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Pour hommes seulement

Variations sur la nature

Louise Gauthier

Ô gai vive la rose!

Monsieur Émile Bergeron?

En chair et en os.

Il s’annonce en lui montrant son insigne officiel.

Je suis David Ben Simon du service de police de la communauté urbaine de Montréal.

J’attendais une telle visite.

Le message confié à votre voisine de palier le laissait effectivement supposer… Et j’ai respecté votre souhait de ne pas être dérangé avant onze heures…

Émile consulte brièvement sa montre (une Cartier qui lui a couté deux bras). Pile à la seconde près!

Je vous en suis reconnaissant… Mais entrez je vous en prie.

Qu’est-ce qui vous est arrivé?

J’ai été renversé par une voiture.

À l’invitation de son hôte le policier en civil installe sa vaste silhouette dans un fauteuil confortable. Coup d’œil panoramique sur les lieux; maitre Armand Boissonneau gagne très bien sa vie à en juger par l’évidence luxueuse.

Votre mot « à qui de droit de la police » stipulait également les coordonnées pour vous joindre, m’enjoignait de prendre patience du délai de réponse au coup de loquet, votre jambe platrée sans aucun doute, et finalement de ne pas débarquer avec l’escouade tactique ce que j’ai interprété étant un appel à ma discrétion…

Et vous a laissé supposer que je connaissais parfaitement les motifs que sous-tendait votre venue.

Oui. Je dois d’abord vous informer de vos droits…

Tout ce que je dirai pourra être retenu contre moi.

Exactement. Souhaitez-vous la présence de votre avocat?

Effectivement mais pour d’autres motifs. Nous parlerons en l’attendant.

Émile clopine jusqu’au téléphone. Se promet qu’il lui offrira un sans-fil. Prend conscience qu’il ne connait que la saison de sa naissance. Mélodie répond et lui passe « maitre Boissonneau ».

Quelle est la date de ton anniversaire?

Le 11 novembre; pourquoi?

Moi c’est le 24 mai; pour rien. Viens toutes affaires cessantes.

Je serai là avant vingt minutes.

Émile revient vers le représentant de l’ordre à la figure imperturbable. Se laisse choir sur le canapé en vis-à-vis. Les satanées béquilles s’entrechoquent sur le sol. Apparemment détendu il croise les mains sur sa poitrine et attend.

J’enquête relativement aux circonstances entourant la mort de monsieur Fabian Bergeron…

Je suis prêt à répondre à vos questions.

Étiez-vous présent lors de son décès le samedi 8 février vers dix-sept heures à… son domicile?

Cette appellation ne m’apparait pas judicieusement appropriée. Mon ainé logeait dans une maison accueillant des sidéens en phase terminale ou pas loin… Je me trouvais à ses côtés au moment de la cessation de sa vie.

Cette déclaration nécessite des précisions…

Fabian… était devenu aveugle… et son état d’extrême faiblesse l’empêchait de se mouvoir… Il souffrait à cause de la quasi-absence de défenses immunitaires de diverses infections lesquelles s’ajoutaient au cancer de la peau qui le rongeait… Il mesurait six pieds deux pouces mais ne pesait plus que quatre-vingts livres et des poussières d’once…

Mais il n’a pas trépassé des suites du SIDA.

Fabian enfin son corps était un nid de souffrances atroces. On lui donnait de la morphine. À la fin même cela ne le soulageait plus… Son médecin le docteur Richard Blais a refusé d’augmenter la dose et je cite : « car cela pourrait vous tuer »… Un peu plus et il se serait inquiété de son accoutumance à la drogue! Mon frère… s’est tourné vers moi. Il m’a supplié d’être le bras qui l’aiderait à faire cesser cette mascarade de vie ce calvaire… J’ai accepté. Et c’est de mon fait qu’il est décédé à l’heure dite.

Comment?

Je lui ai injecté les substances qui lui procureraient la mort douce et digne à laquelle il aspirait tant.

Et ces « substances » quelles sont-elles et comment sont-elles arrivées en votre possession?

Ses glandes sudoripares s’activent inopportunément; les explications laborieusement fignolées lui apparaissent soudainement cousues de câbles; il opte pour le mutisme, plutôt que de s’enferrer…

Monsieur Bergeron?

Je ne répondrai pas à ces questions pour le moment.

Compte tenu de ce qui vient d’être amené je suis dans l’obligation de vous mettre en état d’arrestation et de vous demander de me suivre… Croyez que je le regrette.

Je vous accompagnerai volontiers après les dix minutes que je passerai privément avec mon avocat…

Je vous les accorde.

Le silence pesant s’installe jusqu’à l’arrivée au pas de charge de maitre Boissonneau. Un éclair de surprise dans son sombre regard.

Le responsable de la section des homicides qui se déplace en personne et sans sous-fifre!

Nous manquons d’effectifs… Bonjour Armand. Comment vous portez-vous?

Quelle question! L’humeur assassine… Auriez-vous l’obligeance de nous laisser seuls cinq minutes?

Votre client en a requis le double… J’attendrai dans le couloir.

Il sort.

Tu le connais?

Oui… Depuis au moins deux décennies… David est un homme droit… Que lui as-tu raconté?

Tout ce qui m’impliquait directement. Je souhaite mettre Aglaé à l’abri de tout le processus. Bien que ce sera difficile voire impossible eu égard à la signature.

Je t’aime pour cela et pour tout le reste Don Quichotte…

Alors serre-moi fort Sancho… J’en ai besoin.

Leur baiser à saveur d’urgence désespérée se répète itérativement. Ils s’étreignent plus serré. Armand communique sa chaleur et son amour.

David Ben Simon les retrouve noués comme un. Il bat en retraite et referme doucement. Son presque ami depuis près de vingt années. La marche est haute. Maitre Armand Boissonneau s’avère être homosexuel. Divorcé récemment pourtant. Il accorde trois cents secondes supplémentaires… au couple. Comprend soudainement les « autres motifs » évoqués par Émile Bergeron. Se ressaisit. Rien ne doit entacher son estime pour Armand. Ce qu’il fait avec sa queue et ce qu’il accepte de l’autre probablement ce sont ses oignons. Il frappe avant d’entrer. Ils se séparent sauf de la main.

Je vous suis. Les menottes sont inutiles… Armand je préfère que tu ne m’accompagnes pas finalement…

Je comprends… Je t’aime.

Il effleure sa joue tendrement. L’aide à enfiler son paletot. Ramasse les « satanées » béquilles. Les lui tend.

Je te revois très bientôt mon âme…

Avec des oranges?

Mais non à la maison!

Je n’ai pas le cœur à rire… Je t’aime.

Fais-moi confiance.

Le témoin involontaire de l’échange amoureux extrêmement embarrassé patiente en piétinant. Un dernier enlacement le fait discrètement se détourner. Ils partent.

Le cœur en étau Armand téléphone chez Aglaé. Absente d’après le fichu répondeur. Signale au laboratoire. Longue attente.

Émile…

Vient tout juste d’être arrêté… Je le sais… Dans des circonstances exceptionnelles mon jumeau et moi communiquons par la pensée… Mon frère m’a transmis l’image du policier obèse… Il m’a enjoint encore une fois, de ne rien avouer qui me compromettrait…

Et vous le ferez?

Non bien entendu!

Bon. Aglaé… je vous respecte beaucoup. Et je soigne ma jalousie.

Elle rit brièvement du dernier commentaire. Le lendemain de la veille ayant été plutôt réservé un soupçon acrimonieux même. 

À bientôt, donc…

Avec des oranges?

Non. En liberté.

