Le rhombe
Louise Gauthier
Più tardi
Étant en congé Eunice vient chercher les enfants pour l’école : c’est ce dont elles avaient convenu en pareil cas. Jusque-là tout cadre avec l’ordre des choses. Vers dix heures Élise attablée dans la cuisine parcourt La Presse en compagnie de son café. On sonne.
Solveig? Aidan?
Le sourire de l’arrivante la rassure.
Aucun problème…
Eunice n’ajoute rien d’autre et piétine visiblement embarrassée.
Veux-tu prendre un café? Je viens justement d’en préparer du frais…
OK.
Élise la mène sans façon côté cour.
Je voudrais que tu me pardonnes de ne pas l’avoir fait auparavant… T’inviter…
J’aurais pu venir avant…
C’est certain!
Élise lui sert le chaud breuvage et renouvelle le sien. Elles s’installent à la table du coin-repas. Alors que d’habitude dans son taxi elles conversent avec fluidité parler devient subitement ardu maintenant qu’elles se font face. Elles attendent que la gêne s’efface.
Qu’y a-t-il Eunice? Je sens que tu veux me dire ou me faire comprendre quelque chose et que tu n’y arrives pas…
C’est à peu près ça… sauf que je ne sais pas moi-même ce qui m’amène…
Elles rient encore timides.
J’ai cru jusqu’à maintenant que vous formiez deux familles c’est-à-dire toi et Arnaud avec Solveig ainsi que Pier et Piera avec Aidan. Mais ce matin… Solveig m’a déclaré qu’elle était la plus chanceuse des damoiselles et Aidan le plus chanceux des damoiseaux. J’ai demandé : pourquoi? Elle m’a répondu avec fierté : « mais parce que nous avons chacun deux papas et deux mamans! » Aidan a approuvé. Solveig a ajouté sur un ton confidentiel : « C’est un losange… »
Élise éclate de rire.
Ils sont imparables… et bavards ces deux-là!
Et c’est vrai?
Oui… Je ne te l’ai jamais expressément confirmé parce que je croyais que tu l’avais compris puisque je t’ai mentionné que les enfants sont frère et sœur…
Ce n’est pas une pensée qui vient naturellement… Je me disais que tu te sentais très proche d’Aidan comme s’il était réellement le frère de ta fille… Enfin je veux dire que les gens pensent d’abord à des couples pas à un losange…
Désolée d’avoir créé cette ambiguïté… J’ai probablement inconsciemment évité de le déclarer explicitement pour ne pas te choquer…
Je ne le suis pas; juste surprise et intriguée…
Intriguée?
Ça multiplie les problèmes par six…
On ne s’arrange pas si mal.
Eunice fait chorus.
Tu parles de problèmes… Les enfants? Cleve?
Elle hausse les épaules.
Les problèmes habituels… Cleve a fait une autre de ses nombreuses rechutes… Il n’a pas été très tendre avec moi hier…
Élise pose brièvement sa main sur celle d’Eunice.
Je suis désolée… Tu vis une situation bien difficile… Je ne voulais pas tourner le fer dans la plaie…
Du geste de chasser une mouche importune Eunice balaye la remarque.
C’est la vie…
Cleve souffre d’une dépendance à l’alcool depuis de longues années et tente de s’en sortir avec plus ou moins de succès au fil des ans. Sous l’effet de la boisson il devient passablement violent.
Il a besoin de mon soutien et les enfants ont besoin de leur père et de moi…
Elle a les larmes aux yeux. Élise pose de nouveau ses doigts sur les siens et les y laisse. Eunice réussit à se reprendre; si fière et si forte. Élise libère sa main.
Non ne la retire pas… Ça fait du bien…
Élise réitère son geste.
Elle est chaude et accueillante ta main…
Élise lui sourit. Eunice embarrassée baisse les yeux.
Je vais encore être indiscrète… Un losange ça implique que vous vivez vraiment ensemble… Enfin je veux dire que vous faites ça aussi ensemble tous les quatre…
Cela implique ça…
Et avec toutes les combinaisons possibles?
À peu de choses près… oui.
Oh!
Je t’ai choquée mais c’est ainsi…
Je ne suis pas scandalisée; je te trouve très chanceuse au contraire!
Élise rosit un peu gênée quand même.
Je retourne au travail… Merci pour le café… et pour ta confiance…
Eunice ne bouge pas toutefois. Élise se rend compte que sa propre main est toujours posée là où elle l’a laissée. Elle ressent brusquement la chaleur qui émane de celle de l’autre. Le temps suspend son cours indécis un moment. Eunice retourne sa paume et saisit les doigts de l’autre qu’elle caresse. Un assaut de désir lamine le bas-ventre d’Élise et colore ses joues : Eunice est si attirante et elle s’était défendue de la considérer de cette façon…
Ne m’effleure pas ainsi…
Pourquoi?
