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Le rhombe

Louise Gauthier

L’histoire d’Arnaud

Au mois de juin 1956 nait Arnaud seconde mouture pure laine d’une famille modeste de Cartierville. Son père Gérard œuvre en fonctionnaire émérite au ministère du Revenu québécois. Sa mère Laurette au foyer comme cela allait de soi en ces temps de la Grande Noirceur prend grand soin des cinq bambins Dontigny.

De son enfance « sans histoire » Arnaud adulte conserve peu de souvenirs. Garçonnet tranquille on le trouve la plupart du temps la figure immergée dans une bande dessinée ou un roman policier. Très souvent le samedi de bon matin sa maman l’emmène dans son lieu de prédilection un grand magasin du centre-ville de Montréal. Elle abandonne son rejeton au rayon des livres et revient le chercher quelques heures après certaine de l’y retrouver : il avait bougé juste ce qu’il fallait pour louvoyer d’un bouquin à l’autre.

D’une intelligence aigüe et malgré un naturel paresseux Arnaud réussit sans effort exagéré ses études élémentaires et secondaires; il saute même sa huitième année. Ses professeurs des religieux en nette majorité font preuve de tolérance envers ses travers : il somnole parfois en classe et accuse de façon chronique un retard d’au moins une demi-heure à chaque cours trop matinal. Ceux-ci ne comprennent pas comment cet élève par ailleurs exemplaire sous tous les autres chapitres parvient à maintenir cette performance avec une telle constance : il est le meilleur dans toutes les matières un premier de classe. Arnaud se montre taquin envers ses camarades lesquels indulgents lui pardonnent ses « tartes aux araignées » : il dessinait un cercle représentant le fond pâtissier à l’intérieur duquel il esquissait de multiples arachnides toutes dissemblables et fort drôles exhibant subrepticement et pince-sans-rire le résultat à l’un ou l’autre de ses voisins. L’interpellé pris d’hilarité subissait en conséquence une réprimande pour avoir dérangé le cours des choses. Quand Arnaud intervient en classe c’est à coup sûr. Un jour qu’il se réveille d’une sieste durant le cours de mathématiques lequel débutait malencontreusement « à l’aube naissante » il lève la main et indique à son professeur surpris et exaspéré d’abord, perplexe ensuite, convaincu finalement de l’inexactitude peu évidente dans la résolution d’un problème pourtant détaillé avec une grande minutie au tableau… Égal de caractère pugnace lorsque convaincu de son fait mais sans esprit polémique un rien pusillanime Arnaud est un brin lunatique le nez quasi continuellement enfoui dans un Simenon ou encore dans un Tintin qu’il relit pour la nième fois; cela lui est arrivé de heurter un lampadaire trop absorbé par un épisode palpitant. Sa maladresse au quotidien et sa vitesse d’aï sont proverbiales. Sauf au hockey Arnaud est vite sur ses patins, ingambe et habile, il fait diligence à l’attaque. Arnaud mène une fort honorable carrière de joueur centre et d’ailier droit jusque dans l’équipe juvénile qu’il délaisse à seize ans ce qui coïncide avec l’obtention de son diplôme d’études secondaires.

Arnaud entame ensuite un baccalauréat ès sciences mathématiques à l’Université de Montréal. Son paternel délie les cordons de la bourse pour ses frais d’études et il obtient un prêt étudiant. Pour arrondir des fins de mois qui s’annoncent déficitaires − Arnaud vide aisément ses goussets quand il veut satisfaire ses appétits intellectuels et gourmands − il déniche un emploi à temps partiel les jeudis et les vendredis soir en plus du samedi au salaire règlementaire dans une librairie soldant des livres d’occasion. Il adore puisque durant les nombreuses heures creuses il peut se consacrer sans vergogne à sa boulimie livresque. Question commodité Arnaud loue un minuscule appartement en sous-sol et pas dispendieux sur le boulevard Édouard-Montpetit à proximité du campus. Arnaud ressent un choc réel lorsqu’il prend conscience la mine atterrée un mois après avoir emménagé qu’il doit nettoyer son gite. Fortement commotionné il doit vaquer le nez pincé à des corvées domestiques très minimales. Cela a été le premier drame de sa vie d’adulte. Pour garnir son pied-à-terre Arnaud glane au fil du temps des meubles d’occasion chez des brocanteurs ou à l’Armée du Salut. Pour toute décoration il empile des livres; il en possède déjà beaucoup et cela empire : des obélisques s’élèvent un peu partout. Comme chez Sherlock Holmes tout visiteur ou charmante invitée pouvait dater telle ou telle pile par l’épaisseur de la couche de poussière accumulée. Spirituel à l’occasion toujours courtois de manières bien que timoré parfois Arnaud est estimé de ses compagnons de classe qu’il aide volontiers mais il ne se lie vraiment à aucun d’entre eux. Quant aux compagnes c’est différent. Ce n’est qu’à vingt-et-un ans toutefois qu’il vit sa première et courte liaison. Il y perd sa naturelle timidité et accessoirement sa virginité. Une tranquille assurance émane d’Arnaud; bon vivant, solide de corps et d’esprit, sans complexe il apprécie les plaisirs de la chair et ses conquêtes charmées par ce baratineur intellectuel se laissent facilement conter fleurette et apprivoiser par cet épicurien de l’amour. De la même façon il s’adonne aux plaisirs de la bonne table et du bon vin. Il passe de longues heures avec son amie du moment à déguster au restaurant ou chez elle − Arnaud exécrait cuisiner − un repas fréquemment gastronomique et bien arrosé environné d’un nuage de fumée bleutée. Ils finissaient la soirée comme ils l’avaient commencée : au lit.

À mi-chemin du baccalauréat Arnaud bifurque en faculté de droit sur un coup de tête. Il passe haut la main les examens du Barreau quelques années plus tard. Arnaud se spécialise dans les assurances principalement en tant que conseiller juridique. Doté d’une mémoire eidétique qui le favorise dans cette profession, ses connaissances en droit et en jurisprudence, sa précision malgré une grande volubilité dans le détail − avec le flegme dont il ne se départissait jamais et sans flagornerie aucune Arnaud mettait en lumière tous les aspects d’un problème et les disséquaient en largeur, en longueur, en profondeur, dans l’espace − ainsi que son sens tactique élevé lui valent le respect. Quand Maitre Arnaud Dontigny conseille il est écouté la plupart du temps avec une patience héroïque et ses conseils toujours suivis. Et ses clients se montrent satisfaits de ses services : ils reviennent. Toutefois sa jeunesse et son code vestimentaire bien particulier le desservent dans ce milieu ultraconservateur quoique le bouche-à-oreille apporte un peu plus d’argent dans les coffres de son étude. Il tient mordicus à conserver son indépendance même si cela signifie gagner difficilement et aléatoirement sa croute. Sa notoriété grandissant il se doute bien que ses denims et ses cheveux longs sont désormais oubliés ou expliqués comme des touches originales qui ne nuisent en rien à ses indéniables compétences.