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Nouaisons

Précédé de Trop tôt…  Suivi de … Trop tard

Louise Gauthier

Trop tôt…

Prémisses en automne

C’est beaucoup trop tôt pour commencer là cette histoire!

Peut-être mais les signes avant-coureurs de la tornade se manifestaient d’ores et déjà.

C’est probablement vrai… Nous aurions dû faire quelque chose pour aider Frédéric avant que se produise l’irréparable.

Non puisque chacun pris individuellement comprenait trop peu. Se convaincre à postériori que nous aurions pu poser tel geste ou mettre le doigt dans tel engrenage constitue un exercice intellectuel.

C’est du défaitisme!

Je ne le crois pas mais nous menons notre vie en grands égoïstes peu préoccupés par la détresse des autres sauf quand elle nous tombe dessus étiquetée telle et qu’on doit faire face à la musique sous peine de ne plus pouvoir se mirer dans une glace… Si nous devenions un petit peu plus vigilants peut-être que nous pourrions éviter d’autres morts mais ce n’est pas certain.

Et ouverts aussi…

Et assimiler que nous sommes faits d’âme, de cœur, d’os, de sang, de chair faible. Et que l’amour est multiple et acceptable sous tous rapports initiés et poursuivis de gré.

Tu vas emmêler ton lecteur avec cette structure inhabituelle de récit! Et je ne t’ai même pas encore demandé de le raconter!

J’anticipe que tu vas le faire juste avant « … Trop tard ».

Et les autres histoires particulièrement « Nouaisons »…

C’est l’avers de la destinée et son contraste outrancier d’égale importance par rapport à l’autre puisque l’ombre ne peut exister sans lumière ni de mort sans vie ni de haine sans amour. Eux aussi sont poussés au-delà de leurs limites intimes. Le destin distribue très inégalement les moyens de survie.

Mais…

Roi-soleil… La seule constante linéaire dans ce bizarre roman c’est le temps qui fuit. Celui des êtres tangibles qui l’animent. Toi et moi sommes des immatérialités sans pouvoir dans l’irréel Olympe.

Dame-de-cœur tu m’énerves!

Haussement d’épaules éthéré accentué d’un rire aérien; sa réponse.

 

Trop tôt…

Le semblant rire de l’amertume : l’amer aussi donne le la.

Veux-tu vraiment savoir pourquoi Darien?

Celui-ci acquiesce le regard douloureux et l’œil inquisiteur. Il attend patiemment les bras ballants que la vérité l’agresse. La voix chuchote hésitante empreinte d’une raucité tout aussi inhabituelle.

Parce que je t’aime.

Les yeux fuient et le reste également.

Abasourdi devant le gouffre béant à ses pieds Darien scrute l’air. Les paroles résonnent en spirales d’échos dans son cerveau pourtant paralysé. L’humidité lacrymale le surprend tout autant. Il se reprend forcément. Il éprouve le besoin soudain et impératif de marcher. Insensible à la luminosité automnale des érables enrichie du soleil de fin d’après-midi il déambule longtemps au hasard toponymique ou esthétique des rues. Il s’arrête brusquement au milieu d’un parc anonyme à proximité d’une fontaine curieusement couverte d’écume. Tel un bain moussant sourit-il résistant à l’envie de s’y étendre. Il tente d’entrer en communion avec cette urbaine nature déclinante. Rien. Darien reprend ses errances physiques et mentales. L’amour vain. L’amour vin. L’amour vingt. L’amour vint. L’amoureux de l’amitié opposé à l’insolite de l’amour. L’amour primal. L’amour terminal. L’amour viril. L’amour stérile. Mais qu’est-ce que l’amour? Un état, un élan de l’être, fluctuant, irrationnel, complètement incompréhensible. À la fois éternel et bref. Une incongruité dans le cours normal de l’existence. La nuit tombe. Darien frissonne trop peu couvert pour la température. Il rentre sans trop savoir comment si ce n’est qu’il marche longtemps. La marche est haute. Il se sent aussi hébété que sous l’effet d’un cannabis virtuel. Il se jette tout vêtu à plat ventre sur le lit. Le sommeil s’abat sur lui en une neutre chape de plomb.

L’aurore en grisaille fripée s’amorce d’un habituel sifflement tout à la fois inquisiteur et péremptoire.

Mais oui ça bouge!

À son apparition pour le moins défraichie Jaspée redresse sa huppe et le relance d’une modulation grêle.

Tu as tout à fait raison ma belle oiselle la vie continue.