Élise frissonnante au léger toucher ne répond pas et ferme les yeux.
Je ne suis pas bâtie en bois… et tu n’es pas comme moi…
Eunice comprend fort bien l’allusion. Elles joignent leurs doigts; les effleurements deviennent mutuels.
Est-ce que ça empêche quelque chose que je ne sois pas comme toi… comme tu dis?
Non… C’est certain que non… Montons c’est plutôt public ici…
C’est vrai que je suis totalement ignorante en la matière enfin avec une femme…
Eunice fait serpenter ses doigts le long du bras d’Élise sous la manche de sa robe de chambre. Élise geint. À l’étage Élise referme la porte sur elles.
Ça devient sérieux!
Ça l’est. Eunice je ne veux pas gâcher notre amitié…
Je ne vois pas en quoi ça peut la compromettre au contraire…
Eunice s’empare des lèvres d’Élise qui s’ouvrent à son amie. Elles s’enlacent.
Je te désire depuis si longtemps!
Élise mordille le lobe de l’oreille de son amante.
Moi aussi… Ça fait des années que je fantasme sur toi…
Si on le réalisait tout de suite ce fantasme?
Aussitôt dit longuement et tendrement fait. Elles partagent ensuite une cigarette. Puis recommencent jusqu’à ce qu’il soit temps de ramener les enfants.
Si tu prenais des congés qui coïncident avec les miens quand tu voudras j’en serais très heureuse.
J’avais l’intention de faire ça.
Eunice l’embrasse à la fois tendre et espiègle et passionnée. C’est ainsi qu’elles deviennent amantes occasionnelles et amies très proches.
Je vous aime Marialucia. Voulez-vous m’épouser? La requise ne répond pas. Elle pose simplement les mains sur les épaules de Charles et le regarde. Ce qu’il lit dans ses yeux lui fait abandonner sa canne pour l’enlacer. Je vous aime Charles. Et je veux que ma vie se termine avec vous. Marialucia Berthod épouse en secondes noces Charles Desourdy lui-même veuf depuis trente ans. Le mariage civil se déroule dans la plus grande sobriété. L’émotion est palpable; Pier, Arnaud, Élise, Piera, Solveig, Aidan, Louise, Mai et Li participent à la joie sans mélange des nouveaux époux rayonnants et rajeunis de dix ans pour la circonstance. À leur retour à la Grande maison pour une réception intime les convives portent un toast solennel à leur Ange gardien et à son élu. L’émotion les étreint quand l’atmosphère s’emplit de la riche musique de l’opéra Rinaldo de Georg-Friedrich Haendel et que retentit la voix recréée pure et quasi divine du castrat Farinelli; Lascia ch’io pianga (air d’Alminera) et Cara sposa (air de Rinaldo) tirés du film de Gérard Corbiau se succèdent dans le silence total. Après un long voyage en Italie mais pas en Vallée d’Aoste Charles et Marialucia aménagent leur nid douillet à la Grande maison : la famille augmente une fois de plus.
Neuf mois après le séjour mémorable de Paolo et Camilla à la Grande maison une lettre et une photo parviennent à Pier.
« Je t’annonce la naissance de notre fils Pierpaolo Borghese. Il est magnifique. Notre bonheur est impossible. Je t’aime. Nous t’aimons. »
À travers ses larmes Pier sourit au « notre » très ambigu. Son sourire se transforme en rire en songeant au prénom de l’enfant : cela avait sans doute pas mal « bardé » dans la famille… Fou de joie et riant et pleurant il rejoint ses amours et leur annonce rayonnant de fierté paternelle l’heureux évènement. Eux seuls partagent le secret de la conception du fils de Paolo.
Au fil des années Camilla et Paolo séjournent en douces parenthèses emmenant avec eux Pierpaolo qui s’entiche de son « oncle ». Durant ces séjours se forme le « quatuor italien » comme l’appelle Élise depuis que Piera s’est jointe au trio à la requête de Camilla. Élise avait soigné sa jalousie et elle était heureuse de retrouver son « duo québécois » pour quelque temps… Paolo a partagé le secret avec MariaLucia lorsqu’il lui a mis Pierpaolo dans les bras pour la première fois. Elle a failli faire chuter le nourrisson rattrapé de justesse par Camilla qui avait plus ou moins prévu sa surprise en voyant ses yeux s’arrondir au fur et à mesure des explications tarabiscotées de Paolo. Marialucia a été tout attendrie en serrant contre son giron le portrait en miniature de Pier et Camilla : Pierpaolo Borghese le nouveau bambino de la famille « qui n’en sera que doublement cher à mon cœur ». La naissance de Gisele deux ans plus tard la ravit.
