Pour hommes seulement
Variations sur la nature
Louise Gauthier
La destinée la rose au bois
Fini le farniente et terminée la dolce vita… Mais je suis tout de même content de retrouver mon foyer et ma Grâce en attente de nos chérubins ou chérubines… Cela pourrait être Amelia et Camilla pour des filles ou Pierlucio et Raphaele pour des garçons…
Cielo! L’influence italienne maintenant! Ma jumelle décidera avec Gabriella.
J’ai quand même voix au chapitre! On trouvera certainement un terrain d’entente…
Je te signale pour mémoire qu’elle a rejeté toutes tes autres suggestions…
Et moi les siennes! Elle invente des prénoms impossibles! Comme… Maurane, Aurèle, Morgane, Audrian!
… Hum… (moi je les trouve magnifiques)… Oserais-je mentionner que les tiens pêchent par conservatisme outrancier? On ne peut pas dire que Louis-Philippe et Albert-Alexandre ou encore Diane et Régine soient entachés d’originalité…
Ce sont de nobles prénoms!
Arrêtez de vous asticoter tous les deux : vous me chauffez les oreilles! Misère noire, pères et mères en double, et voilà ce que ça donne! En tout cas j’ai hâte qu’ils soient choisis : j’ai dû en entendre au moins deux cents!
D’accord on cesse… Et toi es-tu content de rentrer?
Oui… Mon nid et mes dames me manquent… Aussi certaines habitudes devenues chères avec vous deux… Notre façon de vivre… Et toi Émile?
Moi aussi… Quoique j’aurais prolongé d’un autre mois… Mais en même temps j’ai hâte de retrouver ceux et celles que j’aime… Un peu de routine aussi sans doute… Tout compte fait c’est un peu mitigé.
Armand entoure chaque épaule.
Ce voyage mes amours a été merveilleux encore plus du fait que nous avons été ensemble… enfin presque toujours…
L’allusion à l’escapade de quarante-huit heures d’Anthony avec « le plus beau mâle de toute l’Italie et des environs » ainsi qu’à son retour un peu contrit les fait sourire.
Je ne regrette rien… C’était inoubliable!
À ton air extasié on peut imaginer!
On te pardonne juste si tu nous racontes tes frasques…
Certainement pas en plein vol : mes histoires provoquent un effet dévastateur sur votre libido messieurs… C’est déplorable… et flatteur…
On patientera… Schéhérazade!
Armand attire la tête de son chum vers lui et l’embrasse pleine bouche. Fait subir le même traitement à son conjoint. Un toussotement discret interrompt leur contact buccal : les plateaux.
Alors que le trio fait une sieste d’après repas Émile écoute les yeux fermés le ronronnement des conversations chuchotées. À côté tiens. Une mère et sa fille adolescente.
Ce sont des pédés : je les ai vus s’embrasser!
Vraiment Catherine! Ce n’est pas parce que des hommes s’embrassent qu’ils sont pédérastes!
Maman! Mais ils s’embrassaient vraiment! Je te dis que ce sont des tapettes!
Une petite leçon de vocabulaire : un pédéraste est un homme qui éprouve de l’appétence pour les jeunes garçons; c’est une déviation de la sexualité. Une tapette est un objet utilisé habituellement pour se débarrasser des mouches ou autres bestioles importunes. L’homosexualité n’a de rapport ni avec l’un ni avec l’autre.
… Mais… Ok pour la leçon… Dommage pour le beau brun quand même!
Pour cela je suis tout à fait d’accord… Quoique les deux autres sont… attirants également le plus vieux surtout… Vraiment dommage!
Ça ne te choque pas qu’ils s’affichent?
Pourquoi? Ils s’aiment manifestement. Et toi cela ne te gêne pas d’embrasser Charles à bouche que-veux-tu et en public en plus de l’encourager à te tripoter?
… Ouais… J’abandonne. Ce que tu peux être chiante des fois!
Les deux éclatent d’un rire complice.