Elle approuve en secouant la tête. Elle pointe le bec hors sa cage ouverte en permanence et vole se percher sur son relais du matin une grosse branche torsadée fixée sur une plaque de marbre et posée sur un guéridon du salon. Elle le rate de peu mais se rattrape puis finit par y parvenir. C’est qu’elle n’est plus toute jeune sa calopsitte élégante au plumage jaune pâle hormis les ocelles orange vif. Une octogénaire en comptant en années humaines. Confortablement installée elle entame sa toilette matinale l’ignorant superbement jusqu’à ce qu’il change de pièce. Elle le harangue de sifflements outrés. De la cuisine Darien la rassure.

Cesse de me houspiller vieille chipie! Je prépare notre petit déjeuner… Et je passerai la journée en ta charmante compagnie.

Jaspée approuve de loin. Elle le hèle de temps en temps. Il rétorque de grognements d’ours mal léché. Il apporte le tout et le dispose sur la table de la salle à manger. Raid aviaire jusqu’à son terrain d’atterrissage habituel où l’attend son assiette de mie de pain. Elle dédaigne mais considère d’un œil torve la tête penchée comiquement le plat d’œufs et de bacon et de tranches de pain grillé autrement plus tentant.

Pas pour toi ma cocotte! Pas très sain pour moi non plus.

D’un doigt insistant il lui indique sa juste part. Elle se promène de long en large à l’intérieur d’un périmètre de trente centimètres afin de manifester son net désaccord. Il concède stratégiquement quelques miettes de rôtie. Ce n’est qu’à la fin du rituel qu’il peut manger occupée qu’elle est à ses agapes. Jaspée la miraculée. Sa précédente propriétaire et voisine la lui avait donnée cinq ans auparavant reconnaissante de son offre d’aide mais la refusant. La vieille dame fatiguée et dépressive la négligeait. Peu de temps après l’octogénaire avait vendu la maison et Darien n’en avait plus jamais entendu parler. La pauvre bestiole souffrait alors d’une énorme tumeur à l’aisselle gauche et s’avérait incapable de voler. Beaucoup de tendresse, de soins, de gâteries, des épis de millet, dont elle raffolait et surtout la totale liberté. Quelques mois avaient suffi pour qu’elle recouvre une pleine santé la grosseur complètement résorbée. Depuis lors les deux se tenaient mutuelle et satisfaisante compagnie. Lorsqu’il libère l’espace devant lui elle s’installe juchée sur une patte et toute proche de son bras replié mais sans le toucher. Il ne se rend pas compte immédiatement qu’il pleure. Elle oui; apparemment sensible à sa peine elle colle son bec sur son avant-bras en attente d’une caresse. Un moment rare que celui où elle lui permet d’effleurer sa huppe à rebrousse plumes. Il répond délicatement à la requête. Elle penche la tête de côté et ferme les yeux le temps d’apprécier une autre douceur digitale cette fois. Elle s’envole ensuite. Incroyable : il raconterait cela à quelqu’un qu’on le taxerait d’anthropomorphisme. Seul Claudel…

Le samedi après-midi laborieux d’un ordinaire prof d’informatique. Darien examine le capharnaüm ambiant au décor tristounet et bordélique comme dans sa tête de tout jeune quadragénaire dépassé par les évènements. Il revient à l’examen inopérant de Frédéric dont il avait fait lister le code à l’écran. Le texte surpassait le sien désordre. Le gars qui l’avait écrit croyait vraisemblablement se trouver en train de plancher sur une rédaction littéraire. Non il avait plutôt programmé des remarques philosophiques où se confrontaient amour et haine, vie et mort, fatalité et libre arbitre! Qu’est-ce qui lui arrivait? Son dernier travail pratique non plus ne valait même pas la correction. Jusqu’alors Frédéric avait pourtant relevé tous les défis. Le jeune homme semblait en détresse. Pouvait-il l’aider? Fred se montrait tantôt exubérant et flagorneur tantôt réservé et lointain rarement entre les deux. Un tempérament cyclothymique avancerait Claudel. Le programme traduisait une boucle infinie dans un nœud gordien. Darien se trouvait malhabile sur le plan humain; il aurait aimé pouvoir en parler avec… Claudel; un prénom prédestiné que celui-là pour un professeur de français et bien que celui-ci n’apprécie pas particulièrement l’éponyme poète. Ils entretenaient des liens d’étroite amitié depuis plus de deux ans. Enfin jusqu’à hier. Une boule dans sa gorge; une toute petite phrase de quatre mots et l’abime vertigineux avait déboulé.

La vie continue. Le week-end gris précède la semaine drabe. Le lundi Darien distribue les copies imprimées et corrigées hormis celle de Frédéric. Dans la fébrile consultation des résultats personne ne le remarque sauf l’intimé lequel confus et couleur cerise au marasquin se pointe à son bureau en fin d’après-midi.

Je ne peux présenter aucune justification Darien.

Euh… Tu sembles préoccupé…

J’étais un peu perturbé… Une querelle avec mon père… Il m’étrive avec mes études.

