Le rhombe
Louise Gauthier
Pier au Québec
L’expatrié loue quatre pièces partiellement meublées en sous-sol sur le boulevard Édouard-Montpetit à proximité du campus. Il s’accommode fort bien des servitudes domestiques et s’y adonne avec célérité, efficacement, impeccablement.
Pier − l’o étant resté en Italie − poursuit de brillantes études à l’Université de Montréal : propédeutique, maitrise, doctorat en cinq ans. Il s’impose une discipline de fer travaillant avec une rigueur janséniste quatorze heures par jour sept journées par semaine. Il vit frugalement réduisant au strict minimum les stimuli extérieurs. Renfermé il ne se lie avec personne.
Pendant sa scolarité de maitrise Ginette Provencher une autre étudiante au département tente de nouer avec lui. Pier décourage gentiment mais fermement ses avances. Devant son insistance il divulgue à contrecœur qu’ils ont des gouts communs et qu’il n’a rien contre entretenir des relations de nature platonique. Ils partagent quelques repas mais les liens du corps ne pouvant s’épanouir ceux du cœur ne peuvent pas se développer.
Un jour Pier reçoit un mot de sa mère. Férue de belles lettres au sens littéral mais de fait fort peu lettrée Giovanna présente une calligraphie où chacun des signes est longtemps peaufiné et chaque phrase ciselée à la perfection. Il jette la missive sans même la lire au complet. Il entretient une correspondance épistolaire avec Marialucia. Il aime recevoir ses épitres colorées mais se serait passé des péripéties familiales. Régulièrement il y répond laconiquement. Il apprend ainsi la mort de sa mère − Dio l’abbia in gloria comme unique oraison funèbre − la réussite scolaire de Paolo puis son rutilant mariage avec un membre de la fine aristocratie une certaine Camilla.
Lors de sa dernière année en rédaction de thèse Pier maintenant âgé de vingt-cinq ans fait la connaissance de Dominique Marsan un nouveau professeur chargé de cours. Dominique vient d’atteindre la quarantaine; du charisme rayonne de ses yeux d’acier assagis de pattes d’oie aux paupières bombées surmontées de cils fournis d’un noir corbeau. De la crinière rebelle de cheveux sel et poivre toujours ébouriffée et de la touffe de poils hirsutes qui dépassent de l’entrebâillement de sa chemise Pier voit des atouts de séduction. Et en plus de son érudition Dominique est un génie dans son domaine. Les deux se trouvent beaucoup de similitudes en discutant spécialité et philosophie durant d’interminables heures devant un espresso ou une bière pression. Ce n’est pas une question de romance par accord tacite chacun conscient de sa place dans l’univers fermé que constitue le département de mathématiques.
Son doctorat en poche Pier frappe au bureau de Dominique. Celui-ci l’accueille d’une accolade de félicitations. Vi amo! C’est réciproque. Ils décident peu après de cohabiter. Ce n’est que lors de leur première nuit dans leur modeste logement commun qu’ils « ont des rapports sexuels » fecero l’amore pour la première fois. Pier s’aperçoit que la vie avec l’être adoré ne sera pas simple. Quand il veut embrasser Dominique cette première fois il reçoit une fin de non-recevoir : trop de microbes s’échangent de cette manière; je préfère éviter ce genre de manifestation affectueuse. Dominique au quotidien se montre « un peu » tyrannique et tatillon. En maniaque de la propreté il subodore des bactéries pernicieuses partout et part en chasse. Dominique et la maison reluisent Pier aussi. C’était compulsif. Leurs ébats amoureux à l’avenant font que Pier se rebiffe parfois. Je n’aime pas bouffer du caoutchouc comme en-cas! Deux condoms : c’est certain que je ne deviendrai jamais enceinte! Et doubler ne sert à rien! Le temps que tu me harnaches comme un cheval de cirque et je suis débandé! D’un air narquois et sourire en coin Dominique caresse un point névralgique sous les testicules de son amant et Pier regagne rapidement sa vigueur pour profiter de plein fouet des fesses offertes à son mâle désir. Pier cesse de se rebeller et se conforme scrupuleusement aux desiderata de son bien-aimé. L’Amour que se vouent les deux hommes est absolu et exclusif.