Hommes d’habitude casaniers très conservateurs dans leurs façons de vivre mais lucides et tolérants et indulgents pour leur entourage Marc et Robert (Beaulieu et Marquette) sont dévastés par leur divorce respectif et quasi simultané. Heureusement les enfants sont à l’âge adulte; chacun en avait engendré deux un garçon et une fille. Leur départ de la maison avait précipité l’éclatement des couples. Robert se retrouve sans domicile fixe et est bien heureux quand Marc compatissant l’invite à séjourner chez lui « le temps qu’il voudra » puisqu’il a conservé le gite. Robert surtout est déprimé et les changements dans son mode de vie le perturbent encore plus profondément. Il souffre régulièrement d’insomnie en plus.
Au petit déjeuner quelques semaines après son emménagement temporaire les traits tirés et les yeux encore plus cernés qu’à l’accoutumée Robert lui avoue qu’il dort difficilement seul se réveillant au moins dix fois dans la nuit pour constater qu’il n’y a personne à ses côtés. Marc toujours plein d’égards envers son ami de si longue date l’enjoint à partager son lit en tout bien tout honneur lui confiant que lui-même répugne à dormir en solitaire. Précautionneux et circonspect toutefois il lui demande s’il ne serait pas offusqué par le fait qu’il continue à dormir nu. Robert lui répond que lui aussi déteste se sentir entravé par un accessoire vestimentaire. Au cours de la première nuit quand Robert tout à son sommeil s’est blotti contre son dos un bras posé en travers de sa taille Marc ne l’a pas repoussé trouvant rassurant son geste inconscient d’affection et d’habitude.
Une semaine plus tard au cœur de la nuit Marc perçoit les légers mouvements rythmés qui indiquent que Robert… se masturbe. Il ne bronche pas. Mais lui aussi le fait une fois qu’il a été certain que Robert se soit rendormi (il ronfle).
Une autre semaine s’écoule ponctuée par le bras rassurant de Robert. Robert récidive sans beaucoup de succès estime son ami au juron murmuré. Une main secourable peut-être? Robert indécis au premier abord accepte timidement. Marc procède jusqu’à conclusion satisfaisante. Robert a ensuite succombé au sommeil laissant Marc… plutôt frustré. Haussant les épaules il a fini par se rendormir. Au matin une chaude poigne s’empare de son pénis pour l’heure frappé d’érection. Il se retourne laissant l’autre procéder. Il trouve cela très gratifiant. La situation se stabilise quelques semaines ainsi l’un « rendant service » à l’autre occasionnellement s’entend.
Un soir Robert prie Marc de lui faire… Quoi? Une fellation… Marc s’exécute sans hésitation. L’autre lui rend la pareille ensuite à leur mutuel agrément. De semaine en semaine ils se choient d’attouchements plus tendres et affectueux les uns que les autres s’aimant finalement vice-versa. Ils s’embrassent aussi pour la première fois. Ce n’est plus « rendre service » mais faire l’amour réalisent-ils subitement gênés
Robert achète des préservatifs et place ostensiblement le carton bien en évidence sur la table de chevet. Marc remet ses lunettes pour s’assurer qu’il a bien vu puis les retire ensuite. Aucune autre réaction apparente pendant sept jours délai qu’il s’octroie d’emblée pour assumer l’éventuelle et prévisible évolution de leurs relations. Puis : si nous allons plus avant pour ainsi dire (petits rires) dans nos… rapports sexuels puisque l’on doit appeler les choses par leur nom je considérerai que nous nous engageons l’un envers l’autre. Je vois les choses de la même façon. En foi de quoi il ne faudrait pas les laisser se fossiliser alors reprend Marc en désignant les objets du délit. Il en place un sur le pénis dressé de son amant et se retourne sur le côté dos à lui. Robert très excité n’a pas hésité à entamer un peu difficilement puis à accomplir le coït qui s’avère plutôt… douloureux pour Marc. Mais qui a l’effet surprenant de le faire bander et pas seulement un peu… Robert lui ouvre également le passage difficile de son intimité. C’est… complet. Ils s’endorment paisiblement tendrement enlacés. Je t’aime. Moi aussi.