La session précédente Darien avait reçu la visite du paternel de Frédéric. Un monsieur « veston-cravate regardez-moi-je-sais-tout » s’enquérant l’œil sévère et à priori désapprobateur des performances académiques de son rejeton. « Je trime dur moi monsieur pour défrayer sa scolarité collégiale; je suis en droit de m’attendre à d’excellents résultats! » Darien avait tourné sa langue sept fois avant de déclarer gentiment qu’il pouvait faire confiance à son grand fils. Il avait appris par la suite que sa collègue Louise avait servi à un iota près la même réponse à cet énergumène. Tous deux avaient par délicatesse évité d’aborder le sujet avec leur étudiant. Ils se sentaient impuissants aussi devant une telle situation.

Que suggères-tu Frédéric?

Je ne demande pas la charité!

Là n’est pas la question. Tu disposes de deux heures pour reprendre cet examen. Toutefois tu ne pourras obtenir plus de quatre-vingts pour cent.

Merci c’est plus que je ne le mérite.

Darien hausse les épaules et l’enjoint à s’installer.

Pendant que Frédéric planche Darien tente vainement de se concentrer sur la révision de son cours du lendemain huit heures. « Parce que je t’aime. » Qu’était-ce cette grosse bibitte qui nécessitait le sacrifice de leur jadis indéfectible amitié? Révélation un : Claudel est homosexuel donc capable d’éprouver une attirance de nature sexuelle envers quelqu’un de son propre genre. C’était réducteur d’une certaine façon. Homoaffectif donc apte à développer un sentiment affectif ou amoureux envers un autre homme. Lui en l’occurrence… Révélation deux : cet aveu obtenu à l’arraché c’était un constat d’impuissance à juguler ou du moins à contrôler ce qui semblait constituer une très forte pulsion. Fallait-il comprendre et subir et dessiner une croix sur la situation? Darien ne pouvait s’empêcher de lui en vouloir de la décision unilatérale de mettre fin à un lien forgé à deux. Claudel était apparemment devenu incapable de fonctionner à l’intérieur des balises implicites d’une amitié masculine. Les signes avant-coureurs d’un malaise existaient pourtant ne serait-ce que l’évitement blessant qui avait commencé quelques semaines auparavant et qui avait provoqué sa légitime demande d’éclaircissement. « Parce que je t’aime! » Darien se sentait également mal à l’aise devant l’expression d’un tel sentiment amoureux. Pas seulement parce que Claudel est un homme puisque venant d’une femme il aurait ressenti la même chose! Un véritable obus lancé pour créer une brèche à travers le rempart de sa liberté jalousement et chèrement préservée mais au prix de tout engagement réel de sa personne. Peu plaisant ce constat bien que les choses n’étaient pas si simples. Toutes celles qui avaient jalonné sa vie jusqu’à maintenant à l’exception notable de Léliane faisaient rimer amour et vampirisme. Elles recherchaient une fusion amoureuse éternelle dans la félicité totale. Tout un programme! Sans parler de la progéniture en sous-programmes bien codés! Quant à procréer… Peut-être un jour mais surement pas sous de telles conditions aliénantes.

Avec Léliane c’était différent. Depuis qu’elle était partie l’année dernière pour des motifs nébuleux elle avait laissé un grand vide dans sa vie et dans son cœur. Infirmière sans frontières. Ils communiquaient parfois via l’internet lorsque les dures conditions sous lesquelles elle œuvrait le lui permettaient. Mais plus depuis trois mois. Inquiétude vaine. Ce qu’il ressentait pour elle était ce qui se rapprochait le plus de l’amour. En tout cas il se sentait proche d’elle et c’était probablement réciproque la distance important peu. Ils se retrouveraient surement quelque part avant de se perdre à nouveau. Ou non : peut-être choisirait-elle de rester un bout à sa prochaine escale. Quoi qu’il en soit il s’adapterait bien entendu. Léliane était rêve et réalité, dure et douce, proche et lointaine, tangible et insaisissable, l’idéale faite Femme. Darien l’avait rencontrée lors d’une soirée organisée par le collège où ils œuvraient tous les trois. Claudel lui avait présenté Léliane en tant que son « amie chère » et son « âme sœur ». Et un peu plus avait-il cru faussement. Leur complicité remontait à l’enfance : même quartier et mêmes écoles. Après s’être perdus de vue ils s’étaient retrouvés à la cafétéria par un heureux hasard. Tout petit le monde. Et vaste. Entre Léliane et Darien cela avait cliqué illico. Du moins le croyait-il alors. Elle et lui ne s’étaient plus quittés; elle campant chez lui de façon quasi permanente ceci malgré le désaccord incontestable de Jaspée jusqu’à son départ précipité. En (et) catastrophe. « Parce que je t’aime » avait-elle justifié également mais dans un autre contexte. Quatre mots en doublons pour les drames de sa vie. Darien sort de la lune sans issue puis jette un coup d’œil à Frédéric concentré mais ses pensées reviennent à Claudel. Qu’il croyait bien connaitre! Qui partageait beaucoup de ses convictions. Mais développer un lien amoureux avec un homme lui apparaissait un non-sens. Sans parler de l’absence d’attirance sexuelle…