Aussitôt rentrés Armand se précipite chez sa Grâce. Elle est seule. Elle a augmenté en gabarit. Tout se passe bien. Impossible de voir leurs sexes. Pas si mal Camilla; peut-être aussi Raphaele. Tes meilleures suggestions jusqu’à maintenant. Camille et Raphaëlle pour des filles, peut-être… Nathan et Louis pour des garçons? Tiens cela semble te plaire cette fois. Elle le prend par la main : viens voir. Encore vide de meubles mais la chambre de rêve pour poupons attendus. Le plafond comme le ciel constellé de nuages ouatés pour moitié et l’autre dans la partie surélevée comme une nuit étoilée. Une jungle luxuriante règne sur les murs. L’effet est saisissant.
C’est magnifique! Mais qui…
Ma femme et moi… Tu as encore beaucoup de choses à découvrir sur nous.
Toute ma vie pour cela!
Viens t’allonger à mes côtés, je veux te montrer…
Elle soulève sa robe, prend sa main et la pose sur son ventre. Quelques secondes à peine et le coup de pied se fait sentir.
Aglaé éclate de rire.
Cela les dérange : ils ressentent ta chaleur.
Armand caresse son ventre et observe, fasciné les ondulations sporadiques des bébés. Il déboutonne la robe, détache le soutien-gorge. Les seins gonflés attirent sa bouche. Il suce tendrement chacun d’eux. Aglaé geint. Les jumeaux se mettent en attente on dirait. Armand parcourt fébrilement le corps de sa femme. Quand ses doigts atteignent le triangle pubien elle écarte largement les cuisses. Sa vulve est humide et chaude et très réceptive à ses attouchements au plaisir exponentiel. Quand instinctivement elle se tourne sur le côté il se défait vitement de son pantalon. Pénètre au-dedans d’elle. Accouplement doux et aimant à l’intense paroxysme duel.
Unis ensuite jusqu’à ce que les manifestations de protestation deviennent par trop intempestives.
Ils n’aiment pas cette position… Je suis leur esclave dévouée… Armand je t’aime.
Je t’aime Aglaé.
Et moi aussi… Tu es belle ma soeur.
Viens tout proche mon frère bien-aimé. Tu m’as manqué toi aussi.
Elle le regarde se dénuder partiellement. Puis se tourne vers Armand. Il fourre sa bouche. La verge d’Émile s’incruste à l’intérieur d’elle. Il la met tendrement longuement. Son sperme se mêle à celui d’Armand alors qu’elle crie sa jouissance. Gabriella sourire aux lèvres observe ces retrouvailles passionnées. Referme silencieusement la porte. L’intrusion dans sa tête est légère et l’amour transmis la touche au coeur. Aglaé.
Je me sentais écrasé par la canicule. Un instant j’ai regretté de ne pas être rentré à l’hôtel en votre compagnie pour une courte sieste d’après-midi torride. Mais en même temps j’étais saisi d’une envie boulimique de voir d’autant plus qu’il ne restait que quarante-huit heures avant notre embarquement. La météo ne correspondait pas tout à fait à mon humeur. Le havre frais d’un musée m’est apparu étant une excellente façon de réconcilier les deux. J’ai déambulé un bon moment dans les multiples galeries. Une sculpture grandeur nature a attiré mon attention un nu masculin… Messieurs je parle d’art! Un nu féminin d’une telle facture aurait pu aussi me captiver! … Quoi qu’il en soit de vos doutes j’ai admiré l’oeuvre longtemps m’attachant à chacun des détails… Oui tous incurables obsédés! … C’était au repos! … J’ai adopté pour finir la même posture que la statue : la tête penchée et une main sur la hanche et un genou légèrement fléchi. Le déclenchement de l’appareil-photo m’a surpris. J’ai statufié à mon tour. Le photographe a récidivé sous un autre angle puis m’a imploré de demeurer immobile. Ce que j’ai fait obligeamment… L’éloge dans vos yeux flatte mon ego; je sens que je vais devenir imbu de ma personne… En tout cas le manipulateur de boite à images semblait partager votre opinion. Je vais traduire notre échange en simultané pour votre compréhension. « Un chef d’oeuvre de Beauté à côté d’un autre ». Je l’ai regardé plutôt étonné : le spécimen pure Italie que j’avais devant moi ne souffrait certainement pas d’un excès de laideur. Jamais je n’ai aperçu quelqu’un d’aussi