour sa part.

Le dimanche Piera, Pier et Arnaud « magasinent ». L’éconduit se sent embarrassé de sa tentative de séduction. Piera qui combat encore une sérieuse migraine ne fait rien pour le mettre à l’aise.

Élise pendant ce temps surveille les jeux de sa fille de la terrasse où elle est attablée. Fébrile elle dessine au crayon mine dans un cahier aux épaisses et grandes pages blanches. Elle esquisse avec un talent certain sa vision de la nuit précédente. Au verso du dessin elle calligraphie de son écriture régulière aux lettres minuscules mais bien découpées ce qui lui était venu à l’esprit alors. Maman viens jouer! Laissant là son carnet à dessin elle rejoint Solveig. Ces jeux simples l’apaisent. Plus tard étendues sur une couverture à l’ombre elles s’endorment paisiblement Solveig enceinte des bras de sa maman.

Lorsqu’ils rentrent de leur après-midi de shopping « magasinage » Élise et Solveig dorment encore. Piera se dirige vers la terrasse. Elle aperçoit l’œuvre très réaliste d’Élise et curieuse une praxis entreprend de feuilleter le cahier. Au dos de la page elle lit le poème. Piera rougit violemment. Elle regagne son appartement et s’enferme dans ses quartiers.

Élise réintègre de bonne heure ses pénates sous prétexte de travaux à corriger. Pier et Arnaud lisent plusieurs heures à la bibliothèque puis la soirée étant délicieusement clémente prennent un bain de minuit. La chambre de Piera a une vue directe sur la piscine. Celle-ci qui n’arrive pas à s’endormir entend les éclaboussements. Se levant sans allumer elle se dirige vers la fenêtre ouverte. Elle observe les deux hommes insouciants pris par leurs jeux. Elle se réprimande de son indiscrétion et s’ordonne de se recoucher mais fascinée se rive sur place. Piera les voit s’embrasser et se caresser. Lorsqu’ils sortent de l’eau elle admire leurs corps virils et tendus. Ils s’étendent sur un drap de bain et reprennent leurs attouchements sur le corps opposé. À la lueur des lampes encore allumées dans la maison absolument rien ne lui est caché. Son corps s’embrase. Ils joignent leurs lèvres à nouveau. Pier et Arnaud ventre contre ventre sont animés des mouvements de l’amour jouissent l’un de l’autre. Lorsqu’ils rentrent enlacés Piera regagne sa couche profondément bouleversée par cet acte amoureux. Elle récite de mémoire le poème d’Élise. Perturbée elle se lève et erre dans la maison. Elle voit au détour du couloir Arnaud gagner l’appartement d’Élise… Elle retourne chez elle et finit par s’endormir en larmes…

L’orage éclate la veille de son départ; la température extérieure était à l’embellie. Au début de l’après-midi en rentrant du travail les trois décident de se baigner et Piera de se joindre à eux. Alors que Pier et Arnaud attendent qu’Élise leur passe une Solveig enchantée à la perspective de recevoir une autre leçon de natation dispensée par son professore particulier Piera enduit sa très pudique nudité de lait protecteur. Elle sollicite Élise qui en avait terminé avec la même opération sur sa fille pour badigeonner son dos. Celle-ci s’exécute obligeamment. Elle masse doucement le bout d’épaule découverte, s’attarde imperceptiblement sur la courbe délicate des omoplates, stationne un peu plus à la cambrure délicieuse de ses reins. Piera frissonne sensible à la caresse à peine voilée. Élise effleure de ses lèvres la nuque fine et découverte − elle avait ramené l’écheveau vers l’avant. Piera frémit. Élise réitère. Piera réagit comme si elle avait soudainement été piquée par un aiguillon de guêpe. Elle se relève vivement, saisit le flacon que tenait toujours Élise, le lance au loin d’un geste encoléré. Puis faisant volte-face les englobant tous du regard incandescent de ses yeux traversés d’éclairs incendiaires d’un ton méprisant, hargneux, venimeux, elle profère : vous formez une belle famille tous les trois, une folle, un gigolo, une lesbienne! Beau triangle en vérité! Elle s’enfuit en courant, verte de rage, une Furie. Élise se met à sangloter silencieusement. Solveig crie : Piera est méchante! Elle fait pleurer ma maman! En larmes Élise livide reste paralysée un moment puis elle se précipite vers son refuge. Arnaud et Pier émergés tentent de consoler Solveig de leur mieux avec un succès très relatif. Accourue aux sanglots de sa bambina qui se calme instantanément quand sa bambinaia la serre contre son giron Marialucia s’informe de ce qui s’est passé. Ils regagnent la terrasse et Arnaud lui raconte par le menu ce qu’il avait supposé en interprétation de la scène initiale et ce qui s’était ensuivi encore étonné de cette soudaine colère et se demandant bien pourquoi Pier aussi d’ailleurs.