Frédéric lève les yeux sur Darien. Complètement absorbé par ses réflexions son mentor fixe le vide. Une boule dans sa gorge il se raisonne. Mais non mon vieux tu règles tes problèmes d’ado attardé comme un grand. Sauf que ce soir il aurait voulu en parler à quelqu’un peu importe qui mais à l’extérieur du cercle familial. Et Darien était la personne qu’il admirait le plus mais visiblement celui-ci était branché sur les abonnés absents. Sans faire de bruit Fred s’esquive.

Darien continue à ressasser. Il émerge bien après vingt-deux heures. Frédéric luit par son absence. Il effectue quelques essais qui sont impeccables. Il se rend compte aussi qu’il a raté une belle occasion de causer avec le jeune homme. Aucune autre ne se représentera pour combler ce rendez-vous manqué.

Plusieurs jours infernaux s’étirent ainsi. Le vendredi en fin de journée Darien se rend chez Claudel. Avant de frapper il tergiverse encore un bout de temps. Finalement le poing levé cogne sur le vide. Le regard l’est aussi et la voix est rêche.

Je ne m’attendais pas à ta visite.

Euh… Moi non plus…

Cela aurait mieux valu que tu t’en abstiennes… Mais puisque tu te trouves ici…

Il s’efface. En habitué des lieux Darien prend ses aises au milieu du canapé. En fond joue la trame sonore du film The piano de Jane Campion musique composée par Michael Nyman. Quelque trois semaines auparavant ils avaient visionné et apprécié ici même et ensemble ce très beau film.

Scotch? Vin blanc?

Ce que tu prendras.

Claudel leur sert un xérès glacé puis s’assoit à bonne distance.

Un peu plus loin et tu chois…

L’autre sourit brièvement. Ils sirotent en trop long silence. Darien entame la gorge nouée et la voix enrouée.

J’éprouve de la rancune envers toi.

Je ne me sens pas parfaitement à l’aise dans ma chair. J’ai agi cavalièrement mais je ne peux pas me disjoindre… Toute cette partie de moi qui s’élance vers toi je suis incapable de l’annihiler sans m’aliéner… J’ai élevé un blockhaus… C’est impossible; nos rapports faussent ainsi : une dimension est manquante.

Mais pourquoi ce silence préalable? J’ai toujours été sincère dans nos relations. Et je croyais que c’était réciproque et qu’il n’existait aucune zone obscure entre nous… Apparemment j’avais tout faux.

Non pas entièrement… Mais comment avouer d’emblée de troubles sentiments envers son meilleur ami hétérosexuel avoué et avéré? Et de surcroit amoureux de ma presque sœur?

Cela me semble que l’orientation sexuelle soit une facette relativement importante de l’individu mais j’ignorais ce « détail » en ce qui te concerne…

Ce n’est pas uniquement affaire de sexualité… C’en est également une d’affectivité… La peur d’un rejet… L’amour ensuite… Que veux-tu que je te dise?

Sans paroles de nouveau durant l’éternité.

Pars; je suis déjà bien assez déchiré ne me fait pas souffrir davantage.

Darien secoue la tête négativement.

Bon Dieu! Je t’aime! J’ai mal! Ma vie en lambeaux constitue un enfer hanté par toi. Je veux oublier que tu existes. Je veux oublier ton sourire. Je veux oublier tes lèvres inaccessibles. Je veux oublier ce corps que j’imagine si doux au toucher. Je suis incapable d’ériger une barrière d’amitié masculine avec un homme que j’aime. Es-tu capable de comprendre cela?

Darien acquiesce.

Je prendrais bien une seconde coupe de ce divin nectar. En hôte obligeant…

Claudel obtempère de mal cœur. Silencieux ils boivent jusqu’à la lie. Claudel ferme les yeux et se mure en lui-même aussi hermétique qu’une huitre. Darien scrute le beau visage pâle crispé pour l’heure mais autrement ouvert. Il recherche dans les traits délicats bien plus que ce qu’il s’était accoutumé à y voir au fil des ans. Le haut front intelligent aux rides soulignées sous une tignasse foncée plantée drue. Des cils soyeux sous des sourcils fournis et droits. Un long nez à l’arête affinée et aux narines frémissantes sous l’émoi. L’arrondi de la mâchoire bleutée. Claudel est incontestablement un heureux mélange de virilité et de grâce masculine. Darien hésite incertain encore quant à ses propres blocages qu’il appréhende. Il souhaite que le désir finisse par pointer. Puis résolument en faisant table rase des tergiversations et pour que leur amitié puisse évoluer il pose sa paume sur le dos de la main de son ami lequel sursaute. La chaleur émane; il la retourne, la frotte doucement, encercle le poignet gracile. Avec application il recommence la séquence.