parfait… Ouais… Hormis vous deux… Douceur d’un regard noisette comme un affleurement du soleil sur la peau. Attrait d’un sourire qui éclabousse de lumière. Pour le reste des boucles longues et brunes, des cheveux fins, un nez droit et effilé, des lèvres équilibrées d’un rose délicat, une machoire carrée mais pas trop. Rasé de près. J’ai eu envie d’effleurer sa joue qui semblait aussi soyeuse que la pêche. Je l’ai examiné d’une extrémité à l’autre. Chacun de ses muscles exactement placé à l’endroit idoine de sa grande et très virile silhouette à l’élégance sportive et raffinée. La grâce de ses gestes. Il a rougi sous l’examen. Charmant. « Pardonnez-moi cette intrusion dans votre contemplation ». J’ai compris qu’il désignait la précédente. « Je n’ai pu résister à tant de beauté pure et conjuguée ». J’ai souri sans rien dire. « Je suis photographe » a-t-il expliqué platement. « Disons que j’avais deviné. » Il a ri bellement. « Accepteriez-vous de poser pour moi en studio? Ce qui émane de vous, votre complexité, votre douceur masculine méritent hommage d’un humble admirateur de Perfection ». Très embarrassé, j’ai toutefois accepté bien entendu : qui pourrait résister à une telle supplique formulée de si invitante manière et par un aussi irrésistible mâle? … Oui je connais la fable du corbeau et du renard Armand… Bref nous sommes sortis sous le soleil de plomb. Massimo s’est informé de mon drôle d’accent. « Toscan à forte teinture québécoise, puisque j’y suis né et y habite. De là mon prénom d’Anthony pas très italien… Je rentre dans deux jours. » Nous avons ensuite cheminé de concert. Parfois il s’éloignait un bref moment pour prendre quelques clichés. Son studio high-tech au rez-de-chaussée d’une maison confortable et fraiche, m’a impressionné. Tout ce qui pouvait servir l’art s’y trouvait. Il m’a expliqué qu’il travaillait suivant son inspiration du moment n’ayant nul besoin de contrats pour bien vivre. Il lui arrivait de soumettre certaines de ses oeuvres à des magazines de tous genres. Il m’en a montré quelques-unes publiées dans un hebdomadaire français à grand tirage. Sur le thème de la Douleur. Je n’ai jamais rien vu de tel. J’ai regardé les peu nombreuses photographies en silence. Et je ressentais l’essence de celle-ci dans ces visages, dans ces yeux surtout jusque dans mes tripes. Il a réitéré sa sollicitation. Et moi mon accord. Il a dégagé un espace et a enlevé tout ce qui entachait la nudité crue sous l’éclairage. « Bougez lentement maintenant mais de toutes les façons : assis, à genoux, couché, debout selon votre impulsion de l’instant. Tentez d’oublier ma présence ». De manière inattendue sauf pour la dernière phrase j’ai trouvé cela facile. Il a attendu patiemment que la lassitude imprègne chacun de mes gestes. J’ai commencé à transpirer sous la chaleur dégagée par les spots. À un certain moment étendu sur le ventre et appuyé sur mes coudes j’ai cherché son regard au-delà de l’objectif. Sa pomme d’Adam a tressailli. Il n’a pas évité l’échange. Ses yeux comme une caresse. J’ai frissonné. « Votre sensualité me bouleverse… Je ne suis pas homosexuel. » « Cela importe-t-il vraiment? » Il n’a pas répondu. Son érection était visible tout comme la mienne et que je n’ai pas tenté de dissimuler en me relevant. Il s’est éloigné un peu la pomme d’Adam tressautante et le rosé aux joues. « J’ai besoin de me rafraichir. » « Un verre d’eau? Une douche? » « Les deux. » Quand je suis ressorti les reins drapés minimalement et les cheveux mouillés il a pâli. « Accepteriez-vous que je… enfin de poser ainsi? » J’ai acquiescé. Impulsivement il a placé une peau d’animal noire et lustrée sur le site. J’ai commencé à caresser la fourrure comme j’avais envie de le faire sur sa personne. Il a blêmi davantage. Fascinantes ces nuances au teint. Il s’est réfugié derrière son appareil. Quand le pagne improvisé s’est dénoué je n’ai pas recouvert ma verge très bandée. Il m’a lancé une écharpe de soie. A murmuré : « fais-toi l’amour »… Oh! Tu veux que