Pier décroche un emploi chez Beaulieu et Marquette actuaires. Lorsqu’il veut acquérir une automobile pour faciliter ses déplacements Dominique le considère avec horreur et lui tient un interminable discours sur la pollution urbaine occasionnée par les émanations nauséabondes d’oxyde de carbone de ces véhicules facultatifs. Il conclut en précisant que lui-même préfère voyager en BMW : Bus, Metro, Walk. Pier adopte donc le « BMW ».
Pier devient l’année suivante l’un des associés de la firme. Ses émoluments grimpent de confortables à très importants et s’ajoutent à la pension qu’il reçoit régulièrement de son père. Il constitue rapidement un capital qu’il fait fructifier par de judicieux placements. Ses revenus d’intérêts suffiraient largement à leur procurer une vie plus qu’aisée mais Dominique refuse; c’est inconcevable pour lui de vivre « aux crochets de Pier ».
C’est vers cette époque que Marc Beaulieu et Robert Marquette en apprennent un peu plus sur l’intimité de leur associé. Pier leur dévoile que son ami Dominique est dottore in matematica et qu’il fait parfois appel à ses capacités en ce domaine lorsqu’il rencontre un problème particulièrement ardu afin de confronter leurs solutions. Pier prend un soin extrême à éviter le pronom personnel au mépris de la phrase surchargée ou de la tournure alambiquée commettant quelquefois des élisions originales. Marc et Robert s’en étonnent en aparté sachant fort bien pour y avoir séjourné lors de leurs voyages de noces respectifs que le français est la seconde langue officielle dans cette région de l’Italie septentrionale qu’est la Vallée d’Aoste. Pier cultive la clandestinité; il éprouve une crainte certaine d’encourir le rejet social que subissent absurdement les homosexuels partout au monde. Autrement il vit harmonieusement avec sa nature. Au cours d’un de leurs fréquents déjeuners d’affaires dans le feu d’une discussion Pier lâche par mégarde : « J’ai parlé de cette hypothèse avec Dominique; il croit que nous errons parce que… » Pier se rend compte de sa bourde en voyant s’arrondir le regard des deux autres. Il rougit mais se reprend et continue à parler comme si la conversation n’avait pas été interrompue n’hésitant plus à employer le pronom jusque-là banni de son vocabulaire. Leur mouvement de surprise passé Marc et Robert agissent à l’instar de l’autre. Sa différence est accueillie tout à fait naturellement et sans préjudice aucun.
Vers la fin de leur seconde année de vie en commun lors d’une visite de routine ayant trait au renouvellement d’ordonnance de facteurs de coagulation Dominique étant hémophile « en plus d’être homophile » son médecin lui conseille presque à mots couverts de passer un test de dépistage du VIH. Séropositif est un diagnostic de mort certaine à plus ou moins brève échéance; des produits sanguins ont été contaminés par le virus d’immunodéficience humaine une erreur inhumaine. Le verdict tombé en couperet Dominique sombrement déterminé annonce à son amour qu’il rompt leurs relations dès à présent et lui en apprend sèchement la raison. Il précise qu’il préfère mourir seul plutôt que d’imposer à qui que ce soit surtout pas à l’homme qu’il aime le fardeau qu’il constituera inéluctablement. Incapable de dissimuler cette infime étincelle de désespoir que Pier voit au fond de ses yeux la voix empreinte de raucité dérape presque imperceptiblement. Pier la gorge nouée et le cœur déchiqueté s’insurge résolument, fermement, obstinément. C’est la première fois et la dernière qu’il s’oppose à la volonté de Dominique.
Dominique envisage sérieusement de « laisser tomber la vie »; y renoncer abruptement par un suicide court-circuiterait le cycle inexorable de la maladie l’issue funeste étant identique de toutes les manières mais avec la souffrance en moins pour Pier et lui résolvant du fait son dilemme. Il rate pitoyablement sa tentative un surdosage mais insuffisant d’un médicament vendu sans ordonnance. Pier le retrouve lorsqu’il rentre du travail gisant inanimé mais vivant sur le carrelage du cabinet de toilette. Le suicidé « bénéficie » d’un dégoutant lavage d’estomac à l’hôpital. Par la suite Dominique se contente d’en rêver en possibilité lointaine laissée à l’arbitraire imaginant nombre de moyens de suppression mais velléitaire.