Tu joues avec le feu… Cesse!

Mes tendances pyromanes sans doute… Non.

Claudel l’envisage. Les iris bistres translucides le questionnent étonnés puis devinent. Darien place un doigt sur les lèvres bien dessinées si sensuelles qui s’entrouvraient encore. Se rapprochant il les effleure d’un baiser et prend du recul et y revient. Sa langue se fraye un chemin vers celle de l’autre et s’y emmêle. Claudel le saisit à la nuque et approfondit l’irrésistible embrassement lascif. Il geint quand Darien se met à ratisser fébrilement son duveteux thorax musclé dessous l’ample pull. Son chaud épiderme frémit au toucher délicat. L’autre gémit sourdement à la réciproque sur son torse glabre. L’envie sexuelle s’installe bien qu’inattendue mais avec un net soulagement pour l’un; prévisible et tout autant irrépressible pour l’autre. Impulsivement et mutuellement ils pressent l’entrejambe de l’opposé. Les chandails atterrissent après un vol plané. Ils reprennent leur enlacement fébrile, le souffle saccadé, peau à peau. Les lèvres, la langue, les doigts de Darien semblent s’animer d’eux-mêmes sur le corps de son amant. En même temps il entreprend une lente descente gravitationnelle de ses genoux vers le sol. La ceinture, la fermeture éclair du jean, le slip, le pénis en jaillit rigide. Instinctivement il sait comment le stimuler pour exacerber l’excitation sensuelle puis dispenser le plaisir génital. Sa bouche remplace ses doigts en tuyau. Non pas encore. Claudel l’enjoint d’un geste à se redresser. Il plaque sa figure sur le bas ventre. Il hume la grisante odeur intime. Il libère le sexe tendu. Darien retire ce qui entrave. La fellation qu’il reçoit lui arrache des cris rauques. En transe Darien éprouve brusquement le besoin de le pénétrer; tout de suite. Claudel le ressent. Il met en place le condom glané sous le coussin. Étalé sur le ventre Claudel se soumet tacitement au joug de son homme. Darien perd le contrôle de ses sens. Son organe mâle s’enfonce au dedans de son amant. Claudel hurle son mal mais l’autre n’en a cure. La douleur s’outrepasse : la joie de se donner à l’être aimé. Hâte quand même que le puissant rut s’achève. Darien je t’aime. L’ultime souffrance dans la jouissance virile parcourue de spasmes et de soubresauts. Leurs lamentations se cristallisent. Préservatif ôté Darien s’agenouille au plancher et Claudel se détourne. Darien suce avec ardeur le dard en érection. Peu après Claudel lui tend une protection. Heureusement lubrifiée constate platement l’autre. Il en gaine le phallus de son amant. Lequel se glisse derrière et au long de lui. Il écarte les globes de ses fesses parfaites et le monte. Trop excité Claudel le sodomise sans ménagement. Obnubilé par le supplice Darien le supplie sans succès de cesser. Il sanglote finalement. Après avoir joui de lui Claudel le maintient fermement aux hanches. Il l’entraine ensuite très doucement jusqu’à ce que le revers de ses cuisses repose sur l’avers des siennes. Claudel s’empare du pénis de son amour et le masturbe. Darien gémit. Le corps étranger l’empale profondément. La douleur s’amenuise puis disparait. Sensation indescriptible que celle d’être comblé. Darien s’abandonne entièrement. Crescendo à l’érotisme brulant et bruyant. Le plaisir le dévaste au tréfonds. À l’instar de l’autre. Toilette faite ils s’enlacent. Ils sont bouleversés à l’âme par leur fusion.

 

Quinze mois hors du pays et au bord du gouffre. Quinze mois de Sublime côtoyant familièrement l’Horreur. Quinze mois pour apprendre que la Vie est bien peu de choses. Et que la Mort décime aisément. Mais que la première s’avère la plus tenace s’accrochant à l’atome d’un impossible Espoir. Pourquoi? Quinze mois pour découvrir qu’il n’existe aucune réponse. Un périple au long duquel Léliane a pris conscience de sa petitesse de fourmi dans un univers incommensurable et sans merci. Une route initiatique qui a réveillé son humanité mais l’a atteinte dans ses œuvres vives. Le frisson morbide la parcourt entièrement mais elle se ressaisit. Elle ne pourrait jamais oublier. Mais elle se devait de récupérer ses forces afin de donner un sens à son existence à vau-l’eau. La femme qui lui fait face dans le miroir sans complaisance des toilettes publiques de Mirabel lui parait étrangère. Ses cheveux entièrement blanchis depuis… mettaient en évidence le reste de ses traits : sourcils fournis corbeau, grands yeux noirs fiévreux cernés, pâles joues creusées accentuant le naturel rose vif des lèvres minces de sa trop grande bouche. À la fois elle et une autre. Trente-cinq ans mais en paraissant cinq de plus. Ce serait un choc pour eux aussi probablement. Léliane n’avait prévenu personne de son retour au bercail et le regrettait presque. Les bras tendrement rassurants de Darien tout autour d’elle; ceux amicalement chaleureux de Claudel. Les pôles de sa vie d’autrefois et maintenant s’aperçoit-elle. Eux aussi auraient changé moins radicalement sans doute. Le brusque élan de son cœur la sidère et la ramène quinze mois en arrière.

