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Le rhombe

Louise Gauthier

L’histoire d’Élise

Élise Arsenault aborde ici-bas en novembre 1954 au cœur d’un quartier populaire de la métropole québécoise Saint-Henri enclave ouvrière du sud-ouest de l’ile de Montréal. Son père Robert travaille en tant que journalier dans une manufacture de cigarettes. Sa mère Justine peu instruite et autoritaire mais au cœur vaste mène la maisonnée avec sa sœur adoptive Marie paraplégique irrémédiablement handicapée par la poliomyélite à l’époque d’avant le vaccin. Marie s’éteint des suites d’un cancer généralisé alors qu’Élise a six ans et son cadet quatre. Ils en conservent peu de souvenirs autres que banalement quotidiens et quelques photographies.

De stricte obédience catholique ses géniteurs « trainent » Élise à l’église dominicale. Elle déteste cela : le toilettage endimanché, le remorquage, le rituel solennel et sans objet, le sermon interminable du curé tonitruant en chaire mais surtout la parade de la sacro-sainte communion. Dès qu’elle s’en sent capable Élise prend ses distances de la secte religieuse au grand dam de la famille. Aucun autre affrontement n’a lieu avec ses parents : Élise fait tout ce qu’elle veut mais à leur insu ainsi évitant la confrontation ouverte. Elle mène son vaisseau indépendant comme elle l’entend mais en douceur. Élise est douce comme la soie de façon indéfectible et irrécupérable malgré quelques flambées occasionnelles.

À l’école primaire puis plus tard au secondaire Élise n’atteint pas souvent le premier rang mais se classe seconde ce qui l’exaspère. Perfectionniste et méticuleuse elle s’échine à d’interminables heures studieuses avec une constante ténacité et un égal acharnement. Solitaire de tempérament silencieuse la plupart du temps elle se lie peu. Ses camarades de classe la trouvent hautaine et froide alors qu’elle est plutôt affligée d’une timidité maladive. Elle est aussi bourrée de complexes reliés à son physique ingrat. Élise porte toujours sur elle-même un jugement qu’elle croit lucide mais qui est surtout sans indulgence.

À l’été de ses douze ans lors d’un de ses habituels après-midi endimanchés au cinéma Monaco permission arrachée à l’usure un homme vient s’assoir à ses côtés. D’entrée de jeu il l’embrasse, lui tripote fébrilement les seins, s’aventure ensuite à l’entrejambe. Élise subjuguée se et le laisse faire. Visage anonyme et appartement sordide à proximité; il lui dit de se déshabiller elle obtempère. Il procède à l’instar. À son ordre péremptoire elle se couche sur le dos en travers du lit hâtivement déparé la peau rougie par la honte mais incapable de réagir autrement qu’en obéissant. Il la couvre de son corps moite. Il la saille abruptement; cela fait mal : elle était vierge et tout à fait ignorante en matière sexuelle − pruderies familiale et sociale. Il éjacule en ahanant puis retire d’elle son organe devenu flasque. Du sang et du sperme sont fusionnés en taches gluantes sur le drap. Il lui dit de se rhabiller et de s’en aller. Ce qu’elle fait; le vide en black-out, la déchirure.

Élise le revoit la semaine suivante; son copain et lui longent la travée mais ne la perçoivent pas dans la pénombre de la salle « monégasque ». Il murmure à l’autre quand même assez fort pour qu’elle entende : je l’ai vue plusieurs fois ici; elle marche; il faudrait que je te la cible. À rebours elle ressent un traumatisme de viol et des coups de poignard frappent aux entrailles. Elle se lève comme un ressort subitement couverte de sueur et de rougeurs; elle sort en courant son innocence enfuie à jamais à partir de cet instant.

Élise commence à fumer en cachette d’abord bientôt comme une cheminée un premier geste d’indépendance selon elle mais aussi pour se donner une contenance à cause de sa timidité du moins le croit-elle. Son maigre pécule de poche se consume en fumée pernicieuse. Ses parents se résignent après des échanges orageux à accepter le fait accompli. Son père obtenant gratuitement des cigarettes à son travail consent à l’approvisionner lui-même boucanant peu ce qui règle la question pécuniaire.

Beaucoup d’hommes jalonnent ensuite la vie d’Élise adolescente et autant de lits ou canapés étrangers, visages et bites de toutes formes et couleurs à peine tirés du néant de l’anonymat qu’ils y retournent la laissant insatisfaite d’aventures en amourettes, souffrant d’insuffisance au cœur, perdue, suicidaire, désespérée de la vie qu’elle subit et traduit en centaines de poèmes neurasthéniques. Et une femme aussi; Élise l’aime à la folie mais Liszt disparait vite de sa vie, comète emportée par une amante jalouse. Dans sa mémoire s’installent la musique et un brusque rappel d’intensité plutôt que le sentiment amoureux.