j’illustre! … Pour éclaircir le propos bien entendu… J’ignore pourquoi mais je ressens un léger doute sur la pureté de tes intentions… J’ai soufflé : « Vieni! » « Non… Pas encore. » Ses mains sont devenues l’étoffe soyeuse parcourant inlassablement mon corps. Puis frottant mon sexe rythmiquement. On a fait l’amour ainsi par objectif interposé. Curieusement proches. Sa jouissance a fait écho à la mienne. Il m’a aussi photographié dans la détente. Puis j’ai oblitéré des paupières tout en attente. Il m’a embrassé. Longuement, passionnellement et tendrement à la fois… Oui comme ceci… J’ai pris l’éternité pour le dénuder suspendu à ses baisers éternels. Lorsque la dernière pièce de vêtement a rejoint le reste je l’ai renversé sur le dos. Il s’est abandonné au plaisir prodigué par mes mains l’une gantée de soie l’autre, de peau… (Longue pause sur le corps d’Émile histoire d’imager. Et longue plainte qui ponctue sa jouissance) … J’ai conclu la mienne avec le pénis enchassé entre ses fesses. (Il fait, sur le même sujet.) S’interrompt à peine le temps de reprendre son souffle. Enlacés nous sommes montés jusqu’à sa chambre. Le désir brut a récidivé. « J’ai envie de te prendre… comme une femme… » Armand… Je me suis offert à lui comme à toi mon amour mais pas sans les précautions d’usage… J’aime… être… ainsi… dominé… par mon… homme… Émile, possède-moi aussi, et ainsi… (L’intermède dure longtemps…) Ayant constaté de vue et de main l’état physiologique dans lequel je me trouvais… Oui comme cela… Il s’est prosterné cul accessible. Ma langue a tôt fait de détendre son antre vierge d’homme… Je l’ai sodomisé doucement… comme ça… Émile! … Nous avons passé ces quarante-huit minuscules heures à nous aimer boulimiquement, Massimo m’a déclaré qu’il était devenu un « homosexuel exclusivement orienté Anthony », à faire des photos, j’en ai réalisé quelques-unes, il me les fera parvenir, à bouffer gloutonnement à cause de toute l’énergie dépensée dans nos fols ébats pas piqués des vers, à échanger sur à peu près tout ce qui nous passait par la tête, tout en essayant de faire lutte au temps qui passait trop vite… J’espère le revoir un jour… Nos sensibilités s’harmonisent à merveille. Voilà, fin de l’histoire.
… Cela te rend un peu macaroni?
… Oui et non. Avec Massimo c’est la vie en exergue, la folle passion, de celle qu’on ne peut vivre au quotidien que sporadiquement… Je vous aime. C’est autour de vous que je souhaite tisser ma vie… C’est la certitude qui me rend profondément heureux… Je me sens enveloppé par votre amour mais pas étouffé libre en fait.
Le courrier. Une série de photos parue dans un prestigieux mensuel italien sous le thème d’Éros et sous la signature de Massimo Bellini. Ému Anthony les contemple. Se souvient de chacun des moments d’abandon uniquement ceux-là où elles ont été saisies. Les photographies sont d’une sensualité qui rejaillit sur l’observateur homme ou femme. Érotisme androgyne aussi. Les poses presque féminines s’équilibrent harmonieusement avec la masculinité du modèle. Celle qui ouvre pleine page le représente en même posture que la statue d’Éros dont il semble émaner en dieu réincarné. Prise après l’amour la dernière le représente entièrement nu, la bouche entrouverte, les yeux à demi masqués par les longs cils, étendu nonchalamment sur des coussins bariolés, un bras reposant sous sa tête, l’autre au long du corps, paume tournée vers le haut, doigts ouverts, une jambe à plat, la gauche en accent circonflexe, son long pénis au repos, semble vibrer encore de sa jouissance (ce qui était le cas).
J’ai peur Ella!
Mais de quoi mon amour?
D’accoucher… Je suis en état de panique! C’est incontrôlable!
Tu trembles! … Viens dans mes bras… là… Que te dire? Tu as toutes les chances pour que cela se passe raisonnablement bien. Tous les examens et l’échographie confirment que ta grossesse se déroule à merveille… Et tu n’es pas si douillette que la douleur ou sa perspective te fassent perdre la tête… Toi qui est censée avoir le sens de la mesure!
