Nouaisons
Précédé de Trop tôt… Suivi de … Trop tard
Louise Gauthier
Les amants
Sa large main empaume la sienne si délicate et la retourne. Son index retrace les sillons jusqu’au poignet gracile. Elle frémit perceptiblement. La voix caresse en réciproque.
Ébène et ivoire…
Ebony and ivory / Live together in perfect harmony / Side by side on my piano keyboard / Oh Lord, why don’t we?
Fascinant ce flash musical sur la chanson de Paul McCartney et Stevie Wonder…
Nos corps enlacés comme nos âmes en yin et en yang…
Océane tend ses lèvres. Jean-François l’embrasse. La douceur. Elle se love tout contre lui. Il englobe un sein de sa paume. La chaleur. Il raffermit sa prise et approfondit son baiser. Le désir.
Non.
Jean-François suspend son geste à contrecœur et à contre corps une fois de plus. Ils s’étaient installés serrés côte à côte au salon chez Océane. Celle-ci loue un modeste trois-pièces et demi sis dans un immeuble bien entretenu à proximité du métro entre le collège et le casse-croute où elle s’échine à temps partiel. Ses meubles en bois dépareillés des hétéroclites trouvailles de brocante frappaient le regard dès le vestibule. Ils avaient hérité d’un vernis de noblesse sous ses doigts magiciens d’une technique qu’elle avait apprise de sa mère artiste de renom et peaufinée à l’usure du temps. Bien des nuits d’insomnie y avaient trouvé un exutoire; la chaise la plus banale, la commode la plus bancale, supportée par une béquille tronquée une vraie celle-là glanée dans une braderie, l’armoire, la table de salon, s’animaient des motifs qu’elle y peignait en trompe-l’œil. Une branche d’aubépine frémissait sur le dos de la chaise. Une délicate orchidée ouvrait sa corolle et semblait s’étirer de la commode. Un éperonnier prêt à surgir des portes de l’armoire ancienne étalait orgueilleusement sa roue magnifique sertie de turquoises ourlées d’onyx. L’étang aux nénuphars où coassait la mantelle d’un bel orange vif faisait disparaitre la table basse. L’effet était extraordinaire. Peu d’accessoires mais les objets saisis à l’âme « parlaient ». Jean-François se dit qu’il devrait en toucher un mot à Morgane décoratrice de profession. Au salon donc. Il aurait favorisé une rencontre très rapprochée dans la chambre à coucher avec son énorme lit tout confort où nichaient douillettement des hirondelles. Il l’avait mentionné en passant. Elle l’avait crucifié d’un regard charbonneux. Océane avait magnanimement accepté ses plus plates excuses. Il ne souhaitait pas emmener « sa brune » chez lui du moins tant que la désespérante situation familiale actuelle demeurerait inchangée. Il s’en accommodait stoïquement en apparence mais il en souffrait bien plus qu’il n’osait consciemment se l’avouer. L’auteure de ses jours n’avait pas été gatée par la vie. Hormis l’avènement de son fils chéri en ce bas monde ironisait-il parfois pour lui-même. Et sa dépendance à la dive bouteille émanait du désespoir d’une femme battue ad nauseam dans sa chair et dans sa tête qui se sentait vidée de sa substance et désincarnée. Elle l’avait protégé des coups parfois à même son corps et le plus souvent à son propre détriment : la violence inévitable rejaillissait décuplée sur elle. De longues heures muettes d’attente médicale avaient ponctué beaucoup d’années de sa jeunesse. Malgré les exhortations de tout un chacun elle avait toujours refusé de porter plainte. Il émet une pensée de pure haine pour son père ce bourreau. Il le tuerait si jamais Il osait revenir. Sa mère buvait plus que passablement depuis son départ précipité et orageux avec à ce qu’il disait « une jeune et jolie femme pour combler la vacuité de son existence ». L’après-midi quand elle émergeait poquée de son délire alcoolique nocturne elle versait toutes les larmes de son corps et regrettait amèrement et promettait la sobriété. Et recommençait le dernier verre précédant le premier, le soir et la nuit, à la maison ou ailleurs, il ne savait où ni avec qui. En tout cas la noctambule vociférante et titubante finissait par rentrer tant bien que mal… Voilà près de cinq ans que ça durait. Jean-François prenait soin d’elle du mieux qu’il le pouvait et de la maison aussi pour éviter que tout aille à vau-l’eau et extrayant des corvées quotidiennes l’ancrage pour continuer le lendemain. Dans ses « temps libres » le soir