« Parce que je t’aime »… « Mais pas assez » avait-elle omis d’ajouter ressentant ces paroles muettes en trahison envers Darien. « Parce que je t’aime » n’avait-elle pas dit à Claudel mais il avait certainement deviné. Quinze mois d’éloignement pour constater que le sans issue persistait et était intrinsèquement lié à elle. Deux pièces de vingt-cinq cents dans son porte-monnaie. Elle en saisit une. Pile pour Darien. Face l’emporte. Elle laisse un message succinct sur le satané répondeur. Elle compose l’autre numéro.

Salut… Je me trouve à l’aéroport.

La voix rauque est familière malgré l’étonnant changement de registre. L’air s’échappe de la gorge de Darien. Son cœur fait des embardées.

Viens.

D’ici une heure précise-t-elle avant de raccrocher.

Léliane récupère ses légères valises puis hèle un taxi. Elle endure stoïquement le long trajet au cout exorbitant avec chauffeur volubile. N’obtenant aucun commentaire à son ennuyeux soliloque sportif l’autre finit par se taire. Elle règle la course onéreuse en y ajoutant un pourboire prohibitif. Subitement empressé l’homme transporte ses bagages jusqu’à la porte d’entrée. « Merci! » « De rien ma petite dame… Vous semblez revenir de loin… » « Oui… Je reviens à la vie… »

Darien sort vivement et la serre contre lui à l’étouffer. Je t’aime Léliane. Son poignant aveu l’émeut et lui fait mal. Depuis qu’elle le connait jamais Darien n’a manifesté ni à fortiori avoué les sentiments qu’il ressent hormis la complicité intrinsèque à leur presque amitié amoureuse. Quand elle était partie il l’avait aidé à transporter ses valises. Il lui avait simplement dit au revoir en l’enserrant juste un peu plus fort avec tout au plus une certaine tristesse dans le regard et la voix. Il avait toujours respecté ses décisions aussi folles soient-elles avec le sens de la mesure qui le caractérisait. C’était rassurant mais énervant. Elle passe la main dans les courts cheveux platine qui se dégarnissent au front et sillonne les rides verticales qui accentuent son air sérieux puis celles encadrant les commissures de ses lèvres tentantes. Elle l’encercle au cou leurs yeux à la même hauteur. Les prunelles claires reflètent l’écho de ses paroles. L’ardent baiser de leurs retrouvailles; son désir flagrant l’excite. Quinze mois à escamoter cet aspect fondamental de la vie. Jaspée ne l’entend pas de cette oreille puisque d’un sifflement impératif elle attire l’attention de l’arrivante et lui fait la fête. Quel changement par rapport à sa froide indifférence d’antan! Léliane parle oiseau avec la vieille chipie enchantée. Et elles semblent se comprendre! Darien rentre les bagages.

Ne repars plus mon amour.

Dans leur chambre elle se dénude lentement et lui aussi. Envie de la posséder sur-le-champ qu’il réfrène difficilement. Chaque millimètre du corps amaigri par les privations de son amante mais tout autant sinon davantage désirable frémit sous l’assaut intense des bouillantes caresses. Elle jouit de l’action de sa langue entre ses intimes lèvres. Ce n’est qu’alors qu’il pénètre au dedans d’elle. Sans condom a-t-elle vaguement conscience. Elle oublie lors qu’elle est transportée par une nouvelle vague. Son utérus fertile reçoit la semence prolifique dans le rite atavique d’un accouplement inéluctable inscrit sur la trame du temps et au fil de la nature.

J’ai perdu la tête… Je ne sais pas quoi te dire…

J’aurais pu t’arrêter. Je ne l’ai pas fait… Mais cela complique singulièrement la situation.

Il effleure les blancs cheveux insolites tout comme la mutation de sa voix. Il l’interroge du regard.

Je te raconterai à un autre moment.

Elle ferme les yeux et s’endort d’épuisement. Il dépose un baiser sur sa joue. Il fait black-out également.