Vous avez toute ma confiance, maitre Boissonneau.

 

Les formalités d’usage concernant Émile Bergeron accomplies David Ben Simon se présente à l’institut dans l’après-midi. La docteure Bergeron ne peut être dérangée pour le moment sous aucun prétexte. Il insiste auprès de la peu aimable secrétaire pour être introduit immédiatement. Spécifie nom et grade à l’appui de son insigne d’autorité officielle. Résignée et les lèvres pincées elle invite l’imposante silhouette taille Pavarotti à la suivre au laboratoire. La pièce s’amenuise de sa présence incongrue en ce sanctuaire. Penchée sur un microscope Aglaé s’accorde le temps de terminer son examen et de dicter quelques notes à un magnétophone.

Gabriella occupez-vous de Zoé je vous en prie… Vous n’approchez pas de sa cage!

Il aperçoit alors la minuscule bête répugnante. Secoué d’un haut-le-cœur il se recule d’instinct. Écrase les pieds de la secrétaire-assistante laquelle s’exclame. S’excuse platement. La figure fermée ladite enfile ostensiblement des gants de protection. Sort sans mot dire avec l’objet encagé à bout de bras.

Un jeune crotale diamantin… Sa morsure est redoutable… Fréquemment mortelle. Mais venez à mon bureau. Mon adjointe n’aurait jamais dû vous amener dans cet antre.

J’ai insisté.

Ah.

Elle retire son sarrau. Elle est belle. Élégante. Froide comme un serpent. Et elle ressemble étonnamment à son frère.

Nous sommes jumeaux identiques hormis le genre.

Euh… je n’ai rien dit.

Je suis au courant de l’arrestation d’Émile. Et c’est le premier facteur d’étonnement quand on vient de rencontrer l’un de voir l’autre.

C’est en effet le cas.

Elle l’incite à prendre place dans un spacieux fauteuil faisant face au bureau d’acajou derrière lequel elle s’assoit. La vaste pièce est ensoleillée et la vue hivernale côté jardin magnifique.

Que faites-vous au juste?

Études et recherches sur les reptiles et amphibiens. Je suis erpétologue.

Ah… Je dois vous informer que…

Tout ce que je dirai pourra être retenu contre moi.

Souhaitez-vous la présence de votre avocat?

Ce ne sera pas nécessaire.

Docteure Bergeron…

Vous voulez obtenir des précisions sur le comment. En fait sur ce que mon frère a omis de vous mentionner.

Euh… Oui. 

Allons droit aux faits : je suis celle qui a composé la ciguë… Moi seule possède les connaissances et les moyens nécessaires… J’étais aux côtés de Fabian lors de la cessation de sa vie en compagnie d’Émile. Fabian nous a priés tous les deux pas seulement mon jumeau puisque celui-ci a sans doute voulu le faire croire pour me protéger d’abréger ses souffrances et de lui éviter les affres d’une mort indigne. Le rapport d’autopsie et les analyses toxicologiques vous ont certainement confirmé que son décès n’avait pas une cause naturelle.

Effectivement.

Une dernière précision avant que nous quittions les lieux : j’ai détruit ce qui a servi à… dispenser la mort.

Votre franchise vous honore docteure.

Aglaé ouvre l’interphone. Prie Gabriella de la rejoindre. Lui demande de communiquer avec Robert Décarie pour l’assister au long de son intérim plus ou moins court de quelques jours à plusieurs semaines… dans un premier temps.

Vous pouvez compter sur moi Aglaé.

Aglaé sourit chaleureusement. La figure se transforme au sourire. Presse la main tendue. Reprend le masque lorsqu’elle reporte sur l’intrus son regard vert et sec telle l’intonation de la voix.

Allons-y.

 

Cauchemars de hautes portes trop nombreuses qui s’ouvrent et se referment dans un claquement définitif. Cliquetis métalliques. Des barreaux omniprésents. Des bruits d’humanité. Des voix fortes et rudes. Des jurons. Des injures. Un poids sur son épaule. Émile regeint. S’éveille. Ne reconnait rien. Son regard s’éclaircit. C’est un autre bras, une autre main, aimés ceux-là.

Tu cauchemardais…

Sur mes probables prochaines vingt années d’existence loin de toi et d’Aglaé.

Tu ne crois pas que je vais vous tirer de ce nœud de vipères?

Franchement non… J’ai juste envie d’y avoir foi… J’ai peur de cette vie confinée ponctuée… d’humiliations… Je deviens claustrophobe!

Il se lève péniblement. Attrape les satanées béquilles. Passe au séjour. C’est plus vaste. Il respire mieux. Son homme le rejoint. Prend ses aises tout proche sur le canapé.

Pardonne-moi cette défaillance et ce manque de confiance… Me retrouver de l’autre côté du miroir… m’a perturbé quelque peu… Ça va passer.

T’adonner au farniente maussade comme tu le fais depuis deux jours n’aide certainement pas à chasser la déprime! Tu n’es pas sorti une seule fois comme si tu voulais perpétuer cette dernière semaine…

Tu as raison… Je vais me mettre à la recherche d’un travail… temporaire. Cela changera les idées noires.

Reviens au bureau…

Tu veux rire! Ce n’est vraiment pas le moment de faire de l’humour!

Maitre Trudel a jugé ta démission prématurée : il a déchiré la lettre devant moi.

Et c’est maintenant que tu le dis! Mais…

Mais il y a d’autres fonctions à accomplir. Pour étayer ta propre cause entre autres.

Je ne veux pas servir de tâcheron!

Tu préfères accomplir des tâches domestiques ici?

C’est un coup bas assené à quelqu’un qui git déjà à terre! Mais un reproche justifié je le reconnais humblement… On ne va pas recommencer à se quereller n’est-ce pas?

Pardonne-moi.

La matinée précédente lorsqu’Émile était entré dans la salle d’eau Armand flambant nu récurait rageusement la baignoire. Lorsqu’il avait senti sa présence il avait laissé libre cours à son ire contre les conjoints qui considèrent que nettoyer après usage constitue une vile besogne indigne de leurs mains délicates et manucurées et qui laissent à leurs trop douces moitiés la « liesse » de s’acquitter des basses œuvres. Émile avait fait amende honorable tout en considérant d’un œil égrillard l’arrière-train offert à sa convoitise vite allumée. Armand s’était retourné. Son regard s’était adouci un peu lorsqu’il s’était rendu compte de l’effet provoqué par sa posture rien moins qu’équivoque. Il l’avait traité de profiteur. Icelui avait besogné sur place plutot gaillardement bien qu’acrobatiquement sa douce moitié. S’était ensuite laissé prendre « tout confort » (au lit) mettant un terme à la frustrante disette qu’il imposait à son amoureux transi depuis son relâchement après enquête.

Tu seras le bienvenu… Et subsidiairement si tu pouvais reprendre en main où tu l’as laissé le dossier du renouvellement de notre équipement informatique… Massicotte vasouille là-dedans…

J’accepte… Nous pourrions engager un homme à tout faire une ou deux fois par semaine…

Comment ça, « un homme »? Et à « tout faire » quoi?

Du calme! Une femme et pour faire le ménage seulement! Ça évitera les crises de jalousie en tout cas! Et les colères intempestives des conjoints trop soupes au lait… pour des peccadilles vraiment!

Émile tu vas être incessamment victime d’un assassinat je le sens.

Fais-moi l’amour plutôt… Ici et maintenant.