Marialucia tout en étant désolée comprend la sortie de Piera du moins en grande partie. Indécise elle scrute Pier mais décide de se taire : elle n’avait aucun droit de trahir des confidences. Pier perçoit son malaise et insiste pour connaitre ce qu’elle dissimule. Il doit savoir c’est… fondamentale! Marialucia cède sous sa détermination. Arnaud observe intrigué cet échange de force tout à fait inhabituel entre eux. C’est à contrecœur que Marialucia entame son récit en s’adressant à Pier. Piera t’aime depuis très longtemps… À l’époque je l’avais amenée chez vous pour quelques jours. Piera avait douze ans et était nantie d’un incurable romantisme; tu en avais presque seize. Elle trouvait que tu étais parfait. Elle t’a aimé tout de suite… Tu ne l’as même pas remarquée. Quand elle a su que tes inclinations allaient vers les hommes elle a changé… Nous pensions que c’était sa crise d’adolescence qui nous tombait dessus.

Marialucia s’arrête. Pier insiste : il sent qu’il manque des paramètres. Elle reprend encore plus difficilement visiblement très émue. Il y a quelques années lors d’un voyage en Amérique centrale Piera a été violemment agressée; les six voyous l’ont laissée agonisante sur la plage. Cette agression lui a laissé des cicatrices indélébiles. Votre mode de vie, votre liberté d’être, principalement votre… exubérance sexuelle l’ont profondément perturbée. En raison du passé… Et en raison du présent si mon intuition est juste…

Marialucia se tait. Ulcérée elle en veut à Pier de l’avoir pratiquement forcée à divulguer les secrets de Piera. Ce n’est pas correct et elle le lui fait savoir. Pier tout à fait désolé pour tout lui demande pardon… et la remercie de l’avoir éclairé. Ce n’est pas la trahir que d’expliquer au contraire c’était primordial pour comprendre. D’un air dubitatif elle leur remet Solveig restée pour une fois tranquille pendant un long moment.

Marialucia rejoint Piera. Celle-ci sanglote regrettant sa sortie, ne sachant comment réparer considérant qu’elle avait bafoué leur hospitalité, qu’elle n’avait aucun droit de les juger, qu’elle les aimait bien, qu’elle ne les méprisait pas, que dans sa tête c’était tout emmêlé. Marialucia la prend dans ses bras la consolant de son mieux lui répétant que rien n’était à pardonner, que ce n’était pas vraiment important, qu’ils ne lui en voulaient pas et cætera. Elle la quitte apaisée mais refusant absolument de les affronter.

Pendant ce temps abandonnant Solveig à la garde d’un Pier amui Arnaud rejoint Élise qui refuse de le voir ni de parler à qui que ce soit d’ailleurs. Elle lui signifie de la laisser tranquille ce qu’il fait ne sachant comment réagir autrement. Ni Piera ni Élise ne se montrent au diner morose ni de toute la soirée qui se termine tôt.

Élise s’est endormie d’épuisement le cœur en lambeaux. Un bruit la réveille. Elle soulève ses paupières douloureuses d’avoir trop pleuré. À la lueur de la veilleuse elle aperçoit une silhouette féminine nue sous une robe de nuit diaphane qui tombe à ses pieds. Elle se glisse à ses côtés et lui murmure : si tu me faisais ce que tu as écrit l’autre jour… Élise sursaute se rappelle qu’elle avait laissé son cahier sur la terrasse ne le reprenant que le soir… Piera a vu… et lu! J’aimerais me perdre dans la forêt de tes cheveux entame Piera à voix basse. Le souffle précipité Élise enfouit son visage dans la luxuriante crinière dénouée les sens envahis par son odeur une fraicheur boisée. Effleurer ta peau nacrée translucide… Élise caresse les charmantes courbes qui s’offrent effleurant de ses lèvres le corps remarquable… couturé de cicatrices : elle peut les sentir faute de les distinguer dans la pénombre… Faire dresser par mes caresses le bourgeon de tes seins petits au galbe harmonieux poursuit Piera haletante. Élise embrasse la courbe heureuse d’un globe, se saisit d’un mamelon turgescent, arrache des gémissements à Piera en le léchant à petits coups de langue ou en le mordillant, recommence sur l’autre avec le même effet. M’abreuver de l’hydromel de ton plaisir… Ta vulve à la merci de ma langue achève-t-elle dans une sourde plainte au bout d’un long moment. Élise caresse ses hanches, son ventre, effleure le triangle pubien. Piera cambre les reins. Elle s’ouvre sous la langue de son amante. Élise sillonne doucement au cœur de cette corolle exquise humant son délicat effluve intime recueillant aussi la sève aphrodisiaque de l’amour secouée d’un orgasme spontané puis d’un autre quand elle sent Piera s’abandonner et jouir. Elles conjuguent au féminin toute la nuit, sensualités à fleur de peau, subtiles et sublimes symphonies des sens, plaisirs complexes, duels, complets. Piera s’endort dans l’étau des bras d’Élise. Élise met plus de temps à trouver le sommeil apaisant : Piera part dans quelques heures…

 

Arnaud embrasse Piera fraternellement et Marialucia l’étreint avec chaleur et tendresse. Pier l’attend dans la voiture. Ils gagnent l’aéroport en silence. Lorsque vient le moment des adieux à l’embarcadère et rompant la chape de silence gêné qui perdure depuis leur départ Pier lui déclare en pesant soigneusement chacun de ses mots : dipende solo da te… che questo sbilenco triangolo divenga un armonioso rombo. Et il la plante là stupéfaite.