Marc et Robert décident que leur union… homosexuelle − puisqu’il faut appeler les choses par leur nom incontestablement − sera harmonieuse et qu’ils y travailleront afin qu’elle dure le temps qui leur reste à vivre. Ils envisagent également d’officialiser leur situation… conjugale à l’intérieur du cercle familial brisé anticipant par habitude implications et conséquences. Ils conviennent finalement de dévoiler les nouveaux paramètres de leur vie à Pier et complotent une petite vengeance malicieuse considérant le nombre de « surprises » que leur maintenant plus si jeune protégé leur a fait avaler « par inadvertance ».
Attendant Pier pour une réunion de planification Marc et Robert escomptent que celui-ci arrivera comme toujours à l’heure juste et les surprendra alors qu’ils sont engagés dans une étreinte… sans équivoque. Sauf que Pier s’étant trop attardé à des jeux d’eau délicieusement passionnants avec Arnaud et qui a ensuite été retardé davantage par celui-ci parce que monsieur avait oublié de prendre avec lui certains documents très importants (espèce de limace à tête de linotte) arrive avec quinze minutes de retard. Il a téléphoné à Martine pour l’avertir de son éventuel moment d’arrivée et lui a demandé de prévenir Marc et Robert de ce léger contretemps. Elle les découvre engagés dans une étreinte passionnée s’étant pris au jeu finalement et s’embrassant à bouche que veux-tu. C’était sans équivoque en effet. Oh! Ils prennent la teinte d’un piment rouge. Martine estomaquée les prévient de l’empêchement et s’esquive. Décidément il déteint mon patron! Elle téléphone à Marielle. Incroyable! Pier déteint! Tout à fait! Marc et Robert prennent le parti d’en rire. Ils savent Martine relativement ouverte et discrète (sauf avec Marielle la secrétaire d’Arnaud; ils soupçonnent en rassemblant quelques indices épars que les deux femmes entretiennent des relations à la tendresse tout aussi particulière que la leur). Échaudés et sur leur quant-à-soi toutefois ils optent de concert pour une approche plus sage pour mettre Pier au courant.
Après leur conciliabule ils le retiennent un moment afin de lui faire part d’un « évènement personnel ». Pier lève un sourcil étonné : de tels accès de confidences sont en ce qui les concernent pour le moins rarissimes. Nous voulons t’annoncer que Robert et moi sommes maintenant engagés l’un envers l’autre… Pier en reste béat; ensuite il n’est plus certain d’avoir bien compris la signification de la phrase. Vous voulez dire que… Oui c’est cela répond Marc en pressant la main de Robert. L’air ahuri de Pier les fait presque crouler de rire. Pier se joint à leur gaieté. Vous formez un beau couple. Je vous adore. Votre famille? Nous les avons mis au courant. Les enfants s’en accommodent. Ils trouvent cela « spécial », « cool », « super » et « capoté ». Nos ex-femmes n’en reviennent pas. Elles sont tout à fait scandalisées. Elles ont essayé de persuader nos fils et filles de ne plus nous voir; sans succès évidemment! Je vous souhaite des jours heureux ensemble. Nous y travaillons. Fin de la parenthèse.
À l’aube de la nuit − on était jeudi et Arnaud était rentré très tard ou passablement tôt une question de point de vue…
J’ai appris par… Marielle et Martine que Marc et Robert vivent maintenant ensemble chez Marc. Martine m’a dit aussi qu’elle les avait surpris dans une étreinte sans équivoque sur la nature de leur relation… Tu dois déteindre!
Ils m’ont confirmé qu’ils s’étaient engagés l’un envers l’autre.
Martine m’a déclaré qu’elle avait trouvé très beau de les voir ainsi enlacés; elle a ajouté encore qu’il y avait une tendresse émouvante et presque palpable dans cet embrassement.
Ils ont vécu de très durs moments chacun de leur côté. Ils répugnent à une fin de vie solitaire et leur amitié dure depuis tellement d’années. C’est tout de même un dénouement… imprévisible!
Marc et Robert décident d’élargir leur vie sociale également; ils sont heureux d’accepter l’invitation de Pier qui se répète ensuite régulièrement. Ils agrandissent aussi leur cercle culturel et gastronomique. Et s’en trouvent fort aise.
Marielle et Martine font des projets d’avenir. Elles découvrent que se séparer s’avérerait au-dessus de leurs forces. Elles se complètent et elles s’aiment. Mais elles veulent aussi fonder un foyer et avoir pas un mais plusieurs enfants. C’est Marielle qui a l’idée de lancer sur l’internet un appel d’offres. Le message rose à destination d’Italie (le charme italien) et du nord des États-Unis (la proximité) est libellé ainsi.