Dès son élargissement Aglaé se précipite chez elle. Sa maison. Trois cubes d’inégale grosseur et blanchis à la chaux. Le festonnage est sobre d’ocre et terre de Sienne. De nombreuses fenêtres à carreaux laissent entrer le soleil de fin d’après-midi. La clef. Elle referme. Se dénude. Plonge dans un bain moussant régénérateur d’un bien-être odoriférant. Se purifier. Retrouver sa propre odeur coutumière réconfortante. Elle enfile un jean et un pull. Sa Volvo la conduit fidèlement et d’habitude à l’institut. À l’évidence Gabriella s’est impeccablement acquittée de ses fonctions. Aglaé se promène dans les salles peuplées des reptiles les plus dangereux de la planète. Chaque espèce dans d’imposants vivariums recréant autant que possible son habitat naturel. Les serpents exercent sur elle une véritable fascination depuis qu’elle est toute petite. Au zoo à six ans se remémore-t-elle. Un cobra royal se redresse. Ils se regardent, captivés tous les deux de chaque côté de la vitre de protection. Le parcours sinueux d’un énorme boa constrictor l’hypnotise ensuite. Depuis ces moments-là elle étudie les reptiles : mœurs, habitat, physiologie, venins, tout ce qui les concerne et alimente le bagage scientifique de connaissances en erpétologie. Sommité dans le domaine la docteure Bergeron est connue pour ses articles où percent l’enthousiasme de la découverte et l’amour des bêtes. Elle comprend difficilement la répugnance de la plupart des gens envers ces créatures indépendantes et nobles et gracieuses. Son intrusion ne suscite aucun remous. Ils la reconnaissent croit-elle et ils savent qu’elle n’est pas menaçante. Jamais elle n’a subi de morsure. Elle s’approche doucement de Janus un maitre de la brousse de plusieurs mètres de longueur. Il enroule nonchalamment quelques anneaux autour de son bras. Délicatement elle se dégage et le repose sur le sol de son terrarium. Au milieu des serpents. Elle les préfère aux êtres humains du moins à la plupart d’entre eux. Les premiers sont fiers, peu sournois, se défendent plus qu’ils n’attaquent, et en cas de menace réelle ainsi qu’au dernier moment. Quant aux seconds… Elle songe à ce microcosme féminin qu’elle vient de côtoyer de près. Frissonne. Les présences silencieuses qui la cernent la réconfortent. Elle s’assoit sur le sol les jambes repliées sous elle. Elle entame une sourde mélodie à la fois forte et feutrée et régulièrement rythmée tels les battements d’un cœur. Certains pensionnaires captent ces basses vibrations et se redressent. D’autres s’agitent brièvement puis se calment. Elle se relève engourdie et régénérée. De la lumière filtre sous la porte de son bureau. Elle frappe doucement. Gabriella l’accueille d’un sourire. Sa poignée de main réchauffe.

Heureuse de vous revoir! Votre magie nous manque!

Votre accueil fait du bien! Mille mercis pour tout Gabriella… pour votre confiance démesurée… Je vous dois des explications en plus de ma reconnaissance.

Vous ne me devez rien Aglaé… Et j’aime ce que je fais…

Elle hésite un long moment. Reprend.

Vous semblez faire face sur le plan personnel à de graves problèmes… Si je peux faire quoi que ce soit pour vous aider… ne serait-ce que vous écouter j’en serais très heureuse…

Merci Gabriella… Mais sortons d’ici… Je me sens incapable de laisser tomber le masque en ces lieux… Et apparemment c’est aussi difficile pour vous…

J’ai toujours été d’un naturel réservé… Cela ne m’empêche pas de vous… estimer beaucoup…

De même pour moi…

Elles se sourient. Puis éclatent de rire. La glace se fêle. Elles ne connaissent rien l’une de l’autre sur le « plan personnel » du moins. Une certaine complicité les lie pourtant dans leur intérêt passionné pour les animaux à sang froid. Elles se complètent admirablement d’intellect et de tempérament.

Gabriella accepte le verre tendu. Du vin blanc. Assise à un bout du futon recouvert de soie brute elle examine la pièce. Qui ressemble à la maitresse de céans. Beaucoup de rigueur spartiate. D’une beauté froide. Avec un plus toutefois dégagé par l’ensemble d’une harmonie intériorisée délicate et chaude. Elle se détend. Reporte les yeux sur Aglaé. La distance s’atténue encore lorsqu’elle affronte le beau regard céladon. Aglaé raconte les grandes lignes et les petites d’une voix monocorde où percent tristesse et détermination. Elle s’interrompt de temps en temps pour prendre une gorgée et dominer les émotions qui la submergent.

Voilà vous… tu sais tout ce qui s’est passé… et ce qui m’attend probablement dans un avenir rapproché…

Gabriella hoche la tête. Il n’y a rien à ajouter qui pourrait minimiser ou atténuer… Si pourtant.

Tu n’acceptes pas d’en vouloir à ton frère Fabian…

Mais comment? Tu as raison… Ce sentiment me ronge tel un cancer… Lui est mort et de la manière dont il le souhaitait… Jamais je ne demanderai cela à quelqu’un. Je trouverai le courage de me tuer avant d’en être incapable.

Ma mère disait ainsi aussi… Mais la terreur a été la plus forte malgré toutes ses tentatives d’apprivoisement et de rationalisation… C’est tellement humain la peur… Plus que l’amour ou l’abnégation même… Trouve-moi quelqu’un qui n’est pas effrayé par la perspective de son éventuelle finalité absolue…

Fabian aussi disait cela… Enfin jusqu’à ce que la souffrance intolérable l’emporte sur la terreur…

J’en ai voulu à ma mère quand elle m’a supplié de débrancher les appareils de survie… Elle me l’a demandé à moi non pas au médecin… M’en faisant ainsi endosser la responsabilité… Jusqu’à ce que je comprenne que c’était l’acte d’amour ultime… le don de la mort pour celui de la vie… Et parce qu’il n’y avait plus rien d’autre à faire que cela… C’est fini maintenant… Aglaé tu es généreuse d’écouter mes dérives malgré ce qui te hante…

Non.

Oui… Et la rancune est humaine aussi… Et on doit l’absorber parce que c’est ainsi…

Tu es sage…

Non. Mais j’accepte mes faiblesses… Je suis moins intransigeante que toi… Pardonne-moi…

Tu as raison je crois… Merci de m’avoir accordé ta confiance et ton oreille… Personne hormis Émile n’a jamais fait cela pour moi…

Tu as réveillé des échos en moi… Et cesse de me remercier… D’une certaine façon tu es comme moi : tu as peur d’être blessée… et tu dresses un mur de protection… entre toi et les autres…

Gabriella se lève d’un bond gracieux.

Et je te laisse sur ce constat ma chère… Je dois prendre du recul… pour assimiler toutes ces émotions qui me traversent… Le passé et ce qui t’arrive… ta proximité soudaine… et depuis longtemps souhaitée…

Gabriella effleure spontanément la joue d’un geste et les yeux céladon si remarquables d’un sourire…

Mon amour trouves-tu qu’on manque d’espace ici?

Drôle de question… Non c’est vaste même… Pourquoi?

Alors ta mémoire flanche… Tu es censé avoir accepté de devenir mon « conjoint pour le meilleur et pour le pire »…

Je te vois venir… Tu peux encore reculer…

Armand le regarde, proche dans tous les sens du terme. La gorge d’Émile lui fait mal tout d’un coup. Le poids de l’amour de l’autre. Et le sien aussi.

Pardonne-moi, je suis stupide et je te fais mal.

Oui en doublet… La pièce du fond pourrait te servir de bureau… ou de chambre à coucher…

Comment ça?

