Nouaisons
Précédé de Trop tôt… Suivi de … Trop tard
Louise Gauthier
Trop tard
Elle est retrouvée.
Quoi? L’Éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.
Arthur Rimbaud, fragment, L’Éternité
Profils dans une famille modèle en avant premier acte
Frédéric en daguerréotype. Dix-sept ans et nanti de toutes ses trente-deux dents immaculées dans sa large bouche aux lèvres pulpeuses. Éclatant de santé juvénile. Il transporte sur de longues jambes musclées sa blondeur joufflue et pratiquement imberbe (à son immense déception lui qui rêvait d’arborer et de rire dans une barbe broussailleuse) grassouillette mais sans excès. Le jeune homme porte un regard de clair azur naturellement rieur sur les êtres et les choses.
Frédéric en vidéographie. Ce boute-en-train adore amuser la galerie. Sûr de lui, un rien flagorneur. Il prend toujours la vie du côté du soleil. Charmeur de tempérament mais davantage auprès de la gent féminine. C’est le plus populaire auprès de ses camarades de techniques informatiques.
Frédéric en performances. Intelligent. Il a commencé l’école primaire privée de solide réputation à peine âgé de cinq ans (son père s’était démené pour obtenir la dérogation obligatoire tel que la loi sur l’instruction publique le lui permettait). Il performe depuis l’âge tendre au-dessus de la moyenne à la grande fierté de son papa lequel surveille (épie) son cheminement scolaire (et tout le reste) au plus près.
Frédéric en palmarès. Sportif. En judo qu’il pratique depuis l’âge de raison (l’idée de son père; lui aurait préféré de beaucoup jouer au hockey mais il s’était mis à aimer cette discipline martiale finalement et avec le temps). Il s’est très bien qualifié (seulement troisième déplorait son géniteur) aux récents championnats de Tokyo (où il a regretté de ne rien voir du pays mais les impératifs de la compétition étant ce qu’ils étaient…). Ceinture noire troisième dan. Les experts s’accordent à dire qu’il calibre de niveau olympique. Jeune espoir; la relève.
Famille unie sans histoire particulière. La mère a la dernière moitié de la quarantaine entamée. Infirmière-cadre dans un grand hôpital du centre-ville très occupée et toujours épuisée en raison des longues heures passées à accomplir un travail éreintant (pas une sinécure; on doit avoir la vocation désormais et avec toutes ces réductions de personnel en plus) et des responsabilités familiales. C’est écrasant deux adolescents soient Alexandre à quatorze ans et Maxime son cadet d’une année ainsi qu’un jeune adulte.
Famille traditionnelle parmi les milliers d’autres en ce Québec post-moderne. Le père a la cinquantaine chauve et bedonnante et affirmée; chef d’entreprise prospère dans le domaine de l’électronique il œuvre avec acharnement sans jamais relâcher les rênes. Opiniâtre et perfectionniste mais surtout exigeant pour lui-même et envers les siens (incluant ses employés). Un investissement judicieusement réalisé rapportera inévitablement est devenu son leitmotiv. S’il paie pour les études celles-ci doivent être réussies et avec excellence. Il se juge aimant bien qu’autoritaire mais sans excès. Bon père de famille ne buvant pas et ne fumant pas (personne ne doit s’adonner à ce vice malsain dans la maisonnée) et ne se mettant jamais en colère. Reste fidèle à son épouse (ex-fumeuse obligée) qu’il aime profondément depuis vingt-deux ans. Toujours tiré à quatre épingles (sauf les fins de semaines rares où il ne travaille pas). Ses trois fils ont grandi entourés d’amour sous sa férule bienveillante et attentive mais ferme. De belles plantes se plait-il à qualifier ces prolongements de lui-même avec un orgueil incommensurable dans le regard.
Frédéric porte la charge d’ainé de la famille (et on lui rappelle souvent qu’il doit se comporter de façon exemplaire du fait). Ses frères l’adorent et l’admirent. Le père modèle. La mère modèle. Le fils modèle.
Et la Mère, fermant le livre du devoir,
S’en allait satisfaite et très fière, sans voir,
Dans les yeux bleus et sous le front plein d’éminences,
L’âme de son enfant livrée aux répugnances.
Arthur Rimbaud, fragment, Les poètes de sept ans
Acte initial − Scène unique de la vie familiale
Aucune fêlure n’est visible à l’œil nu jusqu’à cette discussion rien moins que banale alors qu’ils suivaient à la télévision un épisode de La petite vie en ce glacial lundi soir de janvier. C’était une reprise qui tournait autour des épousailles de deux hommes l’un efféminé et l’autre très viril tels des archétypes. Monsieur un téléspectateur de rare occasion (il rentrait coutumièrement vers vingt heures précises juste après le générique et pour éviter de mettre les mains à la pâte) se montrait agacé et le seul à ne pas se tordre de rire apparemment insensible à l’humour désopilant. À table un Frédéric plus expansif qu’à l’accoutumée leur raconte en toute candeur apparente que deux de ses copains de classe vivent une liaison homosexuelle et ne craignent pas de l’afficher au vu et au su de tout un chacun. Le père sort de ses gonds et étale son intolérance envers ces « anormaux ». « Ils devraient se faire soigner ces malades mentaux! On devrait les expulser du collège ceux-là et les autres de même acabit qui sévissent et les arrêter pour atteinte aux bonnes mœurs! » Il conclut par la phrase massue. « Si jamais l’un de mes fils pour son malheur présentait des tendances de fifi je l’étranglerais de mes propres mains! » La mère essaye de temporiser (« Henri l’homosexualité n’est plus considérée étant une maladie depuis belle lurette! ») mais laisse choir devant l’exaspération grandissante de son mari. (« L’Église catholique énonce que c’est anormal! La sodomie constitue un crime très grave sanctionné par la Loi du Seigneur! ») La femme fatiguée monte se coucher après avoir débarrassé sachant bien qu’une poursuite de la discussion serait vaine surtout à ce sujet. Depuis une décennie elle savait que son époux avait subi un viol dans son extrême jeunesse perpétré par un religieux pédophile. Il le lui avait avoué en pleurant de honte au terme d’un cauchemar où il s’était réveillé en hurlant à pleins poumons. Ils n’en avaient plus reparlé et n’y reviendraient certainement plus. Il conservait des séquelles de cette agression sexuelle dont son attitude hystérique envers l’homosexualité qu’il confondait obstinément avec pédophilie ainsi que la récurrence de l’évènement dans ses rêves terrorisés. Les enfants n’en savaient rien puisque Monsieur était hermétique et toutes ses émotions (à de notables exceptions) demeuraient parfaitement intériorisées.