Pier se soumet au test qui se révèle négatif; il s’y attendait étant donné le tempérament maniaque de son bien-aimé. Il n’en ressent aucun réconfort. Il étudie tout ce qu’il peut glaner dans les livres et les revues concernant le VIH/SIDA. La récolte s’avère plutôt mince mais il commence à avoir un avant-gout par les yeux et la bouche de certains libraires et marchands de journaux des préjugés sociaux envers ceux que l’on soupçonne d’être porteurs du virus donc invertis a fortiori. Les sourires ouverts deviennent des rictus, les regards accueillants se frigorifient, la monnaie est rendue sur le comptoir non dans la main.
L’infection au virus de l’immunodéficience humaine est une maladie à multiples facettes au développement erratique. Durant sa période de séropositivité Dominique est quasi asymptotique. En phase avancée le syndrome d’immunodéficience acquise survient malgré le cortège de traitements lourds et leurs contingents d’effets secondaires pour en retarder l’apparition. Plusieurs étudiants et les collègues de Dominique supputaient de son orientation homosexuelle d’autant plus que depuis peu c’était Pier figure également connue au département qui le conduisait au travail et le reprenait le soir après le sien − Pier avait réussi à convaincre Dominique qu’une voiture était tout à fait indispensable cela lui avait pris six mois. Les pairs de Dominique se montraient en général ouvertement indifférents; la plupart des étudiants aussi; certains le considéraient comme une bête curieuse mais pas méchamment mais un noyau s’affichait carrément méprisant. Toutefois en le voyant s’étioler et en constatant sa relative faiblesse puisque dans ses cours les pauses étaient devenues recrudescentes plusieurs commencent à se poser des questions sur sa mystérieuse maladie.
Un après-midi Dominique s’évanouit dans l’amphithéâtre sous les yeux ébahis de ses quatre-vingts et quelques auditeurs. Alerté par une étudiante en état de panique Richard Matteau qui enseigne à côté fait évacuer la classe. Remis rapidement Dominique refuse qu’on fasse appel au service des urgences. Groggy il contemple la salle et les rangées en gradins vides. Son collègue l’accompagne à son bureau puis s’étant assuré que tout irait retourne poursuivre le cours des choses. L’administration s’en mêle à la suite de la répétition du même genre d’incident la semaine suivante. Dominique doit expliquer la nature de sa maladie mais il ne parle pas d’hémophilie. Un visage devenu hermétique lui suggère de demander son remplacement ce qui serait préférable pour tous… Après son entretien se sentant trop faible pour regagner sans encombre son domicile sans aide Dominique téléphone au bureau de Pier bien que conscient que l’après-midi commence à peine. Des étudiants et un collègue le voit sortir en compagnie de Pier la tête appuyée sur son épaule et la taille ceinturée par les bras amis.
Dominique persiste obstinément une semaine encore. Tous ces yeux qui semblent savoir toutes ces voix qui chuchotent dans son dos se mettent à l’obséder jour et nuit. Un matin il trouve une note sous la porte de son bureau.
HOMOSEXUALITÉ=SIDA=>PÉCHÉ=CHÂTIMENT
Que ces ineptes, sinistres, fausses tautologies posées en axiomes soient en plus erronées dans son cas il le comprend mais le résultat est le même. Il démissionne illico. C’est comme si on avait écrit SIDA au fer rouge sur son front; l’ostracisme le tue plus certainement et plus vite que le virus. Dominique se met à vivre sa maladie avec une connotation honteuse. Il se barricade chez lui ne voulant plus offrir au regard d’étrangers dégoutés la vue de son corps qui se ravage. Aucun raisonnement ne le fait changer d’idée. Il cesse même ses rendez-vous médicaux et toute forme de traitement concluant qu’ils étaient devenus fort problématiques. Lorsqu’il perd l’usage de ses jambes Pier suggère d’acheter un fauteuil roulant électrique afin de conserver un minimum d’autonomie et « reprendre un suivi médical peut-être? » Dominique l’écoute puis Pier reçoit ensuite en pleine figure l’eau et le verre. Dominique se met à sangloter. Pier l’enserre entre ses bras s’en voulant de sa gaffe ne sachant plus que faire ni même s’il pouvait faire quelque chose d’autre que pleurer à l’unisson de son amour.