Ben… à cause de mes ronflements…

Et tu parles déjà de faire lit à part! Bon début de vie conjugale! Alors que je commençais juste à m’y habituer! Presque au point où ils devenaient une musique qui rendait mon sommeil confortable et rassurant!

Émile tu ronfles aussi…

Surement pas! Ah oui?

Parfois… J’aime dormir avec toi…

Moi aussi… même si tu réquisitionnes plus des trois quarts de l’espace litier. Je t’aime conjoint.

Je t’aime conjoint.

Ils s’endorment doucement dans les bras l’un de l’autre. Émile ressent encore l’écho du plaisir dans son corps. Ils avaient conjugué sur le canapé de cuir. Tête-bêche. Verges enfouies dans la gorge de l’autre. Bourses caressées par la main de l’autre. Intimités fouies par les doigts de l’autre. Émile se rapproche davantage de son aimé. Effleure la joue de l’endormi avant de sombrer à son tour.

 

Madame Desmarais c’est Émile.

La porte s’ouvre tout grand pour l’accueillir. Il saisit la main déformée et décharnée et y pose ses lèvres. Lui offre des roses thé en bouquet. Dépose un baiser sur sa joue. La grande dame s’émeut mais se retient.

J’ai préparé le thé…

Mais…

Je le fais chaque samedi; c’est une habitude qui m’est devenue chère… surtout quand vous êtes là pour la partager.

Il y a longtemps… Cela me manquait aussi…

Venez on va célébrer le retour de l’ami prodigue… Mais sans veau gras avec des scones!

Émile s’engage à la suite de son hôtesse dans les méandres du petit appartement surchargé de meubles anciens et de souvenirs. Elle installe les fleurs dans un vase en cristal rempli d’eau. C’est d’un bel effet sur le guéridon. Ils s’assoient à leur place favorite deux fauteuils Récamier séparés d’une table ronde où trône le service victorien (de Victoria la ville)… L’invité gourmand s’empare impoliment d’une pâtisserie savoureuse et la déguste. Elle rit devant son plaisir enfantin et le traite de grand polisson. D’une main tremblante elle lui tend une tasse qui tremblote sur sa soucoupe. Heureuse du rituel. Lui aussi.

Votre jambe? Votre sœur que j’ai croisée en coup de vent l’autre jour m’a parlé de l’accident.

Cela va mieux… Quand on a enlevé mon platre j’ai déchanté! Moi qui croyais pouvoir courir immédiatement! Je fais scrupuleusement les exercices quotidiens prescrits… Mais je risque d’avoir besoin d’une canne pour pas mal de temps : ma cheville s’est mal ressoudée et mon médecin voudrait recasser le tout… J’ai dit non! En tout cas pour le moment… Cela me donne l’air attendrissant vous ne trouvez pas?

Elle égrène un rire perlé et hoche la tête.

Et votre santé?

Je vous rappelle jeune homme que je n’ai que quatre-vingt-deux ans. Et je compte participer au Tour de l’ile encore cette année! Blague à part c’est devenu encore plus difficile : arthrite, cataractes et tout le bataclan… Une vieille désuète… Je m’accroche… Tant que je peux demeurer indépendante je reste en vie…

Madame Desmarais…

Églantine.

C’est une rose sauvage et délicate et un doux prénom qui vous va à ravir… Votre amitié m’est précieuse.

La vôtre l’est encore davantage… La solitude n’est pas toujours porteuse de joie… Mais trêve…

Elle suspend sa phrase pour resservir. Hésite à aborder de front ce qui la préoccupe. Plonge avec certitude toutefois.

J’ai lu dans la rubrique nécrologique que Fabian était décédé « des suites d’une longue et terrible maladie »…

Oui.

Cet imposant policier en civil qui vous recherchait… C’est en rapport avec sa mort n’est-ce pas?

Oui.

Et votre absence prolongée…

Aussi. Aglaé et moi devrons en répondre… L’instruction du procès se fera au début du printemps…

Quel âne ce médecin!

Mais…

C’est facile à déduire pourtant… Sinon vous n’auriez pas été assez fous pour… Oui tel que je vous connais vous l’auriez été!

Miss Marple je vous adore!

Émile n’en ressentez pas de culpabilité… Lorsque ne reste que la souffrance et rien d’autre aider quelqu’un qui le souhaite à mourir n’est pas répréhensible quoiqu’on en dise. C’est un acte d’amour et c’est le plus difficile qui soit… Et heureux celui qui au terme de sa vie a quelqu’un capable de l’aimer assez…

Églantine… vous pleurez!

Toutes mes excuses. C’est d’un impardonnable égoïsme de ramener ainsi les choses à moi-même!

Mais non!

À mon âge la mort n’est pas si lointaine… Ce qui me fait le plus peur ce n’est pas la Grande Faucheuse c’est de perdre mon autonomie… et de devenir dépendante d’établissements dont le personnel vous traite au mieux tels des nourrissons et au pire tel des quartiers de viande…

Pas toujours!

La plupart du temps! Pardonnez-moi encore je suis devenue amère…

Ne vous excusez jamais… Et malheureusement je crois que vous avez raison…

Mon vœu le plus cher c’est de crever sans m’en rendre compte et debout… Mais trêve de sentimentalisme morbide… Encore du thé?

Volontiers… Et des scones?

J’avais prévu le cas! Votre gourmandise vous perdra!

Ma vie pour ces délices!

C’est vrai qu’ils sont bons!

Églantine je dois vous apprendre que je déménage…

Il y a de l’amour dans l’air…

Vous êtes une sorcière!

Églantine hésite à continuer. Certes elle savait depuis longtemps que son voisin si obligeant (puisqu’il l’avait été maintes fois à transporter des sacs d’épicerie ou de linge et il passait souvent pour voir si rien ne lui manquait) préférait se lier avec de jeunes hommes. Elle ne dormait plus beaucoup et cela lui était arrivé à plusieurs reprises qu’elle croise à l’arrivée tard le soir et à l’occasion le matin l’une ou l’autre de ses éphémères conquêtes. Bien sûr cela aurait été malséant et d’une rare indiscrétion de faire la moindre allusion à cette particularité. Mais il devait savoir qu’elle savait cela elle en avait la certitude.

Oh non! Mais je devine qui est… l’heureux élu… Je ne me souviens plus de son nom mais son regard quand il a parlé de vous était tellement éloquent!

Armand…

Et le vôtre maintenant! Cela me rappelle le temps où Albert m’a fait la grande demande!

Elle se lève trop vivement et grimace douloureusement. Revient de la cuisine avec les gateries et une photo qu’elle lui tend. Albert et Églantine jeunes mariés. Elle d’une beauté simple en robe fleurie qui le tient fièrement au bras. Ses yeux brillent. Lui moustachu plus grand d’au moins un pied. Il ne regarde pas l’objectif mais elle. Le lien est tangible.

Seule la mort nous a séparés cinquante ans après notre premier baiser… Une décennie qu’il n’est plus… Et il me manque toujours… J’ai vécu à ses côtés un jubilaire de bonheur… Et je vous en souhaite autant…

Vous comprenez si bien!

Que ce soit la même chose?

Oui… Suis-je encore invité samedi prochain?

Elle serre sa main pour toute réponse.

Quand Armand m’a demandé où j’allais cet après-midi si bellement fringué et sifflotant j’ai répondu que je me rendais à un rendez-vous doux… Il a froncé des sourcils jaloux… J’ai dû lui expliquer que vous étiez une amie de longue date pour qu’il me laisse franchir le seuil tout à fait rassuré quant à la préservation de ma vertu…

Églantine rit de bon cœur.