« Nous avons toutes les deux vingt-cinq ans. Nous sommes nées au Québec. Pour chacune tout est placé aux bons endroits. Nous détenons chacune un diplôme d’études collégiales techniques et nous avons reçu une excellente éducation. Nous occupons aussi des emplois rémunérateurs. Nous sommes indépendantes. Nous sommes inséparables. Nous voulons fonder un foyer et mettre au monde plusieurs enfants mais ensemble. Nous recherchons d’autres inséparables âgés de trente à quarante-cinq ans qui auraient le même projet de vie afin de former un losange équilibré en vivant dans une grande affection mutuelle. Les inséparables que nous recherchons doivent être sérieux et occuper également des professions d’avenir et bien rémunérées. Des photos seraient appréciées. Les nôtres suivront si nous jugeons nécessaire de répondre. »
Elles reçoivent de nombreuses réponses dont certaines loufoques et d’autres bourrées de menaces ou d’anathèmes en plus des carrément scabreuses ou ordurières. Elles répondent à quatre. Les trois premiers des Américains sont relativement intéressants mais les échanges téléphoniques en franglais baragouiné de part et d’autre les découragent.
Le quatrième message est laconique : nom, prénoms, adresse, télécopieur, téléphone, photo et deux billets d’avion ouverts pour Rome en Italie. La photographie récente la date y figurant leur arrache des exclamations de surprise extasiée. Des jumeaux des vrais et identiques en tous points visibles. Mais ce n’est pas le plus important : on aurait dit qu’ils sont les frères de leur amant commun et toujours bien-aimé Arnaud. Elles ne pouvaient tout de même pas baser leur avenir sur une ressemblance! Elles téléphonent. La conversation a lieu dans un français mieux qu’irréprochable et elle est très satisfaisante de part et d’autre.
Elles demandent à prendre leurs vacances en même temps. Elles reviennent songeuses au Québec. Elles se donnent un mois pour prendre une décision. Elles remettent leur démission à regret. Tous pleurent aussi : Marielle et Martine étaient bien plus que des employées mais des amies non seulement pour Pier et Arnaud mais aussi pour Marc et Robert. Et elles seront loin plus précisément à Turin où leurs futurs maris détiennent une propriété. Elles sont à la fois tournées vers le passé et vers l’avenir. Cela fait mal. Elles promettent de revenir de temps en temps. L’avant-avant-dernière soirée elles la passent avec Arnaud à s’aimer et à pleurer; l’avant-dernière Arnaud reste seul avec Martine et la dernière se passe avec Marielle. Ces deux soirs ils font l’amour encore et encore; boulimiques il et elles voulaient emmagasiner des tonnes de plaisir dans l’attente d’une problématique revoyure.
Le lendemain de leur départ noyé sous les sanglots irrépressibles des uns et des autres Pier prend son amour dans ses bras.
Arnaud nos nouvelles secrétaires ne pourraient-elles pas être… plus âgées?
Je n’ai rien contre les femmes au-dessus de la quarantaine elles sont charmantes et épanouies…
Espèce de… don Juan impénitent!
Arnaud le fait taire d’un baiser puis le reste n’est que gémissements inintelligibles de plaisir partagé…
« Cher toujours bien-aimé. Les années filent mais la place que tu occupes dans notre cœur est toujours aussi vaste malgré l’éloignement. Lors de tes prochaines vacances peut-être pourrais-tu songer à séjourner en Italie plus précisément à Turin? Notre résidence est immense et toi ainsi que ta compagnie (Pier peut-être? Voir post-scriptum) si tu le souhaites serez accueillis par la grande porte. Nos époux puisque nous sommes officiellement mariées seront également ravis de vous recevoir. Quelques petits intermèdes en duo ou en trio avec toi pourraient agrémenter nos retrouvailles peut-être? Martine et moi sommes toujours convaincues que notre choix de vie s’est avéré le bon. Nous nous aimons plus que jamais et nous apprenons à aimer Luigi et Michaele comme ils le font eux-mêmes. Le bonheur et l’amour se construisent petit à petit. Nos liens sont davantage soudés depuis la naissance des enfants : Arnaud et Pier mes jumeaux ont maintenant deux ans tandis que Raphaela et Bianca les jumelles de Martine les précèdent d’un mois. Toute cette marmaille grouillante nous fait mener une vie pour le moins animée tout à fait exempte de la moindre parcelle de monotonie. Nous adorons. Ah oui! J’oubliais : le père de mes fils est Luigi et Michaele est celui des filles. Nous avons tenu à ce que nos enfants aient des géniteurs clairement identifiés à défaut d’être facilement