Le drame se déroule en trois actes. Ce qui s’est passé durant cette soirée mémorable (elle l’est devenue par la suite quand on a tenté d’expliquer) constitue les prémisses de la tragédie.
Il craignait les blafards dimanches de décembre,
Où, pommadé, sur un guéridon d’acajou,
Il lisait une Bible à la tranche vert-chou;
Des rêves l’oppressaient chaque nuit dans l’alcôve.
Il n’aimait pas Dieu; mais les hommes, qu’au soir fauve,
Noirs, en blouse, il voyait rentrer dans le faubourg
Où les crieurs, en trois roulements de tambour,
Font autour des édits rire et gronder les foules.
Il rêvait la prairie amoureuse, où des houles
Lumineuses, parfums sains, pubescences d’or
Font leur remuement calme et prennent leur essor!
Arthur Rimbaud, fragment, Les poètes de sept ans
Acte initial − Arrière-scène solitaire
Frédéric n’avait pas relevé les commentaires bien plus que désobligeants. C’était inutile de toutes les manières puisque les rares fois où son père s’enflammait vraiment pour un sujet la discussion s’avérait virtuellement impossible. Il sentait sa gorge serrée dans un étau de mains qui étranglent… Ce qui devait demeurer secret brusquement lui pesait à vouter ses épaules. Aussi loin qu’il remontait dans ses souvenirs il s’était toujours su différent. Bien sûr il avait vite appris à dissimuler pour ne pas souffrir du rejet et des moqueries de son entourage sauf la fois où il avait perdu son meilleur ami. Il avait compris sa première et dure leçon de vie. Il devait avoir quatorze ans à l’époque. Ce dimanche pluvieux fatidique ils se promenaient dans les sous-bois non loin de chez lui à la recherche de champignons variés qu’ils cueillaient en vue d’une présentation conjointe prévue pour le lendemain en classe de botanique. Le fruit de leur cueillette également réparti dans des paniers ils s’apprêtaient à rentrer. Frédéric avait déposé le léger fardeau sur le sol et s’était planté devant Serge et avait placé ses paumes en étau sur ses joues imberbes et l’avait maladroitement embrassé. L’autre avait pétrifié; il l’avait juste regardé et ne s’était pas donné la peine de le repousser et il s’était éloigné rapidement. Frédéric l’avait suivi de loin un moment mais Serge avait disparu de son champ de vision et de sa vie. Deux exposés mycologiques ont dû être préparés et Serge l’avait évité systématiquement par la suite allant jusqu’à détourner son regard lorsqu’au hasard des allées et venues scolaires ils se croisaient. Leur amitié soi-disant indéfectible s’était envolée en fumée sulfureuse. Heureusement et en maigre consolation Serge était resté discret.
Le soir de la vaine discussion Frédéric était monté se coucher comme d’habitude. Il s’était masturbé fébrilement avec des mains étrangères et l’encéphale envahi de séquences en gros plan d’ébats où ne figuraient pas de sexes féminins. Au cours de la nuit il s’était réveillé dix fois en sueur et en larmes à cause des cauchemars ou plutôt des rêves qui se transforment ainsi en exutoires de son mal de vivre.
Fin du premier acte.
Intermède unique pour expliquer l’imaginaire
À la suite de la conversation au laboratoire d’informatique où Frédéric à son très grand soulagement évite une sortie quasiment obligée avec Catherine « aux mimiques si comiques » en se forgeant de toutes pièces « une blonde » il trouve fort commode de fréquenter assidument cette beauté irréelle (sans toutefois négliger ses études rassure-t-il son paternel inquiet). Ses parents et ses frères le taquinent gentiment sur la timidité de son invisible « petite amie Julie ». Bien déterminé toutefois à inventer une rupture tout aussi imaginaire lorsque la soupe deviendrait brulante et leur insistance à la rencontrer trop dérangeante. Il pousse même la vraisemblance et le réalisme jusqu’à converser brièvement à cause des risques d’être découvert en flagrant délit au téléphone avec sa belle de temps en temps chuchotant sous le regard indulgent de sa mère. Il réussissait même à rougir de confusion à certains de ses propos coquins. Frédéric s’était enlisé dans le mensonge et la dissimulation. Il avait coupé le canal de communication et il en ressentait beaucoup d’amertume mais sans le montrer cela non plus.
On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.
Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
Des cafés tapageurs aux lustres éclatants!
On va sous les tilleuls verts de la promenade.
Nuit de juin! Dix-sept ans! On se laisse griser,
La sève est du champagne et vous monte à la tête…
On divague; on se sent aux lèvres un baiser
Qui palpite là, comme une petite bête…
Arthur Rimbaud, fragments, Roman
Passage à l’acte, second celui-là − Scène de rencontre
Un samedi soir de sortie au cinéma en compagnie de « sa Julie » Frédéric y est effectivement allé pour voir au centre-ville un film d’action : violence extrême primaire et giclées de sang en surdose. Nauséeux il évacue les lieux au bout de vingt minutes juste après le sixième cadavre de femme nue éviscérée par le tueur en série avec vue en plongée sur les détails sanguinolents.