et la nuit du jeudi au dimanche inclusivement Jean-François livrait au noir des commandes pour une pizzeria afin de mettre du lait et du pain et du beurre sur la table même le dernier jour du mois puisque le chèque périodique d’assistance pécuniaire fondait comme neige au soleil de midi. Il exécrait cette dépendance sociale. Seul Louis et plus récemment Océane savaient sa honte. Sa mère haïssait cela aussi quand elle était à peu près sobre. C’était d’autant plus crucial qu’il obtienne son diplôme et décroche un emploi afin que la famille sorte de son misérabilisme. Il se sentait impuissant à faire quoi que ce soit d’autre. Il reporte son attention momentanément égarée sur son problème immédiat : Océane. Il avait du mal à réagir sereinement à ses louvoiements déstabilisants. Ses avances suivies illico de refus tranchés et de reculs tout aussi nets le déconcertaient. Pas reposante l’énigmatique Océane. Dieu qu’il la désirait cette Femme. Quand il se trouvait près d’elle il résistait difficilement à ses bas instincts. Et il fantasmait beaucoup sur d’hypothétiques mais brulants ébats depuis deux mois les jours bien comptés. Ils s’entendaient à merveille sur tout ou presque mais certainement elle allait le rendre fou. Indubitablement confirmerait Louis en demi-sourire. Pensée fugace de tendresse pour son ami-amant-amour. Encore ce soir il en serait quitte pour une autre séance d’onanisme frustrante quand il se coucherait seul. Il soupire bruyamment (elle note). Océane est farouche et tellement mystérieuse. Jean-François ne sait à peu près rien d’elle rien qui remonte à plus loin dans le temps que ces quelques dernières années. Quand il l’avait interrogée sur son passé elle avait répondu fermement : « Je suis née depuis trois ans ». Point à la ligne. Sur sa famille et tout aussi évasivement : « Ils sont ensevelis pour moi ». Sur ses origines et tout à fait laconiquement : « ici ». Mais encore? « Je ne souhaite pas en parler ». Il était bien plus qu’intrigué par ces rêches réticences mais il avait rencontré le regard ténébreux lorsqu’il avait osé insister. Il se demandait pourquoi elle avait tranché ses racines aussi définitivement et quelle avait été sa souffrance. Même sa meilleure amie Catherine ignorait tout de sa vie antérieure quand il l’avait questionné à ce sujet. Océane parlerait certainement un de ces jours. Probablement quand elle se sentirait davantage en confiance. Un port altier, une culture éclectique qui transparaissait mais sans étalage ostentatoire, des manières raffinées innées semblait-il (il se trouvait rustre en comparaison), une intelligence qui inspirait un respect intégral. En informatique elle est plus que brillante; lui n’obtient que des résultats très moyens (tout comme Louis d’ailleurs puisque celui-ci est nanti de nettes tendances paresseuses) mais il ne dispose que peu de temps à consacrer à ses études; elle non plus mais s’organise nettement mieux. Bien sûr il l’accepte telle qu’elle est. Elle a défini les paramètres de leur relation et il s’y conforme. Mais quelquefois aujourd’hui précisément cela devenait plus difficile qu’à l’accoutumée. Il soupire bruyamment une seconde fois (elle note).
Océane plante son sombre regard insondable dans ses prunelles de velours. Visant la poitrine il ébauche une caresse vers sa joue mais sa main découragée à l’avance retombe inerte à plat sur sa cuisse.
Déshabille-toi.
Jean-François doute d’avoir bien compris l’ordre issu d’un ton inhabituellement sec.
Tu as bien entendu : je t’ai demandé de te dévêtir complètement.
Il obtempère évidemment. Il se lève et commence à s’effeuiller par le haut mais suspend son action.
Continue.
Ce qu’il fait lentement les paupières baissées. Chemise informe plus que vaguement grisatre, jean étroit, chaussettes dépareillées percées à l’endroit du gros orteil, slip minuscule et écarlate s’empilent sur le sol aux pieds de la belle. Océane scrute chaque parcelle du corps de Jean-François au fur et à mesure de l’effeuillage et bien après qu’il se soit complètement dénudé. Elle concentre son regard sur sa particularité typiquement masculine laquelle s’enfle à vue d’œil sous l’examen très attentif. Il entend à peine son murmure.
Tu es magnifique.
Durant un long moment elle poursuit son exhaustive étude anatomique.
Étends-toi sur la moquette.