Un « rendez-vous doux ». C’est ce que je ressens aussi…

Votre amitié m’honore Églantine.

Allez-vous-en avant que je devienne sentimentale… mon ami.

 

Ah Armand! Cela fait longtemps que vous n’êtes pas venu me rejoindre… Plus d’un mois et demi!

Un reproche?

Non étant donné les circonstances…

Franchement je me sentais mal à l’aise… du fait que vous savez maintenant…

David Ben Simon éclate d’un rire tonitruant qui fait se retourner plusieurs clients du restaurant italien.

Excellent pour forger le caractère que de passer outre. Asseyez-vous, mon ami. Vous vous faites remarquer! C’est d’un mauvais gout!

Armand obtempère tout en tentant de réfréner le fou rire qui menace.

Les spaghettis alla bolognese sont remarquables : je vous les recommande vivement!

Un verre d’eau suffira… quoique va pour une entrée de ces pâtes… accompagnée d’un carafon de Chianti.

Armand… Nous nous connaissons depuis des lustres… Et ma foi la dernière de mes préoccupations c’est l’endroit où vous fourrez votre queue… et où il la met… Hétérosexuel, bisexuel, homosexuel, asexuel : ce sont des étiquettes… Ça ne vaut pas grand-chose…

Asexuel?

Sans sexe… ou impuissant si vous préférez… Une allergie à la pénicilline a provoqué cet état de fait… J’avais six ans. Je n’ai jamais connu charnellement ni femme… et ni homme… et ma foi je ne m’en porte pas si mal… Disons que je compense autrement…

Votre confiance m’honore… et me rassure…

Paix donc… Soit dit en passant votre… euh…

Conjoint.

S’est fourré dans de sales draps…

Plutôt… Je vais tout faire pour l’en tirer sans qu’il y laisse trop de plumes… Je l’aime… Il…

Bon… Je sens que je vais devoir subir pour au moins une heure de panégyrique! Grâce!

Armand manque de s’étouffer dans son assiette.

David je vous adore!

Tant qu’il n’y a rien de sexuel faites! J’aime ça!

Ils pouffent. Fort.

Les communs et mortels s’alarment…

David s’incline à gauche et à droite. Armand tente en vain de reprendre son sérieux. La clientèle s’accalmit et reprend ses agapes.

Je vais me montrer indiscret tout de même avant de clore le sujet. Je suis curieux. C’est dans ma nature et mon métier… Vous m’avez dit que votre divorce était attribuable « essentiellement » à votre infidélité…

C’est on ne peut plus exact… Juste que j’ai omis de spécifier le genre de mon péché d’adultère…

Avocaillon!

Il m’a déjà dit cela…

Re-rire tonitruant.

Marcelline a dû tomber de haut…

C’est Pierre Alban qui…

Oh! Pardonnez-moi!

Que voulez-vous que je vous dise? C’est ainsi!

Comme chassez le naturel et il revient au galop si j’ai bien compris?

On ne change pas spontanément d’allégeance du jour au lendemain…

Bon… Le cas est clos…

Quant à l’autre… Hum! Bonne chance!

Nous allons en avoir besoin… Beaucoup d’incertitudes en tout état de cause…

En confidence Armand… Ils auraient pu trouver facilement un autre moyen pour qu’on n’y voie que du feu et sauver les meubles tout en souscrivant à cette demande que je trouve personnellement légitime en ces circonstances…

Le choix du modus operandi les impliquait forcément tous les deux… Mais surtout ils avaient décidé à l’avance que quoiqu’il arrive ils se soumettraient de toute façon à la justice humaine…

Des idéalistes. Mais je comprends ça.

Moi aussi. Ils n’en traversent pas moins des moments difficiles… Leur rocher de Sisyphe pèse lourdement sur leur échine… et sur la mienne.

C’est la première fois que je vous vois perdre votre proverbiale assurance et votre légendaire confiance en vous… Émile Bergeron est votre talon d’Achille!

Je suis réaliste… Aglaé n’est pas si mal… pour une femme…

Elle me donne froid dans le dos votre charmeuse de serpents!

Elle n’est pas d’abord facile… Mais on gagne à la connaitre… en toute amitié s’entend…

J’avais compris!

Armand se lève. Prend congé. Une poignée de main. Longue. Chaleureuse.

Shalom Armand mon ami.

Shalom David mon ami.

 

De retour au bureau Armand s’informe des recherches entreprises par son tacheron bien-aimé. Le rayon Véronèse le transperce au cœur. Il encaisse l’onde de choc et fait amende honorable en l’embrassant dans le cou (ils sont seuls).

Ma présence provoque des dissensions… Massicotte surtout… Bien qu’il ait été bien content de se débarrasser de sa patate chaude…

Il confond le microprocesseur avec la bestiole! Sa réaction était prévisible le connaissant un tant soit peu…

C’est tout ce que tu trouves à dire? Ça veut dire encaisse Émile? Tu veux mourir comment?

Très vieux et en jouissant entre tes bras.

C’est une redite. Et j’en possède d’ailleurs les droits d’auteur!

Et mon souhait le plus sincère…

Moi aussi.

J’en ai un autre…

Que je te baise sur place?

Non. J’aime prolonger la torture… Une fin de semaine à Québec en amoureux transis que nous sommes…

Avec traitement de faveur compris dans le forfait?

On pourrait négocier ça…

J’achète à tes conditions… Je croule déjà sous les dettes de toutes les manières!

Hé hé!

L’usurier conclut en se frottant les mains. Émile l’encercle au cou. Leur embrassement perdure. Armand plaque sa main sur le joli cul. Le libère finalement. L’autre aussi.

Tu ne perds rien pour attendre!

Voire!

Je rentre plus tot aujourd’hui… J’ai mes vapeurs…

La tension?

J’ai l’impression qu’un bouteur est passé sur mon beau corps itérativement…

C’est vrai qu’il est superbe… Ceci veut dire que les bons offices de ton masseur personnel seraient vivement bienvenus…

Maintenant que je ne dispose plus d’aucune liquidité du fait d’un profiteur de ma connaissance je pourrais te payer en nature…

J’achète ta peau et tout ce qui va avec… J’essaierai de boucler plus vite : j’ai hâte de profiter de ta personne…

N’oublie pas de passer à l’épicerie. Moi-même j’irai prendre nos effets chez le teinturier.

Mais on ne manque de rien! D’accord… Tu veux manger quoi?

Rôti de filet, pleurotes, laitue de Boston, baguette… Tu achètes et je prépare… Et une bonne bouteille… Rapporte au moins deux fromages dont un bleu; va au comptoir des spécialités…

Autre chose monsieur la fine gueule?

Du vrai beurre salé pas de margarine ni du demi-sel… Et aucune querelle au sujet des conjoints trop gatés…

Je me rends… Je suis exploité.

Ne me fait pas dire ce qui vient de me traverser l’esprit. Ne tarde pas trop si tu veux que je te le fasse… après que tu te sois honteusement servi de mon joli cul…

Pars maintenant… J’ai des fantasmes de viol focalisés sur cette partie de ton anatomie si délicieusement masculine…

Émile constate en tatant. S’esquive en riant évitant l’assaut de justesse. Armand sourit. L’amour est fou parfois.