Bien trop tôt pour rentrer : on trouverait cela suspect. Il déambule quelque temps sans but précis les mains dans les poches. Un restaurant violemment éclairé au néon lui parait relativement accueillant. Pourquoi pas. Là ou ailleurs… Il commande à la serveuse platinée et baguée d’or hot-dog géant « pas le choix et pour boire on doit manger chéri » ainsi que bière blonde « comme toi mon beau lapin ». Il doit régler sur-le-champ et ce faisant gratifie l’accorte dame de son sourire à cent dollars pièce; elle en fond presque. La commande lui est servie à la vitesse de l’éclair. Un autre sourire de même somme est payé de retour en double. Il aimait bien créer son petit effet partout où il passait. Le client solitaire n’avait pas faim ni à peine soif et se sentait plutôt perdu. Le masque tombe mais sans réel soulagement. Les yeux baissés sur son breuvage il contemple l’air absent les minuscules bulles pétillantes qui montent et éclatent de moins en moins nombreuses.
Le jeune homme vient s’asseoir sur la banquette lui faisant face sans se donner la peine de demander la permission.
Je me nomme Maximilien comme l’empereur mais tu peux m’appeler Max si tu le veux. J’ai constaté que tu n’entamais même pas ton chaud-chien. Cela fait vingt bonnes minutes que je t’observe. Je le gaspillerais bien dans mon impérial estomac. Je suis fauché et j’ai faim. Si tu me donnes une cigarette en sus je daignerai embrasser tes pieds nus.
Frédéric pousse l’assiette intacte vers le sans-gêne. Il fait signe à la serveuse : une autre bière articule-t-il muettement.
Je ne fume pas.
C’est dommage.
L’empereur engouffre la moitié du froid chien-chaud géant avec extase. Frédéric réprime un sourire qui aurait pu paraitre gravement impoli et un frisson. La commande arrive promptement. La serveuse ne lui demande pas de régler tout de suite cette fois mais elle jette un œil nettement désapprobateur et un rien méprisant vers le nouvel arrivant puis se dirige vers un autre client en haussant les épaules. Manifestement Maximilien avait aussi soif que faim. Il parle la bouche pleine et avec un feint accent québécois à scier du bois juste après avoir englouti le reste du frugal repas froid d’une dernière bouchée.
Toutes mes excuses des fois j’oublie les bonnes manières.
Cela ne fait rien.
L’empereur rompt le silence d’un ton majestueux.
Votre Seigneurie s’appelle comment?
Frédéric ou Fred c’est selon.
Ah!… Il est capable de sourire mentionne-t-il à son bock à moitié vide.
Frédéric rit franchement cette fois. La tension permanente qui l’habite est temporairement mise en veilleuse. Le relâchement le soulage d’un poids de cinquante tonnes. Ils sirotent leur bière sans parler. Frédéric observe son « invité » sans y mettre trop d’insistance. Maximilien a la jeune vingtaine, une face émaciée d’ange déchu, de limpides yeux d’émeraude tantôt vifs et fiévreux tantôt lointains et rêveurs, un haut front intelligent, une barbe naissante claire et légère encadrant une bouche large aux lèvres minces mais délicieusement découpées, un nez fin et droit, des sourcils délicats presque féminins, la mâchoire arrondie. Ses cheveux longs et soyeux d’un beau roux foncé flottent librement sur d’étroites épaules; la grâce du mouvement lorsqu’il les rejette machinalement en arrière. Des attaches fines, des mains aux doigts interminables. De même stature que lui mais en beaucoup plus mince et beau. La voix rauque et puissante et la pomme d’Adam saillante. Max est vêtu selon le standard d’époque : jean Levi’s et chandail avec Snoopy se jetant sur sa pâtée « power lunch » en fond teint en gigantesques et tremblantes majuscules pourpres ceinturées de noir. Le tout à tenter le diable en personne. Frédéric est effrayé de ses propres réactions indisciplinées et des émotions intenses qu’il vit soudainement à bride abattue. Max termine sa bière puis mine de rien fait subir effrontément du regard et d’une seule traite le même sort à celle aux trois quarts pleine de son vis-à-vis en s’esclaffant de sa mine ahurie. Le rire franc de Frédéric rejoint l’autre en écho.
Le client déchu règle machinalement le reste de l’addition salée en omettant de servir son « sourire-Colgate-à-charmer-les-accortes-serveuses-aux-lèvres-pincées-et-à-la-face-de-bois ». Sa tête est ailleurs. Les deux sortent ensemble et marchent côte à côte silencieux un bout de temps.
Je dois rentrer.
Maman t’attend?
Non papa.
Un caillou entame une courte trajectoire. Max le prend par l’épaule. L’entouré oublie net de respirer.
Viens chez moi au lieu. Mon château celui qui me sert de résidence secondaire évidemment niche à proximité. On s’achète de la bière et on déguste en rotant parce qu’on aura oublié de toutes les façons les bonnes manières.
Le « on » était plutôt un « tu » pour le numéraire du moins. Frédéric acquiert le liquide doré « la marque importe peu celle que tu bois d’habitude; un pack de six peut-être? » au dépanneur vingt-quatre heures que l’autre lui désigne du doigt et un paquet de cigarettes « Export A sans filtre s’il te plait ». Le fidèle vassal doit y retourner pour chercher des allumettes.
Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend;
Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l’amour!
Arthur Rimbaud, fragments, Le bateau ivre
Passage à l’acte, second celui-là − Scène primale
« Quelques » bestioles s’enfuient lorsque Maximilien allume l’unique ampoule nue tombant du plafond. Un matelas bosselé dégarni totalement et de propreté douteuse posé de guingois sur le sol incrusté de saleté trônait dans la chambre minable aux murs lézardés et tachés d’humidité malsaine.
Bienvenue dans mon humble palais seigneur Frédéric. Une bière?
L’invité accepte d’un signe de tête. L’hôte décapsule la bouteille avec ses dents ébréchées et la lui tend. Lui-même s’en ouvre une de la même manière. Ils se déchaussent et s’assoient en tailleur sur le grabat seul endroit possible dans cette chambrette dénuée du strict minimum vital. De nombreuses autres bouteilles et des canettes jonchent le plancher. Un carton de pizza vide et graisseux témoigne d’une éphémère rentrée d’argent.