Je sais tout ça… C’est ce que je me serine douze fois par jour depuis un mois! Et il en reste encore tout un! … Mais ce soir c’est plus intense que jamais! Je…
Aglaé sanglote. Gabriella décontenancée ne sait trop que faire sinon resserrer son étreinte. Brusquement elle est bien près de partager les sentiments de sa femme. Un frisson la secoue. Elle se domine difficilement.
Le hurlement inhumain le fait se redresser sur sa couche. La douleur au ventre l’atteint de plein fouet. Aglaé! La panique afflue. Émile érige un barrage dans sa tête.
Vite Armand! Ma soeur!
Les deux flambants nus se précipitent à côté. La porte est grande ouverte. La Grâce hurle.
Elle a perdu les eaux. L’ambulance arrive! Vite allez vous habiller! Vous suivrez en voiture.
Ils obtempèrent rapidement. Émile tente de joindre mentalement sa jumelle. La souffrance annihile tout. Il force le contact. Fais refluer la douleur et cherche à comprendre ce qui se passe… Ils étouffent… Émile! Ils veulent sortir! Ella! Il reperd la liaison. Les ambulanciers arrivent.
Les bébés respirent mal. Ils sont en danger de mort!
Ils ne prennent même pas le temps de l’écouter. Émile parvient à rejoindre Aglaé. Calme-les à tout prix! Ça va aider! J’essaie! Émile! Garde le contact avec moi. Force-toi. On va le faire ensemble.
Le trajet est rapide. Tout ce temps, Émile demeure immobile. En lien mental avec sa jumelle comprend Armand. Les coeurs! Masse-les mentalement! Émile devient livide; la sueur perle dans sa figure puis dégouline.
Heureusement l’équipe d’urgence se montre compétente. Aglaé entre en salle d’opération immédiatement. Et surtout la césarienne est effectuée à temps. Elle s’est évanouie quand ils procèdent.
Aglaé crie faiblement. L’infirmière lui fait prendre un analgésique. Ella la rassure : ils sont bien vivants et… en bonne santé. La nouvelle maman retombe dans le cirage. Armand, Émile, Ella. Ils attendent son réveil avec le coeur étranglé. Elle ouvre les yeux sur leur amour.
Les jumeaux?
Fille et garçon. De magnifiques bébés. En pleine forme même s’ils naissent prématurés.
… Explique la douleur dans ton regard.
Il abaisse les paupières un moment comme pour nier.
Armand!
… Ils sont siamois et partagent une jambe à partir de la hanche…
Je veux les voir !
Impossible pour l’instant : ils se trouvent en incubateur.
Aglaé tente de se redresser. Émile et Armand la retiennent. Elle pleure.
Nathan et Camille tètent goulument à ses mamelles généreuses de lait nourricier. Avec un bel ensemble. Comme tout ce qu’ils font. Souiller leur couche. Pleurer. Lien plus que gémellaire.
Huit mois à attendre… Comme une autre grossesse. Mais pire Ella.
Je sais. Je ressens la même chose.
Papa?
Salut mon fils.
Ça va?
Oui.
Aglaé devrait accoucher incessamment; cela se passe bien?
… Nos jumeaux sont nés le mois dernier… On les a sauvés in extremis… Nathan et Camille… Ce sont de magnifiques bébés…
Papa?
Oui Pierre Alban?
La vérité! Pas d’omissions!
… Ils sont siamois; ils partagent une jambe à partir de la hanche. Nous sommes chanceux parat-il qu’aucun organe vital n’est commun. On va tenter de les séparer. Dans huit mois.
Armand repose l’apareil. Retourne s’occuper du souper. Trouve dans ces gestes maintes fois répétés la force de ne pas devenir fou à lier. La peur. L’anxiété. L’attente. Rongent comme un cancer. Ni Émile, ni Aglaé, ni Anthony ne réussissent à atteindre son no man’s land. Le téléphone sonne à nouveau. Il n’en a cure.
Papa?
C’est Émile Pierre Alban… Je peux te rappeler plus tard?
Non!
Alors attends que je change de pièce… J’écoute.
J’ai téléphoné tantôt… Mon père m’a appris… pour Camille et Nathan.