identifiables. Quoique les enfants ne se trompent jamais avec un instinct qui leur est propre; ils savent s’ils s’adressent à Luigi ou à Michaele. En accord avec nos tendres maris nous encourageons la différenciation chez les enfants. Je sais que d’une certaine façon Luigi et Michaele ont souffert d’être aussi imbriqués l’un dans l’autre bien qu’ils cultivaient (et cultivent toujours quoique différemment) l’ambiguïté de leur identité. Bien que pareils d’apparence leurs personnalités sont presque diamétralement opposées mais complémentaires. Luigi a un tempérament doux comme de la soie tandis que Michaele est de nature plus sauvage. Ils sont totalement gagas avec les enfants comme tous les pères d’ailleurs. Pour le moment nous nous occupons de notre progéniture à plein temps. Notre vie sociale est plutôt limitée de ce fait quoique nous suscitons beaucoup de remous dans la famille Prestini et aux alentours. Notre arrivée quelque part ne passe pas inaperçue en tout cas. Le fait que nous formons une seule famille (nous nous présentons toujours comme telle) en scandalise plusieurs. Une anecdote en passant : lors de notre double mariage une lointaine cousine de nos époux m’a demandé : « Mais comment faites-vous la différence? » J’ai répondu pince-sans-rire : « Mais on ne la fait pas! Ce n’est qu’après que nous savons qui était qui : Luigi fume et Michaele s’endort… » Profondément offusquée l’indiscrète ne nous a plus adressé la parole par la suite… Plus tard nous songeons à reprendre les études. Pour ma part le domaine des communications m’intéresse tandis que Martine devient férue d’informatique une passion qu’elle partage avec Michaele d’ailleurs. En tout cas on verra. Je t’écris en vrac tout cela presque comme si je te le racontais de vive voix. Ça me rend triste. Tu me manques et tu nous manques à toutes les deux. Viens nous voir… Ta Marielle (la gazelle) Post-scriptum : Nous serions heureuses de revoir Pier. Voici un détail curieux toutefois. Quand nous avons parlé de toi et de ton conjoint italien Pier Borghese Michaele a levé un sourcil étonné; il a regardé Luigi qui a semblé finalement se souvenir d’un évènement quelconque. Ils ont souri puis Michaele m’a dit d’un ton plutot ambigu : » Demande à ton ami Arnaud d’emmener son amant; quand vous serez occupées avec votre bien-aimé nous pourrions « traiter Pier aux petits oignons… cette fois « . Cette fois? Ils se connaissent donc? Alors le monde est vraiment petit! En tout cas donne le message à Pier; peut-être comprendra-t-il l’allusion… »
La photographie qui accompagne la missive rayonne : devant une résidence somptueuse Marielle assise dans l’herbe tient dans ses bras ses fils et Martine ses filles; au-dessus et derrière elles avec chacun un genou par terre deux hommes absolument identiques considèrent avec un émerveillement visible leurs femmes et enfants. Arnaud remarque aussi avec un pincement au cœur la ressemblance assez grande pour être perceptible dès le premier coup d’œil qu’ils présentent avec lui.
Tu as reçu des nouvelles de Marielle et Martine?
Oui tu liras la lettre; il y a un passage et un post-scriptum te concernant qui sont un peu énigmatiques…
Tu sembles si triste… Tu les aimais beaucoup n’est-ce pas?
Plus que beaucoup. Marielle surtout.
Regrettes-tu tes choix?
Non même si c’est… plus difficile…
Tu penses à moi en énonçant cela?
Oui…
Je n’ai pas choisi… ma nature.
Moi oui d’une certaine façon… enfin en très grande partie… C’est juste un peu plus ardu…
Je ne sais pas quoi te dire…
Dis-moi que tu m’aimes… et qu’on n’en est même pas à la moitié de ce million d’étreintes…
Je t’aime… et on n’en est même pas au dixième… Ce n’est pas une métaphore…
Arnaud se glisse entre ses bras amoureux et se love contre lui. Pier l’enserre à l’étouffer.
Doucement je suis en porcelaine… Pier si tu n’avais pas mis les bouchées plus que doubles pour me conquérir c’est moi qui en serais venu à tenter de te séduire… C’est une pulsion puissante que celle qui m’amène vers toi tellement plus forte que toute autre considération… Toi aussi tu as fait certaines dérogations à ta nature comme tu dis…
J’aime Élise… même si le lien physique est moins… naturel et même si elle est venue plutôt « tricotée serrée » avec toi j’ai appris à l’estimer puis à l’aimer et elle aussi… Piera a été la seule femme qui m’a fait regretter d’être… ce que je suis… Tu es notre lien physique d’une certaine façon… ou plutôt de toutes les manières.
Tu referais ces choix ou presque choix?
Oui c’est certain. Je vous aime.