Alors vous habitez chez vos parents mon doux seigneur?
Oui votre majesté.
Je n’ai rien contre la familiarité.
Frédéric déglutit.
D’accord Maximilien.
Max suffira.
Max reprend après un court silence se sentant sans doute obligé d’expliquer son manifeste dénuement.
Je ne suis plus qu’un roi sans royaume et un empereur quasiment errant faute d’être conquérant.
Pourquoi?
La folie mon doux seigneur. Celle qui parfois me saisit. Je plonge dans le délire le plus délirant. Et des Voix me racontent l’inénarrable dans une pure cacophonie. Les psys disent que je perds contact avec la réalité. Mais c’est la leur sordide. Je suis le fou et non le roi. Mais mon monde est beau.
Il effleure subitement l’arête de la mâchoire de Frédéric dont le cœur rebondit jusqu’à la gorge après avoir transité par les talons.
Comme toi mon seigneur.
Ses magnifiques yeux insistants se rivent aux siens. Icelui s’empourpre jusqu’à la racine des cheveux. Maximilien se rapproche et dépose plus loin sur le plancher les bières à peine entamées qui se déversent en s’entrechoquant. Il pose une main douce sur la nuque de Frédéric et l’embrasse. Leurs langues frémissantes se touchent. Le gout du houblon et du tabac blond, le picotement de la barbe clairsemée, l’odeur de savon bon marché et de sueur, la douceur de ses lèvres, tout cela excite davantage les sens de l’embrassé lesquels l’étaient déjà passablement. Maximilien le renverse vivement sur le dos et le couvre à demi de son corps un côté de cuisse appuyé au bas ventre et son entre-jambes fortement serré contre la hanche approfondissant aussi du même mouvement ce premier baiser. Plongeant sa langue dans la bouche goulument accueillante et la retirant pour mieux l’enfouir un instant après jusqu’à ce que le souffle leur manque. Maximilien s’agenouille sur ses jambes. Ses yeux brillent de désir. Ceux de Frédéric en luisent éloquemment.
Tu es puceau n’est-ce pas?
Rougissant de plus belle Frédéric confirme d’un signe de tête. Maximilien sourit tendrement. Il effleure la naissance du cou d’un doigt arachnéen et caresse la pomme d’Adam et fait sauter quelques boutons de sa chemise en tirant violemment dessus. Frédéric s’en défait en la faisant passer par dessus sa tête voulant préserver ce qui en restait et la projette au loin. Maximilien lèche consciencieusement chaque millimètre carré du torse nu glabre et musclé arrachant des plaintes à l’objet de ces familiarités impériales. Le pantalon et le slip et les chaussettes ne tardent pas à subir le même sort que la chemise et s’empilent. Son pénis en érection est complètement happé par la bouche et la gorge gourmandes de l’empereur. Frédéric feule sourdement tous ses sens sont canalisés sur cet axe comblé. Son sperme manque d’étouffer Maximilien.
C’était grand temps on dirait!
Frédéric approuve muettement se libérant encore spasmodiquement les yeux fermés et le cœur battant à vitesse grand V. Maximilien se lève debout sur le matelas et se dénude intégralement sous le regard de convoitise du voyeur comblé. Splendeur à nue de cette œuvre de chair de ce corps d’homme. Il se laisse chuter et s’étend sur le dos visiblement en proie à une érection appelant l’hommage.
Suce-moi!
Frédéric se jette sur sa verge et le tète maladroitement mais efficacement. Maximilien gémit de plaisir. Il pose sa paume sur la nuque penchée et guide sa fellation impatiente. Lorsqu’il a besoin de le prendre Maximilien le bouscule abruptement et le force à basculer à plat ventre.
Je vais te mettre!
Il l’encule sans ménagement. Frédéric hurle si fort que l’autre plaque aussitôt la main sur sa bouche.
Tais-toi!
Frédéric le mord au sang puis se met à geindre. Maximilien modère le tempo en reprenant le contrôle de ses sens. Il savoure chaque instant du rut comme si c’était le dernier le prolongeant à la limite du supportable et pour l’un et pour l’autre. Frédéric émet des petits cris plaintifs qui ont raison de son endurance pourtant aguerrie. C’est en grognant et en proie au plaisir à l’état pur qu’il se déverse longuement au tréfonds de l’étroite intimité si allègrement mise à mal. Frédéric pleure mais pas seulement de douleur s’aperçoit Maximilien lorsqu’il l’aide à se retourner quelque peu contrit après l’avoir libéré de son emprise sodomite. Le sexe de son amant bande haut. Il le lèche, méticuleusement incluant les bourses et provoquant d’intenses soubresauts chez son partenaire. Il se place sur les genoux et les mains en attente de copuler.
Encule-moi maintenant!
Frédéric s’agenouille derrière lui galvanisé par la posture animale et le monte. Il le fouaille impétueusement en râlant en le maintenant fermement par les hanches et prenant enfin son plaisir en jouissant avec toutes ses fibres de cet accouplement si longtemps rêvé. Quand l’autre entreprend de se masturber son excitation augmente de plusieurs crans. En voyant jaillir son sperme sur le champ de bataille il n’y tient plus et jouit violemment en criant s’enfonçant jusqu’à la garde dans les accueillantes entrailles. Dénoués, les jambes flageolantes, tremblants ils s’échouent sur la couche dans les bras l’un de l’autre toute violence bue et pardonnée. Maximilien recueille de sa langue les larmes qui zèbrent encore les joues de Frédéric et qui continuent de s’écouler en ruisseau. Celui-ci sourit à travers ses pleurs. Il se resserre plus fort au flanc de Maximilien son amant.
Et ça me fait pleurer sur mon ventre, ô stupide,
Et bien rire, l’espoir fameux de ton pardon!
Je suis maudit, tu sais! Je suis soul, fou, livide,
Ce que tu veux! Mais va te coucher, voyons donc,
Juste! Je ne veux rien à ton cerveau torpide.