Il obéit. Son phallus darde. Océane se lève tout en poursuivant son observation très intéressée. Jean-François halète. Le désir l’envahit totalement et son être au grand complet devient membre viril.
Elle entame lentement son propre effeuillement sous le regard comblé du voyeur. Il admire sa fascinante nudité intégrale en surplomb de son propre corps. Ses seins minces et longs aux rosaces délicates, sa croupe fessue créée pour être saisie à pleines mains, sa toison pubienne courte et frisée délicatement dessinée. Il se met en attente. Son prénom prononcé tout bas de sa voix naturellement douce pour lors empreinte d’une bouleversante raucité. Elle l’enjambe pour atteindre un tiroir. Il reluque. Elle revient et lui tend le sachet ouvert. Maladroitement il enfile le condom. S’accroupissant au-dessus de son bassin elle s’empale sur son pénis. Elle crie et des larmes perlent aussitôt. Elle s’immobilise le temps que la vive douleur provoquée par la rupture de l’hymen s’apaise. Il la prend en étau par la taille fine la gorge entravée par l’émoi. Leurs regards s’accrochent et s’interpénètrent. Il guide ses élans doucement au début jusqu’à ce que la passion les galvanise frénétiquement. Soudés l’un à l’autre ils atteignent simultanément la plénitude. En pleurant elle s’abat sur sa poitrine. Il l’enserre très fort s’imprégnant de son odeur femelle exotique et de sa chaleur féminine communicante. Ils demeurent éternellement enchassés jusqu’à ce que leurs membres engourdis les forcent à se défaire avec regret.
Océane…
Chut ne dis rien encore.
Elle enlève le préservatif et caresse puis masturbe sa virilité ragaillardie laquelle ne demande bientôt plus que cela ne finisse jamais. Elle y place une autre protection puis s’étire sur le ventre.
Sodomise-moi.
Le don de son être au complet. Plus qu’excité Jean-François la surplombe. Il libère une main pour orienter sa verge. Au bord de la jouissance il s’incruste. Océane tente à grande peine de réprimer un hurlement de souffrance. Incertain il s’immobilise profondément enfoncé dans ses entrailles. D’un mouvement des hanches elle s’éperonne davantage en criant. Incapable d’interrompre le puissant rut qui le saisit il la martèle fougueusement jusqu’à ce qu’il se déverse dans un cri étranglé en écho au sien ultime. Elle sanglote. Il se retire d’elle et s’écarte légèrement sur le côté. Il veut s’excuser de sa violence mais les paroles restent bloquées. Il pose la paume sur son omoplate. Océane se retourne, se resserre contre lui, son corps encore agité de soubresauts, le visage marbré de pleurs. Elle colle ses lèvres aux siennes lui abandonne sa bouche qu’il fourre tendrement. Elle le renverse. Retire le condom souillé. Se déplace tête-bêche au-dessus de lui présentant sa floraison frisée à baiser. Il y plonge un nez ravi et la lèche et s’y abreuve et la pénètre de sa langue-pénis. Elle enfouit son membre viril entre ses lèvres. Va-et-vient répétitif. Le yin et le yang. La sombre ébène et le pâle ivoire embrassés. Ils jouissent en feulant dévastés par une tornade de sensations indescriptibles. Ils reprennent leur souffle dans les bras l’un de l’autre.