Pour moi aussi c’est comme cela… Ce soir je veux dormir avec toi seul mon amour…
Dormir seulement?
Mmm… Après que nous ayons consommé cette nième étreinte…
Pier se lève pour fermer la porte le signal convenu quand on voulait avoir la paix. Il regagne sa place et embrasse tendrement son amour. Ses douces mains frôlent le corps de son bien-aimé. Les yeux de l’un perdus dans le regard de l’autre; Arnaud est complètement à l’abandon et totalement accessible. Pier en perd le contrôle devenant entièrement soumis à ses bas instincts. D’un mouvement abrupt il fait basculer vers l’avant le bassin du sujet de sa fougue couché sur le dos lui écartant les jambes du fait. Le dominant et le maintenant complètement à sa merci du poids de son corps il l’empale violemment. Arnaud hurle. Les assauts incontrôlables de la saillie le martèlent impitoyablement. Au-delà de la douleur le regard de braise le capture et le transperce et le viole aussi durement que le fait la très mâle et très primitive et très animale partie de son anatomie. Pier resserre son emprise sur le corps soumis. Une moitié d’Arnaud la Femelle s’ouvre davantage à son Mâle; l’autre moitié devient empathique chaque poussée du boutoir trouvant écho dans son propre phallus en parfait androgyne. Au comble un même maelström les dévaste les laissant anéantis. Toujours siamois Pier pose sa tête sur la poitrine d’Arnaud. Il n’ose pas le regarder. Des larmes de honte coulent sur ses joues et chatouillent le thorax de son amant.
Pardonne-moi mon amour… Cette violence… Je suis devenu subitement… une bête… Je t’aime Arnaud…
Sa victime lui caresse tendrement la joue et étanche les pleurs.
Il n’y a rien à regretter… Je l’ai provoquée… J’ai éprouvé brusquement un immense besoin… d’être conforté dans mes certitudes et de t’appartenir et de me soumettre à toi corps et âme… Je t’aime Pier.
Bien plus tard et Arnaud paisiblement endormi Pier rallume et s’assoit au bord du lit incapable de trouver le sommeil trop tourmenté par son acte de violence impardonnable. La photographie posée sur la table de chevet attire son attention. Il la regarde d’abord incrédule. Il augmente l’intensité de la lampe pour mieux l’examiner. Cette ressemblance. À première vue ils ressemblent assez à Arnaud. Mais c’est plus que cela. Un appel du passé lointain. C’est impossible! Les époux de Martine et Marielle sont indubitablement Michaele et Luigi Prestini! Un brin de nostalgie l’envahit. Il chasse vite ce sentiment et remet la photographie sur la table. Il reste longtemps éveillé. Le passé. L’Italie. Son enfance dorée. Son adolescence. Après plus rien. Il valait mieux ne pas penser à cela. N’importe quoi mais surtout pas à lui. Il se lève puis se recouche et se colle contre le dos d’Arnaud. La respiration régulière de son bien-aimé l’apaise et il trouve enfin l’oubli souhaité.
Au matin un Pier dubitatif lit la lettre de l’amante d’Arnaud. C’est incroyable! Et ils se souviennent aussi de cet épisode… rustique! Dans un éclat de rire il se dit qu’il ne détesterait peut-être pas se faire « traiter aux petits oignons… cette fois » par M & L qui truffent leur français chatié d’expressions typiquement québécoises maintenant! Cet intermède risquait de s’avérer fort… agréable… Pour Arnaud aussi sans aucun doute à en juger par l’invitation de Marielle… Il s’efforce d’évacuer tout relent de jalousie…
Si nous planifiions toi et moi seulement quelques semaines de vacances à Turin mon amour?
Tu veux te faire « traiter aux petits oignons »?
Je détecte que toi aussi tu ne détesterais pas pareil traitement administré par un duo féminin…
Mmm…
Ces courtes vacances s’avèrent plus qu’agréables de part et d’autre… Ils doivent prendre une semaine de congé pour s’en remettre… Ils allaient répéter par la suite ces séjours durant beaucoup d’années tant en Italie qu’au Québec…
Mai et Li connaissent quelques tumultueux remous… quand il prend quelques « petits congés » pour mener à bien l’une ou l’autre liaison homosexuelle (très protégées). Mai doit soigner sa jalousie. Ce n’est pas une période très facile pour tous les deux lui qui ne peut s’empêcher de céder à ses pulsions très puissantes et ne s’en cachant pas; elle qui n’accepte pas la polyvalence et pleure et veut mourir. Mai commence à s’acclimater quand elle a l’idée de répéter un genre de corps à corps dont ils n’ont fait l’expérience (concluante) qu’une seule fois au début de leur relation (plutôt gênés ils n’avaient pas osé recommencer). D’un commun accord ils réitèrent de temps en temps. Li peut reprendre ses « petits congés » moins fréquemment toutefois (un compromis acceptable) sans faire trop de vagues.