Arthur Rimbaud, fragment, Le Juste restait droit
Passage à l’acte, second celui-là − Scène de rupture
Frédéric caresse avec tendresse le doux corps qui repose entre ses bras et lové serré tout contre lui.
Je t’aime.
Pars maintenant et ne reviens plus.
Maximilien hérissé à fleur de peau se dégage de l’emprise amoureuse. Il s’assoit en tailleur à hauteur de la taille de son amant.
Mais pourquoi me jettes-tu ainsi?
Son désespoir transparait à travers sa voix et dans ses yeux. Maximilien l’envisage franchement. Son regard tourmenté terriblement lucide perce douloureusement le cœur de Frédéric.
Tu entends avec tes oreilles mais tu n’écoutes pas. Tu ne raisonnes pas tu résonnes.
Alors explique à mon esprit obtus!
Je suis fou la plupart du temps je vis complètement disjoncté de ce que tu appelles la réalité. Lorsque je ne puis plus y fonctionner mes voisins appellent le 911 et je séjourne peu ou prou longtemps à l’hostellerie logé-nourri-blanchi et médicamenté gratis. Puis je reviens ici jusqu’à la prochaine fois.
Il secoue Frédéric par les épaules ainsi qu’un prunier. Ses doigts s’y impriment en longues marques rougeâtres.
Je suis damné! Je ne peux pas t’aimer dans ton monde ne comprends-tu donc pas? Ni être aimé de toi : tu ne connaitrais bientôt plus que la douleur de me voir sombrer tout à fait impuissant à y faire quoi que ce soit. Dans une période de raccord à cet univers j’en arriverais à t’occire ou à me suicider ou à nous trucider pour faire cesser la souffrance que j’aurai fait naitre ou imaginée au fond de ton regard.
Je t’aime.
Je ne t’aime pas ici mais ailleurs dans une autre dimension du temps tellement belle celle-là mais ne pouvant être partagée. Va-t’en! Adieu mon seigneur.
Ils n’échangent plus de paroles. Tout mot supplémentaire serait devenu excédentaire. Frédéric se rhabille lentement le dos tourné et la mort dans l’âme et le cœur fragmenté. Avant de refermer la porte sur Maximilien il le contemple longtemps afin de s’imprégner de lui pour l’éternité. Il sait qu’il ne le reverra plus jamais dans ce rêve du moins. Maximilien s’est recroquevillé sur lui-même de côté sa tête touchant ses genoux et fermé aussi hermétiquement qu’une huitre. Frédéric s’aperçoit qu’il a enroulé autour d’une main ses chaussettes trouées qu’il avait omis de remettre en se revêtant distraitement.
Mais, vrai, j’ai trop pleuré! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate! Ô que j’aille à la mer!
Arthur Rimbaud, fragment, Le bateau ivre
Passage à l’acte, second celui-là − Scène de désespoir
Frédéric erre paumé solitaire en larmes. Heureusement tout le monde dort quand il rentre las et fourbu aux petites heures matinales puisqu’il n’aurait pas trouvé le courage d’inventer quoi que ce soit en prétexte qui explique ses yeux rougis et ses vêtements en lambeaux et sa saleté et sa mine d’outre-tombe. Il prend une douche interminable et brulante. Il pleure toutes les larmes qui restaient sur son amour avorté. Maximilien. Mais quand il descend relativement tôt quand même et tout frais et rosé rien ne transparait plus de sa souffrance. Sa mère aux yeux pudiquement baissés ose lui demander s’il a au moins pris toutes les précautions voulues. (C’était la première fois qu’il découchait et elle a supposé qu’il avait finalement eu des rapports intimes avec Julie.) Elle ne détecte pas la pointe d’amertume dans son rire en éclat.
Voyons maman!
Sa réponse formulée d’une manière vaguement embarrassée et outrée est son seul commentaire. Elle ne le voit pas hausser les épaules toute occupée à tartiner des rôties de margarine censément « meilleure-pour-la-santé ». SIDA et MTS et tutti quanti il s’en balançait eu égard au reste.
Fin du deuxième acte.
Premier intermède pour expliquer l’impossible
Une ultime soirée est organisée chez Catherine afin de fêter la fin tant attendue de leurs études collégiales. Tout le monde y est ainsi que quelques profs. Stéphane aussi évidemment. Lui et Frédéric se connaissaient depuis l’enfance; ils s’étaient perdus de vue après le primaire mais s’étaient retrouvés au cégep à leur grande surprise; camarades plutôt qu’amis soupirait l’attristé.
Frédéric boit davantage que de raison (trois bouteilles!) lui qui demeurait invariablement sobre (jamais plus d’une bière comme son père). Éméché il ose l’impossible. Il pose un genou sur le sol devant Stéphane et lui prend la main. L’ahurissement se peint sur les beaux traits de l’offensé. Frédéric lui offre en hommage une déclaration d’amour enflammée à l’embarras croissant et irrité du sujet de cette tirade malvenue. Frédéric termine sa diatribe passionnée en appliquant le baise-main de rigueur en la circonstance. Tout le parterre croule de rire croyant à la blague sauf l’objet du désir amoureux qui pouvait plonger son regard dans celui de son amoureux transi et désespérément sincère.
Un peu plus tard juste avant de quitter la fête qui bat son plein Stéphane le prend en aparté et l’enserre fraternellement et lui chuchote : « Je regrette car je t’aime bien mais je ne nage pas dans ces eaux-là. C’est sans espoir. » Il part abruptement. De toutes les manières Frédéric s’y attendait. L’histoire de ma vie soliloque-t-il avec amertume. Plongé dans ses sombres pensées il ignore le léger contact appuyant sur son épaule. Il décide de mettre les voiles lui aussi. Frédéric désabusé sort sans saluer personne.