Voilà c’était accompli. Exactement comme elle l’avait souhaité une fois sa décision prise bien qu’avec une considérable longueur d’avance toutefois mais dans les moindres détails. Le futur compagnon de vie qu’elle a choisi s’est avéré à la hauteur tout au long de sa probation même au-delà de ses espérances. Il est d’une honnêteté et d’une droiture sans faille et respectueux et délicat envers tout être humain. D’un naturel peu jaloux le lien qui l’unit à Louis ne lui porte pas ombrage. Elle le comprend et l’accepte. Et elle s’est mise à l’aimer ce qui ne gache rien au contraire. Quant aux rapports sexuels bien que plus qu’agréables elle les juge secondaires : ils confirment son choix initial. Océane frémit en réminiscence du plaisir à l’état pur. Pas si accessoires que cela admet-elle en frissonnant de nouveau. Jean-François accentue chaudement son étreinte. Elle effleure nonchalamment caressante sa hanche saillante puis son sexe effilé au repos. S’affranchir du pesant joug familial avait constitué son premier pas vers la liberté. Sa véritable naissance pensait-elle. Au demeurant la rupture s’était présentée inéluctablement et beaucoup plus facilement qu’elle ne l’appréhendait au départ. Éradication totale et sans appel. La mort de sa mère avait déclenché la salvatrice réaction en chaine. Des pensées fugitives l’envahissent. Son enfance et son adolescence dorées en jeune pousse protégée et entourée d’amour par sa famille aisée mais sans opulence. Elle régnait telle une belle princesse en leur chateau outremontais. Éducation dans les meilleures écoles privées, étroitement surveillée mais pas brimée sous la tranquille férule de sa mère et l’indifférence nonchalante parfois rieuse de son père. Quant à son frère c’était un goret prétentieux et autoritaire. Cela avait été la vie sous sa forme idyllique en dépit du dernier jusqu’à ce que le monde se mette à basculer sens dessus dessous. C’était au mois de mai. Les lilas à la floraison luxuriante blancs et mauves et fuchsia fleurissaient embaumant leur jardin d’éden sis derrière la maison. Elle avait presque terminé ses études secondaires et devait commencer l’automne prochain en sciences pures au collège huppé. En cette magnifique fin d’après-midi printanière sa mère était venue la rejoindre. Elles s’étaient promenées silencieuses et main dans la main si proches et le cœur rempli de leur mutuelle affection ainsi que l’âme sensible à la beauté simple et habituelle des lieux. Jusque-là tout s’était passé à l’accoutumée. Son ancien prénom prononcé tristement. L’ébauche de phrase s’était terminée en points de suspension… inquiétants.
Maman? Mère chérie?
Le silence avait persisté de plus en plus pesant. Elles s’étaient assises sur le banc de pierre celui des confidences adolescentes et du partage de nombreuses joies et de peu de peines.
La vie est déjà si courte ma grande… Parfois elle est abrégée plus encore par la maladie…
Que veux-tu dire?
Puis répondant au silence assourdissant presque un cri.
Tu es malade?
Sa mère n’avait pas rétorqué tout de suite. Ses yeux étaient restés hermétiques. Elle avait émis un long soupir où transparaissait une immense lassitude.
Ce qui compte vraiment c’est l’amour. C’est plus fort que tout le reste et cela permet de traverser les temps difficiles. Oui je le suis et je vais m’éteindre… Je n’ai que tout au plus trois mois à habiter ce corps… J’ai besoin de ton affection indéfectible pour vivre autant que pour mourir. Je veux finir cette vie ici dans ce foyer que j’ai bati entourée des miens. C’est mon ultime et unique vœu. Ce que je demande s’avérera certainement très difficile pour toi surtout ma princesse vénérée. Ton père…
Son cri du cœur avait atteint l’autre à l’unisson.
Je t’aime maman rien d’autre n’est à ajouter.
Elles avaient poursuivi leur promenade habituelle bras dessus bras dessous muettes et tricotées serrées. Forte de l’assentiment maternel la jeune fille avait retardé son entrée au collège malgré l’ire du père cette fois-là bien plus qu’un feu de paille. Elle s’était montrée farouchement déterminée mais sa mère avait dû malgré tout trancher. Quand celle-ci regardait son époux d’une certaine façon il s’aplatissait littéralement. Il avait cédé à contrecœur. Quelques semaines plus tard il avait insisté pour que sa femme « pour son bien » soit hébergée dans une maison offrant des soins palliatifs. La malade avait obtenu gain de cause sur ce point aussi mais plus difficilement. Piètre amour que celui qui défaille dans l’adversité. Il avait semé le premier jalon du mépris. Sa maman avait ressenti l’altération de ses sentiments envers son époux. Elle avait tenté de recoller les morceaux mais les faits contredisaient toutes ses assertions. L’unique fois où Océane avait sciemment menti à l’auteure de ses jours c’est en lui affirmant qu’elle comprenait et pardonnait à son père. C’est sa grande qui lui a prodigué pendant d’interminables mois et sans jamais défaillir la totalité des soins et sollicitudes que requérait son état de plus en plus précaire. Et c’est bercée entre les bras de sa princesse qu’elle s’était éteinte en paix par une belle nuit hiémale. La dépouille avait été tristement ensevelie après de pénibles funérailles où la jeune femme était restée à l’écart les yeux secs et la tête haut perchée; digne et insensible avait-on chuchoté en aparté; hautaine comme la mère de son vivant avait-on murmuré derrière son dos. Le veuf éploré et l’orphelin s’étaient