 

Dans le hall Émile croise son nouveau voisin de palier. Le salue aimablement. L’impoli se détourne et fixe ses chaussures. Manifestement le voisinage d’un couple de même sexe puisque cela s’avère ainsi d’évidence l’indispose souverainement. Émile hausse les épaules. Tente de se convaincre que ce genre de rejet trop fréquent ne le désempare plus. Pensée fugitive pour sa chère Églantine si humaine. Tout à coup il se sent observé. Il relève les yeux. Un regard noir. Toujours avenant il lui sourit. L’inconnu répond brièvement au large sourire par un autre. Le voisin les fixe les yeux ronds avant d’examiner ses souliers. Émile n’en revient pas. Il pense que… La remarque bien sentie ne franchit pas ses lèvres. C’est vain. Revient au très beau jeune homme. La ressemblance est frappante. Serait-ce? Surement pas étant donnée la situation. Les portes de l’ascenseur s’ouvrent enfin. Émile sort en dernier pour ne pas gêner le passage par son pas hésitant de boiteux. Remarque que l’homophobe a le rouge aux oreilles. Comprend soudain : le troisième se dirige vers leur demeure. Émile n’a plus l’ombre d’un doute maintenant. Oublie le voisin scandalisé. Claquement sec de sa porte. Pierre Alban frappe déjà au loquet de la leur.

Armand ne rentrera pas avant une bonne heure. Des courses… Souhaitez-vous entrer pour l’attendre?

Qui êtes-vous?

Émile Bergeron.

Pierre Alban Boissonneau.

Émile lui tend la clef.

Ouvrez s’il vous plait : je suis encombré.

Pierre Alban obéit. Lui rend l’outil. Constate que le dénommé connait très bien les êtres. Hésite sur le seuil. Il accepte une bière finalement. Sait gré à son hôte imprévu de le laisser seul. Il examine les lieux. Sympa. On sonne à partir du rez-de-chaussée. Émile actionne la commande d’ouverture. Attend. Il n’a pas le temps de placer un mot qu’Armand laisse tomber paquets et l’étreint et l’embrasse avec effusion. Cerise de confusion Émile parvient à se libérer avant que le chaud lapin ne s’aventure à plus sérieux tel que promis un peu plus tôt.

Un visiteur…

Quand Armand se rend compte de l’identité de l’importun il devient livide. Pierre Alban se lève. Plus grand et plus mince. Et avec des cheveux noirs et bouclés. Ils se regardent. Émile embarrassé s’apprête à passer à la cuisine avec les sacs d’épicerie. Armand le retient. S’adresse à lui mais fixe l’autre droit dans les yeux.

Je veux te présenter mon fils Pierre Alban. Émile Bergeron est mon conjoint.

Nous avons déjà fait connaissance. Et j’avais deviné l’état.

Émile s’esquive. S’aperçoit que la tête de linotte a oublié l’essentiel : le beurre. Bon prétexte pour les laisser seuls. Les deux se dévisagent encore quand il sort.

Je te demande pardon papa… Je t’ai traité de cruelle façon.

Tu avais des circonstances atténuantes…

Je ne croyais pas avoir de préjugés… Pas si virulents en tout cas… Ma haine était à la mesure de ma déception je crois… Découvrir que mon père est homosexuel… Le monde a basculé tout d’un coup.

Et maintenant? Pourquoi es-tu venu? Je suis toujours une « tapette » et doté d’un conjoint en sus! Toutes mes excuses! Je ne veux pas la guerre.

Tu m’as bercé quand j’étais poupon. Tu as joué avec moi garçonnet. Depuis ma naissance tu m’as entouré de toute ta tendresse. Notre complicité. Tu faisais peur à tout le monde même à maman parfois mais jamais à moi. Je ne peux pas effacer ces presque vingt années d’amour inconditionnel même si mon père s’avère sexuellement et affectivement différent de la norme.

Et il a fallu plus de deux ans à l’adolescent attardé que tu étais pour amorcer cette réflexion? Je te croyais plus intelligent que ça!

Papa je t’en prie… Ce n’est en rien question d’intelligence… Je t’ai fait souffrir… Je t’ai blessé… Et je craignais de t’affronter. Pour la première fois de ma vie j’ai été terrifié par cet inconnu qui est mon père.

Émile rentré en catimini peu auparavant pointe le nez hors de la cuisine. Les deux se regardent encore sans dire un mot.

Je prépare deux ou trois salades?

Pierre Alban hésite un long moment. Armand retient son souffle. Les actes comptent plus que les mots. Le fils sourit brièvement.

Cela vient avec quoi?

Rôti de filet pas de champignons sautés : il et j’ai oublié.

D’accord je reste… C’est tentant…

Alors je termine les préparatifs et vous parez la table.

Ils restent sur place les bras ballants.

Ben quoi? Vous vous croyez au restaurant peut-être? Et je serais votre maitre d’hôtel-sommelier-cuisinier-marmiton-serveur?

Ils obtempèrent en tout cas.

C’est succulent! Je n’ai jamais rien mangé d’aussi bon!

Moi non plus… Mon amour je suis ton esclave pour la vie… si tu continues à me démontrer preuves à l’appui ton savoir-faire culinaire!

Intéressant. Un ilote!

Pierre Alban… J’aime Émile… Il fait partie de ma vie pour le meilleur et pour le pire… Et il sait presque tout de mon passé…

Le meilleur c’est pour lui; le pire c’est pour moi! Et j’entends que tu me racontes le « presque » dès ce soir!

Pierre Alban éclate de rire. Ce qui détend l’atmosphère en tout cas. Ils font chorus.

Marcelline?

Elle va très bien. Elle s’apprête… à convoler. Elle est en amour pour… euh… la première fois de sa vie je crois.

Je n’ai jamais voulu faire du mal à ta mère. Ni détruire ce foyer centré sur toi et d’un commun accord… L’amour dans un couple traditionnel du moins je n’en savais rien… C’était pour moi du sentimentalisme mièvre et inepte… (il saisit la main d’Émile.) Cela ne l’est plus maintenant… Mais à l’époque ma… nature était autre; je le savais mais cela m’apparaissait subsidiaire… à la perpétuation…

En tout cas…

J’ai eu tort probablement… Mais tu es là devant moi. Comment pourrais-je regretter ça? Comment pourrais-je ne pas être fier que tu sois issu de moi? Et même si tu étais devenu le dernier des voyous même si tu m’abreuves de ta haine je t’aime. Inconditionnellement et totalement.

Beaucoup de rancune subsiste.

Vingt-quatre mois et trois semaines sans aucun contact avec toi. Des milliers de pensées dirigées vers le vide… Désolé si mes sentiments te bousculent.

Je dois refaire connaissance avec toi… Tu as changé. Moi aussi.

Parle-moi de ta vie.

J’habite près du centre hospitalier universitaire de Sherbrooke : c’est plus pratique… Avec une coloc un peu fêlée dans la tête mais brillante. Maman déteste Jolaine… D’autant plus qu’elle est brun foncé de peau. En ce moment Marcelline et moi sommes à couteaux tirés concernant cet aspect de ma vie. Son ingérence m’apparait inacceptable et je le lui ai fait savoir.

Ta mère est très collet monté.

Je l’aime quand même. Mais ce qu’elle peut être chiante parfois!

Les études? 

Je travaille d’arrache-pied. Je vais m’en tirer sans trop laisser de plumes je crois. Mon oiseau de paradis se destine à la neurochirurgie. Moi c’est médecine familiale. J’aime les contacts avec les gens.

Heureusement que tu n’as pas le caractère de ton père…

Comment ça? Je suis très convivial! Disons que je suis un peu rude.

Émile lève les yeux au plafond-ciel.

Je suis un saint!

Le soupe au lait et son fils s’esclaffent. Le martyr aussi finalement. Il prépare et sert les trois triples espressos.

Est-ce que Marcelline demeure toujours au même endroit?

Étant donné… le voisinage…

Émile est au courant de cela également.