Olivier contemple un long moment la porte refermée sur l’objet de sa flamme. Ses yeux voilés de tristesse rencontrent brièvement le regard de Louis qui comprend à ce moment-là l’amour muet du pâle et frêle jeune homme pour le flamboyant Frédéric. Son cœur se serre de compassion. Fred ne le voyait même pas trop absorbé par sa propre introspection. Sans vouloir jouer l’entremetteur il décide à la première occasion de lui toucher une phrase sur cet amoureux pitoyablement ignoré.
Second intermède pour expliquer la rupture avec l’imaginaire
Une semaine avant la majorité de Frédéric les siens insistent pour que « ta petite amie » Julie soit présente au repas d’anniversaire « le-plus-important-de-ta-vie ». La dulcinée de rêve avait accepté obligeamment par la bouche de son chum.
Quelques jours avant la fatidique échéance de ses dix-huit ans Frédéric annonce avec des trémolos dans la voix qu’ils avaient rompus.
Elle trouve que je ne lui consacre pas suffisamment de temps et que mes sentiments à son égard sont trop tièdes. Nous nous sommes querellés. Je suis déçu mais je commençais à trouver que cela devenait trop conjugal d’autant plus qu’elle échafaudait des scénarios d’avenir commun.
Mon fils tu bénéficies de pas mal de temps encore avant de te passer la corde au cou. Et puis une de perdue… commente son père d’un œil égrillard qui se voulait complice.
Frédéric ne renchérit pas. Il se contente de montrer un faible sourire non compromettant. Qu’aurait fait son paternel s’il avait su que Julie n’avait jamais existé? Et qu’Il s’appelait Maximilien… L’étrangler (lui passer la corde au cou) probablement et le mépriser certainement.
Troisième intermède pour expliquer le huis clos
Frédéric avait terminé ses études collégiales et s’était accordé plusieurs semaines de vacances. Temps de passer aux choses sérieuses lui rappelle à l’ordre son géniteur les sourcils froncés telles chercher du travail « pas de tire-au-flanc dans la famille » mais le cœur n’y est pas. Alors son père le presse instamment et encore une fois d’entrer à l’université dès l’automne. Il se range à son avis faute d’arguments (et de job). Son paternel égal à lui-même se montrait toujours le meilleur côté argumentation massue.
Frédéric savait que son papa l’aimait profondément. Lui aussi. C’est pourquoi la dissimulation et le mensonge devenaient si difficiles et répugnaient tant à sa nature foncièrement droite. D’une certaine façon il ressemblait à son père et il ne voulait pas déchoir. Il s’était toujours efforcé d’être à la hauteur des aspirations paternelles qu’il identifiait aux siennes pour mériter son amour. Incapable de faire face il s’isole davantage au fond de lui tout en prenant un soin maniaque à cultiver son « image de marque ».
Personne ne remarque la fêlure ni son mal de vivre de plus en plus aigu sauf Louis qu’il rencontre sporadiquement pour « prendre un pot » et écouter de la musique jazzée et « se rappeler le bon vieux temps ». « À la première occasion » Louis l’aiguille sur Olivier mais la question s’avérait délicate et leurs relations avoisinaient de fort loin une profonde amitié. Louis ne réussit pas à transmettre un message limpide ni d’ailleurs à amorcer un dialogue plus impliquant. Frédéric veillait à faire tourner court tout assaut de confidences puisque c’était déjà trop tard. Frédéric s’était irréversiblement refermé en huis clos hermétique avec lui-même.
Sur la place taillée en mesquines pelouses,
Square où tout est correct, les arbres et les fleurs,
Tous les bourgeois poussifs qu’étranglent les chaleurs
Portent, les jeudis soir, leurs bêtises jalouses.
Arthur Rimbaud, fragment, À la musique
Acte ultime − Scène publique
Au milieu d’une (autre) nuit sans sommeil (il s’y contraignait de plus en plus fréquemment depuis quelques mois répugnant à retrouver ses inavouables cauchemars familiers; il ne s’endormait que d’épuisement) gêné par la forte canicule Frédéric se vêt sommairement et sort en catimini pour respirer. Il marche longtemps et se retrouve au parc Rimbaud censément désert à cette heure où tous les chats paraissent noirs.
Des gémissements étouffés derrière un fourré. Ils étaient deux. Jeunes et le corps avenant à ce qu’il peut en juger à la clarté falote émise par un relativement lointain réverbère. Ils ressentent d’instinct sa présence, tournent vivement la tête un moment pour l’examiner puis apparemment rassérénés par son attitude reprennent leurs « activités » sans plus se préoccuper de lui.
Frédéric s’avance presque à les toucher. Ils avaient rabattu leurs pantalons jusqu’aux chevilles et remonté leurs chemises. Tête-bêche chacun s’activait fébrilement de la bouche et de la main sur le pénis de l’autre et en périphérie. Au bout d’un moment de longueur indéfinie Frédéric libère sa virilité tendue à l’extrême de l’étau de son jean. Il se masturbe frénétiquement le regard fasciné et les sens exacerbés par le spectacle qui se déroule devant lui. Ils reportent leur attention sur l’intrus et sur son occupation solitaire. Ils se lèvent maladroitement. Oui. L’un d’eux l’attire devant lui et achève de le trousser. Il presse ses fesses puis l’enfourche en ahanant. Frédéric crie faiblement. L’autre suce brièvement sa verge puis se détourne. Frédéric feulant le monte ipso facto. Les va-et-vient des pénis (et de la main pour celui qui ne disposait pas d’un fourreau plus approprié) s’agitent rapides et syncopés entrecoupés de gémissements retenus issus de l’une ou l’autre gorge jusqu’à ce que la jouissance brute leur scie les jambes et qu’ils se déversent dans leur réceptacle respectif cul ou main.
Châtiment!… Ses habits étaient déboutonnés,
Et le long chapelet des péchés pardonnés
S’égrenant dans son cœur. Saint Tartufe était pâle!…
Donc, il se confessait, priait, avec un râle!
L’homme se contenta d’emporter ses rabats…
Peuh! Tartuffe était nu du haut jusques en bas!