À dix-huit ans et après des études réussies en secrétariat juridique − vision faussée d’un métier où elle se voit dans le rôle de Della Street la parfaite secrétaire de Perry Mason personnages créés par Earl Stanley Gardner − Élise emménage dans un petit appartement au centre-ville.

Élise enthousiaste décroche un premier emploi dans un cabinet d’avocats du gratin. Elle démissionne une semaine plus tard refusant d’accomplir des tâches qu’elle considère serviles dégradantes même telles que servir le café ou remplir le cruchon d’eau de son patron au gros cigare et très suffisant un criminaliste à la réputation sulfureuse. Elle occupe ensuite un emploi de commis de bureau dans le secteur des services sociaux; guère mieux quoique de manière différente un sentiment d’oppression larvée mais elle persiste nécessité devenue oblige. Travaillant à temps plein dans la journée elle fait des études à plein temps le soir au Cégep du Vieux-Montréal en sciences humaines afin de se sortir de son marasme existentiel. Quatre dures années s’écoulent en éclipse.

Un soir estival dans une discothèque qu’elle fréquente assidument − sa pourvoirie : elle décore son lit d’au moins un nouveau fleuron presque chaque samedi parfois deux en concomitance − Élise rencontre Vincent un informaticien de profession. L’amour fou; suivent des années tourmentées et tumultueuses de cassure en rupture en déchirement : elle n’est pas fidèle… Avec lui elle connait les joies de l’amour physique pour la première fois brisant ainsi la chaine d’insatisfactions frigides. Au terme d’une décennie elle rompt définitivement sa relation, lasse de rendre des comptes, fatiguée d’être épiée par son amant jaloux, « tannée » des crises que ses infidélités itératives enclenchent, écœurée de poursuivre son destin avec un être qui veut la posséder. Elle s’en remet difficilement puisqu’elle l’aimait malgré tout. Elle décide qu’aucun homme ne lui rognera plus jamais les ailes et que la solitude convient admirablement à son caractère foncièrement indépendant.

Son diplôme d’études collégiales en poche pragmatique et pourtant férue d’anthropologie Élise s’inscrit en informatique de gestion à l’Université de Sherbrooke sans doute encore sous l’influence de Vincent. Elle quitte enfin son travail de clerc. Elle obtient des prêts et bourses ce qui lui permet de presque survivre pécuniairement. Elle emménage dans une chambrette sur le campus. Ses études sont ponctuées de quelques enlevées sans lendemain et de romances simultanées mais séparées avec deux étudiants français; elle fait même un séjour marquant d’une saison en France avec l’un d’eux au cœur de Lyon vivant chichement dans un septième sans ascenseur au loyer faramineux et sans frigo mais heureusement pourvu de toilettes privées une denrée rare dans le quartier. Elle en profite pour effectuer un stage crédité mais non rémunéré dans une populaire banque lyonnaise : terrible sous tous rapports. Après un peu plus de trois ans où elle sue sang et eau son baccalauréat ès sciences en main et après quelques emplois mineurs − où elle rencontre certains problèmes : Élise a en horreur de se voir imposer des manières de faire ce qui cause des différends aigres-doux avec ses patrons et surtout ses patronnes − elle atterrit à vingt-six ans au Cégep de Saint-Laurent en tant qu’enseignante en informatique.

La toute première fois qu’elle se trouve face à une classe et qu’elle voit soixante yeux fixés sur elle Élise est saisie de panique et s’enfuit. Prenant son courage à deux mains elle revient le teint rosé au bout de cinq minutes affronter les trente regards interloqués : un accès de timidité aigue je soigne ça; aucune réaction des soixante prunelles en attente. Le reste de la période se déroule à peu près correctement : elle distribue le plan de cours puis explique la façon de procéder et ainsi de suite. Ce n’est que vers la fin qu’elle consulte sa liste d’étudiants pour les présences et qu’elle constate gênée au plus haut point que certains noms lui sont imprononçables du moins de prime abord. Après quelques essais infructueux et humiliants Élise teintée tomate fait circuler le feuillet demandant à chacun de cocher à côté de son identité. Élise conclut que l’enseignement constitue une excellente thérapie pour soigner la timidité. Elle persiste. Et commence à apprécier. Elle parvient à développer avec ces jeunes adultes des relations cordiales et indulgentes. L’indépendance que lui confère sa profession somme toute exigeante et absorbante dans l’organisation de ses cours et de son temps contribue pour beaucoup à la lui faire aimer. D’une certaine façon cela l’aide à trouver de l’estime pour elle-même. Elle s’accepte maintenant relativement bien, a posé les pieds sur terre, savoure son indépendance, aime sa solitude habitée de milliers de livres – éclectique elle utilise chaque minute de loisir et même parfois empiète sur les heures de sommeil à vivre dans ces autres mondes − et surtout plus aucun mâle ne vient perturber la sainte paix chèrement acquise. Elle nolise à proximité de son travail un immense logement bien trop onéreux pour ses moyens; elle doit resserrer la ceinture de plusieurs crans mais le moineau a trouvé son nid douillet.