Ah! … Excuse-moi Pierre Alban… C’est plutôt critique ici… Armand… éprouve certaines difficultés… à négocier avec la tension…
Je serai là dans… quatre heures.
Mais…
Pierre Alban a raccroché.
Le souper est servi. J’ai fait des spaghettis.
Émile a envie de pleurer. Réfrène. C’est le sixième soir de pâtes à l’ail. Si ce n’était que cela il en boufferait allègrement jusqu’à la fin de ses jours. Armand.
Mon père?
Il dort.
Prépare-moi quelque chose de double et fort puis explique.
… La situation dure depuis un peu plus de trois semaines. Depuis qu’Aglaé est sortie de l’hôpital. Lui qui habituellement cloisonne pour affronter les difficultés s’est enfermé à l’intérieur de lui-même… Il s’occupe des enfants admirablement bien voire mieux que leurs mères mêmes! … En dehors de ça rien. Quand les jumeaux dorment, il refait le ménage de Blanca, prépare les repas, la même chose depuis six jours, refuse toute communication autre que ponctuelle. Il a pris un congé d’une durée indéterminée. Il dort au moins quatorze heures par nuit mais se réveille épuisé. Lui qui à l’accoutumée est très chaud lapin refuse tout contact de cette nature ainsi que toute démonstration d’affection. Nous ne savons que faire pour le sortir de là. C’est l’enfer!
Émile éclate en sanglots. Pierre Alban le prend dans ses bras. Attend que le flot se calme.
Votre aide ne suffit pas. Je n’ai aucun droit de poser un diagnostic mais Armand semble… en état de déséquilibre psychologique.
Armand n’est pas fou!
Je n’ai rien avancé de tel! Même les êtres les plus forts ne sont pas à l’abri d’un ouragan intérieur. Le stress vécu ou appréhendé… Il m’a fait part que les jumeaux avaient été délivrés in extremis…
Les bébés étaient en détresse cardiaque. Le cordon ombilical enserrait les cous les étouffait graduellement. Ceci ajouté au fait qu’ils se ruaient littéralement vers la sortie en même temps forcément.
Et que vous a-t-on dit pour les suites?
Qu’on allait tenter de les séparer vers huit ou neuf mois… Ce n’est pas une intervention de routine… Une douzaine de spécialistes en salle d’opération… Les chances sont du côté de la vie… mais les risques sont réels. Et ils en porteront des séquelles physiques et peut-être même psychologiques.
Aglaé?
Elle gère mieux son anxiété disons… Armand…
A besoin d’un soutien professionnel pour surmonter le double choc et pour réparer le court-circuit.
Mais comment?
Tu as entièrement raison Pierre Alban… J’irai consulter demain. Je n’y arrive pas seul… Je retourne me coucher. Trop fatigué.
Ce qu’il fait. Ses ronflements envahissent bientôt le silence.
À la demande du dernier le fils accompagne le père. Pierre Alban explique quand l’autre s’avère incapable de le faire. Sa présence à la maison dans les jours qui suivent rassure et rassérène. Quelques journées s’achèvent avant que le malade n’émerge de sa bulle. Pierre Alban repart assuré que le processus de rétablissement est bien enclenché. Armand se reprend en main au fil des semaines puis met fin à son congé. Les médicaments ne sont bientôt plus nécessaires même si l’épée de Damoclès reste suspendue.
Ce sont de magnifiques bébés… et ils vous ressemblent… Ceci dit en tout bien tout honneur !
Je suis très anxieuse…
C’est compréhensible Madame Bergeron. La chirurgie sera faite après demain à huit heures.
Si vite!
C’est nettement préférable…
Je sais vous l’avez déjà expliqué… Mais je crains pour leur vie.
Remettez-vous en doute le bien-fondé?
Bien sûr que non; comment pourrais-je condamner mes enfants à vivre avec un tel handicap! Mais notre décision peut s’avérer si lourde de conséquences!
De savoir que nous avons réussi dans le passé ce type d’intervention ne vous rassure aucunement.
Ce n’est pas votre problème pardonnez-moi. J’assume pleinement les conséquences de mes actes et décisions. Je voudrais m’assurer d’une chose d’une importance capitale enfin si tout se passe bien : que vous ne les sépariez pas.