Elle a décrété que croiser tous les jours cette… enfin ton amant… lui remettait en perspective… euh… l’erreur de sa vie… Elle ne te porte pas dans son cœur et lui tout autant. Elle a vendu la maison et a acheté un condo sur l’ile des Sœurs.

Et… tes grands-parents?

Tu veux vraiment savoir? Ta mère… est morte l’an passé d’un cancer généralisé… Grand-père n’a pas voulu… que tu saches… Même quand elle l’a supplié de te faire venir à son chevet il a refusé… C’est cruel… Je ne l’ai su qu’après que tout soit fini… Rien ne justifie un comportement si inhumain!

Mon père a toujours été un homme dur… C’est donc Marcelline qui le lui a dit?

Oui… Elle a été très… virulente. Elle a reproché à tes parents d’avoir fait de toi… euh… ce que tu es… Il a défendu à grand-mère de communiquer avec toi de quelque façon que ce soit… C’est pourquoi aussi tu as trouvé porte close…

Je me doutais bien que c’était quelque chose du genre… Et sa santé?

Depuis la mort de grand-mère il s’est refermé telle une huitre. Il a vieilli aussi… Je suis le seul à aller le voir encore. Oncle Réginald est toujours exilé en Angleterre en passant. Grand-père vit et est très seul. Il a coupé de lui-même les amarres avec le reste de la famille… Il ressasse ses souvenirs. Rien ne peut le persuader qu’il n’est en rien responsable de ton homosexualité… Il accable aussi sa défunte femme et il juge qu’elle a été beaucoup trop tendre avec toi… Et il n’a de cesse de me demander… si je suis « normal ». Bref voilà le portrait.

Tu es devenu plus nuancé… plus humain… Je te remercie d’en prendre soin malgré tout.

Pierre Alban hausse les épaules.

En tout cas suite la prochaine fois : je dois m’éclipser maintenant pour ne pas rater le bus.

Pierre Alban prend congé. Armand le reconduit à la porte d’entrée. Une hésitation. Ils s’étreignent.

Au revoir mon fils.

À bientôt papa.

Quand il referme Émile est là tout proche. Armand pleure entre ses bras. De joie et de peine. Tout est emmêlé. L’amour épaule parfois. Émile glisse quelques allusions ayant trait à sa nature très accueillante fondamentalement. Armand demande des preuves concrètes. Celles-ci fournies au creux du lit. Armand se déclare fort enchanté des gestes posés. Et en redemande. Son conjoint s’incline aux sens propre et figuré d’obligeante nature. L’amour console parfois.

J’ai… averti pour le week-end. Nous pouvons partir sans problème… tous les trois. J’ai pensé que cela te ferait plaisir… Elle s’en vient avec bagages les armes étant intrinsèques…

Émile lui saute au cou littéralement. Trois heures moins des poussières et ils franchissent le pont Pierre-Laporte. La vénérable capitale printanière baigne sous le soleil. Ils logent au Chateau Bonne Entente dans deux vastes chambres adjacentes et joliment décorées. Ils décident de finir l’après-midi en furetant dans les centres commerciaux. Frère et sœur échangent un regard complice perçu par le tiers.

Qu’est-ce que vous complotez?

Rien!

Avec un bel ensemble qui se termine en fou rire hoquetant.

Ouais. En voiture Castor et Pollux!

Quand il comprend finalement ce qui se tramait il les fusille du regard. Côte à côte les jumeaux passent en contre-offensive douce mais ferme.

Je me rends… Ensemble vous êtes invincibles!

Un sourire double et modeste accuse leur victoire.

Aglaé vous détruisez notre vie de couple! Je n’ai plus d’emprise sur mon conjoint quand vous rôdez dans les parages!

Comment ça « emprise »! Monsieur on va régler cela dès ce soir… et au mitan du lit!

Armand s’autorise une légère tape sur le joli cul… et en reçoit une de la jumelle… au même endroit…

Madame comment osez-vous!

Je me porte à la rescousse de mon frère bien-aimé victime de violence conjugale!

Ils s’accrochent à son bras en panier à deux anses et entrainent Armand vers cette « boutique chic à élégants oripeaux pour silhouette aux contours légèrement replets comme la tienne la vôtre ». Ils ressortent du lieu nantis de nombreux paquets qui aplatissent indiscutablement le portefeuille mais mettent indéniablement en valeur les charmes cachés de leur défenseur émérite fort satisfait de ses acquisitions vestimentaires au demeurant. Ils repartent vers l’hôtel pour se changer avant le diner.

 

Émile étendu paresseusement décide d’aborder immédiatement la question de « l’emprise » quand l’autre nudité aux rondeurs côtelées traverse son champ d’attraction visuel. La canne judicieusement placée pour le faire trébucher remplit son œuvre traitresse. Armand tombe dans ses bras. Émile se dégage en le renversant et le couvre de son corps. Se ravise.

Je t’aime.

C’est réciproque.

Si je suis condamné à une longue peine… ne m’attends pas.

Ce que tu dis est vain. Et cruel.

J’essaie juste d’être réaliste… Je ne voulais pas te blesser.

Justement sois-le « réaliste »!

C’est-à-dire?

Que l’amour attend parfois… Que l’amour vrai jamais n’en meure.

Pardonne-moi… Je suis terrifié à la perspective d’être séparé de toi. J’ai peur aussi de ne pas être à la hauteur… et digne de ton attente.

Cesse de présumer du futur… Pense à moi ici et maintenant… Et établis ton emprise sur ma personne de grâce!

Armand se rend accessible à l’amour de sa vie. Aglaé contemple le couple. Arrimés l’un à l’autre. Leur amour est tangible. L’élan du désir lui coupe le souffle. Elle referme doucement la porte alors qu’Armand crie sa jouissance la verge près du ventre vibrant entre ses propres mains sous les yeux captivés de son amant et qu’Émile fait écho la sienne engloutie au fond de lui. Elle patiente dix minutes montre en main avant de faire irruption. Et de provoquer des cris d’orfraie des deux nudités avachies censées se trouver toutes garnies depuis une demi-heure au moins.

Aglaé vous détruisez notre vie de couple!

On n’ajoute rien sur l’emprise cette fois?

Émile entoure les épaules de son homme lequel le regarde amoureusement.

C’est un différend réglé.

Rhabillez-vous beautés!

Émile au secours! Ta sœur me trouve beau!

Moi aussi.

Tu es censé me défendre!

Elle ne fait que constater une évidence : pas de quoi fouetter une chatte…

C’est une voyeuse!

Pas la seule si je me souviens bien… Vous êtes magnifiques… dans l’acte d’amour. Vous regarder l’accomplir a constitué un plaisir rare. Quand on ne veut pas être surpris en flagrant délit on verrouille la serrure! Ne soyez pas offusqué Armand je vous en prie…

Hum… Faute avouée…

J’ai faim!

Armand endosse une partie de ses achats Émile une autre folle gaterie qu’il s’est permise. Armand s’admire dans la glace.

Je suis beau.

Mais oui Narcisse vient!

En chemin Armand enserre chaque épaule. Ils se sentent très proches. Deux têtes s’inclinent vers la troisième. Ils dinent à l’italienne dans un restaurant pour fins palais. S’attardent. Errent dans les rues pentues aux pavés inégaux. Ils rentrent bras dessus bras dessous après un dernier verre pris à une terrasse.