Arthur Rimbaud, fragment, Le châtiment de Tartufe
Acte ultime − Scène du châtiment
C’est durant ce moment de vulnérabilité extrême qu’ils choisissent de leur tomber dessus : quatre jeunes à l’air de « bons-fils-à-papa » et à la recherche de ce genre de coup fourré; une autre façon de ne pas s’assumer peut-être. Ils observaient les « fifis » depuis un bout en attente de l’instant propice et s’étaient frotté les mains quand la « tapette » blonde s’était jointe à l’orgie.
Frédéric bloque le premier coup de poing en trajectoire vers sa machoire. Il assène un « coup de boule » douloureux à son adversaire immédiat. Celui-ci gronde sourdement et retombe en arrière mais parvient toutefois à conserver son équilibre quand il heurte un de ses acolytes de mêlée. Les quelques fractions de seconde de répit permettent à l’attaqué de remonter sommairement son pantalon. Un deuxième malabar lui saute dessus la matraque brandie. Frédéric attendait cet enfant de salaud. Il pivote vivement sur le côté et absorbant l’élan de l’ennemi le projette au gazon avec la technique de la « corde à linge ». En pays de connaissance. Il est heureux pour la première fois de ne pas s’être mis au hockey.
Frédéric aurait pu s’enfuir à ce moment-là mais le preux chevalier fort de ses capacités pugilistes a voulu porter secours aux deux autres victimes pour l’instant en fort mauvaise posture tout à fait déséquilibrées et paralysées au sol par leurs vêtements défaits et recroquevillées instinctivement en position fœtale et abreuvées d’insultes et d’injures autant que de coups portés avec vilain acharnement sur leurs avant-bras et leurs mains protégeant pas très efficacement leurs organes génitaux et leurs cuisses et leurs fesses. Frédéric amorce un mouvement vers ce qui lui semble être le plus brutal des assaillants. Il ne voit pas le cinquième. Il perd équilibre et conscience au coup matraqué violemment sur son occiput. Impuissants et gémissants pour les uns inconscient pour l’autre c’est à coups de talons et de gourmes qu’ils étaient tabassés quand les policiers alertés par un patrouilleur solitaire surgissent.
Les agresseurs ivres de haine résistent mais sont promptement maitrisés et mis en état d’arrestation. Les agents de la paix examinent les corps quasiment nus (on s’était chargé de dénuder à nouveau le bas-ventre de Frédéric pour faire plus mal) et sales et sanglants. Tous évanouis (les deux autres tournent de l’œil à l’arrivée des secours) mais vivants. Des « pédés » surpris en pleine action par des têtes brulées.
Vaguement présent mais les yeux clos Frédéric entend les plaisanteries salaces qu’échangent les uns et les autres en attendant les renforts. Cela lui fait plus mal que les coups et les injures des agresseurs. La lueur de compréhension l’atteint durement : mon père va savoir! Il hurle « non » dans un long cri de désespoir qui glace le sang de ceux qui l’entendent. Prompt à réagir un ambulancier lui enfonce une seringue dans l’avant-bras. Frédéric perd à nouveau contact avec la noire réalité.
L’étoile a pleuré rose au cœur de tes oreilles,
L’infini roulé blanc de ta nuque à tes reins
La mer a perlé rousse à tes mammes vermeilles
Et l’homme saigné noir à ton flanc souverain.
Arthur Rimbaud, L’étoile a pleuré rose
Acte ultime − Scène de dévoilement
Un policier qui semblait fort à l’étroit dans son uniforme étriqué se présente chez les Varennes en carillonnant impérativement réveillant la maisonnée au grand complet. Il annonce aux parents d’une voix placidement atone que leur fils Frédéric était actuellement sous soins à l’urgence de l’hôpital du Sacré-Cœur. Non apparemment rien ne mettant ses jours en danger mais assez amoché. Le père demande ce qui s’est passé. L’agent de police jette un coup d’œil vers les ados au regard curieux. Il insiste pour que leur conversation ait lieu en dehors de leur présence. Le paternel leur ordonne sèchement de s’enfermer dans leur chambre (mais Alexandre réussit à se faufiler et ne perd pas la moindre syllabe de l’échange).
Je ne comprends pas! Mon fils dort à poings fermés dans son lit! C’est nécessairement une erreur!
Le représentant de l’ordre établi lui remet le portefeuille ainsi que la montre de Frédéric. Le père blêmit et la mère hoquète et frissonne.
Que s’est-il passé?
Le flic baisse les yeux et raconte au plancher.
Frédéric et deux autres… jeunes hommes ont été sauvagement agressés par cinq voyous au parc Rimbaud et…
Le père l’interrompt; l’autre ne lève pas la tête.
Mon fils est ceinture noire en judo et presque champion du monde! Il a dû au moins en mettre quelques-uns sur le carreau!
Un peu mais les agresseurs étaient armés de matraques et votre enfant n’était pas particulièrement… en position de riposter ni les deux autres.
Et pourquoi donc je vous prie?
Parce que Monsieur… (l’agent déglutit) … leurs pantalons baissés entravaient leur liberté de mouvement.
Madame remonte vers sa chambre et s’habille hâtivement pour se rendre auprès de son fils; c’est son devoir de mère. Lorsque le policier prend congé manifestement soulagé d’en avoir fini avec cette corvée plus qu’embarrassante Monsieur visiblement en état de choc fixait toujours un point invisible sur le mur. Il ne se rend pas à l’hôpital.
Barbe de la famille et poing de la cité,
Croyant très doux : ô cœur tombé dans les calices,
Majestés et vertus, amour et cécité,
Juste! plus bête et plus dégoutant que les lices.
Je suis celui qui souffre et qui s’était révolté!
Arthur Rimbaud, fragment, Le Juste restait droit
Acte ultime − Scène de mépris
Quelques jours plus tard en fin d’après-midi Frédéric reçoit son autorisation de sortie. Un photographe rigolard le croque à la porte de l’hôpital le regard douloureux au bras de sa maman aux lèvres pincées mais à la tête haute (« on doit faire face sinon ce sera pire » lui avait-elle chuchoté).