montrés inconsolables et s’étaient laissés aller bruyamment tout contre le giron monstrueux de quelque matrone prompte à souligner leur abnégation! Intronisée contre son gré dès leur retour au foyer amputé la « nouvelle reine » avait dû se transformer graduellement en Cendrillon : son père et son frère avaient sournoisement fait en sorte qu’elle prenne la charge complète de la maisonnée puisque les tâches domestiques sont de facto attribuées aux femmes dans toute bonne famille ivoirienne qui se respecte même immigrée. À son grand dam les deux avaient commencé à la traiter en mineure demeurée (pour eux elle n’était pas majeure : en Côte-d’Ivoire la majorité est atteinte à vingt et un ans; « mais nous sommes au Québec! » « Et alors? C’est comme ça chez nous! ») incapable de prendre une décision de quelque nature que ce soit concernant ses études notamment (« en sciences pures il n’en est plus question : j’ai décidé que… »; « tu obéis! »), sa propre vie sentimentale et future existence matrimoniale même : son paternel lui avait déniché un « excellent parti » ivoirien de très bonne souche et fraichement débarqué bien évidemment! Plus de deux décennies au Québec n’avaient d’aucune façon modifié leurs coutumes africaines! Océane est née à Montréal dix-huit printemps auparavant. Elle n’avait jamais connu le pays d’origine de ses parents et s’en balançait carrément s’exaspérant même quand quelque quidam indiscret lui demandait d’où elle venait. Elle lui répondait invariablement avec un accent québécois pure laine parfait en lui retournant la question et l’enjoignant à préciser de quel trou du Québec profond et reculé il débarquait! Jean-François s’était excusé platement. Son air médusé l’avait fait éclater de rire. Ils avaient fait chorus. Drôle d’entrée en matière et en informatique au cégep. Indépendante Océane. Chez elle les flammèches avaient dégénéré en incendie. Une nuit son géniteur l’avait supplié durant une heure de lui donner accès à sa chambre et à son lit. Heureusement qu’elle avait pris l’habitude de verrouiller à double tour histoire d’éviter les mauvaises surprises (bestioles bizarres provenant d’on ne sait où ou encore poudre à gratter répandue « par inadvertance »)! Moult déclarations d’amour puis de haine devant son refus obstiné; aucun secours n’était venu de nulle part. Elle frémit rétrospectivement : s’il avait forcé sa porte… Au matin il avait agi comme si de rien n’était. L’incestueux en puissance exaspéré par sa lenteur (intentionnelle) à préparer le petit déjeuner l’avait giflé. Elle avait porté la main à sa joue tuméfiée. Il n’avait pu soutenir son regard et s’était éclipsé sans manger la tête entre les jambes. Il ne recommencerait plus. Ce qui s’était passé la veille non plus. Son frère avait ravalé son rire niaiseux et égrillard dans sa gorge lorsqu’elle l’avait toisé. Il avait évacué les lieux avec la queue basse. Une demi-heure plus tard elle était partie sans tambour ni trompette emportant ses économies et un minimum d’effets personnels et la photographie aux couleurs déjà un peu passées de sa mère adorée celle qui la représentait alors qu’elle jouissait apparemment de sa pleine santé.
Raser ses cheveux a été sa première réaction importante; un geste presque atavique de deuil celui tardif de sa maman et celui tout neuf de sa famille. Par la suite elle a continué à se tondre. Elle aime bien les effleurements de l’air même vif sur son crâne nu. Jean-François trouve cela original. Déterminée à ce que jamais un élément encore vivant de son entourage ne la retrouve elle a modifié radicalement son apparence vestimentaire autrefois celle d’une jeune fille sage et griffée bien que modestement aujourd’hui un look masculin délibérément punk et dépenaillé. Sa couleur de peau elle ne peut rien y faire évidemment mais elle aime bien. Naturellement débrouillarde Océane a habilement réussi à se forger une nouvelle identité de toutes pièces et celles-ci deviennent avec les années des faux authentiques. Océane a pris sa vie en main. Dès le début elle a offert un iconoclaste doigt d’honneur à l’inepte et rasante religiosité (la famille pratiquait la religion catholique en stricte obédience mais mâtinée d’une forte dose d’animisme). Elle a aussi entrepris des études en techniques informatiques au cégep. Parallèlement elle a déniché un job payé au noir de serveuse-plongeuse dans un casse-croute du soir jusqu’au petit matin et du vendredi au dimanche inclusivement. Son patron un Grec à la corpulence adipeuse baragouinant à peine quelques mots de français la poursuit de ses assiduités outrageantes mais elle pratique l’art de l’esquive polie avec une grande habileté. Quant aux clients pour la plupart des travailleurs manuels au langage rude ils se comportent plutot gentiment et correctement. Et ils adorent être servis princièrement par « la princesse ». Elle gagne bien grâce à leurs généreux pourboires et leur contact simple l’aide à endurer le reste : les avances grasses dégoutantes et inopportunes de Tony, les longues heures d’affilée de labeur intensif où chaque cent de son salaire de crève-faim est méritée, les mains abimées par l’eau de vaisselle, les maux de dos, la fatigue, et cætera. Elle achève maintenant ses études. Et elle vient de se décider quant à son compagnon de vie. Il ne le sait pas encore mais elle n’est pas si pressée. Pour lors c’est le temps de reprendre la récréation…
Et si on entamait le plat de résistance maintenant?