Le téléphone le soutire à sa demi-torpeur. Claudel veut parler à Léliane.

Elle dort. Épuisée à cause du décalage horaire. Viens-tu?

 Je ne sais pas… Je ne veux pas troubler… euh… votre intimité.

Un peu jaloux peut-être?

Ouais on dirait… C’est mon problème.

De broyer du noir en solitaire m’apparait parfaitement inutile. Je t’attends. Utilise ta clef.

Darien raccroche. Il songe qu’ils sont sans doute mûrs pour une inévitable confrontation triangulaire et que le plus tôt sera le mieux.

Le futon est ouvert et paré et garni de son bel amour dénudé endormi d’un côté l’autre pour lui. Claudel jette un coup d’œil dans la chambre adjacente : Léliane. Il réprime le pincement de la jalousie. Il se sent mesquin d’entacher ainsi ses sentiments envers son amie et presque sœur. Il ne résiste pas à l’envie de la toucher et dépose un baiser léger sur son front. Perplexe il revient à Darien. Il s’était attendu à ce que son bien-aimé repose près d’elle. Il se dévêt et s’allonge auprès de lui. Tourmenté il contemple le plafond.

Au cœur de la nuit Darien chuchote. Je t’aime aussi. Il se love tout contre lui. Son aveu coupe le souffle. Claudel connait assez son ami-amant pour comprendre à la fois le « aussi » et l’intensité de l’amour ainsi exprimé. Bouleversé il l’enserre encore plus fort. Même dans ses rêves les plus fous il n’avait jamais espéré que ses sentiments soient partagés. Prends-moi comme j’aime. Darien lui présente le dos et replie légèrement les jambes vers l’avant. Claudel se love. Peu après Darien geint de la prise de possession rectale. Puis de plaisir le pénis enchâssé dans la main en fourreau de son homme lequel le masturbe au même tempo qu’il le pénètre. Claudel couvre sa nuque et ses épaules de baisers. Duo d’amour parfaitement accordé dans la plénitude de la jouissance virile. Le sommeil les surprend encore reliés.

Parce que Jaspée détestait la complète obscurité la lumière tamisée en permanence luit suffisamment pour permettre une reconstitution très précise de l’acte qui avait été perpétré juste avant que… le couple ne sombre. Léliane les examine longuement. Claudel et Darien. L’ampleur de la révélation la saisit abruptement. Les jambes sciées elle tombe sur le sol. Le tumulte envahit son esprit. Formation professionnelle oblige elle est prompte à récupérer son sang-froid. Elle va faire ce pour quoi elle s’était levée puis retourne se coucher. Darien et Claudel.

Des yeux attentifs tout près des siens quand elle reprend connaissance. Darien raconte tout longuement tant le passé que le présent. Ce qu’il ressentait pour elle alors. Sa rancune aussi. Les évènements qui l’ont amené à poser le geste qui l’a noué à Claudel. L’amour qu’il ressent et pour l’un et pour l’autre. Son cri du cœur bouleverse l’une ainsi que l’autre non loin à l’écoute. Le silence suit. Le bruit de l’eau qui coule dans la salle de bain. Claudel s’encadre dans l’embrasure nu également. Son regard se fixe hypnotiquement sur la chevelure de neige.

La peur Claudel; la terreur à l’état pur.

Elle relève son menton. Une hideuse balafre apparait. Elle raconte l’indicible d’une voix monocorde.

Ils ont tué systématiquement des gens de leur race mais d’une ethnie voisine avec des armes de fortune en commençant par les hommes valides, les malades, les femmes puis les enfants, égorgeant les bébés en dernier. Des êtres humains aux yeux fous et hurlants jadis compagnons d’infortune se comportant pire que des bêtes assoiffées sans raison si ce n’est le Désespoir… Les étrangers témoins de l’Horreur étaient maintenus à l’écart désarmés et impuissants. Devenue démente je me suis mise à hurler couvrant leurs clameurs les bras implorant le ciel de faire cesser ce bain de sang… L’un d’eux m’a tirée à l’écart du groupe que nous formions. Je l’ai frappé et je l’ai griffé; c’était David contre Goliath. Me maintenant à bout de bras par les cheveux il m’a soulevé de terre et m’a tranché la gorge en riant à gorge déployée…

Elle s’interrompt. Les larmes sillonnent mais elle n’en a cure. Elle doit raconter pour survivre.

Ils se sont enfuis en se fondant dans l’immense foule formée par les autres réfugiés m’a-t-on rapporté par la suite… Une centaine de morts et une seule blessée dans un état désespéré… Quand la vie éjaculait hors de moi en rouges giclées mon esprit s’est élancé vers vous deux… Que j’aie survécu à une telle blessure relève du miracle… Je suis rentrée afin de tenter de recoller les morceaux du puzzle qu’est devenue ma vie…

Claudel s’assoit au bord du lit. Il la serre fort tout contre lui. Darien caresse sa chevelure. Longtemps après Léliane se reprend péniblement. Les sanglots cessent.