Les échotiers se sont montrés prolixes en titres à sensation et en détails scabreux en racontant ce fait divers. « Des pédales passent à la moulinette! » « Ces sodomites s’enculaient en chaine. » « La question du jour : combien manquait-il de tapettes pour boucler la boucle? » Frédéric avait tout lu en attendant sa mère à l’entrée de l’hôpital. Depuis la nuit du drame il n’avait pas revu son géniteur ni même parlé au téléphone avec lui. Il savait maintenant et il l’avait appris de la pire façon qui soit.
Son père l’attendait aux premières loges (dans le hall) pas rasé et l’air hagard. Sur sa tempe gauche s’était imprimée incongrument l’empreinte d’un pouce noirci d’encre. Il avait feuilleté les feuilles de chou aussi. Il toise longuement le mouton noir puis jette atrocement méprisant : « Saleté d’homosexuel! » Il se détourne et s’éloigne vers la cuisine le dos vouté. Frédéric blêmit sous l’insulte. Il s’arrête de respirer et demeure sur place les yeux fixés sur les épaules. Il parvient difficilement à réfréner son envie de pleurer.
Hélène tente de consoler son fils tant bien que mal. Elle se promet de parler à son mari. Elle se mord les lèvres d’avoir tant tardé à initier la confrontation avec celui-ci (mais ces derniers jours avaient été tellement difficiles). Elle aide Frédéric à s’installer dans sa chambre et à se dévêtir. Beaucoup d’hématomes constate-t-elle la gorge en étau. « Ne t’en fait pas tout redeviendra comme avant une fois le choc initial passé. » Frédéric demeure parfaitement coi.
Non! Plus rien ne serait jamais pareil. Le soleil ne se lèverait plus sur la « saleté d’homosexuel ». C’est ce qu’il était devenu pour lui. Rien d’autre.
Il demande à sa mère de le laisser seul. Il lui indique la gorge obstruée qu’il préférait étant donné les circonstances ne pas souper en famille et qu’il descendrait plus tard prendre une collation. Elle sort le cœur serré après avoir déposé un baiser maternel sur son front. Frédéric retient à grande peine les larmes qui montent soudain.
Et, si le malheur m’entraine,
Sa disgrâce m’est certaine.
Il faut que son dédain, las!
Me livre au plus prompt trépas!
Ô Saisons, ô Châteaux!
Arthur Rimbaud, fragments, Ô saisons, ô châteaux
Acte ultime − Scène (peine) capitale
Frédéric regarde le plafond puis sa chambre où persistaient encore des relents de son adolescence dorée. Des modèles réduits de voitures assemblés avec un soin de perfectionniste trônaient un peu partout et des puzzles 3-D avoisinaient ainsi que d’autres babioles glanées au fil des années et qu’il ne s’était pas préoccupé de jeter. Et ses trophées chèrement gagnés et ses diplômes aussi jusqu’à ce que tout se mélange en pénombre puis en ténèbres.
Au cœur de la nuit il se lève péniblement. Il n’avait pas fermé l’œil et ne le voulait pas non plus (les cauchemars). Le désespoir le tenaillait ainsi que la culpabilité; celle de ne pas être à la hauteur des aspirations de son père et celle de ne pas être normal. Pensée fugitive pour Maximilien et sa sexualité animale. Son amant dans le secret de son être et dans une autre dimension avec qui il faisait l’amour torride toutes les nuits et qui le quittait définitivement chaque matin en unique rencontre répétée dans son âme et revécue dans son corps. Je ne peux pas être autrement que je suis! Son cri silencieux et désespéré résonne en défaite totale.
Dans le couloir des bribes de discussion trop étouffées pour être audibles lui parviennent de la chambre parentale. Son cœur bat la chamade. Il songe à quitter sur-le-champ le domicile familial. Non cela ne changerait rien fondamentalement puisqu’aucune fuite de son cauchemar permanent n’est possible. Il revoit le regard hanté de son père et sa bouche proférant des énormités.
Frédéric recense le matériel dont il aura besoin : une corde solide (il l’éprouve) qu’il déniche au garage, un couteau de cuisine effilé tel un bistouri qui était employé habituellement à trancher la viande et qui servirait au même but, un tabouret qu’il subtilise dans la chambre de son frère (qu’il embrasse sur le front en sortant; Maxime le récupérerait lorsqu’il aurait rempli son office), un crayon, un morceau de papier. C’était tout.
Frédéric ne prend pas la peine de se vêtir puisque cela n’importait plus désormais. Il écrit en lettres majuscules aux jambages sûrs : « Tu n’auras pas besoin de m’étrangler de tes propres mains. Papa et maman je vous aime. » Avec le couteau il grave sur son bras gauche puisqu’il était droitier et avec une application maniaque inconscient de la douleur et du sang qui se met à suinter puis à goutter : Maximilien. Frédéric plante ensuite couteau et message désormais ensanglantés sur la table de travail. Il a du mal à installer la corde sur la barre d’exercices ainsi qu’à faire le nœud coulant à cause de ses bras douloureux et de ses basses côtes fêlées sans parler du reste. Le support tiendrait son poids bien sûr : il l’utilisait tous les jours avant. Personne n’entend le tabouret chuter sur la moelleuse et épaisse moquette.
Son père le trouve au matin après une nuit fort houleuse et agitée de discussion avec sa femme. Il venait dire à son fils qu’il regrettait. Et qu’il l’aimait. Et surtout qu’il l’acceptait… des poussières d’éternité… trop tard… d’une vie.
The show must go on!
Oh! voilà qu’au milieu de la danse macabre
Bondit dans le ciel rouge un grand squelette fou
Emporté par l’élan, comme un cheval se cabre :
Et se sentant encor la corde raide au cou,
Crispe ses petits doigts sur son fémur qui craque
Avec des cris pareils à des ricanements,
Et, comme un baladin rentre dans la baraque,
Rebondit dans le bal au chant des ossements.
Arthur Rimbaud, fragments, Bal des pendus