Quatre ans leur sont nécessaires pour achever leurs études collégiales. Li doit ralentir le rythme à cause de son travail à temps partiel comme livreur de pizza. Louise ainsi que les habitants de la Grande maison assistent émus à la remise des diplômes aux impétrants. Les murs retentissent toute la soirée de la fête organisée en leur honneur.
Le répit se prolonge pour Mai mais son avenir demeure incertain; tout comme celui de nous tous lui rappelle Li quand elle a un accès de désespoir. Li subit régulièrement des analyses sérologiques; séronégatif. Ils s’inscrivent à l’université dans leur domaine respectif mais à temps plus que partiel. Mai commence à donner des leçons de piano à des enfants du voisinage de la Grande maison et Li continue à livrer de délicieuses pizzas. Son patron a fait l’acquisition d’un four à bois importé d’Italie. Il a aussi ajouté au menu du restaurant une authentique pizza italienne (avec du pepperoni ou du salami de Gênes sur demande) suivant la recette concoctée par Pier et Marialucia (en ne commettant aucun remplacement par des produits de qualité moindre). Il est enchanté du succès remporté malgré le fait qu’elle coute le double de la pizza ordinaire. De plus le bouche-à-oreille aidant sa clientèle italienne jusque-là rarissime se met à augmenter régulièrement. Il ajoute des pasta (confectionnées maison suivant la recette ancestrale de Marialucia). Il peut rénover à l’italienne sa trattoria qu’il rebaptise Sapori dall’Italia. Il compte bientot les résidents de la Grande maison parmi ses nombreux habitués.
Lorsqu’ils ont les moyens de prendre racine Mai et Li trouvent un modeste nid (suffisamment grand toutefois pour contenir le piano droit Sauter Resonance en bois d’ébène qu’offre la famiglia à Mai) pour abriter leur amour toujours aussi fort.
Le jour du départ de Mai de son foyer Pier veut prendre une photographie où on la verrait devant la Grande maison. Il installe son trépied à distance requise; Li se tient non loin de lui les autres sont en retrait. Subitement un flottement dans l’air porte un bruissement aviaire puissant. Un gigantesque corbeau approche prêt à attaquer croit Pier. Il s’apprête à porter secours mais Li stoppe son élan. Aucun danger. Il lui dit de regarder… et de photographier. Il fait de grands signes aux autres qui s’élançaient leur faisant comprendre par gestes que Mai est en sécurité. Tous se figent et ils ont l’impression que le temps passe au ralenti. L’oiseau déploie ses ailes protectrices de majestueuse envergure au-dessus de la tête renversée de Mai vers lui. Pier immortalise cet instant. Immobile pendant on aurait dit une éternité… Maitre Corbeau s’envole après que Mai lui ait envoyé un baiser d’adieu. Nul ne le revoit jamais.
La décision la plus difficile de leur vie a été celle de ne pas concevoir d’enfant le facteur de risque étant beaucoup trop élevé. Ils se résignent la mort dans l’âme mais toujours certains de vouloir continuer ensemble. Louise leur rend visite régulièrement. Après son départ un soir ils découvrent dans le vestibule un petit entrefilet découpé dans un journal. Il est jauni et semble daté de longtemps. Ils le lisent la tête de Li par-dessus l’épaule de Mai.
« FILLETTES CHINOISES ABANDONNÉES. Près d’un million de bébés filles sont abandonnées chaque année en Chine et confiées pour la plupart à des orphelinats où elles sont ignorées, maltraitées et souvent laissées mourantes en cas de maladie a révélé un documentaire britannique. Un reportage diffusé mercredi soir par la chaine Channel 4 montre des images, filmées secrètement dans des orphelinats d’État dans cinq provinces chinoises, d’enfants attachées à des sièges, souffrant de maladies ou de lésions laissées sans soins et de bébés mourants aux côtés de vieillards ou de handicapés mentaux. Ces fillettes sont abandonnées en grand nombre en raison de la politique de l’enfant unique instaurée par les autorités chinoises ainsi que du désir persistant et ancré dans beaucoup de familles d’avoir un enfant mâle. Outre les infanticides de petites filles plus d’un million de bébés par an sont abandonnés et finissent dans ces orphelinats. »
Mai et Li comprennent où ils vont trouver cette nouvelle famille qu’ils veulent fonder. Mais cette saga constitue une autre histoire.