Léliane s’adosse aux oreillers empilés. Les deux autres la regardent intensément.

Et tu as raison Darien : l’autre abcès doit crever au plus tôt afin d’éviter de se détruire mutuellement… Raide un peu quand même cette façon de me faire part de certains « petits » changements évolutifs dans vos relations…

Il rougit mais choisit de demeurer coi.

Tu viens de rater une très belle occasion de t’excuser de la grossièreté du procédé…

Il toussote et cherche en vain la mouche qui est censée voler dans ces moments-là.

Disons que d’habitude j’évite les confrontations.

Claudel le pince.

Heureusement que tu as accepté de l’affronter!

Je suis partie parce que je me sentais prise au piège dans une voie sans issue. Je t’aimais Darien mais pas assez… Je le ressentais comme une trahison envers toi… Tu comprends sans doute pourquoi Claudel…

Parce que tu m’aimes?

Oui et c’est toujours le cas.

 Je t’aime beaucoup Léliane mais…

Tu es pédé. Je le sais de longue date.

Les mots blessants claquent. Elle s’excuse.

Cela ne m’empêche malheureusement pas de t’aimer… Je ne parviens pas à guérir de toi!

Elle pleure.

Et tu l’aimes lui. Et il t’aime toi. Et il m’aime moi. Et je t’aime toi. Et je l’aime lui. La nouvelle donne de nos sentiments mutuels! Et tout est encore plus emmêlé qu’avant : aucun sens n’existe à ces chassés-croisés… Et je ne veux plus repartir pour me fuir moi-même.

Ils se taisent.

Et Darien et moi avons fait l’amour sans préservatif. Et j’en suis au commencement d’une période de fertilité…

As-tu quelque chose d’autre à ajouter Léliane?

Non… Oui… Comptes-tu faire la navette entre nous deux Darien?

Claudel?

Je ne veux pas vous perdre ni l’un ni l’autre… d’une certaine façon.

Vous me faites suer! L’une mesure l’amour à l’aune et l’autre est obnubilé par son orientation sexuelle!

Darien les fusille du regard. Furibond il continue à se vider le cœur.

Léliane je ne me sens pas « trahi » parce que tu aimes Claudel! Ça adonne plutôt bien : je l’aime aussi même si je ne suis pas et ne deviendrai jamais homosexuel… J’ai voulu transcender le genre pour que notre amitié perdure; elle s’est transformée… Ma vie je la vois inextricablement entrelacée à vous deux. Les sentiments sont là irrationnels mais le nœud se bâtit au fil des jours. L’important est de le vouloir conjointement et de travailler à trois pour notre bonheur ainsi que pour celui de nos enfants.

Léliane et Claudel et Darien comprennent brusquement que rien d’autre n’est à ajouter. Que tous les enjeux se trouvent sur la table… et dans leur lit. Muets ils se dévisagent. Claudel panique : le défi est de taille particulièrement pour lui. Le bras de Darien encercle son épaule curieusement rassurant. Leur baiser aussi. Darien attire la tête de Léliane vers lui et s’empare de ses lèvres consentantes. Claudel remplace. Sa langue s’emmêle à celle de son amie. Des amours les prémisses. Quatre mains si douces virevoltent sur son corps. Claudel les yeux fermés se laisse emporter par ses sens. Ses deux mains cherchent à tâtons et trouvent des sexes opposés. L’un de marbre mais vibrant intensément sous sa poigne. L’autre doué de vie et chaud et humide à l’intérieur et gonflé et durci à l’extérieur. Deux bouches se complètent sur le sien. Il crie. Léliane se déplace sur le ventre… « Par la voie féminine » murmure Darien à Claudel. Le premier pétrit rythmiquement les fesses charnues du second puis enferme le scrotum dans sa paume et le presse doucement. Le pénis de Claudel tacitement dépourvu de condom s’enfonce à l’intérieur de Léliane. Celui de Darien pénètre au dedans de lui. Le lent va-et-vient l’excite et se répercute en elle. Enculé par son homme il peut posséder sa femme. Elle hurle sa jouissance femelle et encore quand le martèlement du rut de ses mâles s’intensifie et qu’ils atteignent leur paroxysme.

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Qu’est-ce qui va leur arriver?

Des calamités sur pattes : les jumeaux Sidonie et Aurian; la première engendrée par Darien et le second issu de Claudel. De quoi tenir les heureux parents en haleine et occupés pour les deux prochaines décennies.

Et l’étonnant oiseau?

Jaspée va accepter sereinement les changements dans ses habitudes de vie. Une marque de sagesse octogénaire sans aucun doute.