Durant la nuit, Armand s’éveille brusquement. Le lit est vide de la présence de son conjoint. Un pincement de jalousie. Qu’il réprime. Des images très explicites envahissent son esprit et excitent sa chair. Émile et Aglaé appariant passionnément leur unique différence. La montée du plaisir onanique dans son organe tendu à éclater le surprend : il ne s’était pas rendu compte qu’il se masturbait. Il s’abandonne aux délicieuses sensations. Se rendort. Quand Émile revient il se blottit contre lui. Décide qu’il le prendra au matin. Sombre à nouveau.

Non.

Non?

Pas envie. J’ai le droit de refuser!

Sans conteste… Je te désire très fort… Touche…

C’est ton problème… Ça non plus je ne veux pas! Armand la paix!

Tu as forniqué toute la nuit avec elle!

Cela ne te regarde pas! Tu es jaloux!

Non… Mais tu n’as rien compris…

Quoi?

Rien.

Armand, on ne va pas se quereller?

Si!

Alors fais le tout seul! Moi, je dors!

Rageusement ils se tournent le dos.

 

Décidément la bonne entente règne…

Vous de quoi vous mêlez-vous?

De ce qui me regarde.

Ça ne parait pas!

Je ne suis pas une menace pour votre couple.

Ça je sais!

Alors quel est le problème?

À vrai dire… je ne sais pas.

Un même regard double perplexe et en accent circonflexe.

Vraiment excellent ce petit déjeuner vous ne trouvez pas?

Euh… oui…

Je ne sais pas ce qui m’a pris pardonnez-moi tous les deux…

On pardonne.

Armand sourit. L’air contrit. Il ne comprend vraiment pas ce qui l’a submergé.

On rentre?

Oui.

Ils sont moroses sur le chemin du retour. La triade triste. Armand stationne devant la maison de la belle.

Si vous preniez quelques affaires et rentriez ensuite avec nous j’en serais heureux… Émile aussi sans aucun doute.

Intuitivement Aglaé cherche le regard d’Armand. Qui fuit. Mais elle le sent sincère. Une autre intuition. Non c’est impossible. Pourtant… Brusquement oppressée elle cherche de l’air. Rassembler « quelques affaires » lui prend une demi-heure. Armand fulmine contre les sœurs jumelles des conjoints à qui l’on donne une main et qui prennent les deux bras… et le conjoint en sus. Ne formule aucun reproche toutefois quand elle revient avec « quelques » fanfreluches. Le voisinage monte dans l’ascenseur après qu’ils s’y soient engouffrés. Émile remarque le cou et les oreilles carmin. Décidément on le déstabilise ce pauvre bougre se retient-il d’émettre à voix haute. Ils décident de se reposer un peu de la route avant d’aller nager.

 

Ta sœur n’a pas de petit ami… ou de petite amie?

Non… Elle est un peu spéciale.

Disons que je m’en étais rendu compte!

Elle est ultra-sensible… Sa froideur c’est son écran de protection pour ne pas être agressée…

Et il comporte l’inconvénient de son avantage : peu de personnes peuvent franchir le sas de son intimité.

Je suis le seul jusqu’à maintenant qui…

Tu ne veux pas dire que… pour la Chose aussi?

Oui… Elle m’a précisé un jour qu’elle n’a jamais jusqu’ici rencontré qui que ce soit et homme ou femme qui… arrive à ma hauteur…

Moi non plus prétentieux!

Je dois avouer que cela flatte un peu l’ego : toi et elle à mes pieds…

Descends de ton piédestal mon amour pour honorer le phallus impérial et impérieux de ton maitre.

Je suis ton esclave…

Hé! Ce n’était pas dans le décret!

Tais-toi et suce…

Ils avaient passé une soirée pépère à regarder et écouter un navet à la télévision. La tension liée à l’attente du jour J le lendemain était palpable. S’il en avait eu sous la main Armand aurait pris des tranquillisants en concentration triple et en aurait fourni aux intimés. Leur repas tardif avait ressemblé à un festin d’enterrement. Ils n’avaient pas parlé de ce qui les préoccupait vraiment : tout avait été confié à leur avocat. Ni de rien non plus finalement. Armand les avait laissés seuls. Il s’était dit le cœur pincé qu’ils pourraient au moins se réconforter mutuellement. Il ne ressentait plus de jalousie. C’était autre chose mais il ignorait quoi. Qui avait pour effet qu’il se sentait exclu et… mélancolique. Il avait haussé les épaules. Avait essayé de faire le vide en comptant les Émile puis les Aglaé sautant le mur de la prison. Tellement d’impondérables ce maudit procès. Il se sentait dépassé et pas à la hauteur. Parce que trop impliqué avec ces deux-là. Il s’apprêtait à se relever (un calvados pour aider à la détente) quand le jumeau se pointe la queue basse.

Elle a besoin de décanter seule.

Tu es déçu.

Un peu… J’avais envie d’elle.

Tu peux te contenter d’un pis-aller?

Ce n’est pas la même chose! Ne soit pas jaloux Armand! J’avais juste besoin de communiquer avec elle de cette façon.

Ce n’est pas de la jalousie… Je ne comprends pas ce qui se passe… Pardonne-moi… Je t’aime.

Ils avaient parlé d’Aglaé puis avaient fait l’amour tête-bêche plutôt tièdement. Mais c’était sans importance. Après Émile s’était recroquevillé tout contre son « amour démesuré ». Le sommeil pourvoyeur d’oubli…

… Et aveuglant soudain de la lumière du séjour. Aglaé. En robe de chambre de soie grège seyante. Et moulante. Ils remarquent tous les deux. Émile se redresse. Un « non » catégorique le cloue sur place perplexe.

J’ai besoin de chaleur humaine je crois. Celle qui émane de vous deux.

Nous sommes très calorifères.

Elle s’insinue entre eux sous les couvertures. Émile comprend soudain qu’il n’est désormais plus le seul « à la hauteur » dans la vie de sa sœur. Et que c’est très bien ainsi dans l’ordre des choses. Et qu’il n’est plus le seul non plus à occuper l’espace dans le cœur de son conjoint. Et que c’est bien ainsi également : le cœur est vaste et les espaces se superposent. Le regard Véronèse fouille jusqu’au tréfonds, se fraie un passage dans le noir d’encre, atteint la minuscule lueur dansante et s’y accroche, confiant. La Grâce lui tend ses lèvres. Les siennes savourent ce baiser neuf aussi timide. Donné et rendu sous l’autre rayonnement vert tout proche qui caresse les deux têtes tendrement. Aglaé saisit et enferme dans ses doigts repliés chacun des pénis vibrant en état identique. Ils dénouent et écartent les pans de soie. Se penchent sur le sein offert menu et ferme au mamelon délicat qui durcit sous l’assaut. Leurs mains se joignent sur son ventre légèrement bombé. Les lèvres, la langue, les paumes, les phalanges parcourent les rondeurs féminines, s’égarent dans la forêt chataine triangulaire, soyeuse, odoriférante. Aglaé offre sa vulve à leurs baisers. Les langues s’emmêlent au clitoris gonflé. L’embrassement intime la fait crier et les excite. Ils accolent leurs phallus aimantés. La bouche d’Émile recueille la sève de sa jouissance et celle d’Armand la fourre un peu plus bas. La femelle veut ses mâles par-devant et par-derrière. Elle l’exprime d’une voix rauque et pressante. Les calorifères se muent en montagnes de feu. Elle se défait de sa peau de soie. L’amazone chevauche son jumeau et s’empale sur sa verge. Elle feule. Et hurle quand le dard lubrifié de son amant la transperce au fondement. La douleur s’emmêle au plaisir quand ils s’attriplent. Elle devient fleuve aux flots déchainés et eux volcans en éruption. Elle est Femme et ils sont Hommes pour elle et entre eux.