Grace! Pitié! Je meurs presque…
Des doigts aériens sur son pénis aussitôt en exergue ont raison de sa résistance. La main de Jean-François trouve sa place innée sur la vulve de son amante et s’y active. Préservatif en place il la couvre lentement et doucement et à l’éternité.
Quelque temps plus tard, à la fin d’un après-midi buissonnier et très sexuel en compagnie de son ami-amant-amour Jean-François a griffonné à l’intention de Morgane un message appatant la décoratrice quant aux talents de sa vraiment trop modeste dulcinée de laquelle il a difficilement obtenu la veille l’assentiment du bout de ses lèvres pulpeuses.
La semaine suivante Morgane prend rendez-vous avec la jeune amie de Jean-François. Elle se fige à l’entrée quand Océane lui ouvre le passage. Morgane est muette de saisissement. Elle a déjà vu lors d’une vente aux enchères quelques années auparavant de telles œuvres admirables et achevées créées par une artiste d’origine ivoirienne dont elle ne se rappelait plus le nom. Lorsqu’elle avait voulu en savoir plus elle s’était fait répondre que la femme était morte et toutes ses réalisations déjà vendues. Océane utilise une technique similaire avec un résultat étonnant : jeune, sauvage, iconoclaste, puissant. Ces meubles vivent intensément. Elle se demande si… puis chasse mentalement la question : cela aurait été indiscret. Son attitude émerveillée fait chaud au cœur de l’artiste. Elle accueille la mère de Louis en hôtesse parfaite mais chaleureuse reconduit Morgane gagnée par sa gentillesse, sa spontanéité, sa simplicité. Le lendemain (si vite!) Océane reçoit sa première commande. Un bahut antique en bois précieux mais très abimé. Incertaine et sentant problématique la réussite elle vient près de refuser. La confiance de Morgane en son art l’en dissuade. L’artiste exige qu’il n’y ait aucun sujet imposé ni aucun délai de réalisation c’est tout. Ces conditions minimales sont acceptées d’emblée. L’objet trone au centre du salon des semaines durant. Océane le contemple souvent sous tous les angles attendant qu’en surgisse les formes et les lignes qui la guiderait. Et des liens de lierre d’une simplicité contrastante et consternante se mettent magiquement à se nouer inextricablement. Avec le produit faramineux de la vente de son œuvre elle peut quitter son emploi sans remords et en toute quiétude quant à sa subsistance. D’autres commandes viendront un peu plus tard l’assure Morgane bien plus qu’impressionnée par l’Artiste et par la Femme.
Au fil des jours Océane raconte son histoire par bribes au début puis ouvrant grand les valves du passé à son amant ébahi. Jean-François écoute religieusement n’osant respirer de crainte d’interrompre le reflux des souvenirs. Il boit ses paroles tel une éponge absorbe l’eau de l’océan. Il réalise que cette catharsis s’avère cruciale pour eux deux. Pour resserrer le nœud à peine esquissé encore via le lancinant jeu de séduction puis le contact électrisant de leurs corps. Petit à petit aussi il réalise la confiance implicite et totale qu’elle met en lui et qui implique l’amour sans que le sentiment n’en soit autrement exprimé. Elle lui montre la photographie de sa mère. Elle était belle à l’instar d’Océane qui lui ressemble malgré sa tête vierge. Il ose lui demander son ancien prénom. Elle lui fait promettre de ne jamais l’employer. Elle le lui chuchote à l’oreille. Il y flotte léger et chantant puis se pose sur ses lèvres un moment et va se loger au cœur de l’âme.