Ils continueront d’occuper la même couche et côte à côte afin de ne pas ajouter coup sur coup un traumatisme à un autre…
Nous y avons pensé : les liens siamois sont très forts même à cet âge.
C’est un euphémisme : peu en comprenne l’ABC.
Connaissant de l’intérieur un noeud gémellaire vous n’en serez que plus apte à les aider lorsqu’ils seront de retour à la maison…
Habile… Merci quand même pour la tentative.
J’admire votre sang-froid Madame.
Et moi le jeu de mots que vous avez fait sans vous en rendre compte.
Éclairez ma lanterne.
Certains diraient que c’est une déformation professionnelle : je suis erpétologue…
Après demain à huit heures.
Si vite? … D’accord pas de commentaires.
Il a dit que ce sont des bébés magnifiques et…
Normal : ils me ressemblent… J’admets qu’ils tiennent un peu de toi, aussi.
Misère! … Tu entends?
J’y vais.
Ils gazouillent maintenant comme des oisillons… Ma recette miracle…
Quel était le problème?
Camille trouvait la tétine rose bonbon de Nathan plus à son gout que la sienne bleu ciel… ou plutôt le contraire… Je lui en ai donné une autre d’un beau vert forêt. Elle s’est montrée contente de l’échange… Nathan a manifesté son désaccord à ce traitement de faveur alors il a eu droit à la rouge coquelicot. Et voilà !
… Mais non tu fais erreur : c’est l’inverse.
Alors ils ont effectué un troc…
À leur entière satisfaction cette fois : ils dorment à poings fermés.
Tu vois ils négocient même à cet âge! Futurs avocats peut-être…
Misère! Ils doivent être amenés à l’hôpital demain à six heures trente. Le docteur Malo veut effectuer quelques examens complémentaires avant…
… C’est comme non vivre…
C’est ce que je ressens aussi… On peut se retrouver ici tous les quatre ce soir?
C’était déjà notre intention de débarquer en nombre et d’investir les lieux et êtres de notre virile et mâle présence.
Voyez-vous ça. Quelle prétention!
On pourrait rester sur notre quant-à-soi…
Non. On se servira de vous comme exutoires de l’angoisse.
Et réciproquement. Je t’aime ma femme.
Je t’aime mon homme.
Quand ils heurtent le loquet frais douchés et en robe de chambre ils n’obtiennent aucune réponse. Comme c’est déverrouillé, ils entrent sans gêne ni façon. Armand va jeter un coup d’oeil du côté des jumeaux. Les chérubin et chérubine dorment le pouce enfoui dans la bouche. Il se retire sur la pointe des pieds. Il ressent le vide dans sa tête. Pas maintenant. Car demain est un autre jour, comme le répète en leitmotiv leur chère Blanca.
Émile stationne appuyé au cadre de la porte de la chambre des maitresses. Il semble captivé par ce qu’il observe. Tout un spectacle se rend compte Armand par dessus l’épaule de son conjoint. Manifestement elles n’en sont plus aux préliminaires. Cul par dessus tête et vice versa. La vulve d’Aglaé est largement ouverte et est le sujet des assauts conjugués des mains et de la langue de sa femme. Les doigts d’une seule main la fourre et l’encule rythmiquement. L’autre sert à mettre le clitoris en exergue, lequel subit des pressions buccales légères, mais régulières. Gabriella semble profiter du même traitement intime, d’après les mouvements qui l’animent. Leur coït se calme un moment puis reprend en accéléré. Les corps ondulent et les cris jaillissent de leurs gorges.
Lorsqu’elle lève les yeux Ella aperçoit les deux mâles flambants nus et prêts à servir. Elle se redresse légèrement. Le pénis d’Armand est dans son champ de vision. Son importante virilité ne lui fait plus peur. Son regard remonte vers sa tête, s’accroche à ses prunelles. Les ténèbres l’envahissent. Son besoin de rut l’interpelle en profondeur. Et son propre sexe y répond. Elle se désunit d’Aglaé. Armand gaine sa verge d’un condom. Gabriella se couche sur le dos, cuisses invitantes. Armand la surplombe. Il s’enfonce à l’intérieur d’elle. Unis pour la première fois.