Graduellement la pharmacopée passe de curative à palliative. Ils doivent se résigner à employer une aide-soignante pour prendre la relève durant la journée. Ils trouvent difficilement quelqu’un en raison de la nature de la « maladie qui fait peur ». Dominique endure stoïquement la dame par nécessité contrairement à Pier qui voudrait étrangler cette « peste bubonique » lorsqu’ils se croisent. Cette Charlotte Bonsecours est compétente mais c’est visible qu’elle méprise viscéralement « les créatures de votre genre ». Les soins à Dominique deviennent plus contraignants encore et Pier ne dort plus que d’un œil la plupart du temps. Il s’étiole presque au même rythme que son amour. Celui-ci devient de plus en plus irascible, dictateur, vétilleux, le sommant dix fois par jour de partir sur-le-champ et de le laisser crever en paix puis le rappelant cinq minutes après en s’excusant de sa vindicte en pleurant sur son épaule. Pier supporte tout.
Un soir il reçoit un appel de Marialucia qui s’inquiète de ne recevoir aucune nouvelle depuis plus de trois mois. Il lui répond la gorge serrée dans un étau que tout va à merveille et qu’il travaille énormément − en fait le travail était devenu son exutoire et il s’y adonnait tel un drogué − et qu’il était juste un tantinet… fatigué. Elle le semonce de lui mentir ainsi et insiste vertement pour qu’il lui avoue ce qu’il dissimule. Pier ne peut retenir ses larmes. Il lui narre que son amour gravement malade va mourir… Il s’excuse et raccroche secoué de sanglots irrépressibles. Dominique le hèle. C’est lui le mourant qui console le « vivant ». Ils en rient presque.
Marialucia débarque le surlendemain. Une femme en pleine maturité d’une beauté noble d’aspect sévère quand elle ne rayonne pas d’un sourire. Dotée d’une bonté d’âme exceptionnelle c’est la lumière au bout du tunnel pour Pier. Elle comprend rapidement la situation et y apporte quelques aménagements à sa façon. Marialucia a le bon sens chevillé au corps et beaucoup d’énergie. Elle prend la relève de l’aide-soignante dans la journée puisque « cette personne n’est pas adéquate pour Dominique » et force Pier à dormir la nuit. Durant la soirée elle sommeille pendant que Pier veille au grain. La fin de semaine ils se partagent les tâches.
Lorsque de trop brèves accalmies surviennent Dominique et Pier s’isolent et s’aiment plaisirs volés à la mort amours à la fois tendres, exacerbées, violentes, protégées évidemment voire blindées. La vie de Dominique s’écoule de lui inexorablement d’infection importune en maladie envahissante qui s’amoncellent. D’ores et déjà d’une maigreur épouvantable il devient rachitique. Le désespoir chevillé aux tripes Pier vit parfois en pleine irréalité où son amour cesse d’être une personne et devient une ombre fugace. Il fait d’immenses efforts pour reconnaitre son Dominique dans les traits estompés et émaciés aux antipodes de ceux d’antan. Il y réussit le plus souvent sauf pour ces temps morts hors lui. Il se culpabilise de ces moments et combat farouchement pour qu’ils se raréfient jusqu’à devenir inexistants; il y arrive presque. Le temps qui reste s’amenuise et la Faucheuse arrive à grandes enjambées. Et Marialucia reste pour Pier et aussi pour Dominique qu’elle apprivoise en douceur et parce qu’ils ont désespérément besoin d’elle.
Dominique s’éteint à quarante-cinq ans dans les bras de Pier. Juste un regard aveugle désespéré. Un cri en sanglot Dominique! Je t’aime dans un râle sibilant. Ti amo puis le silence de la mort. Pier sombre dans un insondable abime. Au cimetière Côte-des-Neiges tout son être empreint de souffrance oppressé dans un carcan de vide Pier contemple la tombe fraichement fleurie de chrysanthèmes. Dominique è morto! Pourquoi lui et pas moi? Marialucia affligée le retrouve à sa place « habituelle » : Pier s’y rend chaque jour depuis que son amour y a été enseveli une semaine auparavant. Il est secoué de sanglots qui déchiquètent le cœur. Elle le prend dans ses bras et lui offre une épaule pour épancher sa peine déchirante. Elle le ramène à l’hôtel − il ne pouvait plus supporter la vision de ce qui a été leur nid d’amour. Il se laisse conduire docilement.
Cela prend plusieurs mois avant que Pier parvienne à reprendre une vie à peu près normale. Ses partenaires font preuve d’une louable compréhension. Ils savaient la vérité sur la maladie de Dominique Pier les ayant mis au courant depuis un bon moment. Ils se sont montrés compatissants et discrets tout le temps qu’a duré cette tragique période pour leur protégé.