Décontenancés Émile et Aglaé les observent alors que le couple se déchaine. Sans qu’ils en aient vraiment conscience la soeur s’offre et le frère prend. Ils s’accordent à la cadence des deux autres, d’abord puis se regardent. Se noient dans les yeux l’un de l’autre. Ils cessent tout mouvement. Leurs esprits se caressent comme leurs corps en touchers aériens. La violence de leur orgasme les fait crier. À côté aussi audiblement. Ils glissent imperceptiblement vers le sommeil.
S’éveillent dans la nuit. Les couples homosexuels pour les préliminaires éclatent en quatuor. Inextricablement emmêlés et excités. Aglaé et Gabriella agenouillées et poitrines en contact se caressent entre elles pendant que leurs hommes les sodomisent plaqués derrière leur dos. Armand et Émile joignent leurs bras autour de leurs femmes. La baignade qui suit donne lieu à d’autres ébats tout aussi débridés. Baiser et s’épuiser. Pour ne pas penser.
Nathan et Camille entrent à l’hôpital à l’heure dite. Aglaé et Armand les y emmènent. Gabriella et Émile viendront le lendemain. Pour le père et la mère biologique commence la longue attente, la non-vie.
En long et en large ils expliquent aux jumeaux ce qui va arriver. Ils savent bien qu’ils ne peuvent pas comprendre mais qu’importe. Les yeux divergents véronèse et noir pour chacun se montrent attentifs aux murmures et leurs gazouillis font écho. Leurs regards si particuliers transpercent les coeurs aimants.
Le temps passe mais trop vite. Les intrusions médicales ne font plus peur aux bébés : ils se laissent manipuler avec un air concentré les sourcils arqués. Sensibles aux rires des infirmières et médecins ils y répondent avec un bel ensemble. De vraies vedettes déjà.
Le temps passe mais trop vite. Les petits pots. Les dégats réparés. Les rots. Les couches souillées changées. Le quotidien hospitalisé trop rassurant encore.
Le docteur Richard Malo se pointe. Rencontre Armand pour la première fois puisque seule Aglaé était présente lors des rendez-vous précédents. Le regard ténébreux le pourfend. Il ressent fortement l’angoisse qui domine. Se demande comment le porteur fait pour ne pas craquer et se mettre à hurler. Les gazouillis des oisillons se transforment en véritables crises de larmes et rompt l’échange. Les jumeaux. Tout l’amour du monde dans ses yeux. Armand les prend dans ses bras. Si minuscules. Vous n’aimez pas que notre attention se détourne une seule seconde! Vous avez raison : vous êtes notre univers.
Le temps passe mais trop vite. Camille et Nathan sont amenés en salle d’opération. La séparation est déchirante. La douleur vrillée au ventre d’Aglaé qui a l’impression nette d’un cordon ombilical arraché. Elle s’évanouit. Une infirmière s’empresse auprès d’elle. Étendue sur un lit d’examen. Les larmes coulent à flot continu. Tout comme celles d’Armand. Elles se tarissent d’elles-mêmes.
Une heure, deux heures, trois heures, quatre heures, cinq heures, six heures, sept heures, huit heures, neuf heures et quinze minutes.
Le docteur Malo surgit complètement épuisé. Ils ne les voient pas. Les quatre forment un noeud, les mains inextricablement tressées. L’intimité qu’ils partagent est flagrante. Le jumeau d’Aglaé à la ressemblance troublante en plus une autre femme assez masculine d’aspect mais d’une beauté épurée. Deux couples homosexuels il en a l’intuition. Quatre parents. Qui attendent.
Qui l’envisagent maintenant. Il se racle la gorge, sourit. Dit simplement : « ils dorment. Venez ». Ils le suivent les jambes cotonneuses. Émile soutient Armand. Gabriella entoure la taille d’Aglaé. Nathan et Camille. Les enfants ne savent pas encore que leur réveil sera extrèmement difficile. Côte à côte… à peine plus éloignés… qu’avant mais séparés par un gouffre immense.
Le docteur Malo se retire discrètement. On parlera plus tard. Un dernier regard. Le plus important est à venir mais ce n’est pas son art qui entre en jeu c’est leur mission : tisser au fil et sur la trame du temps la toile d’amour qui berce, puis porte, protège et entoure ceux qui grandissent.